L’Ancienne Alsace à table/Édition 1877/1

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Berger-Levrault et Cie (p. 1-29).
CHAPITRE I

Prolégomènes. — Sur la méthode. — L’Alsace propice à la bonne chère. — Quelques vieux souvenirs. — Richesse de la chasse antique. — Le bétail domestique. — Importance alimentaire du porc. — Le jardin potager ; les légumes proscrits ou oubliés. — Les salades. — La choucroute. — Les Schnitzen. — Apparition de la pomme de terre. — Épices exotiques. — Épices et aromates indigènes. — Basse-cour. — Gallinacés sauvages. — Le coq de bruyère. — Les oiseaux de passage. — Les petits oiseaux. — Retour nécessaire à la basse-cour. — L’oie domestique. — Le pâté de foie gras.


Voilà un titre qui pourrait bien donner à rire à une foule de gens sérieux ou qui s’imaginent être tels. Eh ! quoi, diront-ils, vous pensez nous parler de la cuisine de nos ancêtres, sans offenser la dignité de l’histoire ! Quel intérêt voulez-vous nous faire prendre à savoir comment vivaient nos pères, de quels aliments ils se nourrissaient, quels étaient leurs goûts et leurs aversions gastronomiques, de quels vins ils aimaient à se délecter, quelles habitudes présidaient à la vie intime du foyer domestique et de la famille ? Parlez-nous de leur gloire, de leurs prouesses guerrières, des révolutions qui les ont agités, des désastres dont ils ont souffert, des monuments célèbres qu’ils ont fondés, des livres qu’ils ont écrits. Nos aïeux, monsieur le cuisinier, savez-vous bien que ce sont les Celtes fameux, dont vous rencontrez les témoignages grandioses sur la crête de nos montagnes ; ce sont des gens dont on ne parle pas légèrement. Nos aïeux, ce sont les Gallo-Romains, race industrieuse et cultivée qui a entendu chanter le poète Ausone, qui a fréquenté avec saint Jérôme les écoles de rhétorique de Trèves, et qui a servi dans les légions de Probus et de Julien ; respectez-les, monsieur. Nos aïeux, ce sont les redoutables Franks qui, couverts de la dépouille des bêtes féroces et la framée à la main, ont aidé à renverser l’empire romain et fondé la plus grande nation de la chrétienté ; ne plaisantez point ces rudes trépassés. Nos aïeux, ce sont ces braves Germains du moyen âge, moines qui ont défriché nos solitudes, chevaliers qui ont été aux croisades, qui ont brillé aux tournois de l’empire, bourgeois qui ont fondé des cités libres et résisté aux empereurs, lettrés qui ont brillé dans la Renaissance, libres penseurs qui ont acclamé la Réforme, rustauds qui ont fait la dure guerre des paysans et qui ont vu toutes les épouvantes et toutes les calamités de la guerre de Trente ans ; vénérez ces grandes ombres des vieux temps et vous gardez de les convier à la frivole revue que vous méditez. Nos aïeux, ce sont encore ces fidèles Allemands dont l’esprit résistant luttait contre le grand roi, mais qui ont scellé leur éternelle union avec la France et la liberté sur les champs de bataille de la grande république. Voilà, monsieur, de quoi il faut vous inspirer, plutôt que d’aller indiscrètement découvrir un à un les pots de l’ancienne cuisine alsacienne, analyser les ragoûts de nos arrière-grand-mères, et mettre les doigts dans les plats du temps passé.

Assurément, le conseil est bon, et je le suivrais si j’étais un philosophe. Mais je ne suis qu’un de ces incorrigibles curieux qui préfèrent les petits mystères que beaucoup ignorent aux grandes choses que tout le monde sait. Et si je m’avisais de mettre la cuisine au-dessus de la gloire, aurais-je bien tort ? La fumée de celle-ci fait-elle plus d’heureux que la fumée de celle-là ? Quel est le plus vrai philosophe, celui qui goûte le spectacle de l’extermination des gens, ou celui qui prend plaisir à les voir bien dîner ? Se battre, courir les aventures, faire des révolutions, veiller aux portes d’une ville assiégée, conquérir des provinces, aviver de sa foi et de son éloquence les séditions populaires, tenir tête aux Hongrois, aux Anglais d’Enguerrand de Coucy, aux Armagnacs du dauphin de France, aux Bourguignons de Charles le Téméraire, aux brigands de Mansfeld, aux Suédois de Horn et de Bernard, aux Français de Turenne et aux Pandours du baron de Trenck, voilà les traits capitaux de notre histoire. Ils sont grands, respectables, glorieux. Je les aime et je les admire. Mais, me permettra-t-on de dire qu’à côté de cette histoire en habits de fête, de cette histoire grave et solennelle dont les journées pompeuses ne s’échelonnent qu’à longs intervalles dans les siècles, il y a une autre histoire modeste, vulgaire, ignorée, l’histoire de tous les jours, l’histoire de la vie privée. L’on s’occupera toujours assez de ce que nous aimons particulièrement dans l’histoire, le bruit, l’émotion, le drame, les spectacles extraordinaires, car les écrivains savent notre avidité pour les récits de batailles, de sombres aventures, de poignantes catastrophes. Mais ce que l’on fera toujours trop rarement, à mon avis, c’est de soulever quelque coin du voile qui recouvre le côté intime, domestique de la vie des générations éteintes.

Donnons donc, sans gêne, une heure à l’innocente fantaisie de parler de la table de la vieille Alsace. Laissons un instant les grands coups d’épée pour les coups de bouteille, l’épopée chevaleresque pour les hauts faits des cordons-bleus, et les légendes poétiques pour la prose substantielle de la cuisine.

Maintenant, un mot sur la méthode que je vais employer. Je ne veux pour rien au monde faire le savant, et en cette matière moins qu’en une autre. Il faut laisser aux docteurs de Tubingue ou de Greifswald la gloire de parler savamment sur les choses futiles et de prendre, à propos de tout, leur point de départ au déluge. Je parlerai de mon sujet, selon mon caprice, un peu à tort et à travers, anecdotiquement plus qu’en toute autre forme. J’écris ce chapitre pour le plaisir de conter et non pour m’ennuyer du pénible labeur de faire l’histoire chronologique et philosophique des révolutions culinaires de l’Alsace. Celui qui espérerait trouver ici quelque chose qui ressemblât pour la profondeur aux fameux livres Des Poiz au l’art cum commento, que Pantagruel trouva en l’illustre librairie de Saint-Victor, se tromperait. Il fera bien de dédaigner et de passer ces pages frivoles, et d’attendre qu’un vrai savant, sorti du plus profond d’une université germanique, fasse le livre dont je n’offre que le prospectus.

La nature avait admirablement favorisé l’Alsace sous le rapport des productions alimentaires. Sous un climat tempéré, le sol y donne avec générosité tous les végétaux des latitudes moyennes. Ses plaines chargées de blés étaient fameuses[1] et ont plus d’une fois aidé à nourrir les contrées voisines ; ses vergers étaient les plus riches et les plus beaux de toute l’Allemagne[2] ; ses cultures potagères, notamment à Colmar et dans les environs de Strasbourg, avaient assuré le premier rang aux jardiniers alsaciens ; nous en avons déjà parlé ailleurs[3] ; ses vignobles renommés envoyaient leurs produits en Hollande, en Angleterre et jusqu’en Suède[4]. Les vieux cosmographes ne cessent, par leurs éloges, de relever les mérites et les agréments de notre province. Écoutons-en quelques-uns : « De tout temps, dit Doppelmeyer, l’Alsace a été appelée la cave à vin, la grange à blé, le garde-manger des pays environnants[5]. » — « Les anciens écrivains, dit Ursenson, parlent déjà de l’Alsace comme d’un paradis et d’un jardin richement propice à la bonne chère[6]. » — « L’Alsace, dit Munster, est une des plus heureuses contrées de l’Allemagne. Elle ne le cède à aucun pays pour la richesse des productions alimentaires ; le blé, les vins, les fruits délicieux y croissent abondamment[7]. » — Silhon, le secrétaire du cardinal Mazarin, compare la beauté et la fertilité de l’Alsace à celles de la Touraine et de la Lombardie[8], — et Duval ajoute qu’il n’y a pas de contrée où il y ait ensemble « tant de commodités pour la vie de l’homme[9] ».

