L’Ancien Régime et la Révolution/Livre 3/Chapitre 5

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Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 265-275).


CHAPITRE V


comment on souleva le peuple en voulant le soulager.


Comme le peuple n’avait pas paru un seul instant, depuis cent quarante ans, sur la scène des affaires publiques, on avait absolument cessé de croire qu’il pût jamais s’y montrer ; en le voyant si insensible, on le jugeait sourd ; de sorte que, lorsqu’on commença à s’intéresser à son sort, on se mit à parler devant lui de lui-même comme s’il n’avait pas été là. Il semblait qu’on ne dût être entendu que de ceux qui étaient placés au-dessus de lui, et que le seul danger qu’il y eût à craindre était de ne pas se faire bien comprendre d’eux.

Les gens qui avaient le plus à redouter sa colère s’entretenaient à haute voix en sa présence des injustices cruelles dont il avait toujours été victime ; ils se montraient les uns aux autres les vices monstrueux que renfermaient les institutions qui lui étaient le plus pesantes ; ils employaient leur rhétorique à peindre ses misères et son travail mal récompensés : ils le remplissaient de fureur en s’efforçant ainsi de le soulager. Je n’entends point parler des écrivains, mais du gouvernement, de ses principaux agents, des privilégiés eux-mêmes.

Quand le roi, treize ans avant la Révolution, essaye d’abolir la corvée, il dit dans son préambule : « À l’exception d’un petit nombre de provinces (les pays d’États), presque tous les chemins du royaume ont été faits gratuitement par la partie la plus pauvre de nos sujets. Tout le poids en est donc retombé sur ceux qui n’ont que leurs bras et ne sont intéressés que très-secondairement aux chemins ; les véritables intéressés sont les propriétaires, presque tous privilégiés, dont les biens augmentent de valeur par l’établissement des routes. En forçant le pauvre à entretenir seul celles-ci, en l’obligeant à donner son temps et son travail sans salaire, on lui enlève l’unique ressource qu’il ait contre la misère et la faim, pour le faire travailler au profit des riches. »

Quand on entreprend, dans le même temps, de faire disparaître les gênes que le système des corporations industrielles imposait aux ouvriers, on proclame, au nom du roi, « que le droit de travailler est la plus sacrée de toutes les propriétés ; que toute loi qui lui porte atteinte viole le droit naturel et doit être considérée comme nulle de soi ; que les corporations existantes sont, en outre, des institutions bizarres et tyranniques, produit de l’égoïsme, de la cupidité et de la violence. » De semblables paroles étaient périlleuses. Ce qui l’était plus encore était de les prononcer en vain. Quelques mois plus tard, on rétablissait les corporations et la corvée.

C’était Turgot, dit-on, qui mettait un pareil langage dans la bouche du roi. La plupart de ses successeurs ne le font point parler autrement. Lorsque, en 1780, le roi annonce à ses sujets que les accroissements de la taille seront désormais soumis à la publicité de l’enregistrement, il a soin d’ajouter en forme de glose : « Les taillables, déjà tourmentés par les vexations de la perception des tailles, étaient encore exposés, jusqu’à présent, à des augmentations inattendues, de telle sorte que le tribut de la partie la plus pauvre de nos sujets s’est accru dans une proportion bien supérieure à celle de tous les autres. » Quand le roi, n’osant point encore rendre toutes les charges égales, entreprend du moins d’établir l’égalité de perception dans celles qui sont déjà communes, il dit : « Sa Majesté espère que les personnes riches ne se trouveront pas lésées, lorsque, remises au niveau commun, elles ne feront qu’acquitter la charge qu’elles auraient dû depuis longtemps partager plus également. »

