L’Ancien soldat/III

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III

Liens étroits entre l’ancien Combattant et le Pays


L’essentiel, c’est que l’ancien combattant sache comprendre quels liens étroits unissent son intérêt le plus personnel, le plus direct, avec celui du pays, l’Europe.

Une funeste formule alléchante a faussé l’esprit de certains mutilés. « Pas de politique », et la mode dans certains groupements est venue de se désintéresser de toute question qui saillait en dehors de la loi des Pensions.

Mot d’ordre absurde, et qui d’ailleurs n’a pas été observé par ses instigateurs eux-mêmes, lesquels l’ont oublié, quand il s’est agi de flagorner le pouvoir.

Et j’augure qu’en période électorale, on verra dans plus d’un coin de la France s’annoncer la candidature d’un malin défenseur « des intérêts des mutilés, paysans, ouvriers, en dehors du terrain politique ».

Quoi qu’il en soit, la formule a rencontré un incontestable succès parce qu’elle flatte la lâcheté et la paresse intellectuelle qui est immense. Mais ce beau succès n’est pas durable, il ne survivra pas à la guerre. Une fois devant nous, les problèmes financiers traîneront le reste avec eux. Et les mutilés s’apercevront, par exemple… que la loi des Pensions dépend de la Société des Nations ; qu’on n’aura pas des millions pour tout le monde ; qu’il faudra choisir entre des Canons et des Pensions et que si on contente les métallurgistes, il faudra bien tondre les infirmes.

Ils s’apercevront encore que ce n’est pas pour eux chose sans valeur de savoir d’où viendra l’argent que chaque semaine ils toucheront chez le percepteur, car les plus belles augmentations seraient pures plaisanteries, si l’État les devait acquitter au prix d’impôts indirects dont le mutilé lui-même ferait les frais en sucrant son café.[1]

Outre que la misère du mutilé ne se desserrerait pas d’un cran, le peuple entier souffrirait du poids harassant des impôts, et, selon son habitude de s’en prendre au petit plutôt qu’au gros, au gendarme plutôt qu’à la consigne, au soldat plutôt qu’à l’empereur, c’est au mutilé qu’il s’en prendrait.

On se montrerait du doigt les formes boitantes, ou tronquées, ou hésitantes, des infirmes, on se dirait : « Peut-être nous ont-ils sauvés autrefois ; en tous cas, aujourd’hui, ils nous ruinent… » Et les misérables victimes de la guerre se verraient deux fois mutilées, dans leurs corps, et dans leur classe. Ayant perdu la solidarité ouvrière, ils n’auraient pas gagné non plus la rente suffisante pour vivre et, dans des Congrès sans autorité, ils pousseraient d’aigres plaintes sans écho, dédaignés par les riches et enviés par les pauvres.



Si, au contraire, les anciens combattants savent voir grand et large ; s’ils comprennent que leur sort les force à choisir entre la première place dans l’État et le porche des Églises ; s’ils distinguent clairement et à temps, l’ami de l’ennemi, s’ils exploitent leur capital de prestige, leurs quatre ans de souffrance, la ruine de leurs corps, comme en 89 le Tiers-État exploita le déficit ; s’ils ont l’âme assez fière pour négliger de flagorner le pouvoir ; si, enfin, conscients de leur solidarité de classe, ils osent être demain les porte-emblème des revendications populaires, ils sauveront le monde en assurant leur pain quotidien.

À chacun des problèmes qui frôlent la loi des Pensions (c’est-à-dire tout ce qui touche au budget national), les mutilés pourront suggérer une solution et comme dans les villages autrefois on écoutait avec crainte respectueuse les guerriers aveugles, ainsi les hommes seraient-ils contraints d’écouter la voix des anciens combattants.

En un mot, droits et devoirs sont liés en un seul faisceau, et au surplus ne sont qu’une même chose, puisque le seul devoir du peuple est d’exercer ses droits.

Voilà les mutilés condamnés, s’ils veulent vivre, à reprendre leur place en première ligne, dans une autre lutte d’une autre Défense Nationale, lutte plus sourde, plus âpre encore, plus féroce que celles d’où ils reviennent et qui exige un courage plus rare que le simple courage de se faire tuer en groupe : je veux dire le courage de son opinion, et l’effort intellectuel nécessaire pour atteindre à une opinion.

  1. Réflexion que le projet actuellement en discussion au Sénat fait tout particulièrement d’actualité. Grâce au radical d’extrême-gauche Rameil, la Chambre a haussé énormément certains taux… Parfait. Mais d’où viendra l’argent ?