L’Ancien Régime et la Révolution/Livre 2/Chapitre 12

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Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 179-201).


CHAPITRE XII


comment, malgré les progrès de la civilisation, la condition du paysan français était quelquefois pire, au dix-huitième siècle, qu’elle ne l’avait été au treizième.


Au dix-huitième siècle, le paysan français ne pouvait plus être la proie de petits despotes féodaux  ; il n’était que rarement en butte à des violences de la part du gouvernement ; il jouissait de la liberté civile et possédait une partie du sol ; mais tous les hommes des autres classes s’étaient écartés de lui, et il vivait plus seul que cela ne s’était vu nulle part peut-être dans le monde. Sorte d’oppression nouvelle et singulière, dont les effets méritent d’être considérés très-attentivement à part.

Dès le commencement du dix-septième siècle, Henri IV se plaignait, suivant Péréfixe, que les nobles abandonnassent les campagnes. Au milieu du dix-huitième, cette désertion est devenue presque générale ; tous les documents du temps la signalent et la déplorent, les économistes dans leurs livres, les intendants dans leurs correspondances, les sociétés d’agriculture dans leurs Mémoires. On en trouve la preuve authentique dans les registres de la capitation. La capitation se percevait au lieu du domicile réel : la perception de toute la grande noblesse et d’une partie de la moyenne est levée à Paris.

Il ne restait guère dans les campagnes que le gentilhomme que la médiocrité de sa fortune empêchait d’en sortir. Celui-là s’y trouvait vis-à-vis des paysans ses voisins, dans une position où jamais propriétaire riche ne s’était vu, je pense. N’étant plus leur chef, il n’avait plus l’intérêt qu’il avait eu autrefois à les ménager, à les aider, à les conduire  ; et, d’une autre part, n’étant pas soumis lui-même aux mêmes charges publiques qu’eux, il ne pouvait éprouver de vive sympathie pour leur misère, qu’il ne partageait pas, ni s’associer à leurs griefs, qui lui étaient étrangers. Ces hommes n’étaient plus ses sujets, il n’était pas encore leur concitoyen : fait unique dans l’histoire.

Ceci amenait une sorte d’absentéisme de cœur, si je puis m’exprimer ainsi, plus fréquent encore et plus efficace que l’absentéisme proprement dit. De là vint que le gentilhomme résidant sur ses terres y montrait souvent les vues et les sentiments qu’aurait eus en son absence son intendant ; comme celui-ci, il ne voyait plus dans les tenanciers que des débiteurs, et il exigeait d’eux à la rigueur tout ce qui lui revenait encore d’après la loi ou la coutume, ce qui rendait parfois la perception de ce qui restait des droits féodaux plus dure qu’au temps de la féodalité même.

Souvent obéré et toujours besogneux, il vivait d’ordinaire fort chichement dans son château, ne songeant qu’à y amasser l’argent qu’il allait dépenser l’hiver à la ville. Le peuple, qui d’un mot va souvent droit à l’idée, avait donné à ce petit gentilhomme le nom du moins gros des oiseaux de proie : il l’avait nommé le hobereau.

On peut m’opposer sans doute des individus  ; je parle des classes, elles seules doivent occuper l’histoire. Qu’il y eût dans ce temps-là beaucoup de propriétaires riches qui, sans occasion nécessaire et sans intérêt commun, s’occupassent du bien-être des paysans, qui le nie ? Mais ceux-là luttaient heureusement contre la loi de leur condition nouvelle, qui, en dépit d’eux-mêmes, les poussait vers l’indifférence, comme leurs anciens vassaux vers la haine.

On a souvent attribué cet abandon des campagnes par la noblesse à l’influence particulière de certains ministres et de certains rois : les uns à Richelieu, les autres à Louis XIV. Ce fut, en effet, une pensée presque toujours suivie par les princes, durant les trois derniers siècles de la monarchie, de séparer les gentilshommes du peuple, et de les attirer à la cour et dans les emplois. Cela se voit surtout au dix-septième siècle, où la noblesse était encore pour la royauté un objet de crainte. Parmi les questions adressées aux intendants se trouve encore celle-ci : « Les gentilshommes de votre province aiment-ils à rester chez eux ou à en sortir ? »

On a la lettre d’un intendant répondant sur ce sujet ; il se plaint de ce que les gentilshommes de sa province se plaisent à rester avec leurs paysans, au lieu de remplir leurs devoirs auprès du roi. Or, remarquez bien ceci : la province dont on parlait ainsi, c’était l’Anjou ; ce fut depuis la Vendée. Ces gentilshommes qui refusaient, dit-on, de rendre leurs devoirs au roi, sont les seuls qui aient défendu, les armes à la main, la monarchie en France et qui soient morts en combattant pour elle ; et ils n’ont dû cette glorieuse distinction qu’à ce qu’ils avaient su retenir autour d’eux ces paysans, parmi lesquels on leur reprochait d’aimer à vivre.