Mais c’est surtout dans les temps de disette qu’on semble avoir en vue d’enflammer les passions du peuple plus encore que de pourvoir à ses besoins. Un intendant, pour stimuler la charité des riches, parle alors « de l’injustice et de l’insensibilité de ces propriétaires qui doivent aux travaux du pauvre tout ce qu’ils possèdent, et qui le laissent mourir de faim au moment où celui-ci s’épuise pour mettre leurs biens en valeur ». Le roi dit, de son côté, dans une occasion analogue : « Sa Majesté veut défendre le peuple contre les manœuvres qui l’exposent à manquer de l’aliment de première nécessité en le forçant de livrer son travail a tel salaire qu’il plaît aux riches de lui donner. Le roi ne souffrira pas qu’une partie des hommes soit livrée à l’avidité de l’autre. »

Jusqu’à la fin de la monarchie, la lutte qui existait entre les différents pouvoirs administratifs donnait lieu à toutes sortes de manifestations de cette espèce : les deux contendants s’accusaient volontiers l’un l’autre des misères du peuple. Cela se voit bien, notamment dans la querelle qui s’émut en 1772 entre le Parlement de Toulouse et le roi, à propos de la circulation des grains. « Le gouvernement, par ses fausses mesures, risque de faire mourir le pauvre de faim, » dit ce Parlement. — « L’ambition du Parlement et l’avidité des riches causent la détresse publique, » repart le roi. Des deux côtés, on travaille ainsi à introduire dans l’esprit du peuple l’idée que c’est aux supérieurs qu’il doit toujours s’en prendre de ses maux.

Ces choses ne se trouvent pas dans des correspondances secrètes, mais dans des documents publics, que le gouvernement et le Parlement ont soin de faire imprimer et publier eux-mêmes à milliers. Chemin faisant, le roi adresse à ses prédécesseurs et à lui-même des vérités fort dures. « Le trésor de l’État, dit-il un jour, a été grevé par les profusions de plusieurs règnes. Beaucoup de nos domaines inaliénables ont été concédés à vil prix. » — « Les corporations industrielles, lui fait-on dire une autre fois avec plus de raison que de prudence, sont surtout le produit de l’avidité fiscale des rois. » — « S’il est arrivé souvent de faire des dépenses inutiles et si la taille s’est accrue outre mesure, remarque-t-il plus loin, cela est venu de ce que l’administration des finances, trouvant l’augmentation de la taille, à cause de sa clandestinité, la ressource la plus facile, y avait recours, quoique plusieurs autres eussent été moins onéreuses à nos peuples. »

Tout cela était adressé à la partie éclairée de la nation, pour la convaincre de l’utilité de certaines mesures que des intérêts particuliers faisaient blâmer. Quant au peuple, il était bien entendu qu’il écoutait sans comprendre.

Il faut reconnaître qu’il restait, jusque dans cette bienveillance, un grand fonds de mépris pour ces misérables dont on voulait si sincèrement soulager les maux, et que ceci rappelle un peu le sentiment de madame du Châtelet, qui ne faisait pas difficulté, nous dit le secrétaire de Voltaire, de se déshabiller devant ses gens, ne tenant pas pour bien prouvé que des valets fussent des hommes.

Et qu’on ne croie point que ce fussent Louis XVI seul ou ses ministres qui tinssent le langage dangereux que je viens de reproduire ; ces privilégiés qui sont l’objet le plus prochain de la colère du peuple ne s’expriment pas devant lui d’une autre manière. On doit reconnaître qu’en France les classes supérieures de la société commencèrent à se préoccuper du sort du pauvre avant que celui-ci se fît craindre d’elles ; elles s’intéressèrent à lui dans un temps où elles ne croyaient pas encore que de ses maux pût sortir leur ruine. Cela devient surtout visible pendant les dix années qui précèdent 89 : on plaint souvent alors les paysans, on parle d’eux sans cesse ; on recherche par quels procédés on pourrait les soulager ; on met en lumière les principaux abus dont ils souffrent, et l’on censure les lois fiscales qui leur nuisent particulièrement ; mais on est d’ordinaire aussi imprévoyant dans l’expression de cette sympathie nouvelle qu’on l’avait été longtemps dans l’insensibilité.

