L’Ancien Régime et la Révolution/Livre 3/Chapitre 8

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Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 301-312).


CHAPITRE VIII


comment la révolution est sortie d’elle-même de ce qui précède.


Je veux, en finissant, rassembler quelques-uns des traits que j’ai déjà peints à part, et, de cet ancien régime dont je viens de faire le portrait, voir la Révolution sortir comme d’elle-même.

Si l’on considère que c’était parmi nous que le système féodal, sans changer ce qui, en lui, pouvait nuire ou irriter, avait le mieux perdu tout ce qui pouvait protéger ou servir, on sera moins surpris que la Révolution qui devait abolir violemment cette vieille constitution de l’Europe ait éclaté en France plutôt qu’ailleurs.

Si l’on fait attention que la noblesse, après avoir perdu ses anciens droits politiques, et cessé, plus que cela ne s’était vu en aucun autre pays de l’Europe féodale, d’administrer et de conduire les habitants, avait néanmoins, non-seulement conservé, mais beaucoup accru ses immunités pécuniaires et les avantages dont jouissaient individuellement ses membres ; qu’en devenant une classe subordonnée, elle était restée une classe privilégiée et fermée : de moins en moins, comme je l’ai dit ailleurs, une aristocratie, de plus en plus une caste : on ne s’étonnera plus que ses privilèges aient paru si inexplicables et si détestables aux Français, et qu’à sa vue l’envie démocratique se soit enflammée dans leur cœur à ce point qu’elle y brûle encore.

Si l’on songe enfin que cette noblesse, séparée des classes moyennes, qu’elle avait repoussées de son sein, et du peuple, dont elle avait laissé échapper le cœur, était entièrement isolée au milieu de la nation, en apparence la tête d’une armée, en réalité un corps d’officiers sans soldats, on comprendra comment, après avoir été mille ans debout, elle ait pu être renversée dans l’espace d’une nuit.

J’ai fait voir de quelle manière le gouvernement du roi, ayant aboli les libertés provinciales et s’étant substitué, dans les trois quarts de la France, à tous les pouvoirs locaux, avait attiré à lui toutes les affaires, les plus petites aussi bien que les plus grandes ; j’ai montré, d’autre part, comment, par une conséquence nécessaire, Paris s’était rendu le maître du pays dont il n’avait été jusque-là que la capitale, ou plutôt était devenu alors lui-même le pays tout entier. Ces deux faits, qui étaient particuliers à la France, suffiraient seuls au besoin pour expliquer pourquoi une émeute a pu détruire de fond en comble une monarchie qui avait supporté pendant tant de siècles de si violents chocs, et qui, la veille de sa chute, paraissait encore inébranlable à ceux mêmes qui allaient la renverser.

La France étant l’un des pays de l’Europe où toute vie politique était depuis le plus longtemps et le plus complètement éteinte, où les particuliers avaient le mieux perdu l’usage des affaires, l’habitude de lire dans les faits, l’expérience des mouvements populaires et presque la notion du peuple, il est facile d’imaginer comment tous les Français ont pu tomber à la fois dans une révolution terrible sans la voir, les plus menacés par elle marchant les premiers et se chargeant d’ouvrir et d’élargir le chemin qui y conduisait.

Comme il n’existait plus d’institutions libres, par conséquent plus de classes politiques, plus de corps politiques vivants, plus de partis organisés et conduits, et qu’en l’absence de toutes ces forces régulières, la direction de l’opinion publique, quand l’opinion publique vint à renaître, échut uniquement à des philosophes, on dut s’attendre à voir la Révolution conduite moins en vue de certains faits particuliers que d’après des principes abstraits et des théories très-générales ; on put augurer qu’au lieu d’attaquer séparément les mauvaises lois, on s’en prendrait à toutes les lois, et qu’on voudrait substituer à l’ancienne constitution de la France un système de gouvernement tout nouveau, que ces écrivains avaient conçu.

L’Église se trouvant naturellement mêlée à toutes les vieilles institutions qu’il s’agissait de détruire, on ne pouvait douter que cette révolution ne dût ébranler la religion en même temps qu’elle renverserait le pouvoir civil ; dès lors il était impossible de dire à quelles témérités inouïes pouvait s’emporter l’esprit des novateurs, délivrés à la fois de toutes les gênes que la religion, les coutumes et les lois imposent à l’imagination des hommes.