Il faut néanmoins se garder d’attribuer à l’influence directe de quelques-uns de nos rois l’abandon des campagnes par la classe qui formait alors la tête de la nation. La cause principale et permanente de ce fait ne fut pas dans la volonté de certains hommes, mais dans l’action lente et incessante des institutions ; et ce qui le prouve, c’est que, quand, au dix-huitième siècle, le gouvernement veut combattre le mal, il ne peut pas même en suspendre le progrès. À mesure que la noblesse achève de perdre ses droits politiques sans en acquérir d’autres, et que les libertés locales disparaissent, cette émigration des nobles s’accroît : on n’a plus besoin de les attirer hors de chez eux ; ils n’ont plus envie d’y rester : la vie des champs leur est devenue insipide.

Ce que je dis ici des nobles doit s’entendre, en tout pays, des propriétaires riches : pays de centralisation, campagnes vides d’habitants riches et éclairés ; je pourrais ajouter : pays de centralisation, pays de culture imparfaite et routinière, et commenter le mot si profond de Montesquieu, en en déterminant le sens : « Les terres produisent moins en raison de leur fertilité que de la liberté des habitants. » Mais je ne veux pas sortir de mon sujet.

Nous avons vu ailleurs comment les bourgeois, quittant de leur côté les campagnes, cherchaient de toutes parts un asile dans les villes. Il n’y a pas un point sur lequel tous les documents de l’ancien régime soient mieux d’accord. On ne voit presque jamais dans les campagnes, disent-ils, qu’une génération de paysans riches. Un cultivateur parvient-il par son industrie à acquérir enfin un peu de bien : il fait aussitôt quitter à son fils la charrue, l’envoie à la ville et lui achète un petit office. C’est de cette époque que date cette sorte d’horreur singulière que manifeste souvent, même de nos jours, l’agriculteur français pour la profession qui l’a enrichi. L’effet a survécu à la cause.

À vrai dire, le seul homme bien élevé, ou, comme disent les Anglais, le seul gentleman qui résidât d’une manière permanente au milieu des paysans et restât en contact incessant avec eux, était le curé  ; aussi le curé fût-il devenu le maître des populations rurales, en dépit de Voltaire, s’il n’avait été rattaché lui-même d’une façon si étroite et si visible à la hiérarchie politique ; en possédant plusieurs des privilèges de celle-ci, il avait inspiré en partie la haine qu’elle faisait naître.

Voilà donc le paysan presque entièrement séparé des classes supérieures ; il est éloigné de ceux mêmes de ses pareils qui auraient pu l’aider et le conduire. À mesure que ceux-ci arrivent aux lumières ou à l’aisance, ils le fuient ; il demeure comme trié au milieu de toute la nation et mis à part.

Cela ne se voyait au même degré chez aucun des grands peuples civilisés de l’Europe, et en France même le fait était récent. Le paysan du quatorzième siècle était tout à la fois plus opprimé et plus secouru. L’aristocratie le tyrannisait quelquefois, mais elle ne le délaissait jamais.

Au dix-huitième siècle, un village est une communauté dont tous les membres sont pauvres, ignorants et grossiers ; ses magistrats sont aussi incultes et aussi méprisés qu’elle ; son syndic ne sait pas lire ; son collecteur ne peut dresser de sa main les comptes dont dépend la fortune de ses voisins et la sienne propre. Non-seulement son ancien seigneur n’a plus le droit de le gouverner, mais il est arrivé à considérer comme une sorte de dégradation de se mêler de son gouvernement. Asseoir les tailles, lever la milice, régler les corvées, actes serviles, œuvres de syndic. Il n’y a plus que le pouvoir central qui s’occupe d’elle, et, comme il est placé fort loin et n’a encore rien à craindre de ceux qui l’habitent, il ne s’occupe guère d’elle que pour en tirer profit.

