L’Ancienne Alsace à table/Édition 1877/6

La bibliothèque libre.
Berger-Levrault et Cie (p. 151-181).
CHAPITRE VI

Énergie de l’esprit de convivialité en Alsace. — Aspect général. — Démonstrations de détail. — Inventaire approximatif dressé par Fischart. — La curée du bœuf au couronnement de l’empereur. — Reproduction de cette fête au passage de Louis XV. — Pauvre célébration du sacre de Louis XVI à Ensisheim. — Une reine de France approvisionnée par l’évêque de Strasbourg. — Un oubli du préteur Klinglin. — Prévoyance du Magistrat de Schlestadt ; ses repas périodiques ; ses goûters champêtres ; son dîner de Saint-Joseph. – La Stubengesellschaft. — Les repas des Ammeister de Strasbourg. — Le banquet du Pfennigthurm. — Le Schwörtag. — Le Hirztag du Sundgau. — Une mascarade en 1556. — Le Pfiffertag. — Économie bien entendue des princes. — La Fête de l’Être suprême. — 8.000 soldats qui s’amusent. — Le Kuttelschmauss. — Fêtes d’hiver. — La veillée de Noël. — La Behte. — L’oie de la Saint-Martin. — L’évêque Jean de Manderscheid. — Le Pfingstfest. — Le Londibol de Hürtigheim. — Le festin pastoral de Froideval. — Un souper de récidive. — Découverte d’un nouveau système d’hygiène faite à Colmar en 1637.


La cuisine a deux aspects bien distincts : l’un familier, domestique, privé ; il comprend la lutte de l’homme contre le besoin, les efforts qu’il a accomplis pour augmenter ses ressources alimentaires, par la culture, la chasse, la pêche, l’acclimatation des plantes étrangères, les rapports d’échange et de commerce, les industries qui ressortissent naturellement au cercle économique du ménage, l’art d’apprêter les mets, etc. ; l’autre aspect, extérieur, public, social, qui, sous les formes du plaisir, avec des airs de fête et au moyen de l’association, représente non plus la satisfaction d’un besoin matériel et égoïste, mais la satisfaction d’un besoin moral et généreux, le penchant affectueux qui fait incliner nos cœurs les uns vers les autres ; là, c’est l’homme qui se nourrit dans la sphère étroite et prosaïque de la maison et de la famille ; ici, c’est l’homme animé, rayonnant, l’esprit ouvert, le cœur épandu, qui goûte dans une sphère élargie et chaude les joies si éminemment sociables de la convivialité. J’ai fait à l’histoire de nos usages et de nos habitudes culinaires envisagées sous le rapport de leur utilité privée, une part large déjà, mais non encore complète. Je n’ai parlé de nos festins qu’en passant, plutôt pour leur emprunter des détails et des renseignements que pour en peindre le caractère, l’esprit et la signification. Je veux donc revenir un instant encore à ce côté si intéressant et si original des mœurs alsaciennes.

Il n’est certainement point de pays de l’ancien Saint-Empire où le besoin de la convivialité se soit plus énergiquement manifesté que dans l’Alsace, et où il se soit aussi plus richement satisfait. Nous en avons vu des preuves multipliées et concluantes. Dans cette heureuse province, où le penchant naturel de la population au plaisir était entretenu et fécondé par la facilité et l’abondance des moyens les plus propres à le flatter et à le satisfaire, toute circonstance un peu notable de la vie domestique, toute occasion civile, politique, militaire ou religieuse, qui produisait un contact entre les hommes, était mise à profit et couronnée d’une vaillante mangerie. On baptisait un enfant ; un banquet joyeux saluait le nouveau chrétien et le jeune héritier. On unissait des fiancés ; un festin, trois festins, six festins célébraient l’institution d’une nouvelle famille. On enterrait un parent, un ami ; un grand repas servi aux vivants consolait les mânes du mort. Un prince passait ; c’était les sujets qui le fêtaient ; si c’était un évêque, ses ouailles fidèles se mettaient en frairie ; instituait-on un curé ou un pasteur, les paroissiens ne pouvaient rester indifférents ; installait-on un bailli ou un bourgmestre, les justiciables et les bourgeois étaient tenus de faire honneur au nouveau juge, à l’édile nouveau. Janus n’avait que deux têtes, et on les lui reproche ; le véritable mangeur en a cent et tout autant de bouches toujours tendues dans cent directions différentes. Aujourd’hui c’est la fête patronale, demain c’est jour d’arquebuse ; voici le baptême d’une cloche ou le placement d’un nouvel orgue ; plus tard c’est le jour de la reddition des comptes communaux, ou une enchère publique, ou une noce d’argent ou une noce d’or, ou un anniversaire consacré par la tradition locale, ou quelque saint d’un grand crédit à chômer ; puis viennent les assemblées annuelles des tribus ou corporations de métier, l’oie de la Saint-Martin, la veillée de Noël, le gâteau des Rois, le carnaval, les brandons, les feux de la Saint-Jean, les bombances réciproques qui signalent le sacrifice d’un ou de plusieurs porcs pour le service de la maison ; que sais-je encore ? Tous ces petits événements parfaitement prévus, périodiques, réguliers et impatiemment attendus, sont autant de prétextes que l’appétit actif de nos aïeux saisissait au passage pour en tirer un banquet, un long et solide repas, une puissante collation, selon le cas, mais toujours en joyeuse compagnie, égayés par la bonne humeur, le franc parler, les rondes chansons, et cette pointe de gros sel du pays si redoutable aux femmes, aux gens d’église et aux grands. Qui pourrait faire le dénombrement exact de toutes ces journées de liesse dans le bon vieux temps ? Personne peut-être. Un satirique du seizième siècle, Jean Fischart, de Strasbourg, le Rabelais allemand, qui a accommodé un Gargantua aux idées germaniques, nous a laissé dans ce livre une nomenclature pittoresque des fêtes familiales et publiques qui fournissaient des occasions de se livrer à la bonne chère. Ces fêtes ne sont pas toutes exclusivement alsaciennes, mais presque toutes ont existé chez nous. Le tableau que nous offre Fischart est une vive image des mœurs anciennes de notre pays. Il ne signale pas moins de cinquante-trois occasions que l’esprit inventif du moyen âge s’était ingénié à convertir en bombances. Les voici dans l’ordre arbitraire adopté par l’imagination du satirique. Il en est plusieurs que nous ne pourrons ni élucider, ni même définir : Dreykönig-Tag : le jour des Rois ; 2° die Pfaffenparet : jour non désigné auquel on mangeait une pâtisserie ou un gâteau de ménage qui avait la forme d’un bonnet clérical ; 3° Pfingstvögel : régal que se donnaient les arbalétriers ou les arquebusiers qui avaient concouru au tir à l’oiseau, le lundi de la Pentecôte ; 4° Auffartsgeflügel ; je soupçonne que c’était le repas d’épreuve de la jeune volaille de l’année, vers la fête de l’Ascension ; 5° Sant Johann Mett : repas matutinal de la Saint-Jean d’été ; 6° Dintzeltag : assemblée annuelle de la tribu terminée par un repas commun ; 7° Rockenfahrt : visite nocturne avec la quenouille ; 8° Kunkelstube : veillée des fileuses ; 9° Geburts-oder Natal-Tag : anniversaire du jour de naissance ; 10° Emanshammen : inconnu ; 11° Wo man die Fladen langt : le jour où l’on offre les tartes ; 12° Wo man die Erndtbieren langt : quand on offre des poires précoces (à l’époque de la moisson) ; 13° Wo man die Lerchenstreng langt : peut-être une allusion à la capture des alouettes ? 14° die Zerrhen : inconnu ; 15° das Wettmal : le repas de noce ; 16° den Wilkomm : la bienvenue ; 17° die Letz : le régal d’adieu (Abschiedschmauss) ; 18° den Liechtbraten : le rôti de congé mangé en commun à la clôture des veillées de fileuses ; 19° die Kindschenk : conclave de matrones dans la chambre de l’accouchée, où l’on fait des présents au nouveau-né et qui se termine par un repas ; c’est le Westerlege dont parle Geiler (Postill. II, 37b et 44) et qui est encore en usage dans la vallée de Munster ; 20° die Kindbetthöff : autre repas en l’honneur des accouchées ; 21° die Köchelbæder : inconnu ; 22° da man die Kindbetterin wieder zu Jungfrauen… und grommat sauffet : repas offert aux parents des accouchées sortant de gésine, à l’occasion de leurs relevailles ; on y buvait du vin de genièvre (grommat, kremmat, Scherz, Glossar) ; 23° die Kindsentwœhnung : collation donnée lorsqu’on sevrait l’enfant ; 24° wo verschenkt man den Namen : il était d’usage dans certaines corporations de métier d’échanger son nom contre celui de quelque camarade. On lit dans un manuscrit allemand du commencement du dix-huitième siècle, intitulé : Coutumes des menuisiers : « C’est ainsi que j’ai fait la faveur d’octroyer mon nom dans la ville de Thann. » Le manuscrit dit même dans la ville-résidence de Thann, Residenzstatt ; 25° wo gibt man die Hæflin zusammen : c’est le pique-nique français ; 26° wo löst man sich : inconnu ; 27° wo gibt man Richtwein : non résolu ; 28° wo ruckt man den Tisch : repas offert aux nouveaux voisins quand on avait changé de logement ; cet usage existe encore ; 29° wo gibt man die Hausrachtung : inconnu ; 30° wo ertrænkt man das Liecht : enterrement de la chandelle à la dernière veillée des fileuses ; 31° et 32° wo geht das Krenzlein (oder) der Kolben (Kochlœffel) herumb : réunions privées qui se tenaient à tour de rôle dans quelques familles associées ; 33° wo weyhet man die Bierbischöff : repas confraternel et d’heureux présage que faisaient entre eux les buveurs de bière les plus éprouvés : les Bierbischöfe de Fischart ne sont plus en Alsace que des Bierfritze, et à Munich des Bierdæmpfer ; tout déchoit avec le temps ; 34° wo ist des Nabals Schaffscher : c’est le souper d’usage après la tonte des brebis ; 35° das Ermeyen : ce terme n’a rien de précis ; il désigne d’une manière générale les divertissements et la récréation de la table ; 36° in der Kreuzwoch : récréation particulière à la semaine des Rogations, mais j’en ignore l’objet et le sens ; 37° Sant Michels Liechtgans : souper de la Saint-Michel ; l’oie était de rigueur ; 38° die Erndgans : repas après la rentrée de la moisson ; l’oie était facultative ; cet usage existe encore dans la Basse-Alsace ; 39° die Landzechen : à élucider ; 40° die Metziger Irrten : peut-être le régal annuel que les bouchers donnaient à leurs meilleures pratiques ; 41° die Lauberfest : à classer dans les desiderata ; 42° die Fasnachtshühner : repas donné à l’occasion des poules et chapons qui s’acquittaient en carême ; l’expression a une forte teinte d’amphibologie ; on la prendra dans le sens actif si l’on envisage les bénéficiaires des redevances, et dans le sens passif si l’on considère les pauvres prestataires ; 43° die Güter-Erneuerung : le renouvellement des baux ; 44° die erkauffte Gericht : la vente des offices judiciaires ; 45° die Jahrgeding : la tenue des justices annales ; 46° die Ambtsistellungen : les institutions officielles des corps de justice et d’administration ; 47° die Magistermal : cela peut être le régal de gratitude offert par les parents au maître d’école, — ce qui se voyait encore dans mon jeune temps ; — cela pourrait être aussi le banquet de congratulation que se donnaient les étudiants quand ils passaient maîtres ès-arts ou en philosophie ; 48° der Schwörtag : la prestation solennelle, en présence de toute la bourgeoisie assemblée et en armes, du serment des nouveaux bourgmestres ; c’était la plus imposante des cérémonies civiles dans nos villes impériales d’Alsace et principalement à Strasbourg ; 49°Burgerzechen : repas par souscription entre les bourgeois ; 50° Nachzechen : ce sont les lendemains, souvent pires que la veille ; vulgo : prendre du poil de la bête ; un ancien curé d’Aubure a une fois fort originalement prêché sur ce texte ; 51° Abendzehren : soupers se prolongeant dans les profondeurs de la nuit, médianoches ; 52°Undertrunck : antépénultième beuverie, comme aurait pu dire Rabelais ; 53° Schlafftrunk : le coup du soir, beuverie finale ; 54° sous ce numéro, Fischart a compris les occasions imprévues et innommées : und sonst durstige Gesellen Colætzlein — et autres petites collations usitées parmi les gens altérés ; la rubrique a de l’ampleur[1].

