L’Angleterre et la vie anglaise/03

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L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

III.
LES GYPSIES ET LA VIE ERRANTE.



La population anglaise était fixée, quand aux races établies sur le sol de la Grande-Bretagne vint s’ajouter dans le cours des siècles un élément excentrique et nomade. Les bohémiens[1] ne sont point particuliers au royaume-uni : il n’y a guère en Europe, en Asie, en Afrique, dans le monde entier, un coin de terre inculte et retiré qui n’ait vu s’élever la fumée de leurs bivouacs, une lande où n’ait mordu la dent de leurs ânes ou de leurs chevaux. Ils ont suspendu leurs chaudières aux racines saillantes du chêne et au tronc grêle des oliviers, leur tente s’est déployée des neiges de la Russie aux sierras brûlées de l’Espagne, de la chaîne de l’Himalaya à la masse sauvage des Andes ; mais il n’y a peut-être pas d’endroit au monde qui se prête aussi bien que la vieille Angleterre à l’étude de cette race dispersée et mystérieuse. Le voyageur qui se contente de visiter les grandes villes et de dévorer les distances sur les chemins de fer s’aperçoit très peu de l’existence des gypsies dans les îles britanniques : à la campagne au contraire, le contraste de leurs mœurs et de leurs traits physiques avec les mœurs et les traits des populations rurales forme dans les comtés du royaume-uni l’un des épisodes les plus curieux de la vie champêtre. Quoique généralement mal vus et redoutés des paysans anglais, ils répandent sur le paysage une sorte de poésie rude et primitive. Au printemps, quand les bois sont verts, quand les haies sont blanches, vous découvrez souvent au détour d’un chemin profond et ombragé une large tache noire ; les gypsies ont passé là : cette tache marque la place où s’est éteint leur feu. Leurs chariots d’un style primitif, leur figure ovale, le caractère unique de leurs yeux noirs, leurs traits réguliers, mais durs, la couleur particulière de leur peau très brune, les cheveux des femmes pendans de chaque côté de la tête en longue touffes qui ont été comparées, pour l’éclat et la noirceur, à l’aile du corbeau, les rudes chansons qu’ils mêlent souvent parmi les rocs et les halliers à leur vie errante, la fierté de leur démarche digne et libre jusque sous les haillons, le regard d’indifférence et même de dédain qu’ils promènent autour d’eux sur les travaux de la terre, tout les distingue des races saxonne et gallique. Ce sont les sauvages, les Mohicans de la Grande-Bretagne.

Une lutte s’est engagée dès l’origine entre l’élément sédentaire et l’élément nomade. Cette lutte a généralement abouti à une sorte de transaction qui assure aux gypsies certains avantagés. Je n’oserais pas dire qu’ils occupent en Angleterre une condition meilleure que dans les autres pays ; mais ils y sont plus indépendans, plus chez eux pour ainsi dire, et leurs costumes plus ou moins pittoresques, leurs danses, leur musique, leurs tentes, interviennent comme un accessoire obligé dans toutes les réjouissances rustiques. S’ils forment un élément insoumis et distinct de la population, ils se mêlent aux classes agricoles par des rapports journaliers, et ce contact a modifié de part et d’autre les mœurs primitives. Quelque chose manquerait à la vie anglaise, surtout dans les campagnes, si les gypsies n’existaient pas, et naturellement ils doivent trouver place dans ces études[2]. Ils se sont attachés à la Grande-Bretagne comme le gui au chêne, et les botanistes ne décrivent point un arbre sans tenir compte de ses parasites.

