L’Ancienne Alsace à table/Édition 1877/4

La bibliothèque libre.
Berger-Levrault et Cie (p. 91-120).
CHAPITRE IV

Émotion inattendue de quelques critiques chatouilleux. — Il leur est donné satisfaction. — L’appétit et la morale. — Mets favoris de quelques fortes têtes. — Enquête historique sur l’ancienneté de l’inclination des Alsaciens pour les plaisirs de la table. — Époque barbare et légendaire. — Les clercs du dixième siècle. — L’évêque Jean de Lyne. — Les orgies de la Saint-Adelphe. — Les Dominicains de Bâle au régime. — Des chanoines qui se gênent peu. — Un distique coloré. — Quelques opinions très-positives. — Jugement de Montaigne. — Un intendant qui ne nous flatte point. — Le médecin Maugue toujours mauvaise langue. — Une méchanceté de Grandidier. — Observations d’un révolutionnaire. — L’ancien temps apprécié par M. Bœrsch. — Reprise des menus. — Festin à Colmar en 1289 ; regrets. — Repas dans les cours colongères. — Exemples divers. — Comment la bataille de Marignan profita au peuple de Bâle. — Un souper d’adieu. — Les noces de Félix Plater. — Goût des Mulhousiens pour l’exercice du tir et celui de la table. — Occupations arithmétiques dans les tribus. — L’abbé de Murbach aux kyriolés de Remiremont. — Réquisitions de vivres pour les états provinciaux d’Alsace. — Ce qu’il fallait pour nourrir un archiduc autrichien. — Complément ajouté aux détails d’un baptême de 1648. — Collation pressée de Hortense Mancini en Alsace. — Un dîner où les gens ne se pressent point. — Mais ils se battent le surlendemain. — Un bailli de Neuf-Brisach qui devance son siècle. — Érasme de Venningen, réformateur à Ribeauvillé. — Le comte de Hanau est victime de cette réforme. — Deux cuisiniers français. — Repas d’admission de nouveaux bourgeois en 1705, à Mulhouse. — Un prétexte pour dîner mis à profit par les femmes. — Régime des malades de Niederbronn en 1783. — Trois banquets politiques.


J’ai montré nos vénérables devanciers, laïques et religieux, dans l’exercice normal de leurs facultés absorbantes ; ils étaient à table, simplement, naturellement, allègres et dispos en face de menus que nous jugeons formidables, sans fausse honte sur leur appétit, et glorifiant par leurs travaux et leur bonne mine les bienfaits que la Providence avait daigné répandre sur leur patrie. Je pensais qu’en les voyant à l’œuvre, et dans le fonctionnement régulier de leur vie, personne ne concevrait le moindre doute ni sur la portée de leurs dispositions naturelles, ni sur la puissance de leurs aptitudes traditionnelles ou natives. Je me trompais. Des critiques, indulgents pour la forme que j’ai préférée, et qui excusent gracieusement l’imperfection scientifique de ce travail, ont pensé que le point d’honneur alsacien était blessé par ce genre d’indiscrétions historiques. Cette susceptibilité est originale et elle vaut qu’on s’y arrête et qu’on cherche à la calmer. Les champions de ce nouveau point d’honneur national ne veulent point que la postérité soit exposée à croire que les anciens Alsaciens aient eu plus de propension aux plaisirs matériels que les anciens Francs-Comtois ou les anciens Lorrains, et que leur appétit ait été plus franc et plus solide que celui des nations voisines. Je n’examine point si ce patriotisme délicat mérite d’être loué et s’il y aurait quelque profit pour notre bonne renommée à ce que nous pussions passer pour une race spiritualiste et séraphique, au lieu de passer pour une race de bons vivants, comme nous le sommes de fait. Ne voilà-t-il pas un beau malheur que l’Alsacien soit un vaillant dîneur et un buveur intrépide ? Qu’en peut-il ? S’en plaint-il seulement ? Est-ce qu’un loyal appétit est une note infamante ? Aucune philosophie n’a encore osé le dire, pas même la pythagoricienne, la plus débile et la moins substantielle de toutes les philosophies dans l’opinion alsacienne. La tempérance est une vertu, mais un appétit exigeant n’est pas un crime. C’est un état physiologique. À quoi cela tient-il ? À la vulgarité des idées générales, au dédain des spéculations de la pensée, à la négligence de la culture morale ? Nullement. C’est une question de latitude, de climat, et l’on peut ajouter de mœurs publiques et d’habitudes sociales. Si la morale pouvait descendre jusqu’à discuter ces inoffensives faiblesses des individus et des peuples, nous verrions de grands et respectables philosophes dans un sérieux embarras. Comment Luther s’excuserait-il d’avoir tant aimé la bière de Torgau, et Mélanchthon d’avoir idolâtré la soupe à l’orge ? Que pourrait dire Henri IV de sa passion pour les melons ? Tout au plus s’abriter derrière l’exemple de quatre monarques plus grands que lui, de Voltaire et de Napoléon qui aimaient le café à l’excès, de Charlemagne qui estimait particulièrement les rôtis de venaison, et de Frédéric le Grand qui mettait au-dessus de tout la lourde polenta. Avec ce rigorisme de morale, nous n’avons plus qu’à enlever leur glorieuse auréole aux sages qui nous ont instruits, parce que Lessing était un sectateur fanatique des lentilles, parce que Kant affectionnait sans retenue le pudding au lard à la pomérannienne et les pois secs aux pieds de porc, parce que Wieland était sans cesse à la recherche des petits fours. Découronnons aussi tout de suite de leur laurier consacré les poëtes qui charment notre imagination, parce que Klopstock adorait les pâtés truffés, parce que Schiller ne pouvait se passer de jambon, parce que Gœthe était un partisan hors ligne du champagne, et parce que le Tasse avait poussé l’amour des plats doux jusqu’à manger la salade avec du sucre. Si la gloire de ces grandes figures, de ces fortes têtes, n’a reçu aucune atteinte de ces fautes vénielles, comment la dignité des bons bourgeois de la vieille Alsace se trouverait-elle offensée par le tableau que je présente de leur vie intérieure et de leurs prouesses de table ?

Il ne reste donc plus qu’à édifier mes critiques sur la certitude historique de la tradition qui a constamment représenté les Alsaciens comme une race particulièrement sensible aux dédommagements de la cuisine et aux consolations d’une bonne cave.

L’Alsace était une terre germanique ; c’est tout dire. L’immortalité que les Germains se promettaient dans le Walhalla n’avait d’autres plaisirs que des festins éternels et d’éternels combats. Les fameuses ghildes qui associaient les guerriers étaient marquées par des sacrifices communs et des banquets solennels. Les souverains mérovingiens et carlovingiens avaient soin d’entretenir le dévouement des leudes et des gens de guerre par des présents et par les attraits d’une table abondante et toujours ouverte[1]. Voilà l’origine de nos tendances. Elles remontent, je l’espère, assez haut et découlent de sources sûres : la religion et la politique. Sur cette pente, le reste venait tout seul, et aucune déviation sérieuse n’était à craindre. Le prêtre Salvien, de Marseille, reprochait aux Germains leur intempérance, dès le cinquième siècle. Nos châteaux mérovingiens sous les trois Dagobert, nos villas royales sous Charlemagne et ses successeurs, le tragique palais de Marlenheim, ont vu plus d’une fois les princes francs célébrer leurs retours de chasse dans des festins dont l’ordonnance barbare et mythologique est restée vivante dans la légende populaire. Une immense salle voûtée en plein cintre, pavée de dalles vosgiennes où des baies étroites ne versaient qu’une lumière avare, et décorée des dépouilles menaçantes des bêtes farouches, recevait le prince et la bande bruyante de ses compagnons. Les pièces de gibier, daims, sangliers, élans, cerfs, étaient servies rôties et tout entières, et dans les quatre angles de la salle quatre tonnes de vin versaient aux rudes chasseurs le flot doré des vins d’Austrasie. Ce souvenir de la vie barbare n’est pas isolé. La pierre sauvage des forêts, l’âpre rocher des montagnes, rappellent quelquefois à la mémoire du peuple les repas des âges héroïques. C’est ainsi que le dolmen du Bollerstein, dans le pays de Dabo, passe pour avoir servi de table à manger, selon les uns à un général romain, selon les autres à un conquérant de l’époque des invasions germaniques[2], et que dans le voisinage de Gérardmer, près du Saut-des-Cuves, la tradition a consacré un énorme bloc de granit sous le nom de Pierre de Charlemagne, parce que ce puissant monarque l’avait choisi pour ses haltes de chasse et y dînait souvent avec ses preux[3].