À ces heureuses conditions de climat et de sol se réunissaient des dispositions topographiques non moins avantageuses. Un fleuve immense fournissait, dans un cours de quarante-cinq lieues, presque toutes les variétés de poissons d’eau douce, et quelques espèces voyageuses empruntées à la mer d’Allemagne ; ses îles et ses rives boisées étaient peuplées de faisans au plumage doré, de canards sauvages, de poules aquatiques, d’échassiers de toute sorte, depuis le courlis jusqu’au héron. La plaine était coupée de rivières nombreuses, toutes fécondes en poissons délicats et succulents. Elle avait aussi ses grandes forêts, la Hart, le Hagenauer Forst, le Bienwald, et leurs ramifications, où abondait un gibier varié et excellent : le lièvre, le daim, le chevreuil, le cerf, le sanglier. À l’opposé du Rhin s’étageaient les Vosges ; le feuillage joyeux de la vigne égaie les collines qu’elles étendent dans la plaine, et la sombre verdure des sapins couronne leurs cimes lointaines et élevées. Dans ces retraites vastes et silencieuses vivaient d’innombrables bêtes fauves ; la civilisation et la vénerie en ont détruit les hôtes les plus nobles et les plus redoutables ; mais dans les vieux temps les rois y ont chassé l’élan, l’aurochs, l’ours. Le chamois a habité les sommets des Vosges jusqu’au treizième siècle, et les derniers ours n’ont disparu qu’avec la Révolution. La tradition nous a conservé le souvenir des chasses de Dagobert, de Sigebert l’Austrasien, de Charlemagne, dans les vallées de Munster et de Lièpvre, de Louis le Débonnaire dans celle de Saint-Amarin[10]. Celui-ci a même pêché la truite dans le torrent de la Thur, au pied du Trimont. (Pêche n’est point plaisir de roi, on le sait bien ; aussi n’est-ce pas sans cause que l’histoire a donné à ce prince le surnom de Débonnaire.) Les crêtes sauvages de nos montagnes fournissaient encore aux tables recherchées les gelinottes, les lagopèdes ou gelinottes de neige, et le coq de bruyère, le morceau d’apparat, la pièce d’honneur des festins. Ces oiseaux avaient cessé d’être communs il y a un siècle ; ils sont déjà rares aujourd’hui et les gastronomes contemporains prédisent avec une satisfaction farouche que leurs descendants n’en mangeront plus. — J’espère qu’il se trouvera quelqu’un pour souffler dans l’oreille de la muse de l’histoire le nom de l’heureux gourmand qui sacrifiera à Comus le dernier des coqs de bruyère.

Je ne parle ici de la chasse qu’en passant. C’est un grand et poétique sujet qui mériterait d’être traité avec les détails et l’expérience qu’un adepte de l’art peut seul y apporter. C’est tout un drame à révéler, commençant dans les souvenirs de la mythologie scandinave, avec les chasses furieuses d’Odin, et finissant dans les bruits de la Révolution avec les chasses galantes de M. le cardinal de Rohan. M. de Rohan fut vraiment le dernier veneur alsacien. Tout est logique dans le monde ! Le même homme qui hâta les funérailles de la monarchie assista aussi à la ruine de la vénerie, et du fond de son exil d’Ettenheim, il vit le naufrage de l’objet de ses deux passions de gentilhomme, la chasse et la royauté. Ah ! il a dû sentir que le vieux monde était mort, non-seulement parce que le roi son maître, la reine de France et les enfants de la reine, les princes, les ducs, les comtes, disparaissaient pêle-mêle dans le gouffre, mais aussi parce qu’il voyait les bourgeois et les paysans se jeter avec une ardeur orgueilleuse, le fusil à l’épaule, au fond des plus épaisses forêts, à la poursuite du gibier seigneurial. C’est alors que vieilli, découragé, il a dû rêver tristement aux grandes chasses mérovingiennes, à Sigebert, qui chassait, dit-on, depuis Bâle jusqu’à Strasbourg sans voir la lumière du ciel ; à Frédéric Barberousse qui transporta les insignes impériaux au fond de la forêt de Haguenau, sa chasse de prédilection[11], à Anselme le Téméraire qui se précipita avec son cheval, à la poursuite d’un cerf, du haut d’un rocher que nous connaissons tous dans la forêt de Ribeauvillé ; à Nordwind, le veneur terrible de Herrenfluh ; à tous ces barons féodaux chassant sans cesse dans nos rudes montagnes, et surtout aux belles et intrépides châtelaines qui les suivaient, l’oiseau de proie sur la main, entourées de leurs pages et de leurs fauconniers. Ah ! ces souvenirs héroïques devaient lourdement tomber sur le cœur du vieillard ! Et même qu’étaient ces chasses élégantes de Saverne auprès des grandes journées de destruction des vieux temps ! Ne savait-il pas, qu’en l’année 1627 son prédécesseur, l’évêque-archiduc Léopold, avait pris en une seule chasse 600 sangliers dans la Hart, et un autre évêque, celui de Spire, un siècle plus tard, en 1722, pareil nombre de ces redoutables animaux, dans le Bienwald ? Pouvait-il ignorer, qu’en plein règne de Louis XIV les pacifiques chanoines de Marbach chassaient encore le cerf au Lengenberg, que les abbés de Munster avaient droit aux pattes des ours tués dans les montagnes qui environnaient leur abbaye, et que les comtes de Ribeaupierre exigeaient de leurs sujets du val d’Orbey non-seulement les quatre pattes, mais aussi la tête bien longue coupée de cet hôte antique de nos forêts ?… Toutes ces choses seront un jour racontées, je l’espère, et bien d’autres encore, par quelque écrivain naturaliste et chasseur. Pour moi, il est temps que je retourne à mon sujet.

Jardinage renommé, fruits excellents, vins estimés et fameux par toute l’Allemagne, chasse riche et variée, pêche abondante, voilà l’Alsace gastronomique, en y ajoutant cependant la ressource fondamentale de l’alimentation, le bétail et les produits accessoires que donnent les animaux domestiques. On élevait du bétail partout, mais principalement dans le Sundgau et le pays de Belfort. Il était beau, sain, recherché pour la qualité de sa chair. Il s’en faisait un commerce immense aux foires de Saint-Érasme à Ufholtz, de Saint-Marc à Saint-Amarin, de Saint-Jean et de Saint-Nicolas à Wattwiller, de Saint-Georges à Dannemarie, et de Saint-Gall à Reiningue[12]. Hors les temps de foire, Cernay et Belfort étaient les marchés exceptionnels et privilégiés pour la vente des bestiaux[13].

Dans les vallées des Vosges, comme celles de Saint-Amarin, de Masevaux et de Munster, l’éducation du bétail avait plus pour but la production des laitages que l’approvisionnement des boucheries. Le val de Saint-Amarin fournissait un beurre délicieux, et en telle quantité qu’un auteur du dix-huitième siècle[14] l’appelait « une riche mine de graisse ». Les fromages de ces vallées n’étaient pas moins estimés, surtout ceux de Munster[15], que l’on mettait sur le même rang que les fromages de Limbourg et qui avaient sur ceux-ci le mérite de se mieux conserver[16].