Venez voir maintenant ce que devient une classe délaissée, que personne n’a envie de tyranniser, mais que nul ne cherche à éclairer et à servir.

Les plus lourdes charges que le système féodal faisait peser sur l’habitant des campagnes sont retirées ou allégées, sans doute ; mais ce qu’on ne sait point assez, c’est qu’à celles-là il s’en était substitué d’autres, plus pesantes peut-être. Le paysan ne souffrait pas tous les maux qu’avaient soufferts ses pères, mais il endurait beaucoup de misères que ses pères n’avaient jamais connues.

On sait que c’est presque uniquement aux dépens des paysans que la taille avait décuplé depuis deux siècles. Il faut ici dire un mot de la manière dont on la levait sur eux, pour montrer quelles lois barbares peuvent se fonder ou se maintenir dans les siècles civilisés, quand les hommes les plus éclairés de la nation n’ont point d’intérêt personnel à les changer.

Je trouve dans une lettre confidentielle que le contrôleur-général lui-même écrit, en 1772, aux intendants, cette peinture de la taille, qui est un petit chef-d’œuvre d’exactitude et de brièveté. « La taille, dit ce ministre, arbitraire dans sa répartition, solidaire dans sa perception, personnelle, et non réelle dans la plus grande partie de la France, est sujette à des variations continuelles par suite de tous les changements qui arrivent chaque année dans la fortune des contribuables. » Tout est là en trois phrases  ; on ne saurait décrire avec plus d’art le mal dont on profite.

La somme totale que devait la paroisse était fixée tous les ans. Elle variait sans cesse, comme dit le ministre, de façon qu’aucun cultivateur ne pouvait prévoir un an d’avance ce qu’il aurait à payer l’an d’après. Dans l’intérieur de la paroisse, c’était un paysan pris au hasard chaque année, et nommé le collecteur, qui devait diviser la charge de l’impôt sur tous les autres.

J’ai promis que je dirais quelle était la condition de ce collecteur. Laissons parler l’assemblée provinciale du Berry en 1779 ; elle n’est pas suspecte : elle est composée tout entière de privilégiés qui ne payent point la taille et qui sont choisis par le roi. « Comme tout le monde veut éviter la charge du collecteur, disait-elle en 1779, il faut que chacun la prenne à son tour. La levée de la taille est donc confiée tous les ans à un nouveau collecteur, sans égard à la capacité ou à l’honnêteté ; aussi la confection de chaque rôle se ressent du caractère de celui qui le fait. Le collecteur y imprime ses craintes, ses faiblesses ou ses vices. Comment, d’ailleurs, y réussirait-il bien ? il agit dans les ténèbres ; car qui sait au juste la richesse de son voisin et la proportion de cette richesse avec celle d’un autre ? Cependant l’opinion du collecteur seule doit former la décision, et il est responsable sur tous ses biens, et même par corps, de la recette. D’ordinaire, il lui faut perdre pendant deux ans la moitié de ses journées à courir chez les contribuables. Ceux qui ne savent pas lire sont obligés d’aller chercher dans le voisinage quelqu’un qui les supplée. »

Turgot avait déjà dit d’une autre province, un peu avant : « Cet emploi cause le désespoir et presque toujours la ruine de ceux qu’on en charge ; on réduit ainsi successivement à la misère toutes les familles aisées d’un village. »

Ce malheureux était armé pourtant d’un arbitraire immense  ; il était presque autant tyran que martyr. Pendant cet exercice, où il se ruinait lui-même, il tenait dans ses mains la ruine de tout le monde. « La préférence pour ses parents, — c’est encore l’assemblée provinciale qui parle, — pour ses amis et ses voisins, la haine, la vengeance contre ses ennemis, le besoin d’un protecteur, la crainte de déplaire à un citoyen aisé qui donne de l’ouvrage, combattent dans son cœur les sentiments de la justice. » La terreur rend souvent le collecteur impitoyable ; il y a des paroisses où le collecteur ne marche jamais qu’accompagné de garnisaires et d’huissiers. « Lorsqu’il marche sans huissiers, dit un intendant au ministre en 1764, les taillables ne veulent pas payer. » — « Dans la seule élection de Villefranche, nous dit encore l’assemblée provinciale de la Guyenne, on compte cent six porteurs de contraintes et autres recors toujours en chemin. »