À côté des légendes, plaçons maintenant des textes positifs, historiques.

Dès le dixième siècle, l’évêque de Strasbourg, Uthon, constatait avec chagrin que les clercs de son diocèse se livraient à des excès de table répréhensibles[4] ; il essaya de les réprimer et surtout de les combattre par l’établissement d’écoles épiscopales et monastiques. Plus tard, au quatorzième siècle, les rôles changent. L’évêque Jean de Lyne scandalise, à son tour, le clergé par son intempérance. Il ne songeait qu’à la bonne chère : gulæ ebrietatique deditus, dit Wimpheling[5], et il ne pouvait donner audience le matin s’il n’avait, au préalable, mangé une soupe fortifiante et une poule grasse[6]. Il en reçut le surnom de Kappenesser, cappivorax. Wimpheling se console un peu de voir un évêque si gourmand sur le siège de Strasbourg, en remarquant qu’il était Wallon de naissance. Mais donne-t-il à entendre par là que les Alsaciens de son temps étaient naturellement sobres ? Pesez le motif de son contentement : « Je me réjouis cependant », dit-il, « de penser que cet évêque était Français et non Allemand, afin que les étrangers n’aient plus le droit d’imputer à nos seuls compatriotes l’amour désordonné du vin. »

À l’ombre de ces exemples, le peuple n’apportait naturellement pas plus de retenues dans ses mœurs. Sans pénétrer dans ses habitudes privées, nous allons voir comment il usait des occasions que lui offraient périodiquement les pratiques de l’Église. L’abbé Grandidier parlera, appuyé sur l’autorité du sage Wimpheling. « Le peuple de Strasbourg et d’une partie du diocèse s’assemblait à la cathédrale le jour de la dédicace de cette église, le 29 août, fête de saint Adelphe. Les hommes et les femmes y passaient la nuit, non à chanter les louanges du Seigneur, mais à boire et à manger. Dans ces repas on se livrait aux excès les plus criminels ; on n’y connaissait plus le respect dû au saint lieu. Le grand autel servait de buffet, et il restait à peine de la place pour y célébrer le sacrifice, qui ne s’interrompait pas au milieu de ces abominations. On plaçait dans la chapelle de sainte Catherine un grand tonneau, où l’on distribuait du vin à tous les étrangers ; on y forçait même à boire jusqu’à réveiller, par des instruments pointus, ceux que la lassitude ou l’ivresse avaient endormis[7]. » Geiler eut l’honneur de dompter ces désordres en 1482, mais ils ne furent entièrement abolis qu’en 1549 par le vertueux évêque Érasme de Limbourg.

Tout ce qui touchait à la régularité et à l’abondance de l’alimentation était considéré comme d’une importance si majeure que les chroniques monastiques ont grand soin de nous informer de toutes les altérations fâcheuses survenues dans le régime. J’en pourrais citer des preuves nombreuses ; je me borne à une seule. En 1275, les Dominicains de Bale furent réduits, par la pauvreté où leur maison était tombée, à se contenter de mi-portion, et ce coup fatal retentit douloureusement dans la chronique de leurs frères de Colmar[8].

Le respect humain, en ce temps-là, avait fait si peu de progrès qu’on ne pensait pas même à la nécessité de dissimuler l’importance des préoccupations de la bouche. On les montrait ouvertement et naïvement, comme une suite acceptée des mœurs. C’est pourquoi les chanoines et les religieux de Bâle croyaient pouvoir, pendant le service divin, sortir de leurs églises et se rendre, revêtus de leurs surplis blancs, sur le marché pour y faire des achats de comestibles. Nous savons cela par la fameuse ordonnance de réformation prise par l’évêque Christophe d’Uttenheim, en 1503, et par laquelle il défend expressément au clergé de pratiquer cette coutume ancienne, mais fort relâchée[9].

Parmi les ordres militaires, celui des Templiers avait eu un renom exceptionnel de débauche presque partout. Les chevaliers teutoniques, qui avaient plusieurs commanderies en Alsace et une maison célèbre à Strasbourg, ne valaient pas beaucoup mieux, si l’on en croit ce distique populaire qui courait notre pays, et où se peint leur vie dissolue :


Kleid aus, Kleid an, essen, trinken, schlafen gan,
Ist die Arbeit so die deutschen Herren han.


(Se déshabiller, s’habiller, manger, boire et dormir, voilà tout le travail de messieurs les chevaliers teutoniques.)


Le monde profane était-il meilleur ? Hélas ! non. Qu’on lise les sermons de Geiler, les poëmes satiriques de Thomas Murner, ceux de Fischart, les pamphlets de la Réforme, et le Narrenschiff de Sébastien Brant, et l’on y trouvera les peintures les plus vives et les condamnations les plus véhémentes des entraînements sensuels qui emportaient toute la société alsacienne, noblesse, bourgeoisie et paysans. Citer est une œuvre impossible ; il faut contempler le tableau dans son ensemble. Mais qu’on jette seulement les yeux sur le XVIe chapitre du Narrenschiff intitulé : von Füllen und Prassen, c’est-à-dire des débordements de la gourmandise et de la débauche de table, et l’on reconnaîtra, à la crudité du langage autant qu’à l’âpreté des censures, que les mangeries alsaciennes étaient parvenues, au quinzième siècle, à un état d’habitude et de persistance qui formait un des traits les plus expressifs du caractère national.

Après les poëtes, voici les philosophes, les historiens, les observateurs. Écoutons-les.

« Les Alsaciens », dit Jérôme Gebwiler, « donnent très souvent des repas ; ils sont dans l’usage de célébrer des festins soit pour féliciter leurs familles des accroissements qui y surviennent, soit pour répandre quelque consolation sur les événements funèbres qui leur enlèvent leurs parents[10]. » Beatus Rhenanus caractérisait la population de Schlestadt dans les termes suivants : Populus tenuis ac simplex, præterea commessationibus paulo addictior[11], c’està-dire qu’elle était simple, ouverte, sincère, mais trop adonnée aux jouissances de la table. Pierre Schott, le noble ami de Geiler, faisait le même reproche aux Strasbourgeois, en disant de sa ville natale : Ubi est amplior epulis atque armis locus quam litteris[12], c’est-à-dire que cette cité se signalait plus par ses goûts militaires et son penchant à la bonne chère que par son amour des lettres. Le duc de Rohan lui rendait le même témoignage en 1600. Ce qui l’avait le plus frappé « dans le bizarre ordre de cet estat populaire » était le penchant de cette république pour les joies de la table. « Tout ce que j’en ay le mieux aymé, dit-il, a esté la bonne chère qu’on m’y a faite[13]. »

Si nos écrivains nationaux ne pouvaient s’empêcher de faire de semblables remarques, comment les étrangers auraient-ils résisté à l’envie d’esquisser des mœurs si différentes de celles de leur pays ? Aussi Michel Montaigne[sic] nous a-t-il laissé le journal des impressions qu’il reçut dans son voyage d’Alsace, accompli en 1580. Il va nous parler d’une autre extrémité de la province, de Mulhouse. « En cette contrée ils sont somptueux en poiles, c’est-à-dire en sales communes à faire le repas… mais ils ont plus de soucys de leurs disners que du demeurant… Ils sont excellans cuisiniers, notamment de poisson. Leur service de table est fort différent du nostre… Ils ne se servent jamais d’eau à leur vin, et ont quasi raison. Quant à la viande, ils ne servent que deux ou trois plats au coupon ; ils meslent diverses viandes ensamble bien apprestées et d’une distribution bien esloignée de la nostre… Ils ont jusqu’à six ou sept changemens de plats, deux par deux… Les moindres repas sont de trois ou quatre heures pour la longueur de ces services ; et à la vérité ils mangent aussi beaucoup moins hâtivement que nous et plus seinement. Ils ont grande abondance de vivres de cher et de poisson et couvrent fort somptueusement les tables[14]. » Montaigne dit bien d’autres choses encore que nous rappellerons peut-être ailleurs.

