L’Ancien Régime et la Révolution/Livre 3/Chapitre 6

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Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 277-283).


CHAPITRE VI


de quelques pratiques à l’aide desquelles le gouvernement acheva l’éducation révolutionnaire du peuple.


Il y avait déjà longtemps que le gouvernement lui-même travaillait à faire entrer et à fixer dans l’esprit du peuple plusieurs des idées qu’on a nommées depuis révolutionnaires, idées hostiles à l’individu, contraires aux droits particuliers et amies de la violence.

Le roi fut le premier à montrer avec quel mépris on pouvait traiter les institutions les plus anciennes et en apparence les mieux établies. Louis XV a autant ébranlé la monarchie et hâté la Révolution par ses nouveautés que par ses vices, par son énergie que par sa mollesse. Lorsque le peuple vit tomber et disparaître ce Parlement presque contemporain de la royauté, et qui avait paru jusque-là aussi inébranlable qu’elle, il comprit vaguement qu’on approchait de ces temps de violence et de hasard où tout devient possible, où il n’y a guère de choses si anciennes qui soient respectables, ni de si nouvelles qu’elles ne se puissent essayer.

Louis XVI, pendant tout le cours de son règne, ne fit que parler de réformes à faire. Il y a peu d’institutions dont il n’ait fait prévoir la ruine prochaine, avant que la Révolution ne vînt les ruiner toutes en effet. Après avoir ôté de la législation plusieurs des plus mauvaises, il les y replaça bientôt : on eût dit qu’il n’ait voulu que les déraciner, laissant à d’autres le soin de les abattre.

Parmi les réformes qu’il avait faites lui-même, quelques-unes changèrent brusquement et sans préparations suffisantes des habitudes anciennes et respectées, et violentèrent parfois des droits acquis. Elles préparèrent ainsi la Révolution bien moins encore en abattant ce qui lui faisait obstacle qu’en montrant au peuple comment on pouvait s’y prendre pour la faire. Ce qui accrut le mal fut précisément l’intention pure et désintéressée qui faisait agir le roi et ses ministres ; car il n’y a pas de plus dangereux exemple que celui de la violence exercée pour le bien et par les gens de bien.

Longtemps auparavant, Louis XIV avait enseigné publiquement dans ses édits cette théorie, que toutes les terres du royaume avaient été originairement concédées sous condition par l’État, qui devenait ainsi le seul propriétaire véritable, tandis que tous les autres n’étaient que des possesseurs dont le titre restait contestable et le droit imparfait. Cette doctrine avait pris sa source dans la législation féodale ; mais elle ne fut professée en France que dans le temps où la féodalité mourait, et jamais les cours de justice ne l’admirent. C’est l’idée-mère du socialisme moderne. Il est curieux de lui voir prendre d’abord racine dans le despotisme royal.

Durant les règnes qui suivirent celui de ce prince, l’administration apprit chaque jour au peuple, d’une manière plus pratique et mieux à sa portée, le mépris qu’il convient d’avoir pour la propriété privée. Lorsque, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, le goût des travaux publics, et en particulier des routes, commença à se répandre, le gouvernement ne fit pas difficulté de s’emparer de toutes les terres dont il avait besoin pour ses entreprises et de renverser les maisons qui l’y gênaient. La direction des ponts et chaussées était dès lors aussi éprise des beautés géométriques de la ligne droite qu’on l’a vu depuis ; elle évitait avec grand soin de suivre les chemins existants, pour peu qu’ils lui parussent un peu courbes, et, plutôt que de faire un léger détour, elle coupait à travers mille héritages. Les propriétés ainsi dévastées ou détruites étaient toujours arbitrairement et tardivement payées, et souvent ne l’étaient point du tout.

Lorsque l’assemblée provinciale de la basse Normandie prit l’administration des mains de l’intendant, elle constata que le prix de toutes les terres saisies d’autorité depuis vingt ans, en matière de chemins, était encore dû. La dette contractée ainsi, et non encore acquittée par l’État dans ce petit coin de France, s’élevait à 250.000 livres. Le nombre des grands propriétaires atteints de cette manière était restreint ; mais le nombre des petits propriétaires lésés était grand, car déjà la terre était très-divisée. Chacun de ceux-là avait appris par sa propre expérience le peu d’égards que mérite le droit de l’individu quand l’intérêt public demande qu’on le violente, doctrine qu’il n’eut garde d’oublier quand il s’agit de l’appliquer à d’autres à son profit.