Et celui qui eût bien étudié l’état du pays eût aisément prévu qu’il n’y avait pas de témérité si inouïe qui ne peut y être tentée, ni de violence qui ne dût y être soufferte.

« Eh quoi ! s’écrie Burke dans un de ses éloquents pamphlets, on n’aperçoit pas un homme qui puisse répondre pour le plus petit district ; bien plus, on n’en voit pas un qui puisse répondre d’un autre. Chacun est arrêté dans sa maison sans résistance, qu’il s’agisse du royalisme, de modérantisme ou de toute autre chose. » Burke savait mal dans quelles conditions cette monarchie qu’il regrettait nous avait laissée à nos nouveaux maîtres. L’administration de l’ancien régime avait d’avance ôté aux Français la possibilité et l’envie de s’entr’aider. Quand la Révolution survint, on aurait vainement cherché dans la plus grande partie de la France dix hommes qui eussent l’habitude d’agir en commun d’une manière régulière et de veiller eux-mêmes à leur propre défense ; le pouvoir central devait s’en charger, de telle sorte que ce pouvoir central, étant tombé des mains de l’administration royale dans celles d’une assemblée irresponsable et souveraine, et de débonnaire devenue terrible, ne trouva rien devant lui qui pût l’arrêter, ni même le retarder un moment. La même cause qui avait fait tomber si aisément la monarchie avait rendu tout possible après sa chute.

Jamais la tolérance en fait de religion, la douceur dans le commandement, l’humanité et même la bienveillance, n’avaient été plus prêchées et, il semblait, mieux admises qu’au dix-huitième siècle ; le droit de guerre, qui est comme le dernier asile de la violence, s’était lui-même resserré et adouci. Du sein de mœurs si douces allait cependant sortir la révolution la plus inhumaine ! Et pourtant, tout cet adoucissement des mœurs n’était pas un faux semblant ; car, dès que la fureur de la Révolution se fut amortie, on vit cette même douceur se répandre aussitôt dans toutes les lois et pénétrer dans toutes les habitudes politiques.

Le contraste entre la bénignité des théories et la violence des actes, qui a été l’un des caractères les plus étranges de la révolution française, ne surprendra personne si l’on fait attention que cette révolution a été préparée par les classes les plus civilisées de la nation, et exécutée par les plus incultes et les plus rudes. Les hommes des premières n’ayant aucun lien préexistant entre eux, nul usage de s’entendre, aucune prise sur le peuple, celui-ci devint presque aussitôt le pouvoir dirigeant dès que les anciens pouvoirs furent détruits. Là où il ne gouverna pas par lui-même, il donna du moins son esprit au gouvernement ; et si, d’un autre côté, on songe à la manière dont ce peuple avait vécu sous l’ancien régime, on n’aura pas de peine à imaginer ce qu’il allait être.

Les particularités mêmes de sa condition lui avaient donné plusieurs vertus rares. Affranchi de bonne heure et depuis longtemps propriétaire d’une partie du sol, isolé plutôt que dépendant, il se montrait tempérant et fier : il était rompu à la peine, indifférent aux délicatesses de la vie, résigné dans les plus grands maux, ferme au péril : race simple et virile qui va remplir ces puissantes armées sous l’effort desquelles l’Europe ploiera. Mais la même cause en faisait un dangereux maître. Comme il avait porté presque seul depuis des siècles tout le faix des abus, qu’il avait vécu à l’écart, se nourrissant en silence de ses préjugés, de ses jalousies et de ses haines, il s’était endurci par ces rigueurs de sa destinée, et il était devenu capable à la fois de tout endurer et de tout faire souffrir.

C’est dans cet état que, mettant la main sur le gouvernement, il entreprit d’achever lui-même l’œuvre de la Révolution. Les livres avaient fourni la théorie ; il se chargea de la pratique, et il ajusta les idées des écrivains à ses propres fureurs.

Ceux qui ont étudié attentivement, en lisant ce livre, la France au dix-huitième siècle, ont pu voir naître et se développer dans son sein deux passions principales, qui n’ont point été contemporaines et n’ont pas toujours tendu au même but.