Ni la Réforme, ni le temps, ni la conquête française ne réussirent à déraciner ces habitudes, qui semblent décidément congéniales dans la race alsacienne. L’intendant de La Grange rapporte, à la fin du dix-septième siècle, « que les curés y ayment naturellement le vin et les compagnies, et comme c’est un usage parmi les prestres et les religieux allemands qui est approuvé des peuples, il ne faut pas espérer de les faire revenir de cette mauvaise inclination ; il leur faut une plus grosse portion congrue pour subsister que non pas à un curé françois, et pour ce qui est de donner à boire et à manger, ils le font avec profusion[15] ». Il ajoute « que la noblesse ayme aussy la joie et qu’elle s’adonne beaucoup à la débauche[16] ». Le peuple et la bourgeoisie imitaient, comme de juste, la noblesse et le clergé. « Ces peuples sont fort portez à la joye et ils ayment trop le vin pour ne pas dire que c’est un de leurs plus grands deffauts ; ils ne demandent qu’à vivre avec douceur… L’artisan travaille toute la semaine pour aller au cabaret le dimanche, à la promenade et à la danse[17]. » J’ai déjà cité quelques jugements assez rudes du médecin Maugue, qui écrivait en 1706 ; c’est le moment de lui emprunter encore quelques traits : « L’on ne peut pas disconvenir, dit-il, qu’ilz n’ayment à tenir longtemps la table, s’y amusans à l’imitation de l’ancienne simplicité avec un grand gobelet de vin qu’ilz portent vingt fois à la bouche pour en avaler autant de gorgées sans dire mot, ou s’ilz parlent c’est pour faire beaucoup de bruit, mais il faut pour cela qu’ilz ayent longtemps et largement bû[18]. » Et ailleurs : « Ilz se régalent rarement, mais aussy tout y va lorsqu’ilz font tant que de se traiter ; ilz servent une si prodigieuse quantité de plats qu’on est rassasié avant que d’en manger[19]. »

Le dix-huitième siècle n’était pas fait pour changer ces inclinations. L’abbé Grandidier était si frappé de leur persévérance et leur solidité qu’il réunissait des matériaux pour un mémoire qui devait traiter de la coutume qu’avaient et qu’ont encore, dit-il, les Allemands de bien boire ; et dans une lettre qu’il écrivait, en 1779, à Dom Grappin, abbé de Saint-Ferjeux de Besançon, il lançait cette boutade : « Vous trouverés dans les abbayes de cette province peu de science et point de bibliothèques, mais de la bonhommie et du bon vin[20]. »

Enfin, en pleine Terreur, le citoyen La Vallée, qui nous a laissé une description à sa façon des deux départements du Rhin, tout en crayonnant un portrait assez flatteur de ces « Français du Rhin, que l’on nommait sous le règne de l’inégalité Alsaciens », ne croyait pas pouvoir se refuser à cette remarque restrictive : « s’ils ont l’amour du travail, ils n’ont pas la tempérance qui, pour l’ordinaire, l’accompagne. Ils se livrent facilement aux désordres de l’ivresse. Comme la danse est leur passion favorite, et que les fatigues de cet exercice amènent la nécessité de boire, il est rare qu’un dimanche ou une fête se passe sans quelque rixe violente et malheureusement suivie de quelque effusion de sang[21]. »

Tout cela, j’en conviens, n’est plus que de l’histoire ancienne, de l’archéologie et nous sommes entièrement transformés aujourd’hui. Chacun le sait. Les mœurs du passé sont seules intéressées dans l’enquête que j’ai été forcé de faire. Les mœurs actuelles n’ont aucune solidarité avec les anciennes. Un économiste distingué et contemporain a exprimé le même sentiment dans les lignes suivantes : « Quant à la manière générale de vivre de nos ancêtres, il s’en faut que, dans les siècles passés, la sobriété ait été une de leurs qualités. Combien n’existe-t-il pas aujourd’hui encore de vieillards racontant les orgies auxquelles on se livrait, faisant l’énumération des plats nombreux, des mets succulents qui chargeaient les tables, tandis que notre régime actuel leur paraît mesquin comparé à cette somptuosité d’autrefois[22]. »

Maintenant que je crois avoir satisfait les critiques difficiles qui s’étaient émus, et édifié les sceptiques qui avaient pris l’alarme, mon terrain me paraît plus solide et plus sûr que jamais. J’y replace donc avec confiance la table que leurs doutes avaient un moment ébranlée, et autour de la table les anciens Alsaciens.

Je reprends les menus que cette digression m’a forcé d’interrompre. Le dernier que j’ai exposé aux regards de mes lecteurs est celui qui fut servi, dans la ville de Thann, à Martin Kulm, simple soldat suisse de la république de Mulhouse, au service de François 1er. Ce que c’est pourtant que le caprice de l’histoire ! Elle nous conserve la composition du souper d’un lansquenet, d’un vaurien des bandes suisses du seizième siècle, et elle garde le silence sur le menu du festin que l’empereur Rodolphe de Habsbourg fit chez les Dominicains de Colmar, le 29 avril 1289 !… Tout ce qu’on sait c’est que le grand empereur en fit les frais, qu’il y invita une nombreuse noblesse et quelques dames, et que ce banquet « fut riche, excellent et d’un caractère inusité chez les Dominicains[23] ». Je donnerais trente pages de la chronique qui nous raconte ce fait avec ce sans-façon, en échange de la carte de ce dîner colmarien de 1289.

Les paysans étaient plus attentifs à ces sortes d’affaires. Grâce aux règlements des cours colongères, nous possédons quelques curieux détails sur la cuisine des anciens temps. Ces vieux titres sont remplis de prescriptions au sujet des repas qui avaient lieu lors de la tenue des justices colongères. Ici, les tenanciers des terres sont astreints à fournir la table aux juges de la colonge ; là les juges doivent donner un repas ou fournir des comestibles aux tenanciers ; ailleurs, c’est le bénéficiaire de la colonge qui reçoit, lors des solennités judiciaires, soit un porc, soit des viandes, soit du vin, soit des pains, et quelquefois le tout ensemble. En voici quelques exemples seulement. Quand le prévôt du couvent d’Oelenberg allait, au quatorzième siècle, toucher ses redevances à Saint-Luckert (village détruit depuis longtemps), on lui devait, le soir de son arrivée, du pain blanc, du vin nouveau, un plat de poules, du fromage et des fruits. Pendant son séjour, il avait droit à un repas le matin et à un autre vers la nuit, chacun composé de trois mets, savoir : de la chair de veau, un morceau de bœuf, et des poules rôties ou bouillies, sans oublier le vin ni les épices nécessaires à une bonne digestion[24].