Il avait existé autrefois, dans un très-grand nombre de paroisses, des fondations charitables qui, dans l’intention de leurs auteurs, avaient eu pour objet de venir au secours des habitants dans de certains cas et d’une certaine manière que le testament indiquait. La plupart de ces fondations furent détruites dans les derniers temps de la monarchie ou détournées de leur objet primitif par de simples arrêts du conseil, c’est-à-dire par le pur arbitraire du gouvernement. D’ordinaire, on enleva les fonds ainsi donnés aux villages pour en faire profiter des hôpitaux voisins. À son tour, la propriété de ces hôpitaux fut, vers la même époque, transformée dans des vues que le fondateur n’avait pas eues et qu’il n’eût point adoptées sans doute. Un édit de 1780 autorisa tous ces établissements à vendre les biens qu’on leur avait laissés dans différents temps, à la condition d’en jouir à perpétuité, et leur permit d’en remettre le prix à l’État, qui devait en servir la rente. C’était, disait-on, faire de la charité des aïeux un meilleur usage qu’ils n’en avaient fait eux-mêmes. On oubliait que le meilleur moyen d’apprendre aux hommes à violer les droits individuels des vivants est de ne tenir aucun compte de la volonté des morts. Le mépris que témoignait l’administration de l’ancien régime à ceux-ci n’a été surpassé par aucun des pouvoirs qui lui ont succédé. Jamais surtout elle n’a rien fait voir de ce scrupule un peu méticuleux qui porte les Anglais à prêter à chaque citoyen toute la force du corps social pour l’aider à maintenir l’effet de ses dispositions dernières, et qui leur fait témoigner plus de respect encore à sa mémoire qu’à lui-même.

Les réquisitions, la vente obligatoire des denrées, le maximum, sont des mesures de gouvernement qui ont eu des précédents sous l’ancien régime. J’ai vu, dans des temps de disette, des administrateurs fixer d’avance le prix des denrées que les paysans apportaient au marché, et, comme ceux-ci, craignant d’être contraints, ne s’y présentaient pas, rendre des ordonnances pour les y obliger sous peine d’amende.

Mais rien ne fut d’un enseignement plus pernicieux que certaines formes que suivait la justice criminelle quand il s’agissait du peuple. Le pauvre était déjà beaucoup mieux garanti qu’on ne l’imagine contre les atteintes d’un citoyen plus riche ou plus puissant que lui ; mais avait-il affaire à l’État, il ne trouvait plus, comme je l’ai indiqué ailleurs, que des tribunaux exceptionnels, des juges prévenus, une procédure rapide ou illusoire, un arrêt exécutoire par provision et sans appel. « Commet le prévôt de la maréchaussée et son lieutenant pour connoître des émotions et attroupements qui pourroient survenir à l’occasion des grains ; ordonne que par eux le procès sera fait et parfait, jugé prévôtalement et en dernier ressort ; interdit Sa Majesté à toutes cours de justice d’en prendre connaissance. » Cet arrêt du conseil fait jurisprudence pendant tout le dix-huitième siècle. On voit par les procès-verbaux de la maréchaussée que, dans ces circonstances, on cernait de nuit les villages suspects, on entrait avant le jour dans les maisons, et on y arrêtait les paysans qui étaient désignés, sans qu’il soit autrement question de mandat. L’homme ainsi arrêté restait souvent longtemps en prison avant de pouvoir parler à son juge ; les édits ordonnaient pourtant que tout accusé fût interrogé dans les vingt-quatre heures. Cette disposition n’était ni moins formelle, ni plus respectée que de nos jours.

C’est ainsi qu’un gouvernement doux et bien assis enseignait chaque jour au peuple le code d’instruction criminelle le mieux approprié aux temps de révolution et le plus commode à la tyrannie. Il en tenait école toujours ouverte. L’ancien régime donna jusqu’au bout aux basses classes cette éducation dangereuse. Il n’y a pas jusqu’à Turgot qui, sur ce point, n’imitât fidèlement ses prédécesseurs. Lorsque, en 1775, sa nouvelle législation sur les grains fit naître des résistances dans le Parlement et des émeutes dans les campagnes, il obtint du roi une ordonnance qui, dessaisissant les tribunaux, livra les mutins à la juridiction prévôtale, « laquelle est principalement destinée, est-il dit, à réprimer les émotions populaires, quand il est utile que des exemples soient donnés avec célérité ». Bien plus, tous les paysans qui s’éloignaient de leur paroisse sans être munis d’une attestation signée par le curé et le syndic, devaient être poursuivis, arrêtés et jugés prévôtalement comme vagabonds.

Il est vrai que, dans cette monarchie du dix-huitième siècle, si les formes étaient effrayantes, la peine était presque toujours tempérée. On aimait mieux faire peur que faire mal ; ou plutôt on était arbitraire et violent par habitude et par indifférence, et doux par tempérament. Mais le goût de cette justice sommaire ne s’en prenait que mieux. Plus la peine était légère, plus on oubliait aisément la façon dont elle était prononcée. La douceur de l’arrêt cachait l’horreur de la procédure.

J’oserai dire, parce que je tiens les faits dans ma main, qu’un grand nombre de procédés employés par le gouvernement révolutionnaire ont eu des précédents et des exemples dans les mesures prises à l’égard du bas peuple pendant les deux derniers siècles de la monarchie. L’ancien régime a fourni à la Révolution plusieurs de ses formes ; celle-ci n’y a joint que l’atrocité de son génie.