Je ne chercherai pas à faire des applications historiques ou de détail sur l’un ou l’autre des sujets indiqués dans ce riche panorama que l’imagination fertile de Fischart a ouvert devant nos yeux. Ces sujets sont acquis à notre œuvre, cela suffit. Je prendrai mes démonstrations dans ce qu’il a négligé, omis ou ignoré.

Voici, par exemple, les fêtes du couronnement de Maximilien 1er, à Aix-la-Chapelle, en 1486. Le peuple en eut sa part. Durant le festin servi à la table impériale, une foule de pauvres était rassemblée sur la place du palais ; on leur jetait par les fenêtres des poissons, des lièvres rôtis, des agneaux, etc. Dans ce même temps un bœuf entier rôtissait à la broche sur la place publique. Il était farci d’un porc gras, d’oies, de poules, d’oiseaux. Quand il parut cuit à point, l’on en coupa un morceau pour l’empereur, puis il fut livré au peuple, hommes et femmes, selon l’ancienne coutume, nach altem herkommen[2]. La même chose eut lieu en 1562, à Francfort, au couronnement de Maximilien II. On avait dressé une cuisine immense, devant le Römer. Dans cette cuisine improvisée rôtissait un bœuf gigantesque, paré de sa tête et les sabots aux pieds. La cuisine, même celle destinée au peuple, avait fait des progrès. La monstrueuse bête était farcie de toutes sortes d’accessoires utiles : porc gras, mouton, chevreuil, cochons de lait, canards, perdrix, paons, grives, oies, poules, coqs, saucisses. On commença à le rôtir le dimanche matin et il ne se trouva cuit que le lundi à trois heures de l’après-midi, où il fut livré au peuple. La curée fut faite avec tant de frénésie qu’il s’éleva comme une sédition dans laquelle la cuisine fut démolie et emportée, malgré le respect dû à la présence de l’empereur. La boisson n’avait pas été oubliée. La grande fontaine, surmontée du double aigle de l’empire, versait par l’une des têtes du vin blanc et par l’autre du vin rouge[3].

Cette scène de gastronomie populaire, fidèlement reproduite, fut transportée à Strasbourg, en 1744, lors du séjour qu’y fit Louis XV. « Dès que le roi fut arrivé au palais de l’évêque, un détachement de bouchers se rendit le sabre au poing au Windhof, près de l’esplanade, pour y chercher un énorme bœuf que l’on rôtissait depuis trente-six heures, en l’arrosant de 100 livres de graisse. Il pesait 800 livres. Il était orné de rubans et de fleurs et il était couché dans une écuelle de bois artistement fabriquée, longue de 14 pieds, large de 8, doublée de fer-blanc et dorée sur les bords. Autour de ce bœuf on avait disposé 100 livres de saucisses, 12 oies, 12 canards, 6 cochons de lait et 36 poules. Le bœuf lui-même était farci de deux moutons rôtis. Ce gigantesque rôti fut présenté au roi dans la cour du palais ; de là on le conduisit à l’Hôtel de ville ; quatre bouchers le découpèrent et le distribuèrent au peuple. On distribua aussi là et sur la place d’Armes du pain et des saucisses, et dans ces deux endroits des dauphins dorés répandaient autour d’eux du vin rouge et du vin blanc[4]. »

Dans le langage exact de l’art, ce bœuf entier ainsi farci était appelé, en France, bœuf à la troyenne, par allusion au fameux cheval de Troie. Il a donné l’idée du sanglier à la troyenne, et avec le progrès de la civilisation moderne celle du rôti à l’impératrice que nous devons à Joséphine Beauharnais[sic]. La bonne et sensuelle souveraine imagina de renfermer une olive et des filets d’anchois dans une mauviette, la mauviette dans une caille, la caille dans un perdreau, le perdreau dans un faisan, le faisan dans une dinde, et la dinde dans un cochon de lait. C’est le rôti suprême. Il serait intéressant de savoir quel cas Napoléon faisait de l’invention de sa femme.