À la même époque, l’abbesse d’Erstein avait le privilège de se faire traiter, elle et une suite considérable, tous les quatre ans, à la cour de Volgelsheim. On était tenu de lui fournir, suivant l’expression pittoresque et compréhensive du titre allemand : wildes, zames, fliegendes, fliessendes, virne und neuwe, c’est-à-dire du gibier, des viandes d’animaux domestiques, de la volaille, du poisson, et si je ne me trompe, du vin vieux et du vin de l’année, autrement dit, tout, à l’exception cependant du poivre ; une demi-livre de cet ingrédient devait être fournie par le chapelain de l’abbesse « afin que les mets, dit le texte, pussent être convenablement apprêtés[25] ». — Le prévôt de Saint-Morand d’Altkirch s’était assuré une réception analogue à Brünighoffen, avec cette variante toutefois qu’au lieu d’avoir droit, outre la volaille et le poisson, à de la venaison et à des viandes de boucherie, on ne lui devait que des viandes in genere, rôties ou bouillies[26]. — À Zimmerbach, le mayeur de la colonge fournissait au seigneur des viandes bouillies, un rôti abondant avec une forte prestation de moutarde, et un plat spécial consistant en une fricassée de mou cuite au lait (ein lünken muss von milche kocht), du vin rouge et du vin blanc à l’avenant[27]. — Les chanoines de Saint-Dié, qui avaient une cour colongère à Mittelwihr, y recevaient, lors de leurs visites, un jeune porc de moins d’un an (Zitigfrisling) et un mouton gras de deux ans (zweijæhriges Spinnewider[28]). Quand les forestiers assermentés à la colonge de Kientzheim, qui était l’abbaye de Lucelle, faisaient leur tournée annuelle, l’abbé de Munster leur servait un repas où devaient figurer deux espèces de viande, deux qualités de pain et deux couleurs de vin ; la dimension des pains était réglée ; ils devaient atteindre jusqu’au genou des forestiers qui avaient, j’aime à le penser, le bon esprit d’offrir pour étalon de mesure le plus bel homme de la corporation[29]. Ce mode de détermination de la longueur des pains colongers paraît avoir eu un caractère consuétudinaire, sinon légal. On le retrouve dans d’autres colonges, notamment à Geispolsheim. Là le pain devait être expressément blanc (Semmelbrod) et il était de droit accompagné d’un fromage capable de répondre, par son diamètre, à l’exigence suivante : lorsqu’on plaçait le pouce au centre de ce fromage et qu’avec la main, devenue un compas naturel, on décrivait un cercle, il fallait qu’il restât encore au-delà de la ligne de ce cercle assez de substance pour rassasier honnêtement les tenanciers des biens de la colonge[30]. Les choses ne se passaient, du reste, pas aussi agréablement partout. Il y avait des cours colongères de mauvais renom, comme celle des comtes de Ribeaupierre à Guémar, à laquelle la malignité rustique avait donné le sobriquet de cour sèche (Trockener Dinghof), parce que les colongers n’y recevaient rien. Le cas était d’autant plus sensible que, dans le même endroit, la reconnaissance des gens de la colonge du chapitre de Saint-Dié avait donné à cette cour l’honorable surnom d’humide (Nasser Dinghof), parce que, à l’inverse de l’autre, l’on y était loyalement nourri et surtout abreuvé[31].

L’on peut voir dans les coutumes qui régissaient ces antiques institutions jusqu’où était porté le génie prévoyant de l’Alsacien pour son bien-être gastronomique, ne fût-ce que pour quelques heures. À Seppois, les colongers étaient assujettis à un jour de corvée au profit du bailli ; en retour, celui-ci devait leur donner à boire à discrétion et leur fournir de la viande en telle sorte qu’elle dépassât et débordât l’assiette de chacun : quant au pain (Weckenbrod), il fallait qu’il fût assez abondant pour que le colonger, son valet et son chien en fussent nourris[32]. Les tenanciers du chapitre de Saint-Thomas de Strasbourg, sur le ban de Niederhausbergen, avaient droit, chaque année, à un repas commun. Dans ces agapes agricoles, chaque charrue était représentée par deux convives adultes, plus par un jeune garçon, et à défaut de celui-ci, par le chien du tenancier, idée touchante qui associe le fidèle serviteur de l’homme aux joies de son maître ; le chapitre fournissait deux plats de viande, et la viande devait déborder de quatre doigts les deux extrémités du plat ; vin en suffisance, dit le titre[33]. Je terminerai par le récit d’un usage singulier en vigueur encore au quinzième siècle sur le Kœnigsgut de Wasselonne. C’était une cour colongère d’origine mérovingienne, vendue à la ville de Strasbourg, en 1496, par les Zeissolff d’Adelsheim, sous la condition qu’elle ne pourrait jamais être concédée qu’à un noble. Les échevins de Wasselonne y avaient droit à trois repas (Imbisse) par an, et si le seigneur se refusait à en faire la prestation, l’obéissance pouvait et devait lui être refusée. Le hofmeister ou régisseur qui résidait sur ce domaine était tenu d’égayer ces repas par de la musique qu’exécutaient deux joueurs d’instruments (Pfeifer). Au nombre des plats réglementaires du dîner figurait une épaisse purée de pois (Erbsenmuss) flanquée de lard. Mais ce mets, qui avait une signification symbolique, ne pouvait pas être servi dans une forme arbitraire ou banale ; il devait l’être dans un rite déterminé. La purée était apportée dans de vastes écuelles ou terrines surmontées et bardées chacune d’un morceau de lard réjouissant ; si la viande, grâce à sa vigueur et à la noblesse de son port, n’était point profanée par le contact de la purée, la cérémonie était régulière ; si, au contraire, la faiblesse de sa constitution l’avait fait fléchir et plonger dans la purée, le hofmeister était passible d’une amende de 32 florins au profit des hommes de la colonge[34].

Les habitants des villes avaient aussi leurs bonnes fortunes gastronomiques, à l’occasion des passages de princes, des couronnements d’empereurs, des tirs publics, des victoires nationales et autres événements de conséquence, comme nous le verrons. Cependant, je signalerai dès à présent la frairie donnée au peuple de Bâle, en 1519. Après la bataille de Marignan, les cantons suisses organisèrent à Uri, une Kilwy avec tir d’adresse. La ville de Bâle y envoya 60 arquebusiers qui revinrent avec quatre bœufs gras, trophée vivant conquis par leur habileté. Le sénat de Bâle les répartit parmi les tribus et y ajouta du gibier et du vin. Un festin immense, auquel prit part toute la commune, hommes et femmes, eut lieu le jour de la Saint-Michel, et ce festin fut suivi de danses animées et de réjouissances de toute sorte jusque fort avant dans la nuit[35].

Tout n’est pas gai dans les menus ; l’on y est quelquefois exposé à de tristes rencontres. Quand Félix Plater, alors jeune homme, plus tard professeur de médecine à l’Université de Bâle, partit pour aller étudier à Montpellier (1552), son père donna un souper d’adieu. Il ne fut pas long, mais cruel. On y servit un lapin rôti et une caille que Félix avait élevée[36]. Ô barbarie, ô souper impitoyable ! Qui croirait cela du bon vieux temps ? Et peut-on même l’excuser parce qu’ils étaient médecins tous les deux, le père et le fils ?

Ils mériteraient presque que l’on ne parlât point du repas de noces de ce même Félix, qui eut lieu en 1556, à son retour de l’école de Montpellier. Mais rien n’est si laid que de montrer de la rancune à table. Et puis, pourquoi contrister les mânes de ce savant ? S’il a noté le menu de ce grand jour, c’est qu’il a espéré qu’il serait recueilli. Son attente ne sera pas trompée. Les convives de ce festin étaient au nombre de 150 répartis en quinze tables. Batt Osp, hôtelier de l’Ange et bon cuisinier, en fut le fournisseur. Il se composait de quatre services qui furent présentés en cet ordre : 1° hachis de fressure de veau, soupes, bœuf bouilli, poules, brochet au beurre ; 2° pigeons, jeunes coqs, oies grasses, le tout rôti ; 3° une bouillie au riz, une marinade de foie ; 4° du fromage, des fruits et, sans aucun doute, quelques pâtisseries, bien que l’on n’en parle point expressément. Outre le vin ordinaire, le père de Plater fit servir du Rang de Thann, dont la compagnie se délecta grandement, dit le fils[37].