Lisez les procès-verbaux des assemblées provinciales qui furent réunies dans quelques parties de la France en 1779, et, plus tard, dans tout le royaume, étudiez les autres documents publics qui nous restent d’elles, vous serez touché des bons sentiments qu’on y rencontre, et surpris de la singulière imprudence du langage qu’on y tient.

« On a vu trop souvent, dit l’assemblée provinciale de basse Normandie en 1787, l’argent que le roi consacre aux routes ne servir qu’à l’aisance du riche sans être utile au peuple. On l’a fréquemment employé à rendre plus agréable l’accession d’un château, au lieu de s’en servir pour faciliter l’entrée d’un bourg ou d’un village. » Dans cette même assemblée, l’ordre de la noblesse et celui du clergé, après avoir décrit les vices de la corvée, offrent spontanément de consacrer seuls 50.000 livres à l’amélioration des chemins, afin, disent-ils, que les routes de la province deviennent praticables sans qu’il en coûte rien de plus au peuple. Il eût peut-être été moins onéreux pour ces privilégiés de substituer à la corvée une taxe générale et d’en payer leur part ; mais, en cédant volontiers le bénéfice de l’inégalité d’impôt, ils aimaient à en conserver l’apparence. Abandonnant la part utile de leur droit, ils en retenaient soigneusement la part odieuse.

D’autres assemblées, composées tout entières de propriétaires exempts de la taille, lesquels entendaient bien continuer à l’être, n’en peignaient pas moins des couleurs les plus noires les maux que cette taille infligeait aux pauvres. Ils composaient de tous ses abus un tableau effroyable, dont ils avaient soin de multiplier à l’infini les copies. Et, ce qu’il y a de bien particulier, c’est qu’à ces témoignages éclatants de l’intérêt que le peuple leur inspirait, ils joignaient de temps en temps des expressions publiques de mépris. Il était déjà devenu l’objet de leur sympathie sans cesser encore de l’être de leur dédain.

L’assemblée provinciale de la haute Guyenne, parlant de ces paysans dont elle plaide chaudement la cause, les nomme des êtres ignorants et grossiers, des êtres turbulents et des caractères rudes et indociles. Turgot, qui a tant fait pour le peuple, ne parle guère autrement.

Ces dures expressions se rencontrent dans des actes destinés à la plus grande publicité, et faits pour passer sous les yeux des paysans eux-mêmes. Il semblait qu’on vécût dans ces contrées de l’Europe, telles que la Gallicie, où les hautes classes parlant un autre langage que les classes inférieures, ne peuvent en être entendues. Les feudistes du dix-huitième siècle, qui montrent souvent, à l’égard des censitaires et autres débiteurs de droits féodaux, un esprit de douceur, de modération et de justice peu connu de leurs devanciers, parlent encore en certains endroits des vils paysans. Il paraît que ces injures étaient de style, comme disent les notaires.

A mesure qu’on approche de 1789, cette sympathie pour les misères du peuple devient plus vive et plus imprudente. J’ai tenu dans mes mains des circulaires que plusieurs assemblées provinciales adressaient, dans les premiers jours de 1788, aux habitants des différentes paroisses, afin d’apprendre d’eux-mêmes, dans le détail, tous les griefs dont ils pouvaient avoir à se plaindre.