Le couronnement de Louis XVI fut d’un moindre profit pour les habitants d’Ensisheim que ne l’avait été pour la populace de Strasbourg le passage de son aïeul. Les bourgeois qui avaient assisté en armes à la cérémonie commémorative du sacre ne furent gratifiés que d’un pain de deux sols et d’un pot de vin ; pour le surplus des habitants cette prestation fut réduite à la moitié[5]. Il est vrai que le roi était à cent lieues.

La présence d’une tête couronnée n’est pourtant pas un pronostic certain et constant que le peuple sera régalé, comme on peut le voir par le voyage que fit à travers une partie de l’Alsace Élisabeth d’Autriche, femme de Charles IX. Le service des cuisines de la reine était si peu assuré que loin de pouvoir faire des largesses au populaire, elle n’avait pas même la certitude de dîner. Il fallut que l’Évêque de Strasbourg, qui attendait la princesse à Spire, écrivît (9 octobre 1570) à ses conseillers de Saverne pour leur enjoindre de lui envoyer des lièvres, des alouettes, du sanglier et une centaine de saucissons fumés. Louis Falkenberger et Martin Mitterspacher, les deux conseillers fidèles de Jean de Manderscheid, avisèrent à contenter leur maître, et nous savons qu’ils furent assez heureux pour lui envoyer à temps un sanglier de trois ans, tué au Mittelberg, huit lièvres, un demi-cent d’alouettes tirées par le fauconnier de l’évêque, quelques coqs d’Inde, d’autre menu gibier à plumes, et un héron tué au Kreutzfeld de Saverne par le garde Ulrich[6].

Les anciennes administrations des villes libres impériales, grâce à la prévoyance qui était une de leurs vertus obligatoires, n’ont jamais couru le risque de pareilles mésaventures. Quand elles entendaient dîner, elles étaient bien assurées que rien ne ferait défaut. Lorsque M. de Klinglin, préteur royal de Strasbourg, prit possession de la seigneurie d’Illkirch, il se mit en tête de donner un grand festin au sénat de la ville. Il le convia dans son château. M. de Klinglin était à l’apogée de sa fortune et de sa faveur. Il traita princièrement ses amis. Toutes les raretés, toutes les délicatesses du monde gastronomique d’alors furent concentrées à un jour donné, à Illkirch, dans le Tuscule splendide du Verrès strasbourgeois. Des détails circonstanciés sur cette fameuse journée, je n’en ai pu trouver, et j’avoue que je suis étonné que les disgrâces éclatantes subies plus tard par le préteur n’aient pas livré ces détails à la haine publique. Cette haine s’est contentée de taxer le festin d’Illkirch de scandale et d’abomination, moins à cause des excentricités coûteuses qui y figurèrent, que parce que M. Klinglin[sic] oublia de les payer de ses deniers. On découvrit, en effet, après la chute et l’arrestation du préteur, qu’il avait eu le talent piquant de régaler les rigides surveillants de la fortune publique aux dépens du trésor de la ville, avec 1.149 livres et 8 sols[7]. Voilà un homme qui poussait un peu loin la passion de faire fleurir la vieille convivialité alsacienne.

La ville de Schlestadt paraît avoir possédé un corps de magistrats modèles dans l’art de mêler l’agréable à l’utile, dans la science de manger vertueusement les deniers publics, en bonne compagnie et sous la protection de justes motifs. Il existe un règlement du seizième siècle, rapporté en substance dans un opuscule manuscrit de Jérôme Gebwiler, qui a pour objet de déterminer le nombre et l’application des repas officiels que la ville accorde à ses administrateurs et agents de divers degrés. J’en présente une simple analyse, mais elle suffira pour donner une idée exacte des occupations que les officiers de la ville s’étaient imposées en dehors de leurs fonctions effectives : la veille de la Saint-Michel, quand le représentant du landvogt assiste à la séance du sénat, repas de bienvenue ; le jour de la Saint-Michel, après l’assemblée générale du sénat, grand festin ; tout le conseil y est convié ainsi que tous les fonctionnaires de la ville ; le samedi qui précède le Schwörtag, repas en l’honneur du schultheiss ; le jour du Schwörtag, qui est le premier dimanche après la Saint-Michel, repas de gala ; aux fêtes de Noël et de Pâques, la ville paie un repas à chacun des serviteurs de la commune ; le deuxième dimanche de carême (Altfasnacht), nouveau repas ; dans la semaine sainte, quand on fait l’inspection du ban, gratification d’un repas à chaque söldner ; item, à chaque procession qui se fait avec les croix ; item, à l’Ascension et à la Fête-Dieu, aux messieurs de ville qui ont porté le dais et aux agents qui l’ont accompagné ; item, aux trois foires de Pentecôte, de Burner et de Sainte-Élisabeth ; item, lors du serment que prêtent à la Saint-Jean et à Noël les gens de métier et les employés de la ville ; item, à la réception du serment des bûcherons ; item, aux assemblées générales de la commune ; item, à chaque bannissement ; item, à chaque exécution ; item, quand on afferme les moulins de la ville ; item, quand on ouvre la glandée des porcs ; item, lorsqu’on chasse les bestiaux dans le Riet ; item, lorsqu’ils rentrent du Riet ; item, quand on distribue ou vend du blé de la ville ; item, à l’enregistrement des dîmes ; item, les jours de perception des taxes[8] ; quelques autres encore. Ce n’est pas tout. Le Magistrat aimait de varier ses plaisirs. Quand il était fatigué des repues franches qui se faisaient en ville, il organisait des goûters champêtres sous la feuillée. La pêche des eaux de la ville servait de prétexte. C’était tantôt au Rinenweg, tantôt dans le Burner-Alment et dans d’autres endroits bien choisis. Le 4 juin 1668, il s’amusa très-convenablement au Rinenweg, grâce à une collation excellente arrosée de vins honorablement connus[9]. En 1669 (23 mai), il était dans le Burner. On servit « un repas remarquable » dans un vaste pavillon de feuillage. L’abbé d’Ebersmünster, plusieurs pères de l’abbaye et d’autres personnages de marque y assistaient. Il y eut musique d’instruments à vent et de violons[10].

Enfin, dans les derniers temps de l’ancienne monarchie, le Magistrat de Schlestadt avait encore su ajouter une nouvelle bombance municipale à tant de coûteuses lippées : le dîner de Saint-Joseph. Il faut en lire l’amère critique dans un ouvrage qui parut en 1789, après la suppression des anciens corps de magistrature municipale en Alsace. « En réclamant contre tant d’abus, l’on ne peut s’empêcher d’observer le fameux repas annuel d’invention de l’ancienne municipalité, bien mal nommé le dîner de Saint-Joseph, dont ils faisaient l’orgie et les amples libations sous un titre si inapplicable du repas de Saint-Joseph, qui ne connut jamais que la plus religieuse sobriété, et ne fut surtout jamais dans le cas de la violer aux dépens de personne ; tandis que les dits magistrats, commensaux dans ces sortes d’épaves et autres occasions analogues, telles que leur repas annuel de la Saint-Michel, sa monture à part, et autres orgies communes dans les auberges, dont ils franchissaient alors si soigneusement toutes les bornes ordinaires et en constataient eux-mêmes les époques et dépenses gracieuses sur leurs registres, au compte de la ville, dont une forte partie était sans doute alors réduite à jeûner d’autant plus amèrement les mêmes jours, quantâ discrimina rerum ! et sur quoi les nouveaux chefs et préposés municipaux entendent croiser et rejeter des dits comptes tous articles de pareilles dépenses et autres de cette nature, telles que leurs repas et dépenses de bouche et régals payés aux auberges, lors de certains passages de personnes de considération dans la dite ville[11]. » Je conviens que ce français laisse à désirer ; mais la plainte est trop sincère, trop publique, pour n’avoir pas touché sur des abus trop criants. Avec de telles allures, je comprends que le Magistrat de Schlestadt ait été dans la nécessité d’établir dans son sein un grand-maître d’hôtel pour ordonner ses frairies officielles[12]. Ajoutons que dans le système pratiqué par le Magistrat de Schlestadt, il y avait double profit pour ses penchants gastronomiques ; la libéralité qu’il mettait à traiter lui valait des revanches, comme on le voit par le festin notable que lui offrit en 1660 le comte Gerhardt Manderscheid de Blankenheim[13].