Les exercices militaires auxquels se livraient les bourgeoisies alsaciennes étaient partout accompagnés de buvettes, de collations et quelquefois de repas réglés. Les deux compagnies d’arquebusiers et d’arbalétriers de Mulhouse me paraissent avoir eu une organisation où domine plus particulièrement le besoin des communications sympathiques. Depuis le mois d’avril jusqu’à la fin de septembre, les arquebusiers se réunissaient, chaque lundi, dans leur tir, et les arbalétriers dans le leur, chaque jeudi. L’exercice cessait à cinq heures et était invariablement suivi, dans les deux compagnies, d’un repas dont chaque membre faisait les frais à tour de rôle ; la dépense du vin était payée par voie de cotisation. Un règlement avait déterminé la composition de ce repas hebdomadaire ; il consistait en une soupe à l’orge, du bœuf bouilli, un rôti facultatif et du pâté. On y buvait bravement, comme le témoigne la cérémonie particulière qui exigeait qu’à un moment donné, chaque compagnon, à la ronde, vidât d’un trait son gobelet fort d’une chopine de bon vin blanc. On peut voir l’affection que les bourgeois de Mulhouse portaient, au seizième siècle, aux exercices du tir et à ceux qui en dépendaient, dans cette vieille chanson :


Wann ich in Freuden leben will,
Geh ich auf’s Schützenhauss :
Da find ich ein schœn Kumpany,
Die leeren die Glæser aus[38] ;


(Quand je veux vivre dans la joie, je vais dans notre maison de tir ; là se trouve une bonne compagnie qui vide gaiement les verres.)


Que les travaux de la guerre exigent une réparation énergique, c’est ce que chacun sait ; mais que l’examen placide d’une comptabilité réclame un pareil support, voilà qui doit sembler un peu douteux. Cependant, dans le vieux Mulhouse, ce doute n’existait point. L’apurement des chiffres ne s’y faisait bien et n’y devenait clair qu’après de larges récréations de table. Toutes les années, à la fin de février, chaque tribu procédait à l’audition et au règlement de ses comptes. Les dignitaires de la tribu y consacraient trois jours de repas fraternels payés par la caisse commune. Outre les collations à peu près permanentes, l’heure de midi voyait servir un festin que les chroniques comparent à un festin de noces abondant et délicat. Ces trois jours de liesse plénière ne devaient point être compromis par les dispositions incertaines ou réfractaires des officiers de la tribu. Une sage mesure avait prévenu un tel accident ; un repas d’épreuve réunissait, au préalable, le comité dirigeant, afin de s’assurer si les estomacs étaient en bon ordre et préparés à toutes les difficultés de calcul. Pendant la durée des opérations, les femmes des dignitaires recevaient à domicile des pâtisseries connues sous le nom de Knieblætze, afin qu’elles prissent en patience la longueur de ces vérifications scrupuleuses, et surtout, comme le dit un observateur malicieux, « afin qu’elles ne fissent point de scènes désagréables à leurs maris qui rentraient en trébuchant[39] ». Ces bons fonctionnaires poussaient le culte des vertus de famille encore plus loin. Quelquefois l’on conviait à ces repas leurs enfants et petits-enfants, et on les régalait d’une bouillie au riz bien sucrée et parfumée de cannelle, qui était suivie de pâtés et de tourte. Grâce à cette initiation, la chaîne des véritables traditions administratives n’était jamais interrompue et la république était assurée d’être toujours fournie de gouvernants nourris dans la sagesse des anciens principes.

L’Alsace ne se contentait pas de manger chez elle, elle allait encore manger chez ses voisins. Le lundi de la Pentecôte, la ville de Remiremont se livrait à ses célèbres réjouissances des kyriolés. De somptueuses processions signalaient cette fête antique. L’abbé-prince de Murbach, les maires, maîtres-bourgeois et manants du val d’Odern étaient tenus d’y assister tous les trois ans, en grande pompe religieuse et civile. En 1563, l’abbé s’excusa de n’y pouvoir venir, à cause des malheurs de la guerre et de la peste. Mais la règle du triennium l’y amena en 1587 avec les gens de la vallée d’Odern. Un repas (marande) assembla les seigneurs, jurés, officiers et gens de justice, au nombre de 26 personnes. En voici la dépense :


Acheptez 14 mesures et 4 pintes (6 hectol. et

14 litres) de vin blanc d’Allemaigne (Alsace)
les 4 pintes à 3 gros
118 liv.
6 gr.
12 Pintes de vin claret à 6 gros
6
2 pastels de lièpvres
3
2 autres pastels de vœy (veau)
»
26
2 jambons et 2 andouilles
»
15
Sucre, espices, riz et saffran
»
14
2 fromaiges de bergerie
1
2 moteaux (fromages blancs) et beur frays
»
11
Fruitaige
»
5
Vinaigre et huylle d’olive
»
3
Patisserie, assavoir à chacune table
8 pièces et 4 tartes
3
4
Pour du pain tant pour la dite marande que pour ceux

qui ont donné à boire (qui ont servi à boire
aux étrangers)
9
10

Ici non plus les administrateurs ne s’oubliaient pas, car le compte ajoute 15 livres « pour le souper du maire et de ses officiers avec leurs femmes, les dimanche et lundy[40] ».

En ce temps-là, c’était une règle générale que les communautés et villes devaient traiter les grands personnages qui paraissaient chez elles. Il en coûtait, mais on y acquérait aussi du renom et de la faveur. Quel dommage que les menus soient trop souvent ignorés ! Nous y trouverions un beau sujet d’instruction. Nous savons bien, par exemple, que le Magistrat de Schlestadt donna, en 1594, dans l’hôtel de ville, un banquet de 22 couverts à l’Unterlandvogt de Haguenau, Frédéric de Furstenberg, et qu’il coûta 35 liv. 6 sols et 8 deniers ; mais ce qu’il aurait fallu connaître, c’est la pensée et l’ordre de ce dîner, et c’est justement ce qui est resté dans l’ombre, comme le remarque avec regret un historien[41].

Nous avons souvent des indications de la fourniture générale de vivres qu’exigeait une grande circonstance politique. Mais elles ne sont intéressantes que parce qu’elles donnent une idée de l’étendue du besoin accidentel et local de prestations alimentaires. L’art de l’apprêt culinaire, le sentiment de l’harmonie, le goût des distributions élégantes, l’originalité des inventions, rien de tout cela n’y peut être deviné ou entrevu. C’est un inventaire, un rôle de magasin, et non un menu, création savante et réfléchie que l’esprit du cuisinier tire du chaos d’un garde-manger. Cependant, ce tableau des réquisitions qui frappent, à un jour donné, toute une province, a aussi sa couleur. En 1614, à l’approche de la tenue des États provinciaux d’Alsace à Ensisheim, la régence autrichienne envoya dans tout le pays soumis à son autorité des mandements de fournitures. On y insiste avant tout sur le gibier, de poil et de plume ; les communautés doivent envoyer tout ce qu’elles trouveront ; on ne fixe pas le nombre des pièces, si ce n’est celui des grosses bêtes qu’il faudra, de toute nécessité, livrer dans la quantité déterminée. Voici le programme de ces exigences que la politique de Gargantua n’eût pas désavouées. Belfort fournira : 3 cerfs, 8 chevreuils, des coqs de bruyère, des gelinottes, des perdrix, des lièvres ; 12 dindons, 50 chapons, 100 poules, 150 oies, 300 poulets, 4,000 œufs ; 2,000 écrevisses, des truites, des ombres et des anguilles en nombre illimité. Landser : des cerfs, des chevreuils, du petit gibier, 45 dindons, 300 coqs, 100 chapons, 200 pigeons, 600 poulets. Thann : 2 cerfs, 6 chevreuils, du gibier de plume, 32 dindons, 50 chapons, 100 poules, 150 oies, 300 poulets, 200 pigeons, 1,200 œufs, 600 truites, 2,000 écrevisses. Altkirch : 6 chevreuils, du gibier menu autant que possible, 32 dindons, 30 chapons, 80 poules, 200 poulets, 100 oies, 1,200 œufs, 120 pigeons. Ferrette : 2 cerfs, 6 chevreuils, le gibier et 2,000 écrevisses. Les officiers des mines de Sainte-Marie, avec l’assistance de l’hôtelier de la Fleur, enverront tout ce qu’ils pourront trouver en coqs de bruyère, gelinottes, perdrix, lièvres et belles écrevisses. Issenheim et Saint-Amarin : du poisson en nombre indéterminé. Toutes les communautés veilleront à ce que le poisson et les écrevisses arrivent à Ensisheim frais et pendant la nuit. La régence pourvoira elle-même, d’après les ordres de l’archiduc, à l’approvisionnement des épices, riz, sucre des Canaries, poivre, gingembre, muscade, girofle, safran, cannelle, olives, huile, câpres, beurre, saindoux, fromage de Suisse, parmesan, et une troisième espèce inconnue pour moi, dite Saner Kæs[42].