Pour échapper à cette taxation violente et arbitraire, le paysan français, en plein dix-huitième siècle, agit comme le juif du moyen-âge : il se montre misérable en apparence, quand par hasard il ne l’est pas en réalité ; son aisance lui fait peur avec raison : j’en trouve une preuve bien sensible dans un document que je ne prends plus en Guyenne, mais à cent lieues de là. La Société d’Agriculture du Maine annonce, dans son rapport de 1761, qu’elle avait eu l’idée de distribuer des bestiaux en prix et encouragements. « Elle a été arrêtée, dit-elle, par les suites dangereuses qu’une basse jalousie pourrait attirer contre ceux qui remporteraient ces prix, et qui, à la faveur de la répartition arbitraire des impositions, leur occasionnerait une vexation dans les années suivantes. »

Dans ce système d’impôt, chaque contribuable avait, en effet, un intérêt direct et permanent à épier ses voisins et à dénoncer au collecteur les progrès de leur richesse ; on les y dressait tous, à l’envie, à la délation et à la haine. Ne dirait-on pas que ces choses se passent dans les domaines d’un rajah de l’Hindoustan ?

Il y avait pourtant dans le même temps en France, des pays où l’impôt était levé avec régularité et avec douceur : c’étaient certains pays d’États. Il est vrai qu’on avait laissé à ceux-là le droit de le lever eux-mêmes. En Languedoc, par exemple, la taille n’est établie que sur la propriété foncière, et ne varie point suivant l’aisance du propriétaire  ; elle a pour base fixe et visible un cadastre fait avec soin et renouvelé tous les trente ans, et dans lequel les terres sont divisées en trois classes, suivant leur fertilité. Chaque contribuable sait d’avance exactement ce que représente la part d’impôt qu’il doit payer. S’il ne paye point, lui seul, ou plutôt son champ seul en est responsable. Se croit-il lésé dans la répartition : il a toujours le droit d’exiger que l’on compare sa cote avec celle d’un autre habitant de la paroisse qu’il choisit lui-même. C’est ce que nous nommons aujourd’hui l’appel à l’égalité proportionnelle.

On voit que toutes ces règles sont précisément celles que nous suivons maintenant  ; on ne les a guère améliorées depuis, on n’a fait que les généraliser  ; car il est digne de remarque que, bien que nous ayons pris au gouvernement de l’ancien régime la forme même de notre administration publique, nous nous sommes gardés de l’imiter en tout le reste. C’est aux assemblées provinciales, et non à lui, que nous avons emprunté nos meilleures méthodes administratives. En adoptant la machine, nous avons rejeté le produit.

La pauvreté habituelle du peuple des campagnes avait donné naissance à des maximes qui n’étaient pas propres à la faire cesser. « Si les peuples étaient à l’aise, avait écrit Richelieu dans son Testament politique, difficilement resteraient-ils dans les règles. » Au dix-huitième siècle, on ne va plus si loin, mais on croit encore que le paysan ne travaillerait point s’il n’était constamment aiguillonné par la nécessité : la misère y paraît la seule garantie contre la paresse. C’est précisément la théorie que j’ai entendu quelquefois professer à l’occasion des nègres de nos colonies. Cette opinion est si répandue parmi ceux qui gouvernent, que presque tous les économistes se croient obligés de la combattre en forme.

On sait que l’objet primitif de la taille avait été de permettre au roi d’acheter des soldats qui dispensassent les nobles et leurs vassaux du service militaire  ; mais, au dix-septième siècle, l’obligation du service militaire fut de nouveau imposée, comme nous l’avons vu, sous le nom de milice, et, cette fois, elle ne pesa plus que sur le peuple seul, et presque uniquement sur le paysan.

Il suffit de considérer la multitude des procès-verbaux de maréchaussée qui remplissent les cartons d’une intendance, et qui tous se rapportent à la poursuite de miliciens réfractaires ou déserteurs, pour juger que la milice ne se levait pas sans obstacle. Il ne parait pas, en effet, qu’il y eut de charge publique qui fût plus insupportable aux paysans que celle-là ; pour s’y soustraire, ils se sauvaient souvent dans les bois, où il fallait les poursuivre à main armée. Cela étonne, quand on songe à la facilité avec laquelle le recrutement forcé s’opère aujourd’hui.