Ces habitudes du monde gouvernant avaient réfléchi sur les mœurs des gouvernés. Il s’était formé, dès le quinzième siècle, à Schlestadt, une société, cercle ou club, dont le but était le plaisir de la table. Ce cercle portait le nom de Stubengesellschaft et siégeait à la tribu des nobles. Il comptait dans son sein des princes, des seigneurs, des prélats, des gentilshommes, des bourgeois, des prêtres : les bürgermeister de la ville en étaient de droit. Aucune ville d’Allemagne, dit, avec un naïf orgueil, Jér. Gebwiler, ne peut présenter une association comparable à celle-là. On y pouvait manger tous les jours, et à des prix modérés. Un bon repas, le vin compris, ne dépassait pas (vers 1520) 7 ou 8 deniers. Les mets étaient copieux et délicieusement (lustig) préparés ; le vin d’une qualité parfaite et le pain exquis. Tout s’y passait si honnêtement et si décemment, selon Gebwiler, qu’on se serait imaginé être dans un couvent[14]. Plus tard, d’autres villes d’Alsace eurent des instituts analogues, notamment Colmar. Je parlerai avec détails de sa société du Wagkeller.

Le régime en vigueur dans les régions administratives de Schlestadt n’était pas exceptionnel. Il fut, dans des proportions diverses, celui de presque toutes les villes de la province. Si l’on fouillait bien les vieux comptes, on en acquerrait la démonstration. Comment en douter lorsqu’on trouve, dans la république si correcte et si sévèrement réglée de Strasbourg, la singulière institution des ammeister ou chefs dirigeants de l’État dînant et soupant aux frais de la ville ? Cette coutume était fort ancienne. Pendant l’année de sa régence, l’ammeister prenait ses repas à la tribu de la Lanterne, qui prit de là le nom de Herrenstube. En 1477, les frais du dîner furent taxés à 7 pfenn., sans le vin. On fit observer dans le public que c’était très-cher. En 1562, ces frais avaient doublé ; le dîner coûtait 14 pfenn. Deux valets de ville, vêtus aux couleurs de la république, approvisionnaient la table du vin nécessaire : ils le cherchaient dans la cave de la ville, située derrière la place d’Armes actuelle, et qui était bien pourvue : le vase rassurant dont ils se servaient existe encore à la bibliothèque publique. Le souper fut supprimé dès 1570, l’ammeister régent de cette époque[15] se trouvant trop infirme pour manger deux fois par jour aux dépens de l’État, faiblesse que l’on n’a guère revue depuis. Il paraît que les bons ammeister s’oubliaient quelquefois aux douceurs du Wolxheim ou du Finkenwein, car le Conseil des XV rendit, en 1585, un édit par lequel il enjoignit à l’ammeister de se trouver à une heure à l’Hôtel de ville. « Il arrivait trop souvent, dit un chroniqueur indiscret, que les magistrats n’arrivaient au sénat et à la chancellerie qu’à trois ou quatre heures. Les seigneurs de la république aimaient de rester longtemps à table[16]. » L’édit ne remédia pas complètement au mal, à ce qu’on peut conjecturer. On prit le parti héroïque de l’extirper, en 1627, en décrétant la suppression absolue de cet antique usage.

La proscription de 1627 n’atteignit pourtant point toutes les bonnes coutumes consacrées par la Constitution strasbourgeoise. Le banquet municipal de la Saint-Jean d’été fut soustrait à la douloureuse réforme. Le 24 juin de chaque année, le sénat entier se transportait sur le Pfennigthurm, où l’on conservait le trésor, les titres et les bannières de la cité. Sur la plate-forme de ce donjon célèbre, qui était comme le cœur, l’arche sacrée de la république, une vaste table de pierre entourée de sièges recevait les graves magistrats qui venaient oublier les labeurs et les soucis du gouvernement. Le banquet était servi aux dépens des vingt tribus ; le maître d’hôtel de chacune d’elles était tenu de fournir un plat de choix, un morceau de distinction ou d’apparat. Le service était fait par les bedeaux du Magistrat revêtus de la pittoresque livrée officielle aux deux couleurs, rouge et blanche. Le corps de musique de la ville exécutait des symphonies pour égayer le repas. Le trésor public se chargeait de rafraîchir le sénat. Le caviste de la république faisait montre, ce jour-là, des plus grands crus, des plus nobles flacons doctement acquis par l’État dans les années prospères, et religieusement conservés dans la bibliothèque souterraine confiée à sa garde[17]. C’était merveille de voir comme les vins séculaires du Rhin et les vins historiques du pays disposaient le sénat à croire à l’éternité des institutions de la cité… Mais un jour, en 1746, le Pfennigthurm fut trouvé bien vieux et bien délabré ; les quatre tourelles aériennes qui, au haut de la plate-forme, souriaient aux quatre points cardinaux, parurent laides et ruineuses ; l’antique table des agapes de la Saint-Jean sembla descellée et rongée par le temps ; la tour sainte tomba sous le marteau de démolition. Le banquet traditionnel se cacha pendant quelques années dans les salles obscures de la tribu de la Lanterne, et bientôt après la Révolution souffla sur le sénat qui fit place à l’orageuse commune de 1792.

La veille Constitution strasbourgeoise n’avait pas, comme tant d’autres, exclu les femmes du bienfait de ses fonctions. Après que les bourgeois, pendant une longue matinée hivernale de janvier, avaient vaqué en cérémonie aux solennités du Schwörtag, ils se réunissaient dans leurs tribus respectives pour réchauffer leurs sentiments patriotiques à la douce chaleur d’un banquet abondant et fraternel. Le sexe faible ne pouvait siéger dans ces chapitres civiques, mais il célébrait l’heureuse journée du serment en se formant en conventicules de plaisance, défrayés par la bourse de la communauté. Partout régnait la joie expansive, la causerie libre et plénière, l’exaltation passagère de l’inhabitude de se sentir affranchies du sceptre conjugal. Les collations étaient diversifiées selon la différence du rang social auquel les femmes appartenaient. Les confitures, les fruits, les dragées, les pâtisseries, les vins de France, les liqueurs fines, étaient l’apanage des cénacles élégants ou aisés ; les plus modestes voyaient apparaître le rôti, les gâteaux, les marmelades, du vin vieux du pays ; et tous indistinctement les petits pâtés consacrés par un usage qui avait force de loi et dont l’ancienneté était attestée par ce dicton :


Der Männer Schwörta Schweiss
Giebt de Wiwer Pastetle heiss.


(La sueur des maris au Schwörtag procure aux femmes des petits pâtés chauds.)


La petite horde de pâtissiers imaginée par Fourier aurait trouvé de l’emploi et un travail attrayant au Schwörtag du vieux Strasbourg, car les femmes ne font rien à demi, ainsi que le témoigne ce second adage né dans les impressions de ce jour de bombances féminines :

Der Männer Schwörta
Der Wiwer Zechta[18].


(Le Schwörtag des hommes est le jour de gala des femmes.)


Dans le Sundgau et quelques autres parties de l’Alsace, les femmes avaient aussi conquis une journée d’indépendance, non à l’ombre d’une Constitution municipale, mais par la vertu de l’institution plus large et plus durable du carnaval. Le lundi de carnaval, qu’on appelle aussi Hirztag[19], les femmes et les filles avaient seules le droit de se montrer dans les auberges et cabarets, d’y boire et d’y manger. Elles y allaient par troupes et faisaient bravement fête à la circonstance. Malheur à l’homme altéré qui ne sait pas se résigner à son exil d’un jour ! À peine a-t-il franchi le seuil de la porte que les femmes se jettent sur lui et lui enlèvent de vive force son chapeau ou sa casquette qu’il ne peut racheter qu’en se retirant et en soldant quelques bouteilles de vin que les viragos boiront sans lui. Les incrédules peuvent encore expérimenter aujourd’hui l’influence de cet ancien usage à Zimmersheim et à Eschentzwiller[20]. Le poëte Moscherosch l’avait présent à la mémoire quand il a dit :


Spitze Schue und Knöpflein dran,
Die Frau ist meister und nicht der Mann.


(Quand la femme chausse ses souliers pointus à petits boutons, c’est elle qui est la maîtresse et non pas le mari.)