Cette paternelle maison d’Autriche a toujours joui d’un vaillant et onéreux appétit. On peut le voir par l’état des fournitures que la chambre d’Ensisheim fut obligée de faire, pour la cuisine de l’archiduc Léopold, évêque de Strasbourg et landgrave d’Alsace, qui vint passer trois semaines dans cette résidence en 1620. Il consomma, avec l’aide de sa suite : 89 coqs d’Inde, 82 oies, 78 chapons, 161 poulets, 101 canards, 38 lièvres, 12 chevreuils, 480 grives, du gibier de plume de toute espèce, 256 nases, 150 brochets, 145 lottes, 504 carpes, 5 tonnelets de saumoneaux, du poisson commun (pour mémoire seulement) ; 550 écrevisses, 1,300 escargots, 10 cochons de lait, 207 liv. de lard, 79 liv. de beurre frais, 589 liv. de beurre fondu, et 4,640 œufs ; la viande de boucherie ne figure point dans cet état, non plus que les légumes, et j’ai aussi, à dessein, omis plusieurs objets de peu d’importance. Dans le chapitre des épices je relèverai pourtant 200 oranges, 168 citrons, 31 liv. de sucre de cuisine et des Canaries, 24 liv. de marcipan, du fromage de Hollande et de Parmesan et 5 boisseaux d’oignons. Le vin était de trois sortes : du Thann ordinaire, du Rang et du Bourgogne ; la quantité n’est pas indiquée[43].

J’ai parlé du baptême d’une jeune comtesse de Ribeaupierre, en 1648, et de la part pour laquelle la commune de Sainte-Marie-aux-Mines contribua au banquet. Je disais que si tous les bailliages de la seigneurie s’étaient exécutés avec une semblable générosité, la jeune fille avait fait très-honnêtement son entrée dans ce monde. De nouvelles recherches me permettent d’ajouter que partout la loyauté des sujets fut à la hauteur de l’événement. Wihr contribua avec 50 poulets, 130 truites, 2 coqs de bruyère, 41 gelinottes et 1 chevreuil ; le val d’Orbey avec des poules, du beurre, un chevreuil, du petit gibier, 204 truites et 1,140 œufs ; Guémar, Jebsheim et Thannenkirch avec de la volaille, du beurre, des œufs, etc. ; Illhaeusern et Mussig avec des poissons et des écrevisses ; le major de Berstett avec 6 oies et 16 dindonneaux ; le baron de Dutlingen avec 7 dindons ; le syndic de la ville de Colmar avec 10 oranges, etc. — Les fêtes du baptême, qui durèrent dix jours, réunirent à table 202 personnes ; on y but 63 mesures de vin. Parmi les étrangers de distinction qui y assistèrent, on comptait des princes et des princesses de Wurtemberg, le comte de Lamarck, le comte de Linange, la comtesse Sophie-Juliana, femme du Wildgraf du Rhin, et une Française, Mme  de Châtillon[44]. La jeune fille, objet de tant d’honneurs, était Catherine-Agathe qui devint la femme du palatin Christian de Birkenfeld, le protégé de Louis XIV.

Le sentiment de l’ancienne hospitalité alsacienne était si vif qu’il ne cédait pas même devant l’impossibilité où elle était parfois de se manifester dans toute sa liberté. Le duc de la Meilleraye se trouvait de passage à Mulhouse, en 1661, avec sa jeune femme, la belle et célèbre Hortense Mancini. Le Magistrat insista pour le traiter dignement. Mais le duc était pressé d’aller plus loin. Néanmoins, le jeune couple ne put se soustraire à une collation qu’on lui servit à brûle-pourpoint dans l’hôtel de ville et où figurèrent des confitures recherchées, des pâtisseries, des fruits de toute espèce et du schnipps[45].

Les gens pressés sont malaisés à régaler. Pour en voir de bien traités, il faut regarder ceux qui prennent le temps de se laisser faire. M. Paul Forstner, fils du chancelier de Montbéliard, eut bien garde de se montrer si affairé quand le conseil de la ville se mit en tête de le fêter dans le village d’Audincourt, le 4 octobre 1661. Le repas fut fort riche et « MM. du conseil fort joyeux ». On va juger que cette satisfaction reposait sur des motifs solides ; ils sont consignés sur l’état du menu : « Deux potages avec poules et viande de bœuf, deux poules avec endives cuites, deux jambons, deux salades, une langue, un pâté rond de chapon, trois carpes, deux poules d’Inde, une oie, un rôt de venaison, deux lièvres, une longe de veau, un plat de choux-fleurs, cinq perdrix et gelinottes, huit bécasses, grives et alouettes, neuf pigeons, six artichauts, un plat de beignets, une tarte, un gâteau feuilleté, deux autres gâteaux, un plat d’écorce de citron, un plat de dragées et muscadins, deux plats de confitures sèches, un plat de raisins, et dix-neuf pots de vin. » L’ordre de présentation des mets peut, en quelques points, présenter des différences avec nos usages ; mais il faut bénir le temps où un pareil banquet ne s’élevait qu’à 56 livres et 16 sous, y compris la nourriture des chevaux qui avaient amené les convives. Les fatigues de cette rude journée ne permirent pas de faire un lendemain, comme c’était d’obligation anciennement. Mais MM. du conseil firent un beau surlendemain en compagnie de leurs femmes. Ils s’y querellèrent, s’y battirent et payèrent 11 livres et 4 sous pour la vaisselle et les verres cassés[46].

L’on a beaucoup chansonné la Restauration et ses ventrus, comme si elle avait été la première à découvrir le secret de diriger la politique avec de bons dîners. Ce procédé remonte, en Alsace, au moins à l’année 1696. À cette époque, M. Schérer, bailli de Neuf-Brisach, avait à soutenir un procès au sujet d’élections plus ou moins régulières qui s’étaient faites sous son influence. Désirant engager ses administrés dans son parti, il les fit tout simplement inviter par le valet de ville à se rendre, par compagnies, dans sa maison, où ils trouveraient une table abondamment garnie de viandes, de biscuits, de macarons et de vin. Le factum judiciaire où j’ai puisé ce fait ne m’a pas appris si M. Schérer eut à se féliciter de son invention. Mais il serait bien miraculeux que la justice eût à voir clair dans des consciences si bien préparées.

