L’Ancien Régime et la Révolution/Livre 3/Chapitre 1

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Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 203-217).


LIVRE III
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CHAPITRE PREMIER


comment, vers le milieu du dix-huitième siècle, les hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays, et des effets qui en résultèrent.


Je perds maintenant de vue les faits anciens et généraux qui ont préparé la grande révolution que je veux peindre. J’arrive aux faits particuliers et plus récents qui ont achevé de déterminer sa place, sa naissance et son caractère.

La France était depuis longtemps, parmi toutes les nations de l’Europe, la plus littéraire ; néanmoins les gens de lettres n’y avaient jamais montré l’esprit qu’ils y firent voir vers le milieu du dix-huitième siècle, ni occupé la place qu’ils y prirent alors. Cela ne s’était jamais vu parmi nous, ni, je pense, nulle part ailleurs.

Ils n’étaient point mêlés journellement aux affaires, comme en Angleterre ; jamais, au contraire, ils n’avaient vécu plus loin d’elles ; ils n’étaient revêtus d’aucune autorité quelconque, et ne remplissaient aucune fonction publique dans une société déjà toute remplie de fonctionnaires.

Cependant ils ne demeuraient pas, comme la plupart de leurs pareils en Allemagne, entièrement étrangers à la politique, et retirés dans le domaine de la philosophie pure et des belles-lettres. Ils s’occupaient sans cesse des matières qui ont trait au gouvernement ; c’était là même, à vrai dire, leur occupation propre. On les entendait tous les jours discourir sur l’origine des sociétés et sur leurs formes primitives, sur les droits primordiaux des citoyens et sur ceux de l’autorité, sur les rapports naturels et artificiels des hommes entre eux, sur l’erreur ou la légitimité de la coutume, et sur les principes mêmes des lois. Pénétrant ainsi chaque jour jusqu’aux bases de la constitution de leur temps, ils en examinaient curieusement la structure et en critiquaient le plan général. Tous ne faisaient pas, il est vrai, de ces grands problèmes, l’objet d’une étude particulière et approfondie ; la plupart même ne les touchaient qu’en passant et comme en se jouant ; mais tous les rencontraient. Cette sorte de politique abstraite et littéraire était répandue, à doses inégales, dans toutes les œuvres de ce temps-là, et il n’y en a aucune, depuis le lourd traité jusqu’à la chanson, qui n’en contienne un peu.

Quant aux systèmes politiques de ces écrivains, ils variaient tellement entre eux, que celui qui voudrait les concilier et en former une seule théorie de gouvernement ne viendrait jamais à bout d’un pareil travail.

Néanmoins, quand on écarte les détails pour arriver aux idées-mères, on découvre aisément que les auteurs de ces systèmes différents s’accordent au moins sur une notion très-générale que chacun d’eux paraît avoir également conçue, qui semble préexister dans son esprit à toutes les idées particulières et en être la source commune. Quelque séparés qu’ils soient dans le reste de leur course, ils se tiennent tous à ce point de départ : tous pensent qu’il convient de substituer des règles simples et élémentaires, puisées dans la raison et dans la loi naturelle, aux coutumes compliquées et traditionnelles qui régissent la société de leur temps.

En y regardant bien, l’on verra que ce qu’on pourrait appeler la philosophie politique du dix-huitième siècle consiste à proprement parler dans cette seule notion-là.

Une pareille pensée n’était point nouvelle : elle passait et repassait sans cesse depuis trois mille ans à travers l’imagination des hommes sans pouvoir s’y fixer. Comment parvint-elle à s’emparer cette fois de l’esprit de tous les écrivains ? Pourquoi, au lieu de s’arrêter, ainsi qu’elle l’avait déjà fait souvent, dans la tête de quelques philosophes, était-elle descendue jusqu’à la foule, et y avait-elle pris la consistance et la chaleur d’une passion politique, de telle façon qu’on pût voir des théories générales et abstraites sur la nature des sociétés devenir le sujet des entretiens journaliers des oisifs et enflammer jusqu’à l’imagination des femmes et des paysans ? Comment des hommes de lettres qui ne possédaient ni rangs, ni honneurs, ni richesses, ni responsabilité, ni pouvoir, devinrent-ils, en fait, les principaux hommes politiques du temps, et même les seuls, puisque, tandis que d’autres exerçaient le gouvernement, eux seuls tenaient l’autorité ? Je voudrais l’indiquer en peu de mots, et faire voir quelle influence extraordinaire et terrible ces faits, qui ne semblent appartenir qu’à l’histoire de notre littérature, ont eue sur la Révolution et jusqu’à nos jours.