Il faut attribuer cette extrême répugnance des paysans de l’ancien régime pour la milice moins au principe même de la loi qu’à la manière dont elle était exécutée ; on doit s’en prendre surtout à la longue incertitude où elle tenait ceux qu’elle menaçait (on pouvait être appelé jusqu’à quarante ans, à moins qu’on ne se mariât) ; à l’arbitraire de la révision, qui rendait presque inutile l’avantage d’un bon numéro ; à la défense de se faire remplacer ; au dégoût d’un métier dur et périlleux, où toute espérance d’avancement était interdite ; mais surtout au sentiment qu’un si grand poids ne pesait que sur eux seuls, et sur les plus misérables d’entre eux, l’ignominie de la condition rendant ses rigueurs plus amères.

J’ai eu dans les mains beaucoup de procès-verbaux de tirage, dressés en l’année 1769, dans un grand nombre de paroisses ; on y voit figurer les exempts de chacune d’elles : celui-ci est domestique chez un gentilhomme ; celui-là garde d’une abbaye ; un troisième n’est que le valet d’un bourgeois, il est vrai, mais ce bourgeois vit noblement. L’aisance seule exempte ; quand un cultivateur figure annuellement parmi les plus haut imposés, ses fils ont le privilège d’être exempts de la milice : c’est ce qu’on appelle encourager l’agriculture. Les économistes, grands amateurs d’égalité en tout le reste, ne sont point choqués de ce privilège ; ils demandent seulement qu’on l’étende à d’autres cas, c’est-à-dire que la charge des paysans les plus pauvres et les moins patronnés devienne plus lourde. « La médiocrité de la solde du soldat, dit l’un d’eux, la manière dont il est couché, habillé, nourri, son entière dépendance, rendraient trop cruel de prendre un autre homme qu’un homme du bas peuple. »

Jusqu’à la fin du règne de Louis XIV, les grands chemins ne furent point entretenus, ou le furent aux frais de tous ceux qui s’en servaient, c’est-à-dire de l’État ou de tous les propriétaires riverains ; mais, vers ce temps-là, on commença à les réparer à l’aide de la seule corvée, c’est-à-dire aux dépens des seuls paysans. Cet expédient pour avoir de bonnes routes sans les payer parut si heureusement imaginé, qu’en 1737, une circulaire du contrôleur-général Orry l’appliqua à toute la France. Les intendants furent armés du droit d’emprisonner à volonté les récalcitrants ou de leur envoyer des garnisaires.

À partir de là, toutes les fois que le commerce s’accroît, que le besoin et le goût des bonnes routes se répandent, la corvée s’étend à de nouveaux chemins et sa charge augmente. On trouve dans le rapport fait en 1779 à l’assemblée provinciale du Berry, que les travaux exécutés par la corvée dans cette pauvre province doivent être évalués par année à 700.000 livres. On les évaluait en 1787, en basse Normandie, à la même somme à peu près. Rien ne saurait mieux montrer le triste sort du peuple des campagnes : les progrès de la société, qui enrichissent toutes les autres classes, le désespèrent ; la civilisation tourne contre lui seul.

Je lis, vers la même époque, dans les correspondances des intendants, qu’il convient de refuser aux paysans de faire emploi de la corvée sur les routes particulières de leurs villages, attendu qu’elle doit être réservée aux seuls grands chemins, ou, comme on disait alors, aux chemins du roi. L’idée étrange qu’il convient de faire payer le prix des routes aux plus pauvres et à ceux qui semblent le moins devoir voyager, cette idée, bien que nouvelle, s’enracine si naturellement dans l’esprit de ceux qui en profitent, que bientôt ils n’imaginent plus que la chose puisse avoir lieu autrement. En l’année 1776, on essaye de transformer la corvée en une taxe locale ; l’inégalité se transforme aussitôt avec elle et la suit dans le nouvel impôt.