J’aime ces vieux papiers dédaignés, et, entre tous, les vieux comptes. Ils sont le miroir fidèle, la révélation naïve de la vie familière, des habitudes domestiques, des besoins de chaque jour, chez les princes comme chez les bourgeois. Leur prose modeste, leurs humbles chiffres, vous laissent pénétrer jusqu’au fond de l’existence privée d’un individu, d’une famille, d’une génération, d’un peuple. Grâce à ces documents, l’on pourrait faire l’histoire presque complète du régime économique de la petite cour des comtes de Ribeaupierre depuis le seizième siècle. À cette époque, le faste, le gaspillage, le désordre paraissent avoir atteint un degré inquiétant dans cette maison. Un serviteur fidèle, le maître d’hôtel Érasme de Venningen entreprit, au commencement du dix-septième siècle, d’y opérer une réforme salutaire. Il dressa un règlement pour la tenue de la cuisine, l’achat des denrées, l’ordre des approvisionnements, la discipline des domestiques. Selon lui, la cuisine se divise en cinq fonds : celui du sel ; celui des saindoux, beurres et graisses ; celui de la viande de bœuf ou vache ; celui des viandes à rôtir, veaux, agneaux, moutons, porc frais, et enfin le cinquième comprend les farines, les légumes verts et secs, le lard fumé, les fruits séchés au four, les poissons salés et tous les genres de volailles de basse-cour. Le gibier, le poisson frais, les épices et la pâtisserie ne sont pas classés. Les épizooties ayant dépeuplé les étables du seigneur, il doit être pourvu par achat au service de la grosse viande ; les viandes à rôtir seront prises sur les veaux de cens et dans les bergeries de Guémar et de Heiteren ; les bailliages fourniront les légumes secs, suivant la coutume, ainsi que le poisson ; mais les poissons d’Illhæusern seront payés aux pêcheurs de l’endroit, d’après un tarif que le maître d’hôtel dresse immédiatement. La fourniture du beurre lui donne de grands soucis, à cause du délabrement des fermes seigneuriales. La morue, les harengs, les salaisons marines, doivent être commandés aux marchands de Strasbourg. Érasme de Venningen se préoccupe aussi de l’organisation de basses-cours productives sur les domaines de Guémar, de Heiteren et de Jebsheim ; de l’achat des jeunes volailles destinées à les peupler ; de la livraison régulière des rentes en poules et chapons ; de l’approvisionnement des œufs pour l’hiver ; de la culture des jardins potagers, qui doivent être en état de fournir des légumes de la saison et les plantes condimentaires usuelles ; de l’entretien des vergers ; de la cueillette et de la conservation des fruits ; de la pêche annuelle des étangs, de l’alimentation et de la bonne police des trois réservoirs de service qui existaient alors à Ribeauvillé. Il s’attache surtout à réprimer la dilapidation et les consommations déréglées. L’abus de manger et de boire à tout propos dans les cuisines doit être supprimé ; la soupe matinale (Morgensuppe) qui se prenait au point du jour, avant le déjeuner, sera abolie. « Dans la journée, dit-il, on voit les domestiques venant de ci, venant de là, demander, en passant, un morceau à manger ; les cuisiniers retirent des pots ce qui plaît à chaque solliciteur, et les marmites sont appauvries de ce qu’elles ont de meilleur. » Cet abus est proscrit. « Le soir, l’un demande une soupe à l’orge, l’autre une salade, un troisième quelque autre mets ; ce désordre doit cesser, et la domesticité mangera ensemble, en un même repas, dans la salle des gens de service (Gesündstube). » Pour éviter les confiscations illicites et les pilleries de valets, le maître d’hôtel ordonne la suppression de toutes les armoires fermant à clef ; désormais le maître-cuisinier sera seul responsable ; tout ce qui est nécessaire au service passera par ses mains ; on lui représentera aussi la desserte des tables, au lieu de l’emporter à l’aventure, comme cela se pratiquait jusqu’à présent. Les contrevenants, valets, laquais ou pages seront punis. Érasme de Venningen est tellement pénétré de l’importance de sa réforme qu’il termine son règlement en faisant appel aux lumières du conseil du prince pour y ajouter les amendements qui seraient jugés utiles. Quant à lui, il promet d’en surveiller l’exécution strictement et ponctuellement[47]. Le zèle du maître d’hôtel profita-t-il au trésor de Ribeaupierre ? Je le crois, à la vue d’un compte du milieu du dix-septième siècle qui nous apprend que la dépense de la table du seigneur, où prenaient place, chaque jour, au moins 24 personnes, et celle de l’entretien de bouche des officiers, pages, laquais, valets et servantes attachés à la cour, ne s’élevaient annuellement qu’à la somme de 6,618 flor. 10 batz[48].

L’esprit d’Érasme de Venningen a peut-être dominé plus longtemps qu’il ne convenait dans la cuisine des Ribeaupierre. Cela pourrait s’induire des dîners et soupers que firent, à la cour de Ribeauvillé, en 1704, le comte et la comtesse de Hanau-Lichtenberg venus en visite. Le 5 août, ils eurent à dîner : une soupe faite d’une poule, des choux blancs avec un morceau de mouton, une fricassée de poulets, du bœuf bouilli, un quadruple rôti de levraut, de dindonneau, de poulets et de pigeons, des artichauts au beurre, des truites au bleu, de la salade à l’huile d’olive (on le remarque) ; à souper : de l’orge mondée, une épaule de mouton rôtie, deux pigeons, deux poulets, aussi rôtis, du dindonneau en sauce, les reliefs de viande du dîner, des truites au bleu, des beignets de pommes. Le 6, le comte fut absent ; il alla à Wihr emportant un dindonneau, trois perdreaux, un gigot de mouton et un filet de bœuf, le tout froid ; la comtesse dîna seule et bien modestement : soupe, bouilli, mouton aux panais, perdrix à la broche. Le souper fut meilleur ; le comte était rentré de son excursion. En voici le détail : riz, poules marinées, gigot de mouton, rôti de perdreaux, rôti de poulets, artichauts au beurre, écrevisses, truites, salade. Le dîner du 7 fut très-médiocre : soupe, bœuf bouilli, épaule de mouton aux concombres, mouton aux navets, perdrix rôties, truites. Les gens attachés au service du comte de Hanau mangeaient à une seconde table (Nachtisch), beaucoup moins bien servie que celle des maîtres, et les laquais et bas domestiques à une troisième (Gesindtisch), encore plus sommaire naturellement que la seconde. J’en néglige l’exposé. Le tout est officiellement attesté par Jean-Georges-Frédéric Stauber, trésorier de la cour, avec paraphe. Pendant cette visite, comme dans celle que le comte de Hanau et sa femme avaient faite au mois de juillet précédent, je remarque qu’on servit à table une certaine quantité de cruchons d’eau minérale, de Soulzbach sans doute. Les épices employées dans la cuisine des comtes de Ribeaupierre provenaient toutes de la boutique italienne (Italiœner Laden) qu’un certain Pino tenait à Schlestadt ; ce Pino fournissait aussi les choux-fleurs, légume alors rare et nouveau. La direction des travaux culinaires avait été confiée à deux artistes mandés de Colmar qui reçurent ensemble, pour six jours de service, 10 flor. 12 batz, tandis que le pâtissier-confiseur Frédéric de Widemann toucha à lui seul 9 florins[49]. La maison était mieux montée en 1763 ; elle avait alors ses officiers de bouche permanents et en titre : M. Allée, un Français, était premier cuisinier avec un traitement de 800 liv. ; un autre Français, M. Bazin, était rôtisseur aux appointements de 400 liv. ; M. Pfeffer était cuisinier en second et M. Winckler pâtissier-confiseur (Conditor), chacun avec 400 liv.[50].

Nous venons de voir comment des comtes, des personnages illustres, étaient traités, en 1704, au château de Ribeauvillé. Les républicains de Mulhouse faisaient mieux les choses quand ils se traitaient simplement eux-mêmes. Le 19 novembre 1705, il y eut, à l’hôtel de ville, un grand dîner donné par les bourgeois nouvellement admis dans la cité. Ils étaient au nombre de trente ; mais les invitations adressées au Magistrat, aux membres du sénat, aux chefs des tribus, au corps des pasteurs, avaient porté le nombre des convives à 65. Les récipiendaires, qui faisaient les frais du repas, avaient fait marché avec l’hôtelier du Sauvage, le sieur Luterburg, à raison de 8 pfundstäbler (10 liv. 14 sous tournois) par tête ; 40 pfundstäbler à prendre dans le total devaient être spécialement consacrés aux vins. L’hôtelier s’engageait de ne rien faire enlever des mets servis et de les employer à un déjeuner de lendemain. On dressa cinq tables ; l’élite de la compagnie aux deux premières (Herrentische). On y présenta trois services : 1° soupe garnie d’une poule, bœuf bouilli, pâté de jeunes coqs, un dindon, un plat de légumes, un plat de choux-fleurs ; 2° rôti de veau avec son rognon, rôti de lièvre, filet de chevreuil, chapons, pigeons, bécasses, alouettes, oie, canards, compotes de poires et de prunes ; 3° deux plats de beignets, tarte, gâteau feuilleté (Spannischbrod), confitures, gaufres, oublies, et une pâtisserie nationale dont la dénomination trop libre ne peut plus être traduite en français moderne. Aux trois autres tables, l’on servit le menu suivant : 1° soupe avec poule, bouilli, pâté de veau, dindon, un plat de légumes, veau en sauce ; 2° cochon de lait, gigot de veau, jambon, rôti de lièvre, oie, canards, chapons, compotes de poires et de prunes ; 3° beignets, gâteau feuilleté, tarte, gaufres, oublies, fruits[51]. Voilà des citoyens qui entraient plus gaîment dans l’association municipale que l’on n’y entre de nos jours, où l’initiation civique se fait principalement par le percepteur.