De tous les animaux domestiques, le porc est celui qui répond le mieux aux besoins des sociétés primitives et imparfaites. Il se multiplie avec rapidité, et son entretien est facile dans les contrées peu peuplées et couvertes de forêts. Les Celtes en élevaient d’immenses troupeaux et faisaient un grand commerce de salaisons avec l’Italie. Celles de la Séquanie (Franche-Comté) étaient les plus recherchées. Tout le monde sait que la consommation de la chair de porc fut immense dans le moyen âge. Charlemagne avait ordonné aux régisseurs de ses fermes d’élever de nombreux troupeaux de porcs. Malgré l’activité et l’étendue de la production porcine en Alsace, il y eut un temps où elle ne suffit pas aux besoins du pays. Au quatorzième et au quinzième siècle, la Souabe et la Lorraine nous envoyaient de formidables troupeaux de porcs. Les produits de la Souabe avaient une grande supériorité sur ceux de la Lorraine. Il y parut bien en 1508, année où les Lorrains en amenèrent une si innombrable quantité, que le peuple se dégoûta de cette espèce de viande[17] et n’en voulut plus manger. Il n’eût pas été si difficile cent cinquante ans plus tard, lorsque les Suédois, les Français et les Allemands avaient ruiné et épuisé le pays au point que les rares débris de la population indigène trouvaient à peine de quoi se nourrir. Le paysan alsacien ne rétablit qu’à la longue ses étables, sous l’administration des intendants de Louis XIV, et à la faveur des concessions qui ouvrirent les forêts aux troupeaux de porcs. Ichtersheim, qui écrivait en 1710, rapporte qu’il en a vu de nombreuses bandes dans les différents cantons de la Hart, et notamment dans le Kastenwald[18]. Les seigneurs qui se montrèrent le plus généreux, sous le rapport des tolérances forestières, furent les comtes de Hanau, les princes de Nassau et la maison de Deux-Ponts. Une grande partie de leurs domaines n’avait d’autre ressource que l’élevage des porcs, qui s’y maintint florissante jusqu’à l’apparition du code forestier en 1827. Depuis cette époque, ces contrées et le pays de la Petite-Pierre surtout, sont devenus les plus pauvres de l’Alsace.

Ce n’est donc pas seulement la délicatesse progressive des goûts gastronomiques qui a restreint l’usage de la viande de porc en Alsace, mais encore les changements survenus dans le régime administratif des forêts. Il est bon qu’on le remarque, afin d’éviter qu’on nous reproche d’avoir dégénéré de la simplicité de nos ancêtres. À la fin du dix-septième siècle, le médecin Maugue constatait encore « que la viande fraîche de cochon ou salée faisait la principale nourriture des Alsaciens[19] ». L’usage de cette consommation avait été de tout temps si répandu qu’il avait donné naturellement naissance à une industrie que nous trouvons officiellement reconnue dans les constitutions strasbourgeoises. Les tueurs de porcs, les saleurs et les charcutiers, auxquels on avait adjoint les fruitiers, formaient une des vingt tribus de métiers de la ville de Strasbourg. Elle tenait le septième rang.

Les Alsaciens avaient donc cela de commun avec les Romains du temps de Plaute et de la vieille république, qu’ils mangeaient avec délices, comme ces derniers, le lard. Qu’un moraliste en induise ce qu’il voudra. Pour moi, je ne fais que cette réflexion, c’est que les Lorrains, qui ont toujours aimé le lard et qui l’aiment encore, ne ressemblent pas beaucoup plus que nous aux Romains de Plaute et de la république.

Ce serait une chose assez difficile, je crois, et dans tous les cas au-dessus de ma compétence, que de rétablir l’histoire des importations, de l’acclimatation et de la propagation des végétaux alimentaires dans notre province. J’ai de la peine à me persuader que les légumes familiers de nos tables d’aujourd’hui n’ont pas de toute éternité défrayé la cuisine alsacienne. Comment croire, en effet, qu’il y a eu un jour dans le passé où la carotte rouge, le chou, le navet, les pois et les lentilles sont entrés dans le domaine culinaire par un effort de civilisation pareil à ceux qui, de nos jours, y ont fait entrer le melon, le café, le citron et l’ananas ? Pour la pomme de terre, c’est différent ; nous connaissons son histoire. Quoi ! les épinards pourraient être le monument d’une révolution gastronomique que nous dérobent l’éloignement et la nuit des âges ! Cela me paraît étrange et il se peut pourtant que cela soit. Quelque docte botaniste nous le révélera peut-être un jour. En attendant, je me borne à dire le peu que je sais, et à croire que les ménagères alsaciennes, depuis nos grand’-mères[sic] Triboques jusqu’à nos cuisinières actuelles, ont connu et apprêté, dans cette longue série de siècles, toutes les plantes potagères du Bon Jardinier alsacien de 1853. Qu’on lise les Capitulaires de Charlemagne, l’on verra que le grand empereur recommandait à ses intendants la culture du plus grand nombre des légumes que nous mangeons encore aujourd’hui.

Plaçons-nous, par exemple, en plein seizième siècle. L’alimentation de cette époque, on ne peut en douter, représente assez exactement ce que fut celle de tout le moyen âge, et même des temps antérieurs. La carte des légumes y est très-riche et très-variée. Chaque saison de l’année apporte son tribut. Le printemps d’alors, comme le nôtre, donnait les épinards, la bette, le jeune chou frisé, la laitue, la buglosse, la bourrache, l’oseille, les chicorées, l’acanthe, le pissenlit, dont les feuilles ainsi que celles du pavot et du navet d’hiver étaient servies en légume. Un mets étrange pour nous, délicat alors, était la feuille de la violette de mars mêlée avec la jeune ortie, et ce qui valait mieux, je crois, les laiterons et les premières pousses du houblon sauvage. Au-dessus de tout dominaient l’asperge et la raiponce. Avec l’été, arrivaient les racines de persil, les carottes, les chervis, les navets doux, les raves et radis, surtout le radis noir[20], les pois verts en cosses, les jeunes haricots verts, le seigle et l’épeautre dont on mangeait les grains verts en légume. L’automne apportait les choux blancs, les gros navets, les concombres, les citrouilles, et, sur la fin du seizième siècle, la précieuse solanée empruntée au nouveau monde. Au temps des vendanges se faisaient les compotes de gros fruits, la marmelade de raisin avec le miel pour condiment. Enfin, l’hiver complétait cette riche nomenclature en y ajoutant toute la famille des légumes secs, tels que pois, vesces, lentilles, fèves, haricots. C’est aussi dans cette saison que l’on mondait l’orge et l’avoine, qu’on préparait le millet, qu’on s’approvisionnait de moutarde et de raifort pour assurer les sauces d’hiver.

Nous sommes encore loin de la fin. J’ai rendu hommage à la méthode en énumérant une partie des richesses potagères de la vieille Alsace dans l’ordre de leur apparition annuelle. Mais il y a une foule d’usages culinaires que l’on ne regrettera pas de connaître, bien que je ne les classe que selon le caprice de ma mémoire. Qu’on soit tranquille, si je ne cite guère d’autorités, ce n’est pas pour me donner la coupable liberté d’inventer et de faire de la fantaisie. Je ne parle qu’appuyé sur des témoignages certains et écrits ; mais, je l’ai dit, je ne veux pas prendre l’allure grave d’un savant en un pareil sujet ; je conte, voilà tout. Faut-il, par hasard, des justifications et des preuves pour faire admettre que le chènevis était anciennement mangé comme légume ? que les racines de gyrole étaient un mets familier aux gens de travail, et les pois verts relevés de persil le plat que les physiciens recommandaient aux accouchées ? Cela est tout naturel et ne doit pas plus surprendre que l’usage adopté par les gens riches de faire apprêter les feuilles de bette avec du vin et de fortes épices. Chez nos anciens, tout ce qui était vigoureux, caustique, violent, était à peu près réputé bon. Un de leurs mets favoris de carême était les faséoles et les pois blancs froids, baignant dans une sauce de forte moutarde. Les racines et les jeunes filles de bistorte étaient une délicatesse. Il était tout simple dès lors de laisser la fade et innocente laitue cuite aux vieillards et aux estomacs débiles. On ne trouve que très-tard des mentions de l’artichaut, des choux-fleurs et des choux rouges. C’est que l’artichaut, apporté en France par Louis XII, n’est arrivé en Alsace qu’avec les fonctionnaires français ; le chou rouge n’est connu que depuis le seizième siècle, et le chou-fleur depuis le voyage royal de 1744.