Ce n’est pas par hasard que les philosophes du dix-huitième siècle avaient généralement conçu des notions si opposées à celles qui servaient encore de base à la société de leur temps ; ces idées leur avaient été naturellement suggérées par la vue de cette société même qu’ils avaient tous sous les yeux. Le spectacle de tant de privilèges abusifs ou ridicules, dont on sentait de plus en plus le poids et dont on apercevait de moins en moins la cause, poussait, ou plutôt précipitait simultanément l’esprit de chacun d’eux vers l’idée de l’égalité naturelle des conditions. En voyant tant d’institutions irrégulières et bizarres, filles d’autres temps, que personne n’avait essayé de faire concorder entre elles ni d’accommoder aux besoins nouveaux, et qui semblaient devoir éterniser leur existence après avoir perdu leur vertu, ils prenaient aisément en dégoût les choses anciennes et la tradition, et ils étaient naturellement conduits à vouloir rebâtir la société de leur temps d’après un plan entièrement nouveau, que chacun d’eux traçait à la seule lumière de sa raison.

La condition même de ces écrivains les préparait à goûter les théories générales et abstraites en matière de gouvernement et à s’y confier aveuglément. Dans l’éloignement presque infini où ils vivaient de la pratique, aucune expérience ne venait tempérer les ardeurs de leur naturel ; rien ne les avertissait des obstacles que les faits existants pouvaient apporter aux réformes même les plus désirables ; ils n’avaient nulle idée des périls qui accompagnent toujours les révolutions les plus nécessaires. Ils ne les pressentaient même point ; car l’absence complète de toute liberté politique faisait que le monde des affaires ne leur était pas seulement mal connu, mais invisible. Ils n’y faisaient rien et ne pouvaient même voir ce que d’autres y faisaient. Ils manquaient donc de cette instruction superficielle que la vue d’une société libre et le bruit de tout ce qui s’y dit, donnent à ceux mêmes qui s’y mêlent le moins du gouvernement. Ils devinrent ainsi beaucoup plus hardis dans leurs nouveautés, plus amoureux d’idées générales et de systèmes, plus contempteurs de la sagesse antique et plus confiants encore dans leur raison individuelle que cela ne se voit communément chez les auteurs qui écrivent des livres spéculatifs sur la politique.

La même ignorance leur livrait l’oreille et le cœur de la foule. Si les Français avaient encore pris part, comme autrefois, au gouvernement dans les États-généraux, si même ils avaient continué à s’occuper journellement de l’administration du pays dans les assemblées de leurs provinces, on peut affirmer qu’ils ne se seraient jamais laissé enflammer, comme ils le firent alors, par les idées des écrivains ; ils eussent retenu un certain usage des affaires qui les eût prévenus contre la théorie pure.

Si, comme les Anglais, ils avaient pu, sans détruire leurs anciennes institutions, en changer graduellement l’esprit par la pratique, peut-être n’en auraient-ils pas imaginé si volontiers de toutes nouvelles. Mais chacun d’eux se sentait tous les jours gêné dans sa fortune, dans sa personne, dans son bien-être ou dans son orgueil par quelque vieille loi, quelque ancien usage politique, quelque débris des anciens pouvoirs, et il n’apercevait à sa portée aucun remède qu’il pût appliquer lui-même à ce mal particulier. Il semblait qu’il fallût tout supporter ou tout détruire dans la constitution du pays.

Nous avions pourtant conservé une liberté dans la ruine de toutes les autres : nous pouvions philosopher presque sans contrainte sur l’origine des sociétés, sur la nature essentielle des gouvernements et sur les droits primordiaux du genre humain.

Tous ceux que la pratique journalière de la législation gênait s’éprirent bientôt de cette politique littéraire. Le goût en pénétra jusqu’à ceux que la nature ou la condition éloignait naturellement le plus des spéculations abstraites. Il n’y eut pas de contribuable lésé par l’inégale répartition des tailles qui ne s’échauffât à l’idée que tous les hommes doivent être égaux ; pas de petit propriétaire dévasté par les lapins du gentilhomme son voisin qui ne se plût à entendre dire que tous les privilèges indistinctement étaient condamnés par la raison. Chaque passion publique se déguisa ainsi en philosophie ; la vie politique fut violemment refoulée dans la littérature, et les écrivains, prenant en main la direction de l’opinion, se trouvèrent un moment tenir la place que les chefs de parti occupent d’ordinaire dans les pays libres.