Peuchet, qui décrivait le département du Bas-Rhin en 1811, remarquait « que les femmes et les filles partagent avec les hommes, les jours de dimanche ou de fête, leurs plaisirs au cabaret, sans qu’on trouve dans le pays cet usage ridicule[21] ». Sans approuver cet usage, on peut dire qu’il n’est pas encore regardé comme ridicule aujourd’hui. Il existe par cela seul qu’il est très-ancien, et il durera jusqu’à ce que les progrès de la véritable éducation publique l’aient relégué dans le domaine des souvenirs. Il aurait fait beau de voir M. Peuchet tomber dans le Sundgau un Hirztag !

Il faut ne s’étonner de rien quand on étudie les mœurs du passé. Buheler raconte, par exemple, que le doyen du chapitre de Strasbourg, Jean-Christophe de Simmern, organisa, dans le carnaval de 1556, une troupe de masques qui s’était revêtue de travestissements historiques ou de caractère ; que ce dignitaire se mit à la tête du cortège et le conduisit pompeusement à Eschau pour en donner le spectacle et le plaisir aux chanoines ses amis qui s’y trouvaient probablement. Qu’est-ce à dire ? Faut-il s’en indigner à froid aujourd’hui ? Nullement. Christophe de Simmern eût sans doute mieux fait de lire son bréviaire, mais il ne choquait pas les idées de son époque. Buheler, qui était de la partie, ajoute que la joyeuse compagnie trouva en arrivant dans la maison du doyen un souper riche, parfait, princier[22]. Je ne regrette dans l’anecdote que l’omission du menu. L’historiographe s’est laissé absorber par le convive.

Ribeauvillé célébrait autrefois une fête singulière et renommée. Le comte de Ribeaupierre portait le titre de Roi des musiciens d’Alsace ; c’était un fief héréditaire dans sa famille. Tous les musiciens d’Alsace, réunis en confrérie, sous le patronage de la Vierge, relevaient de cette royauté dont le domaine s’étendait depuis le Hauenstein jusqu’au Heiligenforst (forêt de Haguenau). De Villé, qui avait été son berceau, elle fut d’abord transférée à Schlestadt, puis à Ribeauvillé qui resta jusqu’en 1789 la capitale du royaume idéal de la musique alsacienne. Elle avait ses statuts et ses privilèges[23]. Chaque année, une assemblée solennelle (Pfeiffertag) avait lieu à Ribeauvillé le 8 septembre, jour de la Nativité de la Vierge. Réunie à l’auberge du Soleil, la confrérie des joueurs d’instruments se mettait en marche vers l’église, à neuf heures du matin, au son des cloches, au bruit des trompettes et des tambours, bannière en tête. Derrière la bannière, marchait le Roi des musiciens (Pfeifferkönig), portant sur son chapeau la couronne, emblème de sa dignité ; après lui venaient le tribunal de l’association (Pfeiffergericht) précédé de son sergent, puis les ménétriers deux à deux, décorés de leur médaille d’argent à l’effigie de Notre-Dame et jouant, chacun à son gré, de son instrument. Une messe solennelle à grand orchestre était célébrée. Tous les confrères, suivant le roi, allaient à l’offrande. Après la messe, le cortège montait au château et rendait hommage au comte, roi de l’association, par des concerts et des symphonies. Ce devoir accompli, la confrérie redescendait à l’auberge du Soleil, où l’attendait le banquet prescrit par les statuts. Aucun ménétrier ne pouvait se dispenser d’y assister ; il payait son écot sur le pied dont le roi était convenu avec l’aubergiste. Le comte-roi était exempt de tout écot pour lui et deux confrères ; les quatre maîtres ou jurés formant le tribunal ne payaient que la moitié. À quoi pensent donc les historiens et les chroniqueurs ? Ils n’ont laissé aucun détail sur ce fameux repas. Je passe cette négligence à Radius, à Scheid, ils étaient jurisconsultes ; mais les autres, qui les empêchait d’être moins secs et plus curieux de ce qui se passait dans une réunion de cinq ou six cents musiciens ? J’imagine qu’au centre du meilleur vignoble d’Alsace, dans une fête consacrée spécialement aux joueurs d’instruments, ceux-ci ne restaient point au-dessous de leur réputation proverbiale, et que le seigneur de Ribeaupierre, régalé gratuitement, avait la gracieuseté d’envoyer à ses sujets quelques cordiales réminiscences de sa cave.

Il est vrai que les princes aiment assez de voir leurs peuples se régaler en leur honneur ; ce spectacle leur donne une idée favorable de leur fidélité et de l’enthousiasme qu’excite leur présence ; mais il n’est pas moins vrai qu’ils leur laissent communément la liberté de payer ce qu’il en coûte pour se montrer joyeux sur leur passage. C’est ce que je remarque à l’occasion des fêtes qui signalèrent, en 1529, la visite que le duc Antoine de Lorraine et sa femme Renée de Bourbon firent à Saint-Dié. « On fit des feux de joie devant chaque maison. Mais rien ne manifesta mieux la joie publique, la simplicité des mœurs et l’affection des sujets pour leur prince, que les tables dressées spontanément au milieu des rues, où les voisins confondaient leurs provisions sans prétentions ni rivalité. Sur la plupart de ces tables, que le duc aimait à visiter, était étalé le mets favori des Lorrains, le lard[24]. » L’on ne voit pas que le bon prince ait le moins du monde aidé à l’enivrement général de la loyale population du val de Galilée.

La première république semble avoir mieux fait les choses dans les solennités qu’elle décrétait, si l’on s’en rapporte au procès-verbal officiel de la fête de l’Être Suprême, célébrée à Strasbourg le 20 prairial an II. « L’indigence rentrant dans ses foyers, dit ce document, y trouva un repas frugal ; un patriote avait fait distribuer la veille deux livres de viande aux familles qui avaient plus de vertu que de fortune ; le civisme fit couler, sur le soir, une boisson saine au pied des divers arbres de la liberté ; une partie de la nuit se passa encore en fête et en allégresse ; le bonnet rouge, placé sur la pointe extrême de la tour du temple (la cathédrale) que l’on avait illuminée, paraissait dans l’ombre une étoile flamboyante proclamant les droits du peuple et le bonheur du monde[25]. » L’on pourrait citer beaucoup d’exemples de ces fêtes de la Révolution, si injustement décriées, bizarres, quelquefois, il est vrai, mais toujours marquées d’une incontestable grandeur et d’un sentiment très-tendre pour les pauvres, les femmes, les enfants et les vieillards, pour tout ce qui est faible et qui souffre. Je confesse que je suis plus touché de ces fêtes vraiment populaires que du faste monarchique qui fut déployé à Strasbourg, à la réception de l’impératrice Marie-Louise, en 1810, où trente-quatre corporations d’arts et métiers, formées arbitrairement, revêtues de costumes d’opéra comique, et un cortège de trois mille paysans et paysannes du Kochersberg, à cheval et dans des voitures enguirlandées, défilèrent devant la nouvelle souveraine de la France. Voici un spécimen du goût qui présida à cette ovation dynastique ; la quatrième escouade des gens de métier était formée de boulangers, fariniers, meuniers, pâtissiers et confiseurs, tous gens appartenant à notre sujet : « Huit maîtres, boulangers et meuniers, habillés en casimir blanc, écharpes bleues garnies en franges d’or, gilet blanc, chapeau gris, portaient, sur un brancard garni d’une draperie et de guirlandes, un petit pavillon à quatre colonnes or et blanc, dont l’intérieur était rempli de pains, brioches et gâteaux du pays formant pyramide. Le tout était décoré de guirlandes, de lauriers et de roses, d’épis et de fleurs des champs, surmonté d’une aigle d’or, autour de laquelle flottaient les drapeaux de la France et de l’Autriche. — Le cortège était précédé de vingt-cinq demoiselles, filles de maîtres, habillées en taffetas blanc, corsets et guirlandes bleu de ciel. Les unes tenaient des vases garnis de fleurs, d’autres des corbeilles remplies de sucreries et de branches de myrte et de lauriers. Deux plus grandes portaient, sur un piédestal couvert d’un coussin de taffetas bleu, une couronne de sucre candi blanc, soigneusement travaillée, avec les chiffres de Napoléon et de Marie-Louise, l’inscription : Raffinerie de sucre de Strasbourg, et, de chaque côté, deux beaux pains de sucre de la raffinerie du Sr Dürr, surmontés de deux aigles de sucre candi blanc. Seize garçons boulangers, fils de maîtres, habillés de casimir gris, gilet blanc, avec bonnets de boulangers et tabliers blancs, suivaient les maîtres. » — Dans la section des brasseurs et tonneliers, on voyait « entre une haie de douze jeunes filles vêtues de blanc et de douze jeunes gens aussi en blanc, un haquet sur lequel étaient placés deux tonneaux embellis de peintures, de 500 litres chacun. Les robinets étaient dorés au feu, et chaque porte était ornée d’une aigle d’or ; au-dessus un jeune enfant, représentant Bacchus, tenait un flacon et une coupe et portait la santé de LL. MM. Le haquet était suivi par un groupe d’autres demoiselles et jeunes gens, au nombre de 24, habillés et costumés comme les précédents ». — Dans l’essaim des bouchers figuraient « 40 demoiselles ; 24 vêtues de blanc, étaient suivies de 8 autres en blanc avec spencer rouges, et celles-ci de 8 en robes noires, tabliers blancs et spencer rouges. Au milieu du groupe, deux bergers et deux bergères conduisaient deux agneaux ornés de rubans. Venait ensuite le chef aux abats, armé de sa hache, ses aides à ses côtés. Il portait un gilet blanc, veste rouge, cravate noire, bonnet et tablier blancs, culotte noire, bas de soie blancs, boucles de souliers en argent ; son coutelas était suspendu à une courroie rouge. Il était suivi de deux bœufs gras, blanc fauve, à cornes dorées, conduits et escortés par 24 jeunes fils de bouchers, tous habillés comme lui. Les maîtres fermaient la marche[26] ». Ces trois groupes exprimaient exactement la physionomie de l’époque : la fadeur sentimentale, la littérature mythologique et la familiarité avec les idées de destruction. Où allait ce cortège que l’historiographe fait monter à plus de 8.000 acteurs ? Il se rendait, entouré de cent mille spectateurs, à la Robertsau, pour voir le banquet monstre donné par Marie-Louise à 8.000 soldats qui avaient battu son père et humilié sa maison. « Arrivée au banquet, S. M. est passée devant les tables, au milieu des salves d’artillerie et des vivats des soldats, qui mangeaient, chantaient et se livraient à toutes les démonstrations de la joie. Rien de plus imposant que ce coup d’oeil[27]. » Franchement, il était plus que cela ; je le trouve extraordinaire de tout point.