On ne s’étonnera plus maintenant qu’une race si tranchée, associée par un commerce si étendu et si intime aux habitudes locales, ait fixé l’attention des érudits et des moralistes anglais. Dès 1816, John Hoyland publia sur la condition des gypsies dans la Grande-Bretagne une enquête qui ne manque point d’intérêt[3], et dont on se souviendrait davantage, si M. George Borrow n’eût ouvert dans ces derniers temps un champ tout nouveau de recherches. George Borrow a vécu dès sa jeunesse avec les gypsies ; il parle leur langue et passe même parmi eux pour un de leurs frères. Il a lu ainsi dans leur caractère, dans leurs pensées les plus secrètes. Après avoir étudié la vie des gypsies en Angleterre, il voyagea et rencontra dans les diverses contrées de l’Europe des groupes de bohémiens qui, l’entendant parler leur langage, crurent à un lien de consanguinité. Il s’est assis sous leur tente, il s’est chauffé à leur feu, et il a pu ainsi comparer entre elles les différentes branches de cette famille humaine dispersée. Le désir de répandre la Bible en Espagne l’entraîna, vers 1836, dans la Péninsule, où ses tribulations de missionnaire, ses aventures, ses voyages, ses emprisonnemens, lui fournirent la matière d’un récit curieux, the Bible in Spain. Là il rencontra encore ses amis les gypsies sous le nom de zincali ; il leur apporta des nouvelles de leurs frères de la Grande-Bretagne et fut partout bien accueilli. « Ils ne touchèrent point à un cheveu de sa tête ni ne rognèrent point un pan de son manteau, » car les enfans d’Égypte ne se nuisent ni ne se volent point entre eux. Ce nouveau théâtre de faits lui inspira l’idée d’un ouvrage sur la vie des bohémiens en général, mais plus spécialement des bohémiens d’Espagne ou des gitanos[4]. Le principal mérite de ce livre est de ne point être fait avec des livres : l’auteur raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a appris des gypsies par la bouche des gypsies eux-mêmes durant vingt années. L’imagination a disputé à la science une veine si riche d’intérêt. La littérature anglaise, le théâtre, la peinture, la musique, ont emprunté au caractère des gypsies quelques types célèbres[5]. Il faut pourtant se tenir en garde contre les fictions romanesques, dont le germe a été fourni presque toujours par des études et des impressions trop légères. Rien ne ressemble moins à la vie des gypsies sur la scène ou dans les livres que la vie de ces mêmes gypsies tels qu’on les rencontre dans la nature. C’est là, dans le livre des réalités, que nous chercherons à pénétrer le secret d’une race qui est à ellemême une énigme. Ce peuple, répandu aujourd’hui à la surface de la terre, a perdu partout ses annales, ses traditions, ses dieux, le souvenir même de ses ancêtres : ne peut-on lui restituer son histoire ? La condition présente des bohémiens est misérable : n’y a-t-il pas lieu d’étudier dans leur genre de vie la cause de leur abaissement ? Quelques faits semblent indiquer que cette abjection n’est point sans remède : il s’agirait de déterminer quels sont leurs moyens de régénération morale » En un mot, la question des gypsies peut être envisagée à trois points de vue : ce qu’ils étaient, ce qu’ils sont, ce qu’ils pourraient être. Un intérêt particulier s’attache, si je ne me trompe, à cette race ancienne et malheureuse, qui proteste par sa beauté physique, surtout en Angleterre, contre la malédiction qui la poursuit.


I

D’où viennent les gypsies ? Si l’on s’arrêtait à la légende qui a cours dans quelques pays catholiques, l’origine et la dispersion des bohémiens modernes seraient bien vite expliquées. Voici cette légende : leurs ancêtres, qui étaient Égyptiens, ont refusé un asile à la vierge Marie et à l’enfant Jésus, quand ces exilés se retirèrent sur la terre d’Égypte pour fuir la colère du roi Hérode. On ajoute même qu’ils refusèrent de puiser pour la mère et l’enfant, qui avaient soif, un peu d’eau du grand fleuve, le Nil. Pour ce crime, Dieu a puni les Égyptiens. Il les a envoyés, pauvres, errans, méprisés, à travers toutes les autres nations de la terre. Par malheur, on peut faire à la légende une objection, c’est que ces prétendus Égyptiens n’ont rien de commun avec l’Égypte. Des voyageurs modernes ont rencontré, au Caire et dans les villages qui bordent le Nil, des bandes de gypsies assis sous des palmiers. Ces bohémiens étaient regardés comme des étrangers par les habitans de l’Égypte, tout aussi bien qu’ils le sont en Angleterre par les Anglais. Leurs traits et leur manière de vivre les distinguaient d’ailleurs de la population locale.

Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que cette origine égyptienne, en dépit des faits qui semblent la démentir, a été généralement acceptée par les bohémiens errans de tous les pays. Consultez-les, ils vous répondront tous qu’ils viennent de l’Égypte ; ils sont du sang royal de Pharaon, ils vous parleront même avec orgueil de l’antique grandeur de leur patrie imaginaire. Ils ont aussi leur légende : « Il y avait autrefois en Égypte un grand roi, et son nom était Pharaon. Il avait de nombreuses armées, avec lesquelles il fit la guerre à toutes les nations, et il finit par les conquérir toutes. Or, quand il eut conquis le monde entier, il devint triste et chagrin, car, comme il aimait la guerre, il ne savait plus à quoi employer son temps. Enfin il s’avisa de déclarer la guerre à Dieu. Il lui envoya donc un défi, le sommant de descendre du ciel avec ses anges pour lutter avec Pharaon et ses armées. Dieu répondit : « Je ne mesurerai point ma force avec celle de cet homme. » Il n’en fut pas moins enflammé de colère contre Pharaon, et pour le punir il ouvrit un trou au flanc d’une énorme montagne, puis il déchaîna un vent furieux qui chassa devant lui Pharaon et ses armées vers l’abîme. Quiconque aujourd’hui s’approche de cette montagne la nuit de la Saint-Jean peut entendre Pharaon et ses armées chanter et hurler dans les profondeurs de l’antre. Et il arriva que, quand Pharaon et ses armées eurent disparu, tous les rois des nations qui avaient subi le joug de l’Égypte se révoltèrent contre la nation conquérante, laquelle, ayant perdu son roi et ses armées, demeura tout à fait sans moyens de défense. Ces rois étrangers lui firent la guerre, et ils la vainquirent, et ils chassèrent devant eux le peuple égyptien, qui se dispersa sur toute la terre. Et voilà pourquoi les chevaux des gypsies boivent maintenant les eaux de la Neva, dû Tage, de la Seine ou de la Tamise, au lieu de boire les eaux du Nil. »

L’opinion la plus vraisemblable est que la tradition qui rattache les gypsies à l’ancienne Égypte ne vient point des gypsies eux-mêmes : elle leur a été suggérée, imposée par les théologiens du moyen âge. Une telle descendance était en effet fondée sur une interprétation mystique de certains passages de la Bible. De là l’opinion universellement admise jusqu’à ces derniers temps que les gypsies étaient des Égyptiens dispersés à travers les autres nations par l’épée des Assyriens. Quant aux hordes nomades du peuple maudit, elles avaient oublié, lors de leur arrivée en Europe, jusqu’au nom de leur terre natale. D’où venaient-elles ? où allaient-elles ? Demandez plutôt à la source d’où viennent ses eaux ; demandez au nuage où il va ! Une telle ignorance étonne, mais elle est en rapport avec le caractère insouciant de ces tribus vagabondes. Tout porte à croire qu’un long temps s’était d’ailleurs écoulé entre leur dispersion et leur arrivée dans les états civilisés du monde chrétien. N’ayant point de traditions, elles acceptèrent volontiers celle qu’on leur indiqua, comme elles en auraient adopté une autre. Tel est en effet chez l’homme le besoin d’une patrie morale que, quand la réalité historique lui manque, il ne demande pas mieux que de se rattacher à une fiction.