Parmi les légumineuses, nos pères prisaient surtout l’espèce de lentilles venue de la Lorraine ; les pois chiches, notre légume, disent les vieux botanistes ; le Spiregau passait pour fournir les meilleurs ; les haricots de France qu’on mangeait verts. Les fèves d’Allemagne ou de marais étaient un mets abandonné aux pauvres, tandis que les haricots blancs, malgré la réputation qu’ils avaient de porter à la mélancolie, jouissaient d’un excellent renom ; une poule grasse aux haricots était un plat d’autorité et de grande liesse. Les lupins même n’étaient pas dédaignés, après qu’ils avaient trempé quatre-vingts heures dans l’eau.

Les farineux cuits au lait étaient nécessairement, comme aujourd’hui encore, une ressource alimentaire importante, surtout à l’époque du carême, et en tout temps, pour les femmes, les enfants et les vieillards. Outre ceux que l’usage a conservés, je citerai une espèce de riz, appelé le riz d’Allemagne, le blé de maïs, la farine d’avoine, le millet et une de ses variétés connue sous le nom de panic.

Le vieux temps était friand de salades ; mais il n’était pas difficile, comme le nôtre, sur ce point. Le vinaigre, le sel, quelques herbes parfumées, quelques gousses aromatiques suffisaient à l’assaisonnement ; l’huile n’y jouait qu’un rôle à peu près nul. On ne voyait l’huile d’olive que sur les tables opulentes qui l’empruntaient à l’apothicaire. L’huile de navette, de pavot ou de noix défrayait les tables de la bourgeoisie, du commun peuple et des paysans. Je suis fondé à penser qu’il y eut même un temps où l’huile était absolument inconnue dans les salades alsaciennes. Elle n’y est encore que très-parcimonieusement représentée aujourd’hui, surtout dans l’usage populaire. Elle ne fut longtemps considérée que comme raffinement antinational, et frappée de l’excommunication patriotique qui pesait sur toutes les délicatesses de la sensualité italienne. Son usage ne se répandit que sous la domination française. Il ne fallut pas moins que le traité de Westphalie et les victoires de Turenne pour constituer, chez nous, la salade sur ses véritables bases logiques. Ah ! que le progrès en toute chose est lent et qu’il coûte cher !

Parmi les végétaux que nos ancêtres mangeaient en salade, j’ai jugé que les suivants méritaient une mention historique : les feuilles de mauve, les feuilles et les racines d’ache mêlées au cresson, les feuilles de lotier, la mâche, la corne-de-cerf cueillie en avril, la barbe-de-bouc jeune avec ses racines, le pourpier, les raiponces printanières, feuilles et racines, les pousses du houblon vierge, les asperges. J’en pourrais citer bien d’autres, mais je crois que cela suffit ainsi. Seulement, il me semble qu’il est juste de rattacher à la série des salades, le raifort râpé et accommodé cru avec du sel et du vinaigre. D’anciens livres lui donnent le titre de gut Salsament (excellent hors-d’œuvre), et il faut que ce hors-d’œuvre ait passé pour une délicatesse, à son origine, sans quoi un médecin du seizième siècle n’aurait pas ajouté avec une certaine finesse : Das wissen die Apicii fast woll ; ce que les gourmets savent fort bien. Je n’ai pu découvrir l’époque à laquelle remonte, dans notre pays, l’usage de la laitue romaine. Rabelais l’a importée en France en 1537 ; mais j’ignore combien de temps elle a mis à pénétrer en Alsace. Elle n’a dû y arriver qu’avec les intendants du dix-septième siècle.

L’emploi des végétaux est naturellement illimité dans la cuisine ; la prétention d’être complet sur ce chapitre serait donc déraisonnable. Je n’ai tenté de l’être que pour les végétaux que j’appelle constitutionnels, c’est-à-dire qui constituent par eux-mêmes un aliment nettement déterminé. Les cas où ils interviennent dans un mets pour le compléter, où ils se combinent entre eux pour produire des saveurs contrastées, sont innombrables et se refusent à une nomenclature. Le hasard et la suite de ce travail nous en montreront des exemples que nous recueillerons. Ainsi, si nous consacrons un paragraphe à l’omelette allemande, au Pfannekuchen, nous n’oublierons pas de remarquer que les naïfs gourmands des siècles passés saluaient avec transport le joli mois de mai qui leur apportait les racines nouvelles du chervis tout exprès pour les mêler à la pâte de l’omelette ; que le cumin passait pour un assaisonnement délicieux dans la soupe aux pois ; que le cresson d’hiver jouissait de la renommée de rendre leur gaîté et leur vigueur aux buveurs fatigués et vaincus ; et qu’une tranche de coing frit ramenait la plus douce sérénité dans les têtes troublées par les fumées orageuses du vin. Mais ce n’est pas le moment de s’occuper de ces détails. Je me dois à des sujets plus importants.

Et d’abord à la grave préoccupation qui signalait l’entrée de l’hiver, à la préparation de la choucroute, espèce de grand œuvre de la chimie culinaire de l’époque. La rude et mangeuse Germanie a seule pu inventer cette âpre et vigoureuse conserve. Je crois donc que François de Neufchâteau (qui s’attendait à voir un homme d’État en pareille affaire (?) se trompe[21] lorsqu’il conjecture que l’idée de la choucroute pourrait bien être venue de la sauce dont Columelle conseillait l’emploi pour garder les ognons[sic], laquelle sauce était composée de thym, de sarriette, de trois parts de vinaigre et d’une part de saumure. J’avoue que je n’ai pas pu remonter à l’origine de ce mets, et la raison en est tout simplement que la choucroute n’a pas d’autre origine que l’Alsacien lui-même. L’habitant et le mets sont aussi anciens l’un que l’autre, conséquemment perdus dans la même nuit profonde des temps qui couvre aussi le chou pommé blanc. Cependant, pour ceux à qui une date quelconque pourrait faire plaisir, je remarquerai que le Kreutterbuch de Jérôme Bock, réédité à Strasbourg en 1577, par le docteur Melchior Sebizius, parle de la choucroute comme d’une chose comprise depuis longtemps dans le domaine de l’alimentation vulgaire. Lorsqu’il énumère les travaux d’hiver de la prévoyante ménagère, il se borne à cette mention significative dont le laconisme éloquent est le plus sûr témoignage de l’antiquité de la choucroute : « Der Cappes ist eingesaltzen. » Vous l’entendez, le chou est salé. Ce n’est que d’une institution qui plonge dans l’éternité qu’on peut parler aussi carrément, aussi simplement.