Personne n’était plus en état de leur disputer ce rôle.

Une aristocratie dans sa vigueur ne mène pas seulement les affaires ; elle dirige encore les opinions, donne le ton aux écrivains et l’autorité aux idées. Au dix-huitième siècle, la noblesse française avait entièrement perdu cette partie de son empire ; son crédit avait suivi la fortune de son pouvoir : la place qu’elle avait occupée dans le gouvernement des esprits était vide, et les écrivains pouvaient s’y étendre à leur aise et la remplir seuls.

Bien plus, cette aristocratie elle-même, dont ils prenaient la place, favorisait leur entreprise ; elle avait si bien oublié comment des théories générales, une fois admises, arrivent inévitablement à se transformer en passions politiques et en actes, que les doctrines les plus opposées à ses droits particuliers, et même à son existence, lui paraissaient des jeux fort ingénieux de l’esprit ; elle s’y mêlait elle-même volontiers pour passer le temps, et jouissait paisiblement de ses immunités et de ses privilèges, en dissertant avec sérénité sur l’absurdité de toutes les coutumes établies.

On s’est étonné souvent en voyant l’étrange aveuglement avec lequel les hautes classes de l’ancien régime ont aidé ainsi elles-mêmes à leur ruine ; mais où auraient-elles pris leurs lumières ? Les institutions libres ne sont pas moins nécessaires aux principaux citoyens, pour leur apprendre leurs périls, qu’aux moindres, pour assurer leurs droits. Depuis plus d’un siècle que les dernières traces de la vie publique avaient disparu parmi nous, les gens les plus directement intéressés au maintien de l’ancienne constitution n’avaient été avertis par aucun choc ni par aucun bruit de la décadence de cet antique édifice. Comme rien n’avait extérieurement changé, ils se figuraient que tout était resté précisément de même. Leur esprit était donc arrêté au point de vue où avait été placé celui de leurs pères. La noblesse se montre aussi préoccupée des empiétements du pouvoir royal dans les cahiers de 1789, qu’elle eût pu l’être dans ceux du quinzième siècle. De son côté, l’infortuné Louis XVI, un moment avant de périr dans le débordement de la démocratie, Burke le remarque avec raison, continuait à voir dans l’aristocratie la principale rivale du pouvoir royal ; il s’en défiait comme si l’on eût été encore au temps de la Fronde. La bourgeoisie et le peuple lui paraissaient, au contraire, comme à ses aïeux, l’appui le plus sûr du trône.

Mais ce qui nous paraîtra plus étrange, à nous qui avons sous les yeux les débris de tant de révolutions, c’est que la notion même d’une révolution violente était absente de l’esprit de nos pères. On ne la discutait pas, on ne l’avait pas conçue. Les petits ébranlements que la liberté publique imprime sans cesse aux sociétés les mieux assises rappellent tous les jours la possibilité des renversements et tiennent la prudence publique en éveil ; mais dans cette société française du dix-huitième siècle, qui allait tomber dans l’abîme, rien n’avait encore averti qu’on penchât.

Je lis attentivement les cahiers que dressèrent les trois ordres avant de se réunir en 1789 ; je dis les trois ordres, ceux de la noblesse et du clergé aussi bien que celui du tiers. Je vois qu’ici on demande le changement d’une loi, là d’un usage, et j’en tiens note. Je continue ainsi jusqu’au bout cet immense travail, et, quand je viens à réunir ensemble tous ces vœux particuliers, je m’aperçois avec une sorte de terreur que ce qu’on réclame est l’abolition simultanée et systématique de toutes les lois et de tous les usages ayant cours dans le pays ; je vois sur-le-champ qu’il va s’agir d’une des plus vastes et des plus dangereuses révolutions qui aient jamais paru dans le monde. Ceux qui en seront demain les victimes n’en savent rien ; ils croient que la transformation totale et soudaine d’une société si compliquée et si vieille peut s’opérer sans secousse, à l’aide de la raison, et par sa seule efficace. Les malheureux ! ils ont oublié jusqu’à cette maxime que leurs pères avaient ainsi exprimée, quatre cents ans auparavant, dans le français naïf et énergique de ce temps-là : Par requierre de trop grande franchise et libertés chet-on en trop grand servaige.