De seigneuriale qu’elle était, la corvée, en devenant royale, s’était étendue peu à peu à tous les travaux publics. Je vois en 1719 la corvée servir à bâtir des casernes ! Les paroisses doivent envoyer leurs meilleurs ouvriers, dit l’ordonnance, et tous les autres travaux doivent céder devant celui-ci. La corvée transporte les forçats dans les bagnes et les mendiants dans les dépôts de charité ; elle charroie les effets militaires toutes les fois que les troupes changent de place : charge fort onéreuse dans un temps où chaque régiment menait à sa suite un lourd bagage ; il fallait rassembler de très-loin un grand nombre de charrettes et de bœufs pour le traîner. Cette sorte de corvée, qui avait peu d’importance dans l’origine, devint l’une des plus pesantes quand les armées permanentes devinrent elles-mêmes nombreuses. Je trouve des entrepreneurs de l’État qui demandent à grands cris qu’on leur livre la corvée pour transporter les bois de construction depuis les forêts jusqu’aux arsenaux maritimes. Ces corvéables recevaient d’ordinaire un salaire, mais toujours arbitrairement fixé et bas. Le poids d’une charge si mal posée devient parfois si lourd, que le receveur des tailles s’en inquiète. « Les frais exigés des paysans pour le rétablissement des chemins, écrit l’un d’eux en 1751, les mettront bientôt hors d’état de payer leur taille. »

Toutes ces oppressions nouvelles auraient-elles pu s’établir s’il s’était rencontré à côté du paysan, des hommes riches et éclairés, qui eussent eu le goût et le pouvoir, sinon de le défendre, du moins d’intercéder pour lui auprès de ce commun maître qui tenait déjà dans ses mains la fortune du pauvre et celle du riche ?

J’ai lu la lettre qu’un grand propriétaire écrivait, en 1774, à l’intendant de sa province, pour l’engager à faire ouvrir un chemin. Ce chemin, suivant lui, devait faire la prospérité du village, et il en donnait les raisons, puis il passait à l’établissement d’une foire, qui doublerait, assurait-il, le prix des denrées. Ce bon citoyen ajoutait que, aidé d’un faible secours, on pourrait établir une école qui procurerait au roi des sujets plus industrieux. Il n’avait point songé jusque-là à ces améliorations nécessaires ; il ne s’en était avisé que depuis deux ans qu’une lettre de cachet le retenait dans son château. « Mon exil depuis deux ans dans mes terres, dit-il ingénument, m’a convaincu de l’extrême utilité de toutes ces choses. »

Mais c’est surtout dans les temps de disette qu’on s’aperçoit que les liens de patronage et de dépendance qui reliaient autrefois le grand propriétaire rural aux paysans sont relâchés ou rompus. Dans ces moments de crise, le gouvernement central s’effraye de son isolement et de sa faiblesse ; il voudrait faire renaître pour l’occasion les influences individuelles ou les associations politiques qu’il a détruites ; il les appelle à son aide : personne ne vient, et il s’étonne d’ordinaire en trouvant morts les gens auxquels il a lui-même ôté la vie.

En cette extrémité, il y a des intendants, dans les provinces les plus pauvres, qui, comme Turgot, par exemple, prennent illégalement des ordonnances pour obliger les propriétaires riches à nourrir leurs métayers jusqu’à la récolte prochaine. J’ai trouvé, à la date de 1770, les lettres de plusieurs curés qui proposent à l’intendant de taxer les grands propriétaires de leurs paroisses, tant ecclésiastiques que laïques, « lesquels y possèdent, disent-ils, de vastes propriétés qu’ils n’habitent point, et dont ils touchent de gros revenus qu’ils vont manger ailleurs ».

Même en temps ordinaire, les villages sont infestés de mendiants  ; car, comme dit Letronne, les pauvres sont assistés dans les villes ; mais à la campagne, pendant l’hiver, la mendicité est de nécessité absolue.

De temps à autre, on procédait contre ces malheureux d’une façon très-violente. En 1767, le duc de Choiseul voulut tout à coup détruire la mendicité en France. On peut voir dans la correspondance des intendants avec quelle rigueur il s’y prit. La maréchaussée eut ordre d’arrêter à la fois tous les mendiants qui se trouvaient dans le royaume  ; on assure que plus de cinquante mille furent ainsi saisis. Les vagabonds valides devaient être envoyés aux galères  ; quant aux autres, on ouvrit pour les recevoir plus de quarante dépôts de mendicité : il eût mieux valu rouvrir le cœur des riches.