La civilisation, bien loin de détrôner ce mets de nos ancêtres, lui a ouvert les cuisines de Paris, et le feu duc d’Orléans prétendait que la guerre de l’indépendance grecque n’avait été faite que pour procurer à l’Europe le plaisir de voir manger de la choucroute au pied du Parthénon. Le médecin français Maugue doit en éprouver quelque confusion dans l’autre monde, où il est depuis un siècle et demi, lui qui écrivit cette phrase un peu leste sur les Alsaciens : « Ils font aigrir de ces gros choux pommés après les avoir fait hacher ; ces choux font les délices de la table et la principale nourriture des naturels du pays[22]. » Et le docteur ajoute que le dur stockfisch est le seul aliment qui peut disputer avec quelques succès à la Surgrout les sympathies des estomacs alsaciens. Nos anciens épiçaient, plus fortement que nous ne le faisons, cette conserve végétale. Leur recette était plus riche que la nôtre. Je crois que nous n’en avons gardé que les baies de genévrier, et je suis tout à fait certain que nous en avons proscrit la graine d’aneth. Chez les pauvres la sarriette faisait presque tous les frais de ce condiment. La choucroute était déjà alors le mets consacré du dimanche, et il était accueilli avec un plaisir tout particulier lorsqu’il apparaissait avec l’ornement d’un puissant chapelet de saulsisses qu’ils aiment beaucoup et qu’ils y mettent en quantité, ou bien, lorsque, suivant l’expression pittoresque d’un écrivain du seizième siècle, le cochon l’avait traversé (wann die Sau dadurch geloffen ist).

Legrand d’Aussy ne parle point de ce mets, mais il lui rend indirectement hommage en remarquant que de son temps déjà le chou de Strasbourg était compté parmi les espèces les plus renommées[23].

La choucroute avait pour pendant la conserve de navets, moins ancienne et moins populaire que la première. J’en ai cependant trouvé des mentions dès le seizième siècle, ce qui la reporte de plein droit dans le moyen âge.

Maugue, qui était plus curieux qu’indulgent à l’égard des mœurs alsaciennes, parle avec aussi peu de respect d’un autre aliment dont le rôle est aujourd’hui, heureusement, bien déchu de ce qu’il fut autrefois, les Schnitzen. Si sa plume welche écrivit mal le mot (Chneits), elle définit pourtant bien la chose : « quartiers de pommes et de poires séchées au four et cuites dans un pot avec de la graisse ou du lard[24]. » C’était, selon lui, le mets traditionnel du lundi, car nous verrons plus loin que ce grand indiscret avait aussi remarqué que la table alsacienne était soumise à la loi d’une certaine périodicité, loi que l’usage n’a pas encore complètement abrogée de nos jours. Il n’est pas nécessaire de dire que les Schnitzen sont aussi, de toute évidence, un mets des plus antiques ; les éléments qui le constituent et le peu de délicatesse qui préside à leur accommodage nous permettent d’en faire honneur à l’imagination de quelque cuisinier druide, vandale ou gépide. L’ancienne Touraine usait également de ce mets.

Je n’ai dit qu’un mot, en passant, de la pomme de terre. Je crois avoir lu qu’on l’appela d’abord pomme péruvienne ou pomme indique. L’expression n’était ni trop belle, ni trop poétique pour ce tubercule sauveur qui a eu la gloire de détrôner la famine, ce minotaure des peuples du moyen âge. Pourquoi n’a-t-on pas conservé ce nom qui rappelait que nous devions ce pain végétal à l’empire du Soleil, que le génie européen l’avait conquis au delà des mers pour nourrir les populations pressées du vieux monde ? C’est que la reconnaissance publique a un autre vocabulaire que l’Académie, et le cœur du peuple une poésie plus profonde que celle des poëtes de profession. La langue populaire fit de la pomme indique la pomme de terre, désignant par cette expression claire et générale le fruit nourricier par excellence des pauvres, la ressource principale tirée du sein de la terre, la mère commune des hommes, alma mater, comme disaient les anciens. L’homme et la terre, après les tortures séculaires de la faim, s’associaient de nouveau, dans ce nom, d’une tendre et charitable sympathie. La modeste pomme trouvée parmi les sauvages d’Amérique rachetait les malheurs de la tentation qu’avait exercée la pomme dorée du paradis terrestre.

La culture de la pomme de terre se révèle en Alsace dès la fin du seizième siècle ; mais ce n’est encore qu’une curiosité. Melchior Sebizius en parle dans son édition du Kreutterbuch de Bock. Sa propagation fut lente et entravée par le préjugé et la routine. Elle resta longtemps reléguée au plus profond de nos montagnes des Vosges, où elle passait pour un fruit vil et grossier, plus propre à la nourriture des animaux qu’à l’alimentation des hommes. Dans les dernières années du seizième siècle, elle passa de la vallée de Schirmeck dans les domaines des abbayes de Senones, de Moyenmoutier, du chapitre de Saint-Dié et dans le comté de Salm. Mais sa culture fut abandonnée, on ne sait pourquoi. Elle ne reprit d’activité qu’au milieu du dix-septième siècle, et, chose étrange, les Lorrains attribuèrent aux Suédois l’honneur de son importation dans leurs montagnes. Cette culture était devenue assez considérable sur la fin du dix-septième siècle, pour que les gens d’église trouvassent profitable d’en soumettre les produits à la dîme. Ce fut le curé de la Broque qui prit en main l’intérêt du clergé et réclama judiciairement la part de l’église. Une sentence du prévôt de Badonviller, en date du 19 octobre 1693, condamna les récalcitrants à servir cette part, qui fut fixée au cinquantième du produit[25]. Toute la vallée de Celles fut soumise à la même redevance. Comme c’est certainement le premier exemple de l’assujettissement de ce tubercule à la dîme, il faut léguer à l’histoire le nom de ce curé ennemi de la pomme de terre. Il s’appelait Louis Piat.

Le Ban-de-la-Roche doit sa civilisation aux pasteurs que la ville de Strasbourg lui a envoyés pendant deux siècles ; mais avant que l’œuvre civilisatrice fût accomplie, la rude région avait déjà payé sa dette de reconnaissance, car c’est des maigres pentes de ses montagnes que la pomme de terre a passé dans les champs fertiles de la capitale alsacienne, comme sujet de grande culture. Le pasteur Walter, qui s’était aperçu que les habitants de cette terre désolée manquaient autant du pain terrestre que de celui de l’Évangile, ajouta au bienfait de la nourriture de l’esprit celui de la nourriture du corps. Il introduisit la pomme de terre dans son immense et pauvre paroisse en 1709. Il avait pour beau-frère Jean-Henri Fels, professeur de droit à l’Université de Strasbourg. Le jurisconsulte, allant parfois visiter le ministre, eut occasion de goûter du fruit inconnu. Il en devint un amateur passionné et conséquemment un propagandiste ardent. À chaque voyage qu’il faisait au Ban-de-la-Roche, il rapportait de nombreux et succulents exemplaires qu’il faisait servir sur sa table et à ses amis. Son zèle le porta même à faire des présents à quelques maisons de grande considération. Bientôt la pomme de terre parut sur les tables aristocratiques du maréchal Dubourg et de l’intendant d’Angervilliers. Sa fortune était décidée. L’engouement et l’esprit d’imitation, ou, pour parler plus justement, la raison et la justice se mirent de la partie. De 1724 à 1730, on la cultiva en grand dans les environs de la ville, et à la faveur du triomphe qu’elle avait obtenu à Strasbourg, elle se répandit promptement dans les autres parties de la province. Ainsi l’Alsace se nourrissait de la pomme de terre plus d’un demi-siècle avant que le courage bien-faisant de Louis XVI l’eût accréditée à Paris, en décorant publiquement sa boutonnière de la fleur du pain des pauvres.