L’une, plus profonde et venant de plus loin, est la haine violente et inextinguible de l’inégalité. Celle-ci était née et s’était nourrie de la vue de cette inégalité même, et elle poussait depuis longtemps les Français, avec une force continue et irrésistible, à vouloir détruire jusque dans leurs fondements tout ce qui restait des institutions du moyen-âge, et, le terrain vidé, à y bâtir une société où les hommes fussent aussi semblables et les conditions aussi égales que l’humanité le comporte.

L’autre, plus récente et moins enracinée, les portait à vouloir vivre non-seulement égaux, mais libres.

Vers la fin de l’ancien régime, ces deux passions sont aussi sincères et paraissent aussi vives l’une que l’autre. À l’entrée de la Révolution, elles se rencontrent ; elles se mêlent alors et se confondent un moment, s’échauffent l’une l’autre dans le contact, et enflamment enfin à la fois tout le cœur de la France. C’est 89, temps d’inexpérience sans doute, mais de générosité, d’enthousiasme, de virilité et de grandeur : temps d’immortelle mémoire, vers lequel se tourneront avec admiration et avec respect les regards des hommes, quand ceux qui l’ont vu et nous-mêmes auront disparu depuis longtemps. Alors les Français furent assez fiers de leur cause et d’eux-mêmes pour croire qu’ils pouvaient être égaux dans la liberté. Au milieu des institutions démocratiques, ils placèrent donc partout des institutions libres. Non-seulement ils réduisirent en poussière cette législation surannée qui divisait les hommes en castes, en corporations, en classes, et rendaient leurs droits plus inégaux encore que leurs conditions, mais ils brisèrent d’un seul coup ces autres lois, œuvres plus récentes du pouvoir royal, qui avaient ôté à la nation la libre jouissance d’elle-même, et avaient placé à côté de chaque Français le gouvernement, pour être son précepteur, son tuteur, et, au besoin, son oppresseur. Avec le gouvernement absolu, la centralisation tomba.

Mais quand cette génération vigoureuse, qui avait commencé la Révolution, eut été détruite ou énervée, ainsi que cela arrive d’ordinaire à toute génération qui entame de telles entreprises ; lorsque, suivant le cours naturel des événements de cette espèce, l’amour de la liberté se fut découragé et alangui au milieu de l’anarchie et de la dictature populaire, et que la nation éperdue commença à chercher comme à tâtons son maître, le gouvernement absolu trouva pour renaître et se fonder des facilités prodigieuses, que découvrit sans peine le génie de celui qui allait être tout à la fois le continuateur de la Révolution et son destructeur.

L’ancien régime avait contenu, en effet, tout un ensemble d’institutions de date moderne, qui, n’étant point hostiles à l’égalité, pouvaient facilement prendre place dans la société nouvelle, et qui pourtant offraient au despotisme des facilités singulières. On les rechercha au milieu des débris de toutes les autres, et on les retrouva. Ces institutions avaient fait naître jadis des habitudes, des passions, des idées qui tendaient à tenir les hommes divisés et obéissants ; on raviva celles-ci et on s’en aida. On ressaisit la centralisation dans ses ruines et on la restaura ; et comme, en même temps qu’elle se relevait, tout ce qui avait pu autrefois la limiter restait détruit, des entrailles même d’une nation qui venait de renverser la royauté, on vit sortir tout à coup un pouvoir plus étendu, plus détaillé, plus absolu que celui qui avait été exercé par aucun de nos rois. L’entreprise parut d’une témérité extraordinaire et son succès inouï, parce qu’on ne pensait qu’à ce qu’on voyait et qu’on oubliait ce qu’on avait vu. Le dominateur tomba, mais ce qu’il y avait de plus substantiel dans son œuvre resta debout ; son gouvernement mort, son administration continua de vivre, et, toutes les fois qu’on a voulu depuis abattre le pouvoir absolu, on s’est borné à placer la tête de la Liberté sur un corps servile.