Que je préfère donc à ces grands spectacles, si changeants et si contraires, le tableau d’intérieur, le tableau aux couleurs vraiment allemandes du Kuttelschmauss (régalade de boudins) ! Novembre est venu, la Saint-Martin est passée, le ciel est gris, les premières froidures se font sentir, les soirées sont longues et tranquilles ; c’est le moment de saigner le porc qui nourrira pendant l’hiver la famille du paysan, de l’artisan aisé, du petit bourgeois. Toute la maison est à l’œuvre. Mais il y a deux parts : l’une de réserve, de prévoyance, d’avenir ; ce sont les gros quartiers de la bête ; l’autre, toute d’actualité, sacrifiée à l’instant même, qui se partage avec les amis, les voisins ; ce sont les boudins, les saucisses, la gelée, les grillades, le rôti à dépêcher, toutes les bagatelles utiles qui ne sont point de conserve. On est convié à ce régal de famille aujourd’hui, demain, toute la semaine ; on rendra la pareille la semaine prochaine. On profite de la circonstance pour étrenner la tonne de choucroute nouvelle. La boisson requise est le vin nouveau, sans préjudice d’une bouteille de vieux pour le coup de la retraite. L’usage du Kuttelschmauss est général en Alsace, sous des noms divers. Il est très-vivace dans la contrée d’Obernai. Le docteur Meyer a remarqué que la saison où cette coutume sévissait abondait en maux de tête[28]. Eh ! c’est de rigueur, cher docteur ! Sans cette suite, le Kuttelschmauss est manqué.

Les fêtes d’hiver avaient donné naissance à d’autres récréations gastronomiques : la Saint-Nicolas, jour de grande richesse pour les enfants, que l’on gratifiait de jouets, de bonbons, de fruits et de gâteaux ; la Saint-Hubert, jour de liesse des chasseurs ; le jour de l’an, fête générale ; la Saint-Sébastien, fête des compagnies d’arbalétriers et d’arquebusiers ; la Saint-Étienne, jour de frairie populaire, à Strasbourg notamment ; la Saint-Valentin, jour orgiaque des célibataires qui se félicitent d’avoir échappé au joug conjugal ; la Saint-Sylvestre, nuit d’adieu à l’année vieillie qui va mourir ; le jour des Rois et bien d’autres encore.

Je m’arrêterai un moment à la veille de Noël. C’était autrefois une importante réjouissance dans les familles. La poétique cérémonie de la messe de minuit était attendue dans les longues heures d’une veillée moitié profane, moitié recueillie. Une collation précédait la messe nocturne ; le pesant gâteau de poires (Birewecke, en patois lorrain Rema) y figurait de nécessité. Aux environs de Haguenau, on offrait des compotes et des pains d’épices :


Do noch so kumett der Wihenacht Obent
Das erberliite zu Hantgifft gebent
Einic Latwerige, einic Lebekuchen[29].


(Puis vient la soirée de Noël où les honnêtes gens aisés donnent en cadeau quelques confitures et quelques pains d’épices.)


Au retour de la messe on faisait réveillon. Dans les communes de langue française ou lorraine, comme le pays de Belfort, le val d’Orbey, les vallées de Lièpvre, de Villé, de Schirmeck, les montagnes de Dabo, les mets traditionnels du réveillon étaient les saucisses, les boudins, les andouilles, le jambon, la charcuterie de ménage[30]. Dans les villages allemands, les usages étaient variables, divers. Dans tout le pays compris entre Barr et Wissembourg, la veillée de Noël portait le nom de Sperrnacht, parce que l’on enrayait les rouets des fileuses pour plusieurs jours. Les jeunes gens des deux sexes, qui d’habitude fréquentaient la même veillée (Kunkelstube), se réunissaient pour prendre un régal et se divertir. Un des amusements favoris de cette nuit, où tous les foyers étaient en activité, consistait pour les jeunes garçons à se glisser traîtreusement dans les cuisines mal surveillées, et d’y enlever les casseroles et les poëlons, contenant et contenu. Dans certaines maisons, où l’on n’attendait aucun convive, la Sperrnacht était signalée par la bizarre coutume[31] d’y tenir chaud et préparé un repas complet ; cet usage est un débris évident des habitudes du paganisme.

Très-anciennement, la journée du 30 décembre était aussi consacrée aux exercices de la convivialité. Le poëte alsacien Cunrat de Dankrotzheim, qui vivait au commencement du quinzième siècle, nous apprend que l’on célébrait ce jour-là « die milte Behte ». C’était un repas fait entre bons voisins et francs amis, à ce qu’il paraît, au moyen de cotisations en nature :


Darnauch so komet die milte Behte
Die nacht hat gar ein gross Gslehte,
Die Stick zwene broten an den Spiss
Und briete und machte einen guten Friss,
Und geriet in uff die Ahssel fassen
Und ginge mitte behten affter den Gassen
Und drug da uff on alles Duren
Und lud ir guten Nachgeburen[32].


Plus tard, aux quinzième et seizième siècles, l’expression de Behte prit une signification plus générale. Sous la forme du verbe Bechten elle désigna l’usage où étaient les compagnons de métier, pendant les fêtes de Noël, de solliciter des comestibles dans les maisons, licence qui fut réprimée par les statuts de la tribu des bateliers de Strasbourg et limitée à la seule visite des maisons des maîtres de la profession[33].