Ces braves Mulhousiens étaient constamment comme à l’affût de toutes les occasions de banqueter. Que dis-je, de toutes les occasions, il faudrait dire de tous les prétextes ! Ils mangeaient à tort et à travers, à propos d’événements qui ne les concernaient en aucune façon. — Que leur importait, par exemple, la naissance du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XV, qui eut lieu en 1751 ? Étrangers à la France et indépendants chez eux, ils n’avaient aucune raison de se réjouir sur un fait aussi indifférent. Ils le célébrèrent, au contraire, par un banquet de 60 couverts, qui réunit dans la grande salle du conseil de l’hôtel de ville le sénat, les pasteurs, les savants de la république et quelques gentilshommes du voisinage. Le menu du festin ne nous est pas parvenu. Mais l’on sait que les femmes de ces messieurs se régalèrent, à la faveur de cette circonstance, d’un bal et d’une collation à la tribu des tailleurs, et que la collation consista en pâtés froids, en craquelins aux amandes (Mandelherz), en crèmes, en croquantes, en confitures de toute espèce, et en cette pâtisserie inexpressible dont je parlais il n’y a qu’un instant[52].

Dans notre heureuse province, les malades eux-mêmes profitaient de l’indulgence et du libéralisme qui des mœurs communes avaient passé dans les théories médicales, dans les doctrines hygiéniques. Voici le régime que prescrivait, en 1783, aux malades des bains de Niederbronn, le docteur Roth, médecin de ces eaux et ancien chirurgien du roi de Pologne Auguste III et du maréchal de Saxe : « Le dîner sera composé d’un bon potage fait de bœuf, de veau, de mouton, de volaille, avec quelques racines de persil, carottes, céleri, etc. ; ensuite quelques légumes légers, une fricassée de poulets, le rôti, veau ou mouton, une crème, point de pâtisserie ou très peu, du dessert, comme biscuits, macarons, confitures, fruits en compote, du bon vin vieux ordinaire trempé d’eau commune ; ceux qui désireront un vin étranger, de Bourgogne ou d’Espagne, pourront en prendre modérément. Le souper sera un bon potage (riz, orge, semoule ou vermicelle), un rôti, quelques légumes légers et le dessert comme à dîner[53]. » Peste ! quel régime facile et quel médecin accommodant ! Je comprends maintenant l’ancienne réputation des eaux de Niederbronn.

J’aurais aimé de clore ce chapitre par des renseignements certains et authentiques sur trois banquets qui appartiennent encore à l’ancienne Alsace : celui qui termina les fêtes données à Mulhouse en l’honneur de la réunion de cette république à la France, en 1798, et qui coûta 50,000 fr. ; celui de 300 couverts que la ville de Colmar offrit au général Lefebvre, préteur du sénat, lorsqu’il vint, en 1802, présider le collège électoral du Haut-Rhin, et celui que la fédération alsacienne célébra à Strasbourg, en 1815. Les chroniqueurs de la vieille roche n’auraient pas manqué de jeter un regard curieux sur les plats suscités par ces fêtes politiques. Mais nos administrations modernes, prosaïques et tirées au cordeau, ne donnent rien à la fantaisie ni à la poésie de l’histoire. Au lieu des menus qui manquent si malheureusement, je pourrais bien servir à mes lecteurs des discours et des toasts, qui malheureusement ne manquent jamais. Je m’en garderai bien.

  1. Ozanam, Œuvres complètes, t. IV, p. 378.
  2. Beaulieu, Rech. sur le comté de Dabo, Paris, 1836. In-8°, p. 24.
  3. Jacquel, Topogr. de Gérardmer. Plombières, 1852. In-8°, p. 59.
  4. Grandidier, Hist. de l’Église de Strasbourg, t. II, p. 335.
  5. Wimpheling, Catal. episcop. argentin. In-4°, p. 93.
  6. Kœnigshoven, Chronick ; Code hist. de Strasbourg, t. Ier, p. 164.
  7. Grandidier, Essais sur la cathédrale. Strasbourg, 1782. In-8°, p. 54.
  8. Chron. et Annales des Dominicains de Colmar, édition de 1854, p. 45.
  9. Basler Beitræge, Bâle, 1859. In-8°, t. Ier, p. 52.
  10. J. Gebwiler, Panegyr. Carolina, p. 15.
  11. B. Rhenanus, Rer. german. libri tres. Basil., 1531. In-fol., p. 137.
  12. P. Schott, Lucubraciunculæ. Argent., 1498. In-4°, p. 7.
  13. Voyage du duc de Rohan en 1600. Amsterdam, 1646. In-12, p. 9.
  14. Journal du voyage de Montaigne en Italie, etc. Paris, 1775. In-12, t. Ier, p. 36 et suiv.
  15. Mémoire sur l’Alsace pour l’instruction du duc de Bourgogne. 1697, mss. In-4°, p. 209.
  16. Idem, p. 423.
  17. Idem, p. 422.
  18. Maugue, Hist. natur. de la province d’Alsace. Mss. de la Bibl. nat. In-fol., t. Ier, p. 131.
  19. Idem, p. 148.
  20. Corresp. de Grandidier avec Dom Grappin, Revue d’Alsace, 1855, p. 331.
  21. La Vallée, Voyages dans les départemens de la France. Haut-Rhin. Paris, 1793. In-8°, p. 8.
  22. Ch. Bœrsch, Essai sur la mortalité à Strasb. Strasbourg, 1836. In-4°, p. 63.
  23. Ann. et chron. des Dominicains de Colmar, édition 1854, p. 137.
  24. Rôle de la colonge de Saint-Luckert. Coll. mss. — Voyez aussi Heitz, Die Dinghœfe. Alsatia, 1854-1855, passim.
  25. Rôle de la colonge de Volgelsheim. Coll. mss.
  26. Rôle de la colonge de Brünighoffen. Coll. mss.
  27. Rôle de la colonge de Zimmerbach ; quinzième siècle. Coll. mss.
  28. Rôle de la colonge de Mittelwihr ; quinzième siècle. Coll. mss.
  29. Rôle de la colonge de Kienzheim. 1597. Coll. mss.
  30. Gærtner, Schlœsser der Bayer. Pfalz, t. Ier, p. 138.
  31. Heitz, Die Dinghœfe. — Alsatia, 1854-1855, p. 38.
  32. Rôle de la colonge de Seppois. Coll. mss.
  33. Rôle de la colonge de Niederhausbergen. Coll. mss.
  34. Helmer, Notizen über Wasslenheim und Molsheim. 1851. In-8°, p. 70.
  35. Wurstisen, Basler Chronick, p. 528.
  36. Thomas und Félix Plater, Zwei Autobiogr., p. 138.
  37. Idem, p. 176.
  38. Mieg, Gesch. der Stadt Mülhausen, t. II, p. 18.
  39. Mieg, Gesch. der Stadt Mülhausen, t. II, p. 46.
  40. Richard, Trad. popul. de la Lorraine. Remiremont, 1840. In-8°, p. 160.
  41. Dorlan, Notices historiques sur Schlestadt, t. Ier, p. 105.
  42. Archives de la préfecture du Haut-Rhin. Fonds de la régence d’Ensisheim.
  43. Idem.
  44. Archives du Haut-Rhin. Fonds de Ribeaupierre.
  45. Mieg, Gesch. der Stadt Mülhausen, t. Ier, p. 251.
  46. Duvernoy, Éphémér. de Montbéliard, p. 382.
  47. Archives du Haut-Rhin. Fonds de Ribeaupierre. Dépenses de table.
  48. Idem. Même fonds. Comptes.
  49. Archives du Haut-Rhin. Fonds de Ribeaupierre. Comptes de 1704.
  50. Idem. Même fonds. Comptes de 1763.
  51. Mieg, Gesch. der Stadt Mülhausen, t. II, p. 313.
  52. Mieg, loc. cit., t. Ier, p. 309.
  53. Rtoh, Analyse des eaux de Niederbronn, p. 57.