Il n’est pas surprenant que la noblesse et la bourgeoisie, exclues depuis si longtemps de toute vie publique, montrassent cette singulière inexpérience ; mais ce qui étonne davantage, c’est que ceux mêmes qui conduisaient les affaires, les ministres, les magistrats, les intendants, ne font guère voir plus de prévoyance. Plusieurs étaient cependant de très-habiles gens dans leur métier ; ils possédaient à fond tous les détails de l’administration publique de leur temps ; mais, quant à cette grande science du gouvernement, qui apprend à comprendre le mouvement général de la société, à juger ce qui se passe dans l’esprit des masses et à prévoir ce qui va en résulter, ils y étaient tout aussi neufs que le peuple lui-même. Il n’y a, en effet, que le jeu des institutions libres qui puisse enseigner complètement aux hommes d’État cette partie principale de leur art.

Cela se voit bien dans le mémoire que Turgot adressait au roi en 1775, où il lui conseillait, entre autres choses, de faire librement élire par toute la nation et de réunir chaque année autour de sa personne, pendant six semaines, une assemblée représentative, mais de ne lui accorder aucune puissance effective. Elle ne s’occuperait que d’administration et jamais de gouvernement, aurait plutôt des avis à donner que des volontés à exprimer, et, à vrai dire, ne serait chargée que de discourir sur les lois sans les faire. « De cette façon, le pouvoir royal serait éclairé et non gêné, disait-il, et l’opinion publique satisfaite sans péril. Car ces assemblées n’auraient nulle autorité pour s’opposer aux opérations indispensables, et si, par impossible, elles ne s’y portaient pas, Sa Majesté resterait toujours la maîtresse. » On ne pouvait méconnaître davantage la portée d’une mesure et l’esprit de son temps. Il est souvent arrivé, il est vrai, vers la fin des révolutions, qu’on a pu faire impunément ce que Turgot proposait, et, sans accorder de libertés réelles, en donner l’ombre. Auguste l’a tenté avec succès. Une nation fatiguée de longs débats consent volontiers qu’on la dupe, pourvu qu’on la repose, et l’histoire nous apprend qu’il suffit alors, pour la contenter, de ramasser dans tout le pays un certain nombre d’hommes obscurs ou dépendants, et de leur faire jouer devant elle le rôle d’une assemblée politique, moyennant salaire. Il y a eu de cela plusieurs exemples. Mais, au début d’une révolution, ces entreprises échouent toujours et ne font jamais qu’enflammer le peuple sans le contenter. Le moindre citoyen d’un pays libre sait cela ; Turgot, tout grand administrateur qu’il était, l’ignorait.

Si l’on songe maintenant que cette même nation française, si étrangère à ses propres affaires et si dépourvue d’expérience, si gênée par ses institutions et si impuissante à les amender, était en même temps alors, de toutes les nations de la terre, la plus lettrée et la plus amoureuse du bel esprit, on comprendra sans peine comment les écrivains y devinrent une puissance politique et finirent par y être la première.

Tandis qu’en Angleterre ceux qui écrivaient sur le gouvernement et ceux qui gouvernaient étaient mêlés, les uns introduisant les idées nouvelles dans la pratique, les autres redressant et circonscrivant les théories à l’aide des faits, en France, le monde politique resta comme divisé en deux provinces séparées et sans commerce entre elles. Dans la première, on administrait ; dans la seconde, on établissait les principes abstraits sur lesquels toute administration eût dû se fonder. Ici, on prenait des mesures particulières que la routine indiquait ; là, on proclamait des lois générales, sans jamais songer aux moyens de les appliquer : aux uns, la conduite des affaires ; aux autres, la direction des intelligences.

Au-dessus de la société réelle, dont la constitution était encore traditionnelle, confuse et irrégulière, où les lois demeuraient diverses et contradictoires, les rangs tranchés, les conditions fixes et les charges inégales, il se bâtissait ainsi peu à peu une société imaginaire, dans laquelle tout paraissait simple et coordonné, uniforme, équitable et conforme à la raison.

Graduellement l’imagination de la foule déserta la première pour se retirer dans la seconde. On se désintéressa de ce qui était, pour songer à ce qui pouvait être, et l’on vécut enfin par l’esprit dans cette cité idéale qu’avaient construite les écrivains.