J’ai souvent entendu dire que nous avions le goût émoussé, que les papilles de notre langue blasée n’étaient plus sensibles qu’à l’action irritante des épices et des assaisonnements violents, qu’il n’en était pas ainsi de nos ancêtres, que leur heureuse et édifiante simplicité n’avait pas eu besoin de ces artifices et de ces excitations savantes, que leur franc appétit attaquait avec plaisir des mets dont l’apprêt élémentaire et primitif nous ferait faillir le cœur. C’est une fondamentale erreur. En aucun temps, l’usage ou plutôt l’abus des épices ne fut plus considérable qu’au moyen âge et à l’époque de la Renaissance. La cannelle et le gingembre sont entrés dans la cuisine avant le seizième siècle ; le gingembre de la Mecque était très-estimé ainsi que celui de Calicut confit dans son état vert avec du sucre. Le gros piment de Sumatra et le piment rond de la côte de Malabar étaient un objet de passion. Les Moluques donnaient le clou de girofle, les muscades et les macis ; l’Inde les mirobolants crus et confits, le cinnamome ; Java le poivre cubèbe ; le Malabar le poivre ordinaire. On racontait sur cette denrée diverses fables. Le poivre vient, disait-on, sur un arbre de l’Inde semblable au genévrier ; la forêt où croissent les poivriers est infestée de serpents ; pour cueillir le poivre, les habitants allument des feux par lesquels ils chassent les reptiles ; le poivre brûlé par ces feux est ce qu’on appelle le poivre noir, le reste est blanc[26]. Le chroniqueur Richard de Cluni nous apprend aussi qu’au douzième siècle les marchands exerçaient déjà des fraudes coupables sur les épices ; on humectait le poivre avec l’écume du plomb fondu pour le rendre plus pesant[27]. La ville de Breslau était un grand marché pour les épices d’Orient, ainsi que Marseille et quelques villes d’Espagne. Les marchands de Venise avaient le monopole d’approvisionner le Nord ; ils le faisaient surtout par le port de l’Écluse, d’où leurs marchandises passaient à Bruges qui, jusqu’à la fin du seizième siècle, fut la plus grande place de commerce du Nord. Après la découverte du cap de Bonne-Espérance, Anvers supplanta Bruges. L’Alsace recevait ses épices par toutes ces voies et encore par Nuremberg et Augsbourg, qui avaient des relations directes avec Gênes et Venise. Il se tenait à la Pentecôte une grande foire de denrées du levant à Ems en Autriche, et comme on y voyait déjà au treizième siècle de nombreux marchands de Metz, de Cologne et d’Aix-la-Chapelle, on doit croire aussi que notre province recevait par là une partie de ses approvisionnements en épices[28].

Mais ces objets de luxe culinaire étaient à trop haut prix pour descendre dans les cuisines vulgaires. Celles-ci demandaient aux plantes indigènes les aromates et les stimulants qu’elles ne pouvaient emprunter aux contrées asiatiques. Parmi eux figuraient la gyrole, les câpres, la menthe, la balsamine, le basilic, la véronique, le romarin, la marjolaine, les fleurs d’armoise, le serpolet, le thym, l’hyssope, la sauge, l’aromate le plus distingué de la vieille cuisine, l’aneth, la lavande, la passerage, l’absinthe, la giroflée, la pimprenelle ou poivre allemand, la sarriette, la moutarde, le cumin, le fenouil, l’anis, la coriandre noire, le trèfle musqué, le fenugrec, le safran, dont les plantations les plus fameuses étaient à Worms et à Illfussheim près de Landau, les baies de sureau, la violette, la pivoine, les feuilles de roses, le bois de réglisse, et un grand nombre d’autres substances qu’il serait trop long d’énumérer. Certes, il y avait là de quoi satisfaire les goûts les plus divers et les plus étranges, et nous ne pouvons que nous féliciter d’avoir échappé, après plusieurs siècles, à la redoutable simplicité d’une cuisine qui, sous bien des rapports, nous paraît avoir été cousine germaine de la pharmacie.

Ah ! si vous voulez de la simplicité véritable, remontons, s’il vous plaît, à l’an 1182 et voyons comment se nourrissaient les ouvriers qui édifiaient l’église de Saint-Léger de Guebwiller. Et le chroniqueur a soin de dire pourtant que ce fut une année excellente : Gott lob, es war eine gute Zeit ! « Pendant toute la semaine on leur donnait de l’ail et du pain à discrétion ; mais le dimanche ils avaient de la viande et toute autre chose en abondance[29]. » De l’ail toute la semaine avec du pain noir, à la bonne heure, voilà un régime qui ne faisait pas de sybarites et encore moins de podagres !

Je m’imagine volontiers que les basses-cours de la vieille Alsace l’emportaient sur les nôtres, non pour la variété des espèces, mais pour la richesse de leurs populations. Il n’en faut d’autre preuve que ces innombrables redevances en poules et chapons auxquelles étaient assujetties presque toutes les maisons et toutes les terres soit au profit des seigneurs, soit au profit des établissements religieux. Les réfectoires monastiques et les cuisines nobles étaient un gouffre béant où descendait chaque année un monde de volatiles. Oh ! que les savants ont d’étranges idées ! Ils s’épuisent à expliquer par le symbolisme féodal des redevances qui s’expliquent si bien par l’appétit des chevaliers et la gourmandise des moines. Voilà ce que c’est d’ignorer que la chair des alectrides, celle des chapons surtout, tenait chez nos pères un des premiers rangs dans la série des préférences gastronomiques. Les pigeons, les canards, les oies étaient bien loin de jouir des honneurs d’une égale estime. Leur chair lourde et grossière, dit Jérôme Bock, exige des estomacs robustes et ne convient qu’à des gens très-bien portants. Au quinzième siècle, on ne trouvait le paon que dans les basses-cours des nobles, qui le faisaient servir dans les repas de fête ; pendant tout le moyen âge, il eut l’honneur de passer pour la nourriture des amants et la viande des preux ; mais au seizième siècle, il était déjà au déclin de sa gloire. Les nobles furent aussi les premiers, naturellement, qui reçurent le dindon des mains des Jésuites. Avec la liberté, ils se sont répandus partout, je parle des dindons. On voit que les Jésuites ont du bon. Ah ! oui, si nous ne leur devions que cela !…

Parmi les gallinacés qui vivent à l’état d’indépendance, le faisan, la gelinotte, la perdrix, la bartavelle, le lagopède, passaient pour des mets agréables au goût et profitables à la santé. « Mais n’en mange pas qui veut, dit un vieux docteur cuisinier[30] ; nous les laissons à nos seigneurs, et nous nous contentons des oiseaux domestiques, jusqu’à ce que les farouches nous tombent entre les mains. » Vous entendez cette menace. C’est un écho du sixième article de la charte des paysans insurgés de 1525. Dans deux siècles cette parole révolutionnaire sera réalisée et aura passé de la cuisine dans la Constitution.

À la tête des gallinacés brillait le coq de bruyère. Il fut de tout temps un morceau triomphal, en Allemagne, parce qu’il était tout ensemble magnifique de plumage, excellent de chair, peu commun et difficile à atteindre dans ses retraites élevées. On n’en voyait que sur la table des princes, des évêques, des riches abbés, des puissants gentilshommes. Un petit gentillâtre, à qui le hasard d’une chasse heureuse livrait une de ces nobles bêtes, eût craint de commettre une profanation s’il n’en avait pas fait hommage à son suzerain, à son protecteur ou à son redoutable voisin. Le coq de bruyère n’était pas seulement un mets seigneurial ; il avait un autre privilège encore ; il était admis à la table des grands comme une victime héroïque, couvert de l’éclatante parure qu’il avait promenée dans la liberté des grands bois. Un coq de bruyère détruit et sacrifié au dieu de la bonne chère était un événement déjà au commencement du dix-septième siècle. C’est homme grave, un historiographe du roi, qui nous l’apprend[31]. Le maréchal de Guébriant, qui commandait les armées du roi de France, était au château de Dachstein. Condé lui amenait les renforts qu’il avait demandés à la cour. À la nouvelle de l’arrivée du prince, le maréchal se mit en devoir de recevoir dignement le jeune vainqueur de Rocroi. Il écrivit de tous côtés pour réunir les éléments d’un somptueux festin. La ville de Colmar, pour le dire en passant, y contribua, en envoyant, par un nommé Walch, des perches, des carpes et des brochets, dans la forteresse de Dachstein. La diplomatie elle-même s’en mêla. Le résident français à Strasbourg, M. de l’Isle, adressa au maréchal, le 22 octobre 1643, la pièce capitale du banquet, avec une lettre que l’histoire nous a conservée. « J’envoye à votre Excellence, dit-il, un coq-bruant mis en paste et couvert de son plumage, à la façon qu’on les sert sur la table des princes d’Allemagne. » — On se console de bien des faiblesses quand on sait que le grand Condé ne se nourrissait pas exclusivement de gloire, et je crois que j’aurais mieux aimé le voir en face du coq-bruant de Dachstein qu’en face des Impériaux sous les murs de Fribourg.