L’une de ces circulaires est signée par un abbé, un grand seigneur, trois gentilshommes et un bourgeois, tous membres de l’assemblée et agissant en son nom. Cette commission ordonne au syndic de chaque paroisse de rassembler tous les paysans et de leur demander ce qu’ils ont à dire contre la manière dont sont assis et perçus les différents impôts qu’ils payent. « Nous savons, dit-elle, d’une manière générale, que la plupart des impôts, spécialement la gabelle et la taille, ont des conséquences désastreuses pour le cultivateur ; mais nous tenons, en outre, à connaître en particulier chaque abus. » La curiosité de l’assemblée provinciale ne s’arrête pas là ; elle veut savoir le nombre de gens qui jouissent de quelque privilège d’impôts dans la paroisse, nobles, ecclésiastiques ou roturiers, et quels sont précisément ces privilèges ; quelle est la valeur des propriétés de ces exempts ; s’ils résident ou non sur leurs terres ; s’il s’y trouve beaucoup de biens d’Église, ou, comme on disait alors, de fonds de main-morte, qui soient hors de commerce, et leur valeur. Tout cela ne suffit pas encore pour la satisfaire ; il faut lui dire à quelle somme on peut évaluer la part d’impôts, taille, accessoires, capitation, corvée, que devraient supporter les privilégiés, si l’égalité d’impôts existait.

C’était enflammer chaque homme en particulier par le récit de ses misères, lui en désigner du doigt les auteurs, l’enhardir par la vue de leur petit nombre, et pénétrer jusqu’au fond de son cœur pour y allumer la cupidité, l’envie et la haine. Il semblait qu’on eût entièrement oublié la Jacquerie, les Maillotins et les Seize, et qu’on ignorât que les Français, qui sont le peuple le plus doux et même le plus bienveillant de la terre tant qu’il demeure tranquille dans son naturel, en devient le plus barbare dès que de violentes passions l’en font sortir.

Je n’ai pu, malheureusement, me procurer tous les Mémoires qui furent envoyés par les paysans en réponse à ces questions meurtrières ; mais j’en ai retrouvé quelques-uns, et cela suffit pour connaître l’esprit général qui les a dictés.

Dans ces factums, le nom de chaque privilégié, noble ou bourgeois, est soigneusement indiqué ; sa manière de vivre est parfois dépeinte et toujours critiquée. On y recherche curieusement la valeur de son bien ; on s’y étend sur le nombre et la nature de ses privilèges, et surtout sur le tort qu’ils font à tous les autres habitants du village. On énumère les boisseaux de blé qu’il faut lui donner en redevance ; on suppute ses revenus avec envie, revenus dont personne ne profite, dit-on. Le casuel du curé, son salaire, comme on l’appelle déjà, est excessif ; on remarque avec amertume que tout se paye à l’église, et que le pauvre ne saurait même se faire enterrer gratis. Quant aux impôts, ils sont tous mal assis et oppressifs ; on n’en rencontre pas un seul qui trouve grâce à leurs yeux, et ils parlent de tous dans un langage emporté qui sent la fureur.

« Les impôts indirects sont odieux, disent-ils ; il n’y a point de ménage dans lequel le commis des fermes ne vienne fouiller ; rien n’est sacré pour ses yeux ni pour ses mains. Les droits d’enregistrement sont écrasants. Le receveur des tailles est un tyran dont la cupidité se sert de tous les moyens pour vexer les pauvres gens. Les huissiers ne valent pas mieux que lui ; il n’y a pas d’honnête cultivateur qui soit à l’abri de leur férocité. Les collecteurs sont obligés de ruiner leurs voisins pour ne pas s’exposer eux-mêmes à la voracité de ces despotes. »

La Révolution n’annonce pas seulement son approche dans cette enquête ; elle y est présente, elle y parle déjà sa langue et y montre en plein sa face.

Parmi toutes les différences qui se rencontrent entre la révolution religieuse du seizième siècle et la révolution française, il y en a une qui frappe : au seizième siècle, la plupart des grands se jetèrent dans le changement de religion par calcul d’ambition ou par cupidité ; le peuple l’embrassa, au contraire, par conviction et sans attendre aucun profit. Au dix-huitième siècle, il n’en est pas de même ; ce furent des croyances désintéressées et des sympathies généreuses qui émurent alors les classes éclairées et les mirent en révolution, tandis que le sentiment amer de ses griefs et l’ardeur de changer sa position agitaient le peuple. L’enthousiasme des premières acheva d’allumer et d’armer les colères et les convoitises du second.