On a souvent attribué notre révolution à celle d’Amérique : celle-ci eut, en effet, beaucoup d’influence sur la Révolution française, mais elle la dut moins à ce qu’on fit alors aux États-Unis qu’à ce qu’on pensait au même moment en France. Tandis que dans le reste de l’Europe la révolution d’Amérique n’était encore qu’un fait nouveau et singulier, chez nous elle rendait seulement plus sensible et plus frappant ce qu’on croyait connaître déjà. Là, elle étonnait ; ici, elle achevait de convaincre. Les Américains semblaient ne faire qu’exécuter ce que nos écrivains avaient conçu : ils donnaient la substance de la réalité à ce que nous étions en train de rêver. C’est comme si Fénelon se fût trouvé tout à coup dans Salente.

Cette circonstance, si nouvelle dans l’histoire, de toute l’éducation politique d’un grand peuple entièrement faite par des gens de lettres, fut ce qui contribua le plus peut-être à donner à la Révolution française son génie propre et à faire sortir d’elle ce que nous voyons.

Les écrivains ne fournirent pas seulement leurs idées au peuple qui la fit ; ils lui donnèrent leur tempérament et leur humeur. Sous leur longue discipline, en absence de tous autres conducteurs, au milieu de l’ignorance profonde où l’on vivait de la pratique, toute la nation, en les lisant, finit par contracter les instincts, le tour d’esprit, les goûts et jusqu’aux travers naturels à ceux qui écrivent ; de telle sorte que, quand elle eut enfin à agir, elle transporta dans la politique toutes les habitudes de la littérature.

Quand on étudie l’histoire de notre révolution, on voit qu’elle a été menée précisément dans le même esprit qui a fait écrire tant de livres abstraits sur le gouvernement. Même attrait pour les théories générales, les systèmes complets de législation et l’exacte symétrie dans les lois ; même mépris des faits existants ; même confiance dans la théorie ; même goût de l’original, de l’ingénieux et du nouveau dans les institutions ; même envie de refaire à la fois la constitution tout entière suivant les règles de la logique et d’après un plan unique, au lieu de chercher à l’amender dans ses parties. Effrayant spectacle ! car ce qui est qualité dans l’écrivain est parfois vice dans l’homme d’État, et les mêmes choses qui souvent ont fait faire de beaux livres peuvent mener à de grandes révolutions.

La langue de la politique elle-même prit alors quelque chose de celle que parlaient les auteurs ; elle se remplit d’expressions générales, de termes abstraits, de mots ambitieux, de tournures littéraires. Ce style, aidé par les passions politiques qui l’employaient, pénétra dans toutes les classes et descendit avec une singulière facilité jusqu’aux dernières. Bien avant la Révolution, les édits du roi Louis XVI parlent souvent de la loi naturelle et des droits de l’homme. Je trouve des paysans qui, dans leurs requêtes, appellent leurs voisins des concitoyens ; l’intendant, un respectable magistrat ; le curé de la paroisse, le ministre des autels, et le bon Dieu, l’Être suprême, et auxquels il ne manque guère, pour devenir d’assez méchants écrivains, que de savoir l’orthographe.

Ces qualités nouvelles se sont si bien incorporées à l’ancien fonds du caractère français, que souvent on a attribué à notre naturel ce qui ne provenait que de cette éducation singulière. J’ai entendu affirmer que le goût ou plutôt la passion que nous avons montrée depuis soixante ans pour les idées générales, les systèmes et les grands mots en matière politique, tenait à je ne sais quel attribut particulier à notre race, à ce qu’on appelait un peu emphatiquement l’esprit français : comme si ce prétendu attribut eût pu apparaître tout à coup vers la fin du siècle dernier, après s’être caché pendant tout le reste de notre histoire.

Ce qui est singulier, c’est que nous avons gardé les habitudes que nous avions prises à la littérature en perdant presque complètement notre ancien amour des lettres. Je me suis souvent étonné, dans le cours de ma vie publique, en voyant des gens qui ne lisaient guère les livres du dix-huitième siècle, non plus que ceux d’aucun autre, et qui méprisaient fort les auteurs, retenir si fidèlement quelques-uns des principaux défauts qu’avait fait voir, avant leur naissance, l’esprit littéraire.