Parmi les palmipèdes, les sauvages étaient préférés aux domestiques. Ainsi l’oie sauvage, le canard sauvage, la cercelle, et surtout les macreuses du Rhin étaient des morceaux renommés. Le petit cours d’eau qui traverse le ban de Jebsheim avait le privilège d’attirer les plus nombreuses bandes de canards sauvages[32]. — Une friandise supérieure encore étaient les poules d’eau, les vanneaux, les plongeons, les cailles, les courlis, les bécassines. Les grandes espèces d’oiseaux de passage n’étaient pas dédaignées non plus. Ainsi l’on mangeait les grues, les cygnes à bec noir, les cigognes noires, les hérons, les cormorans[33] ; mais quoiqu’on réputât ces volatiles bons pour la cuisine, on convenait pourtant qu’ils faisaient plutôt l’affaire des grands mangeurs que des mangeurs délicats.

Pour les oiseaux indigènes, on était à peu près sans scrupule. Tous les chantres ailés des champs et des bois étaient voués au sacrifice. Hélas ! avons-nous plus de pitié aujourd’hui ? Nos pères mangeaient les pinsons, les mésanges, les alouettes, les cujeliers, les grimpereaux, les pics-verts, les pic-noirs, les torcols, les verdières, les linottes, les fauvettes, les bergeronnettes, les moineaux, les litornes, les rousserolles, les gros-becs, les étourneaux, les merles, les grives, surtout celles qui se nourrissaient des graines de genévrier ; et nous, y avons-nous renoncé ?… À quelques-uns, peut-être, parce que nous ne les avons plus trouvés assez délicats. Aux moineaux, par exemple, dont nos anciens raffolaient au point de les réserver pour les malades et les convalescents ; au geai et à la pie, que nous répudions comme trop coriaces. Voilà bien de quoi vanter notre sensibilité, quand nous exterminons le serin, le rouge-gorge et le roitelet ; le roitelet, qu’on épargnait autrefois ainsi que le rossignol, parce que, dit un vieil auteur alsacien, leur doux ramage et le don qu’ils ont de prédire les changements de temps nous réjouissent plus que ne pourrait le faire la chair de leurs petits corps. L’hirondelle, comme aujourd’hui, échappait à la proscription, du moins comme mets, mais les apothicaires la réclamaient pour la brûler et faire de sa cendre, mêlée au miel et au saindoux, un remède souverain pour les angines. La huppe devait son salut à sa chair fétide, le martin-pêcheur à la même cause plus encore qu’à son magnifique plumage, la cigogne blanche à sa confiance dans l’hospitalité alsacienne. Mais c’était fête à la cuisine des gens du commun lorsque apparaissaient le choucas, la corneille, le corbeau. On prétend encore aujourd’hui que le corbeau produit un bouillon excellent. Les curieux peuvent en faire l’essai. Si l’on s’en rapporte au vieux naturaliste Belon, les Français auraient été encore moins délicats que les Alsaciens, puisqu’il assure que le sacre, le vautour et le faucon, rôtis ou bouillis, sont bons à manger. Le médecin Champier ne connaissait pas de régal supérieur aux jeunes coucous.

L’implacable appétit de nos ancêtres avait tellement répandu et exagéré l’industrie destructive des oiseleurs, que le magistrat de Strasbourg avait cru devoir, très-anciennement déjà, en réprimer les excès. Le 4 mars 1622, les oiseleurs de Strasbourg réclamèrent contre les vieilles ordonnances (alte Ordnung) qui prohibaient l’oisellerie après le 1er mars. Mais la chambre des XXI tint ferme et répondit qu’elle maintenait les anciens statuts[34].

Je ne quitterai pas le monde des oiseaux, sans faire un retour nécessaire à l’oie domestique, non pour parler de ce volatile, qui, malgré l’autorité dont il jouit dans la cuisine traditionnelle de notre province, m’a toujours paru mériter fort peu la réputation qu’il a su se faire auprès des gastronomes bourgeois. Que l’oie grasse continue son rôle important, je ne m’en plaindrai pas. Tous les goûts sont respectables, même celui-là. Qu’elle soit reçue avec honneur, et comme un morceau de grande bénédiction, sur les tables alsaciennes, pendant des siècles encore, surtout quand elle est farcie de châtaignes, je le veux bien et je promets de ne pas contribuer au renchérissement des sauveurs du Capitole romain. Je sais aussi qu’elle fut longtemps un mets princier, que c’était une gloire de manger l’oie du roi, et que Charlemagne en était friand. Cela ne prouve rien. Mais l’oie a droit à nos plus solennels hommages si nous ne voyons plus en elle que l’admirable machine qui élabore et produit la succulente substance connue sous le nom de foie gras. Ne reportez pas votre reconnaissance à la nature ; elle n’est pour rien dans le miracle. La nature a créé ce viscère pour séparer le sang de la bile, rien de plus. C’est l’homme, c’est la civilisation, qui a su en faire des pâtés dont la puissance a tant influé sur le destin des empires. La vapeur n’est rien : mais Papin l’enferme et le monde est changé. Qu’est-ce qu’un fil de cuivre ? Une tringle de métal inerte ; mais allongez ce fil et vivifiez-le par l’électricité, il dira à l’autre bout de la terre votre pensée à peine achevée. Il en est de même de l’oie. L’animal n’est rien ; mais l’art de l’homme en a fait un instrument qui donne un résultat délicieux, une espèce de serre chaude vivante où croît le fruit suprême de la gastronomie. La civilisation antique avait connu le secret de faire grossir le foie de l’oie ; Rome l’avait trouvé en même temps qu’elle atteignait à la domination de l’univers. Avec la barbarie, ce secret, soumis au même destin qui éteignit partout la lumière sociale, se perdit. Il n’était pas encore retrouvé au seizième siècle. Cependant une tradition mystérieuse l’avait transmis d’âge en âge, depuis le règne des Antonins jusqu’à celui de Louis XIV. Quels en furent les dépositaires ? Les Juifs. Leur haine patiente confisqua cette jouissance pendant plus de douze siècles sur la chrétienté. Le foie d’oie ne reparut dans le monde, après cette longue éclipse, qu’au commencement du dix-huitième siècle, avec la régence et les philosophes. Mais sa culture était toujours un arcane, dont les Juifs de Metz et de Strasbourg avaient seuls la possession. « On ignore leurs procédés ; ce secret est une branche de commerce qui les enrichit[35]. » Le siècle de Voltaire et de la Révolution devait soulever tous les voiles et percer tous les mystères. Quand le Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres fut réimprimé en 1808, les Juifs avaient gagné l’égalité civile, mais perdu le monopole du secret qu’ils avaient emporté de la ville éternelle le jour, peut-être, où elle fut pillée par les Vandales de Genséric. Voici ce que dit un des commentateurs du Théâtre d’agriculture. « En Alsace, le particulier achète une oie maigre qu’il renferme dans une petite loge de sapin assez étroite pour qu’elle ne puisse s’y retourner ; cette loge est garnie dans le bas-fond de petits bâtons écartés… et en avant, d’une petite ouverture pour passer la tête ; au bas, une petite auge est toujours remplie d’eau dans laquelle trempent quelques morceaux de charbon de bois. Un boisseau de maïs suffit pour la nourriture pendant un mois, à la fin duquel l’oiseau se trouve suffisamment engraissé. On fait tremper dans l’eau, dès la veille, un 30e du grain qu’on insinue dans le gosier le matin, puis le soir ; le reste du temps l’oie boit et barbote. Vers le vingt-deuxième jour, on mêle au maïs quelques cuillerées d’huile de pavot ou d’œillette. À la fin du mois, on est averti par la présence d’une pelotte de graisse sous chaque aile ou par la difficulté de respirer, qu’il est temps de la tuer ; si l’on différait, elle périrait. Son foie alors pèse depuis une livre jusqu’à deux. L’animal se trouve excellent à manger, fournissant pendant la cuisson depuis trois jusqu’à cinq livres de graisse. Sur six oies, il n’y en a ordinairement que quatre qui secondent l’attente de l’engraisseur et ce sont les plus jeunes. On les tient dans la cave ou dans un lieu peu éclairé[36]. » Cette description est la peinture fidèle des tortures auxquelles la gourmandise soumet encore aujourd’hui ce malheureux volatile. Mais que peut la pitié contre la sensualité et l’appât du gain ? Le général Grammont lui-même mange du pâté de foie gras de Strasbourg et n’a pas songé à placer les oies sous la protection de sa loi célèbre.