À plusieurs reprises, depuis que la Révolution a commencé jusqu’à nos jours, on voit la passion de la liberté s’éteindre, puis renaître, puis s’éteindre encore, et puis encore renaître ; ainsi fera-t-elle longtemps, toujours inexpérimentée et mal réglée, facile à décourager, à effrayer et à vaincre, superficielle et passagère. Pendant ce même temps, la passion pour l’égalité occupe toujours le fond des cœurs dont elle s’est emparée la première ; elle s’y retient aux sentiments qui nous sont les plus chers ; tandis que l’une change sans cesse d’aspect, diminue, grandit, se fortifie, se débilite suivant les événements, l’autre est toujours la même, toujours attachée au même but avec la même ardeur obstinée et souvent aveugle, prête à tout sacrifier à ceux qui lui permettent de se satisfaire, et à fournir au gouvernement qui veut la favoriser et la flatter les habitudes, les idées, les lois dont le despotisme a besoin pour régner.

La Révolution française ne sera que ténèbres pour ceux qui ne voudront regarder qu’elle ; c’est dans les temps qui la précèdent qu’il faut chercher la seule lumière qui puisse l’éclairer. Sans une vue nette de l’ancienne société, de ses lois, de ses vices, de ses préjugés, de ses misères, de sa grandeur, on ne comprendra jamais ce qu’ont fait les Français pendant le cours des soixante années qui ont suivi sa chute ; mais cette vue ne suffirait pas encore si l’on pénétrait jusqu’au naturel même de notre nation.

Quand je considère cette nation en elle-même, je la trouve plus extraordinaire qu’aucun des événements de son histoire. En a-t-il jamais paru sur la terre une seule qui fût si remplie de contrastes et si extrêmes dans chacun de ses actes, plus conduite par des sensations, moins par des principes ; faisant ainsi toujours plus mal ou mieux qu’on ne s’y attendait, tantôt au-dessous du niveau commun de l’humanité, tantôt fort au-dessus ; un peuple tellement inaltérable dans ses principaux instincts, qu’on le reconnaît encore dans des portraits qui ont été faits de lui y il a deux ou trois mille ans, et, en même temps, tellement mobile dans ses pensées journalières et dans ses goûts, qu’il finit par se devenir un spectacle inattendu à lui-même, et demeure souvent aussi surpris que les étrangers à la vue de ce qu’il vient de faire ; le plus casanier et le plus routinier de tous quand on l’abandonne à lui-même, et, lorsqu’une fois on l’a arraché malgré lui à son logis et à ses habitudes, prêt à pousser jusqu’au bout du monde et à tout oser ; indocile par tempérament, et s’accommodant mieux toutefois de l’empire arbitraire et même violent d’un prince que du gouvernement régulier et libre des principaux citoyens ; aujourd’hui l’ennemi déclaré de toute obéissance, demain mettant à servir une sorte de passion que les nations les mieux douées pour la servitude ne peuvent atteindre ; conduit par un fil tant que personne ne résiste, ingouvernable dès que l’exemple de la résistance est donné quelque part ; trompant toujours ainsi ses maîtres, qui le craignent ou trop ou trop peu ; jamais si libre qu’il faille désespérer de l’asservir, ni si asservi qu’il ne puisse encore briser le joug ; apte à tout, mais n’excellant que dans la guerre ; adorateur du hasard, de la force, du succès, de l’éclat et du bruit, plus que de la vraie gloire ; plus capable d’héroïsme que de vertu, de génie que de bon sens, propre à concevoir d’immenses desseins plutôt qu’à parachever de grandes entreprises ; la plus brillante et la plus dangereuse des nations de l’Europe, et la mieux faite pour y devenir tour à tour un objet d’admiration, de haine, de pitié, de terreur, mais jamais d’indifférence ?

Elle seule pouvait donner naissance à une révolution si soudaine, si radicale, si impétueuse dans son cours, et pourtant si pleine de retours, de faits contradictoires et d’exemples contraires. Sans les raisons que j’ai dites, les Français ne l’eussent jamais faite ; mais il faut reconnaître que toutes ces raisons ensemble n’auraient pas réussi pour expliquer une révolution pareille ailleurs qu’en France.

Me voici parvenu jusqu’au seuil de cette révolution mémorable ; cette fois, je n’y entrerai point : bientôt peut-être pourrai-je le faire. Je ne la considérerai plus alors dans ses causes, je l’examinerai en elle-même, et j’oserai enfin juger la société qui en est sortie.