Mais de toutes les festivités de ce genre, celle de l’oie de la Saint-Martin (Martinsgans) paraît avoir été la plus importante et la plus universellement pratiquée. On la connaissait dans toute l’ancienne France aussi bien qu’en Allemagne. M. Mary-Lafon en parle dans son livre récent des Mœurs et coutumes de la vieille France. M. Fr. Barrière, en analysant ce livre, se pose cette question : « Qu’appelle-t-on les oies de la Saint-Martin ? Les oies qui ont eu chez les Romains un beau rôle au Capitole, n’en ont jamais joué chez nous que sur nos tables. Elles y avaient une célébrité que renouvelait chaque année le 11 novembre. Dans nos provinces comme à Paris, elles étaient non l’ornement, mais les victimes d’un grand jour. Quelles antipathies ou quels rapports pouvaient exister entre ces volailles criardes et saint Martin ? Je sais bien que Grégoire de Tours prête à ce révéré personnage des miracles bachiques dont par cette raison je ne dirai rien. Quelle apparence que les banquets aient trait aux miracles ? Il est bien plus probable qu’au 11 novembre on trouve des oies nouvelles riches d’un suffisant embonpoint ; puis, bien avant qu’on n’eût mis leurs foies en pâtés, elles jouissaient, au quinzième siècle, d’une très-flatteuse concurrence ; un faisan, un porc, une oie s’y payaient le même prix, 14 sous parisis, comme il se voit par le tarif réglé par le Conseil de Charles VI, en 1480[34]. » Notre regrettable antiquaire, Louis Schnéegans, a aussi approfondi l’oie de la Saint-Martin[35]. Son institution se perd dans la nuit des temps, et elle s’est maintenue jusque dans le nôtre ; bien des familles strasbourgeoises de la vieille roche la révèrent encore. Elle se célébrait durant deux jours, jour et nuit. L’oie grasse était le mets pivotal de la fête ; les autres plats n’étaient considérés que comme des accessoires, comme les satellites du plat central. Le vin nouveau faisait le fond de la matière désaltérante ; des pâtisseries ad hoc, les Martinibrestellen, par exemple, ravivaient la soif défaillante des buveurs. Il n’y avait presque point de maison, point de famille, où l’oie de la Saint-Martin ne fût mangée en l’honneur du saint évêque des Francs. C’est ce qui autorisait Séb. Franck à écrire ces lignes dans son Weltbuch : « Malheureuse est la maison qui, le soir de ce jour, n’a pas une oie à mettre au feu ! » Le vieux Conrad de Dankrotzheim a aussi chanté les louanges de cette antique férie :


  Der milte Sant Martin
Den man beget (feiert) ufi sine Nacht
Mit Wines Krafft und maniger Dracht[36].


(Le bon saint Martin que l’on fête, dans la nuit qui lui est consacrée, avec des vins généreux et des mets variés.)


Les croisés allemands qui défendaient Joppé en l’année 1179 ne firent que trop bien honneur au programme usuel de la fête. Les Sarrazins remarquant qu’ils avaient trop vaillamment martiné[37], surprirent les portes de la ville et massacrèrent jusqu’au dernier des fervents sectateurs de la coutume occidentale[38].

Un évêque de Strasbourg, dont le nom ne réveille dans notre histoire que des souvenirs pacifiques et riants, Jean de Manderscheid, solennisa à fond ce jour de réjouissance, en 1578, dans son château de Saverne. Élu en 1569, il ajournait depuis neuf ans le serment qu’il devait prêter à la ville. Il s’y décida enfin en 1578, et la république députa à sa résidence six membres du gouvernement pour recevoir son serment au nom de la ville. La députation, toute protestante, était composée de deux anciens stettmeister, de deux anciens ammeister, de l’avocat général de la ville et du secrétaire des XXI. Elle arriva à Saverne le 9 novembre. L’évêque la fit loger au château. Il prêta son serment dans la matinée du 10, mais il exigea que les députés passassent les fêtes de la Saint-Martin avec lui. Ils y restèrent jusqu’au 12. Ce furent quatre jours de bombance plénière. Messieurs de la ville passaient d’un repas à un autre. À peine avaient-ils déjeuné que les pages les cherchaient pour le dîner ; la fatigue du dîner n’était pas encore dissipée dans les douceurs d’une courte sieste que les officiers de l’évêque les conviaient au souper qui les attendait. Les vins les plus exquis étaient servis à profusion. La veillée de Saint-Martin fut magnifiquement célébrée. Jean de Manderscheid était un rude lutteur, un des plus preux buveurs de l’empire, un véritable paladin de la table ; sa gaîté était historique, sa bonhomie fine, expansive et inépuisable, son pantagruélisme entraînant. Ses pages et ses échansons entrèrent ce soir-là si libéralement dans la pensée du maître que quatre députés succombèrent avant qu’on fût au bout de la bataille ; l’ammeister Lorcher et le docteur Botzheim, l’avocat général, restèrent seuls en état de tenir tête au prélat et aux dignitaires éprouvés de sa maison. Voici, d’après la relation du secrétaire des XXI, comment on opérait à la table de l’évêque : « Il y fit placer d’abord une grande canette de bois tourné, à vaste embouchure et de la hauteur d’un demi-boisseau ; elle était remplie de vin dans lequel étaient immergés des quartiers de poires confites. Sa Grandeur en retira un quartier avec une fourchette d’argent, le mangea et fit passer le vase à ses convives. Pendant qu’il circulait à la ronde, les pages apportèrent deux cruches en grès de Cologne, chacune de la contenance de six pots ; l’évêque but le premier coup dans chacune d’elles et les fit passer aux assistants qui burent à leur tour. Après ces éprouvettes initiales, l’on apporta les coupes et les gobelets en vermeil, que les pages remplirent sans discontinuité de Lüppelsberger et d’autres vins rares et délicieux[39]. » Il ne faut pas s’étonner qu’après un pareil traitement chacun des députés ait eu besoin, comme l’ajoute le secrétaire, du secours de deux gentilshommes pour gagner sa chambre. Cela se passait le lundi. L’évêque les retint encore le mardi en les assurant que le plus fort était fait et que désormais les poculations auraient une allure plus miséricordieuse. L’on se remit donc à l’œuvre. La députation ne quitta Saverne que le mercredi matin, le quatrième jour. Jean de Manderscheid n’avait pas voulu permettre qu’elle se mit en voyage à jeun ; il avait obtenu que les plénipotentiaires prendraient une petite soupe, dans leur chambre, de grand matin. Avant le point du jour, l’évêque était chez ses hôtes avec le bailli d’Oberkirch ; bientôt arriva le frère du prélat, le comte Arnold, puis plusieurs gentilshommes, puis les familiers du prince. Manderscheid et sa suite s’assirent à table avec les députés ; la modeste soupe du départ devint un nouveau festin aussi somptueux et aussi richement arrosé que les banquets précédents. Ils montèrent enfin dans un carrosse de l’évêque, à dix heures. Cette campagne gastronomique eut les plus heureuses conséquences politiques. Pendant le reste de l’épiscopat de Manderscheid, la meilleure harmonie ne cessa de régner entre le prélat catholique et la république luthérienne.

L’été comptait aussi quelques jours de réjouissances privilégiées. Le plus célèbre était la Pentecôte. Dans le Kochersberg et le comté de Hanau-Lichtenberg, le lundi de la Pentecôte était consacré à un divertissement spécial. Les jeunes garçons allaient de maison en maison recueillir des œufs, du lard, des gâteaux de fleur de farine (mozen) et d’autres comestibles, qui servaient à un joyeux repas d’après-dînée. La quête se faisait par deux groupes. Celui des petits garçons chantait :


Pfingstequack het d’Eir g’fresse,
Het d’Ochse und d’Ross im Stall vergesse.
Heb’ inge n’us, heb’ owe n’us,
Heb’ alli blut und blingi Vegel us.
En Ei erus ! En Ei erus !
Oderschick der de Marter in’s Hienerhus.


(La bête de la Pentecôte a mangé les œufs, et a oublié les bœufs et les chevaux dans l’écurie. Prends-en par en bas, prends-en par en haut, prends tous les petits oiseaux encore nus et aveugles ! Donne un œuf ! donne un œuf ! sinon je t’envoie la martre dans le poulailler.)


Puis venait celui des adolescents, qui entonnait ce verset :

Da kommen die N***er Maien Knecht ;
Sie haben gern ihr Pfingstenrecht ;
Drei Eier und ein Stück Speck
Von der Mohren Seiten weg,
Ein halb Mass Wein
In den Kibel nein ;
Da wollen die N*** Maien Knecht zufrieden seyn[40].


(Voici venir les garçons de Mai de N… ; ils tiennent à jouir de leur droit de la Pentecôte : trois œufs et un morceau de lard prélevé sur le côté de la bête, un demi-pot de vin pour notre cuveau. Moyennant cela, les garçons de Mai de N… seront satisfaits.)