Ce gouvernement de l’ancien régime, qui était, ainsi que je l’ai dit, si doux et parfois si timide, si ami des formes, de la lenteur et des égards, quand il s’agissait des hommes placés au-dessus du peuple, est souvent rude et toujours prompt quand il procède contre les basses classes, surtout contre les paysans. Parmi les pièces qui m’ont passées sous les yeux, je n’en ai pas vu une seule qui fît connaître l’arrestation de bourgeois par l’ordre d’un intendant  ; mais les paysans sont arrêtés sans cesse, à l’occasion de la corvée, de la milice, de la mendicité, de la police, et dans mille autres circonstances. Pour les uns, des tribunaux indépendants, de longs débats, une publicité tutélaire ; pour les autres, le prévôt, qui jugeait sommairement et sans appel.

« La distance immense qui existe entre le peuple et toutes les autres classes, écrit Necker en 1785, aide à détourner les yeux de la manière avec laquelle on peut manier l’autorité vis-à-vis de tous les gens perdus dans la foule. Sans la douceur et l’humanité qui caractérisent les Français et l’esprit du siècle, ce serait un sujet continuel de tristesse pour ceux qui savent compatir au joug dont ils sont exempts. »

Mais c’est moins encore au mal qu’on faisait à ces malheureux qu’au bien qu’on les empêchait de se faire à eux-mêmes que l’oppression se montrait. Ils étaient libres et propriétaires, et ils restaient presque aussi ignorants et souvent plus misérables que les serfs, leurs aïeux. Ils demeuraient sans industrie au milieu des prodiges des arts, et incivilisés dans un monde tout brillant de lumières. En conservant l’intelligence et la perspicacité particulières à leur race, ils n’avaient pas appris à s’en servir ; ils ne pouvaient même réussir dans la culture des terres, qui était leur seule affaire. « Je vois sous mes yeux l’agriculture du dixième siècle, » dit un célèbre agronome anglais. Ils n’excellaient que dans le métier des armes ; là, du moins, ils avaient un contact naturel et nécessaire avec les autres classes.

C’est dans cet abîme d’isolement et de misère que le paysan vivait ; il s’y tenait comme fermé et impénétrable. J’ai été surpris, et presque effrayé, en apercevant que, moins de vingt ans avant que le culte catholique ne fût aboli sans résistance et que les églises fussent profanées, la méthode quelquefois suivie par l’administration pour connaître la population d’un canton était celle-ci : les curés indiquaient le nombre de ceux qui s’étaient présentés à Pâques à la sainte table ; on y ajoutait le nombre présumé des enfants en bas âge et des malades : le tout formait le total des habitants. Cependant les idées du temps pénétraient déjà de toutes parts ces esprits grossiers ; elles y entraient par des voies détournées et souterraines, et prenaient dans ces lieux étroits et obscurs des formes étranges. Néanmoins rien ne paraissait encore changé au dehors. Les mœurs du paysan, ses habitudes, ses croyances, semblaient toujours les mêmes ; il était soumis, il était même joyeux.

Il faut se défier de la gaieté que montre souvent le Français dans ses plus grands maux ; elle prouve seulement que, croyant sa mauvaise fortune inévitable, il cherche à s’en distraire en n’y pensant point, et non qu’il ne la sent pas. Ouvrez à cet homme une issue qui puisse le conduire hors de cette misère dont il semble si peu souffrir, il se portera aussitôt de ce côté avec tant de violence, qu’il vous passera sur le corps sans vous voir, si vous êtes sur son chemin.

Nous apercevons clairement ces choses du point où nous sommes ; mais les contemporains ne les voyaient pas. Ce n’est jamais qu’à grand-peine que les hommes des classes élevées parviennent à discerner nettement ce qui se passe dans l’âme du peuple, et en particulier dans celle des paysans. L’éducation et le genre de vie ouvrent à ceux-ci sur les choses humaines des jours qui leur sont propres et qui demeurent fermés à tous les autres. Mais, quand le pauvre et le riche n’ont presque plus d’intérêts communs, de communs griefs, ni d’affaires communes, cette obscurité qui cache l’esprit de l’un à l’esprit de l’autre devient insondable, et ces deux hommes pourraient vivre éternellement côte à côte sans se pénétrer jamais. Il est curieux de voir dans quelle sécurité étrange vivaient tous ceux qui occupaient les étages supérieurs et moyens de l’édifice social au moment même où la Révolution commençait, et de les entendre discourant ingénieusement entre eux sur les vertus du peuple, sur sa douceur, son dévouement, ses innocents plaisirs, quand déjà 93 est sous leurs pieds : spectacle ridicule et terrible !