Dire tous les miracles qui sont dus à cet effort victorieux de la science alimentaire, ce serait entreprendre une longue histoire qui toucherait à la fois aux questions les plus brûlantes de la galanterie, de la littérature et de la politique. Il faut savoir se borner, et regarder l’abîme sans y tomber. N’est-ce pas être déjà un peu indiscret que d’associer au foie gras un nom illustre dans les annales militaires de l’Alsace ? J’ai entendu raconter que Rapp étant tout jeune officier fut chargé par un de ses supérieurs de porter un pâté de foie gras à je ne sais quel général en chef. Grâce au message, qui était délicieux, le messager parut charmant et digne du plus vif intérêt. Le général demanda et obtint Rapp pour aide de camp. Depuis ce jour sa fortune ne s’arrêta plus. Que Rapp fût, de toute nécessité, devenu lieutenant-général et chambellan de Louis XVIII, cela n’est douteux pour personne, pas même pour ceux qui se permettent de croire au bonheur des circonstances et à l’influence d’un pâté savoureux. Le foie gras n’agit donc pas seulement sur ce général en chef comme éprouvette gastronomique, mais aussi comme éprouvette morale. Il éclaira son esprit du rayon divinateur auquel le peintre Gérard doit l’ardent messager de sa bataille d’Austerlitz.

Je viens d’écrire un mot qui me rappelle une autre gloire du pâté de Strasbourg. Les éprouvettes gastronomiques sont une découverte de Brillat-Savarin, qui les définit ainsi : « Nous entendons par éprouvettes gastronomiques des mets d’une saveur reconnue et d’une excellence tellement indisputable, que leur apparition seule doit émouvoir, chez un homme bien organisé, toutes les puissances dégustatrices ; de sorte que tous ceux chez lesquels, en pareil cas, on n’aperçoit ni l’éclair du désir, ni la radiance de l’extase, peuvent justement être notés comme indignes des honneurs de la séance et des plaisirs qui y sont attachés[37]. » Puis, il classe les éprouvettes en trois séries ; un énorme pâté de foie gras de Strasbourg, ayant forme de bastion, figure dans la série des éprouvettes suprêmes, des éprouvettes à haute pression. Et le philosophe raconte qu’une fois, à l’apparition d’un gibraltar de foie gras accompagné d’un coq vierge de Barbezieux, truffé à tout rompre, « toutes les conversations cessèrent par la plénitude des cœurs ; toutes les attentions se fixèrent sur l’art des prosecteurs ; et quand les assiettes de distribution eurent passé, il vit se succéder, tour à tour, sur toutes les physionomies, le feu du désir, l’extase de la jouissance, le repos parfait de la béatitude ».

J’aurais trahi la gloire de ma patrie si j’avais laissé dans l’oubli ces lignes qui peignent si vivement la puissance d’exaltation gustuelle dont est doué le plus célèbre produit gastronomique de l’Alsace.

  1. Diebold-Schilling, Schweitzer Chronick, p. 130.
  2. Ursenson, Elsasz und Breisgau aus Melecii, p. 29.
  3. Revue d’Alsace, année 1850, p. 56.
  4. Munster, Cosmographie, p. 807. — La Grange, Mémoire sur l’Alsace, mss., p. 299.
  5. Beschreibung des Elsasses, p. 4.
  6. Ursenson, Elsasz, p. 28.
  7. Munster, Cosmogr., p. 806.
  8. Éclaircissements de l’administration du cardinal Mazarin, p. 63.
  9. Géographie française, p. 24.
  10. Louis le Débonnaire chassa dans les Vosges en 821 et 831. À chacune de ces années, les Chroniques de Saint-Denis disent : « Et li empereres s’en alla chacier en la forêt de Vouge. »
  11. Dans le palais somptueux par lequel il remplaça le petit château de chasse, bâti par Frédéric le Borgne, son père, dans une île de la Moder, et qui donna naissance à la ville libre impériale de Haguenau.
  12. Mémoire manuscrit sur l’Alsace, dressé par ordre de Colbert de Croissy en 1656, p. 29.
  13. Ichtersheim, Topographie, t. II, p. 49.
  14. « Eine reiche Schmalzgrube. » Ichtersheim, t. II, p. 41.
  15. Munster, Cosmographie, p. 807-827.
  16. Ichtersheim, t. II, p. 3.
  17. Chronique des Dominicains de Guebwiller, p. 102.
  18. Ichtersheim, t. II, p. 81.
  19. Histoire naturelle de la nouvelle province d’Alsace, mss. de la Bibl. nat., in-folio, t. III, p. 129.
  20. Renommé en France au XVIIIe siècle. — Legrand d’Aussy, Vie privée des Français, t. Ier, p. 182.
  21. Olivier de Serres, Théâtre d’agriculture, t. II, p. 443, note.
  22. Histoire naturelle de la province d’Alsace, mss., t. Ier, p. 129.
  23. Vie privée des Français, t. Ier, p. 181.
  24. Histoire naturelle de la province d’Alsace, t. Ier, p. 129.
  25. Gravier, Histoire de Saint-Dié, p. 319.
  26. Depping, Histoire du commerce entre le Levant et l’Europe, t. Ier, p. 145.
  27. Apud Muratori, Antiq. ital., t. IX.
  28. De Lang, Bruchstücke einer baierischen Handelsgeschichte vom Jahr 1253 bis 1294. Munich, in-4°, p. 15.
  29. Chronique des Dominicains de Guebwiller, p. 9.
  30. Kreutterbuch de 1577, p. 427.
  31. Le Laboureur, Vie du maréchal de Guébriant, p. 689.
  32. Ichtersheim, 2e partie, p. 89.
  33. Rabelais nous apprend au livre IV, chapitre LIX, du Pantagruel que les grues et les hérons n’étaient pas dédaignés par les gastrolâtres de son temps. On sait, en effet, que François Ier avait fait établir des héronnières à Fontainebleau.
  34. Protocoles des XXI, ann. 1622, p. 80. Archives de la ville de Strasbourg.
  35. Legrand d’Aussy, Vie privée des Français, t. Ier, p. 360.
  36. Théâtre d’agriculture. Paris, 1808, t. II, p. 183.
  37. Physiologie du goût. Paris, 1843, Ire partie, p. 143.