Le village de Hürtigheim avait sa fête particulière du Londibol. La jeunesse parcourait la commune en promenant un jeune enfant caché dans des branches et des fleurs et qui représentait l’été ; il portait le nom de Pfingstklötzel. La troupe folâtre réunissait des œufs et du lard qu’elle consommait dans la soirée[41]. Cette cérémonie populaire, qui semble un souvenir païen, se pratiquait aussi à Bouxwiller et dans les environs. Aujourd’hui elle est abandonnée aux jeunes enfants.

Une fête d’un autre genre avait lieu à l’autre extrémité de la province, le 1er mai. On y voyait des moines régaler des paysans. « Par respect pour les religieux de Froideval, il était d’usage de laisser paître en liberté le troupeau du monastère sur toutes les terres du voisinage. Les bergers du canton en avaient soin, et, en retour, les 1er mai, tous les bergers, pasteurs et gardiens de troupeaux du pays pouvaient venir au couvent se régaler depuis le matin jusqu’au soir, à discrétion ; la table était ouverte en permanence. Ils y venaient revêtus de leurs plus beaux habits, leurs chapeaux garnis de rubans[42]. »

Je pourrais rapporter encore beaucoup de preuves de l’esprit de convivialité des Alsaciens et des Allemands. Mais je crois en avoir allégué assez. Cependant, comment quitter ce sujet sans remarquer la plaisante idée qu’eut un général autrichien de se consoler d’avoir été battu en voyant souper son vainqueur ? Le comte de Marsigli, qui défendait la place de Vieux-Brisach en 1703, venait d’être forcé de la rendre au duc de Bourgogne. Cet échec, qui lui coûta la tête peu de temps après, ne lui inspira qu’une seule démarche. « Il demanda à M. le Comte de Marsin de lui obtenir la grâce de voir souper M. le duc de Bourgogne. Marsin le mena chez le prince, qui lui dit qu’il le verroit bien mieux à table, s’il s’y vouloit mettre avec lui. Quoiqu’il eût déjà mangé, il accepta. Le lendemain, le duc lui demanda s’il vouloit lui faire le plaisir de diner encore avec lui. Pressé de rentrer, il s’excusa ; mais on lui fit servir à diner avant de partir[43]. » L’on ne pouvait mieux choisir son temps pour souper deux fois.

Un gentilhomme français qui avait fait les guerres d’Alsace, sous le règne du cardinal de Richelieu, et qui était en convalescence à Colmar, en 1637, y mangeait plus légitimement que Marsigli ne l’avait fait chez le petit-fils de Louis XIV. L’on en jugera par la lettre toute rabelaisienne qu’il écrivit à M. du Fresne, secrétaire du marquis de Feuquières :


« À Colmar, le 17 octobre 1637.

{{T|» Mon cher monsieur, un faisan, deux canards, deux bécasses et deux perdrix que le hibou rapporta de la chasse hier au soir, sont les onguents dont nous faisons présentement des emplastres pour mettre sur nos estomacs demain matin, le chagrin, la mélancholie et l’horrible misère que nous souffrons, les ayant desbiffés de sorte que, sans le secours de ce médicament, ils ne seraient plus capables d’aucune de leurs fonctions. En effet, cette composition est tellement admirable, lorsqu’on en use deux fois le jour, en la détrempant dans deux verres de tisanne que l’on fait avec du raisin sur la fin du mois de septembre, qu’appliquant subtilement le tout sur la partie douloureuse, elle a cette vertu d’apaiser aussistost la douleur, fortiffier la partie, désopiller la rate, corroborer les intestins ; fait attraction des mauvaises humeurs, cherche la bile, dissipe les ventosités, purge bénignement, corrige les crudités, raffraichit le foye, chasse le vuide, remplit l’estomac et resjouit le cœur ; en un mot, quand je vous aurois trompé, je n’en serois ni plus riche ni plus pauvre. Usez-en sur ma parolle ; la prise vous en coustera peu, et en cas qu’elle ne vous apporte une parfaite santé, je m’oblige à vous rendre vostre argent[44].|90}}


» De Courval.

» P. S. Vous êtes un ami à la douzaine. Je vous priois ces jours passés de faire en sorte près de M. Feuquières qu’il me retirast de cette malheureuse contrée-cy ; je vous en ai écrit dix fois ; au diable la response. »


M. de Courval, qui savait ne pas manger à contre-temps, garda sa tête sur ses épaules et eut un régiment de cavalerie sous le maréchal de Turenne.

  1. Ce passage tiré du Gargantua de Fischart, édition de 1608, livre IV, chapitre IV, a été reproduit dans l’Anzeiger zur Kunde der deutschen Vorzeit (vol. II, année 1855. Nürnberg. In-4°, p. 263), par les soins de M. Auguste Stœber, qui a élucidé la boutade intéressante de Fischart avec une partie des éclaircissements que je viens de donner.
  2. Herzog, Edelsäss. Chronick, deuxième partie, p. 143.
  3. Ibidem, p. 196.
  4. Album alsacien, 1833. In-4°, p. 85. — Piton, Strasbourg illustré. Ville, p. 190.
  5. Merklen, Histoire d’Ensisheim, t. II, p. 335.
  6. L. Spach, Deux voyages d’Élisabeth d’Autriche, p. 26.
  7. Friese, Vater. Gesch., t. IV, p. 78.
  8. Jér. Gebwiler, Der Statt Schlestatt Ursprung. Mss., p. 73 et suiv.
  9. J. Frey, Chronick. Mss., p. 122.
  10. Idem, p. 123.
  11. Tableau de la municipalité actuelle de Schlestadt. S. l., 1789, p. 62.
  12. Dorlan, Notices sur Schlestadt, t. Ier, p. 154.
  13. Frey, Chronick. Mss., p. 120.
  14. Jér. Gebwiler. Mss. cité, p. 22.
  15. Hermann, Notices sur Strasbourg, t. II, p. 444.
  16. Bucheler, Chronick. Mss. de la Bibl. de Strasb. In-fol., t. II, p. 579.
  17. Piton, Strasbourg illustré. Ville, t. Ier, p. 264, d’après Kunast.
  18. Piton, Strasbourg illustré. Ville, t. Ier, p. 172.
  19. De hirzen (zechen, schmausen), se divertir à table, faire chère-lie.
  20. Aug. Stœber, Alsatia, 1851, p. 122.
  21. Peuchet, Description du Bas-Rhin. Paris, 1811. In-4°, p. 26.
  22. S. Buheler, Chronick. Mss. In-fol., t. II, p. 458.
  23. Voyez Scheid, De Jure in musicos singulari Rappolsteinensi. Argentor., 1719. In-4°. — Bernhard, Les Joueurs d’instruments d’Alsace. Paris, 1844. In-8°. — Heitz, Das elsässiche Pfeiffergericht. Alsatia, 1856-1857. — Radius, De Dignitate comitum Rappolstein. Argentor., 1745. In-4°.
  24. Gravier, Histoire de Saint-Dié, p. 216.
  25. Ancienne Revue d’Alsace, t. Ier, p. 377.
  26. Annuaire du Bas-Rhin, année 1811, pp. 134-166.
  27. Annuaire du Bas-Rhin, année 1811, p. 164.
  28. Meyer, Obernäh in medizin. Hinsicht, p. 117.
  29. Conrad de Dankrotzheim, Heiliges Namenbuch, édition Strobel. Strasbourg, 1827, p. 122.
  30. Richard, Traditions populaires de la Lorraine, p. 249.
  31. Alsatia, année 1852, p. 146.
  32. Conrad de Dankrotzheim, Heiliges Namenbuch, p. 123.
  33. Scherz, Glossar. V° Bechten. — Stœber, Alsatia, 1852, p. 149.
  34. Journal des Débats du 7 septembre 1859.
  35. Alsatia, année 1851, p. 65.
  36. Heiliges Namenbuch, p. 120. — Alsatia, 1852, p. 145.
  37. Vieux verbe français : festoyer, faire la Saint-Martin.
  38. Schnéegans, Das Martinsfest, Alsatia, 1851, p. 72, à la note où l’autorité est citée.
  39. Schnéegans, Das Martinsfest. Loc. cit., p. 82.
  40. Erwinia, années 1838-1839, p. 224.
  41. A. Stœber, Der Kochersberg. Mulhouse, 1857, p. 60.
  42. Corret, Histoire de Belfort, p. 288.
  43. De Vizé, Journal du siège de Brisach. Paris, 1705, p. 239.
  44. Lettres des Feuquières. Paris, 1845. In-8°, t. Ier, p. 195.