Arrêtons-nous ici avant de passer outre, et considérons un moment, à travers tous ces petits faits que je viens de décrire, l’une des plus grandes lois de Dieu dans la conduite des sociétés.

La noblesse française s’obstine à demeurer à part des autres classes ; les gentilshommes finissent par se laisser exempter de la plupart des charges publiques qui pèsent sur elles ; ils se figurent qu’ils conserveront leur grandeur en se soustrayant à ces charges, et il paraît d’abord en être ainsi. Mais bientôt une maladie interne et invisible semble s’être attachée à leur condition, qui se réduit peu à peu sans que personne les touche ; ils s’appauvrissent à mesure que leurs immunités s’accroissent. La bourgeoisie, avec laquelle ils avaient tant craint de se confondre, s’enrichit au contraire et s’éclaire, à côté d’eux, sans eux et contre eux ; ils n’avaient pas voulu avoir les bourgeois comme associés ni comme concitoyens ; ils vont trouver en eux des rivaux, bientôt des ennemis, et enfin des maîtres. Un pouvoir étranger les a déchargés du soin de conduire, de protéger, d’assister leurs vassaux ; mais, comme en même temps il leur a laissé leurs droits pécuniaires et leurs privilèges honorifiques, ils estiment n’avoir rien perdu ; comme ils continuent à marcher les premiers, ils croient qu’ils conduisent encore, et, en effet, ils continuent à avoir autour d’eux des hommes que, dans les actes notariés, ils appellent leurs sujets ; d’autres se nomment leurs vassaux, leurs tenanciers, leurs fermiers. En réalité, personne ne les suit ; ils sont seuls, et, quand on va se présenter enfin pour les accabler, il ne leur restera qu’à fuir.

Quoique la destinée de la noblesse et celle de la bourgeoisie aient été fort différentes entre elles, elles se sont ressemblé en un point : le bourgeois a fini par vivre aussi à part du peuple que le gentilhomme lui-même. Loin de se rapprocher des paysans, il avait fui le contact de leurs misères ; au lieu de s’unir étroitement à eux pour lutter en commun contre l’inégalité commune, il n’avait cherché qu’à créer de nouvelles injustices à son usage : on l’avait vu aussi ardent à se procurer des exceptions que le gentilhomme à maintenir ses privilèges. Ces paysans, dont il était sorti, lui étaient devenus non-seulement étrangers, mais, pour ainsi dire, inconnus, et ce n’est qu’après qu’il leur eut mis les armes à la main qu’il s’aperçut qu’il avait excité des passions dont il n’avait pas même d’idée, qu’il était aussi impuissant à contenir qu’à conduire, et dont il allait devenir la victime après en avoir été le promoteur.

On s’étonnera dans tous les âges en voyant les ruines de cette grande maison de France qui avait paru devoir s’étendre sur toute l’Europe ; mais ceux qui liront attentivement son histoire comprendront sans peine sa chute. Presque tous les vices, presque toutes les erreurs, presque tous les préjugés funestes que je viens de peindre ont dû, en effet, soit leur naissance, soit leur durée, soit leur développement, à l’art qu’ont eu la plupart de nos rois pour diviser les hommes, afin de les gouverner plus absolument.

Mais quand le bourgeois eut été ainsi bien isolé du gentilhomme, et le paysan du gentilhomme et du bourgeois ; lorsque, un travail analogue se continuant au sein de chaque classe, il se fut fait dans l’intérieur de chacune d’elles de petites agrégations particulières, presque aussi isolées les unes des autres que les classes l’étaient entre elles, il se trouva que le tout ne composait plus qu’une masse homogène, mais dont les parties n’étaient plus liées. Rien n’était plus organisé pour gêner le gouvernement ; rien, non plus, pour l’aider. De telle sorte que l’édifice entier de la grandeur de ces princes put s’écrouler tout ensemble et en un moment, dès que la société qui lui servait de base s’agita.

Et ce peuple enfin, qui semble seul avoir tiré profit des fautes et des erreurs de tous ses maîtres, s’il a échappé, en effet, à leur empire, il n’a pu se soustraire au joug des idées fausses, des habitudes vicieuses, des mauvais penchants qu’ils lui avaient donnés ou laissé prendre. On l’a vu parfois transporter les goûts d’un esclave jusque dans l’usage même de sa liberté, aussi incapable de se conduire lui-même qu’il s’était montré dur pour ses précepteurs.