D’autres historiens ont cru retrouver chez les gypsies les deux tribus perdues de la maison d’Israël. La destinée des Romuny[6] offre bien quelques traits de parenté avec celle des Juifs. Les uns et les autres sont dispersés sur toute la terre et vivent au milieu des populations chrétiennes, auxquelles on les voit se mêler sans se confondre ; les uns et les autres ont porté durant des siècles le poids de la persécution, du mépris, de la malveillance publique. Là pourtant s’arrête la ressemblance. Un Juif reconnaît un Juif, même quand l’un et l’autre appartiennent à deux rameaux distincts de la tige d’Israël, séparés depuis dix-sept cents ans et plus : un gypsy reconnaît un gypsy, même quand l’un a été pâli par les neiges de la Suède, et l’autre bruni, s’il est possible, au feu des tropiques ; mais un gypsy ne reconnaîtra jamais son frère dans un Juif, un Juif ne se croira jamais de la race des gypsies. Leur vie, leur caractère, leurs mœurs abondent d’ailleurs en contrastes. Les Juifs recherchent les villes, les centres de population, où ils peuvent se livrer au commerce : les gypsies au contraire se dispersent dans les campagnes, les terres vagues, les bruyères ; ils ne vivent qu’en passant dans les villes, et seulement quand la nécessité les y oblige. D’un autre côté, les enfans d’Israël se rattachent chaque jour de plus près aux sociétés chrétiennes ; les Juifs anglais s’honorent d’être nés sous le drapeau de l’Angleterre : les gypsies, eux ne sont d’aucun pays ; on les trouve partout, et partout ils sont étrangers. Le développement intellectuel crée d’ailleurs entre les deux races une différence radicale : les Juifs ont conservé dans leur exil les lumières d’une civilisation puissante, tandis que les Romany, disséminés çà et là en familles patriarcales, allant sans cesse d’un endroit à un autre endroit, avec leurs tentes et leurs maigres troupeaux, semblent être les débris d’une caste errante qui n’a jamais secoué les ténèbres de l’ignorance.

Les gypsies ne sont ni égyptiens, ni juifs : que sont-ils donc ? La langue est l’histoire des races qui n’ont plus d’autre monument historique. Or les gypsies ont un langage à eux, un même langage qu’ils parlent avec de légères nuances dans les diverses contrées de la terre où ils se trouvent, et ils se trouvent partout. Dans les rues de Moscou et de Madrid, de Londres et de Constantinople, dans les plaines de la Hongrie et dans les brûlantes solitudes du Brésil, le vent disperse les sons étranges de cet idiome qui présente partout dans ses traits principaux un caractère d’unité. Ce langage a été analysé par les philologues, qui y ont retrouvé les racines plus ou moins corrompues du sanscrit. Le sanscrit lui-même a cessé depuis longtemps dans l’Inde d’être une langue parlée[7] : c’est la langue sacrée, la langue des savans, dans laquelle ont été écrits les principaux monumens de la littérature et des croyances nationales : mais il est incontestable qu’à une certaine époque le sanscrit était d’un usage commun parmi les différentes tribus hindoues. Un philologue allemand, Büttner, soupçonna le premier que les gypsies sortaient de la souche antique de l’Inde : cette origine indienne fut ensuite prouvée et démontrée par Grellmann[8]. L’historien des races humaines, Prichard, ne doutait point d’une telle filiation : aux lumières de l’histoire et de la linguistique il ajouta même celles de la physiologie. Les traits des gypsies se rapportent au type hindou : Prichard fait seulement observer que ces tribus errantes, quoique relativement très brunes en Europe, sont d’une couleur beaucoup moins foncée que les Hindous des classes abaissées, lesquels sont quelquefois aussi noirs que les nègres de la Guyane. Il attribue ce changement de couleur à l’influence du climat. Les gypsies descendent donc par voie de migration d’une tribu indienne ; mais de quelle caste procèdent-ils ? Évidemment d’une caste très inférieure. Il existe dans les lois de Manou un passage que je n’ai jamais vu cité, et je m’en étonne, par les auteurs qui se sont occupés des gypsies. Le législateur parle d’une espèce d’hommes composée de classes mêlées, ce sont les Tchandalas. C’est pour eux qu’il a dit : « Leur demeure doit être hors du village ; ils ne peuvent avoir des vases entiers, et ne doivent posséder pour tout bien que des chiens et des ânes. Qu’ils aient pour vêtement les habits des morts, pour plats des pots cassés, pour parure du fer ; qu’ils aillent sans cesse d’une place à une autre ; qu’aucun homme fidèle à ses devoirs n’ait de rapports avec eux : ils ne doivent avoir d’affaire qu’entre eux et ne se marier qu’avec leurs semblables. » Cette sentence me frappe quand je rapproche de la vie des Tchandalas la condition actuelle des gypsies, réunis par bandes ou par familles, couverts de haillons, conduisant des chevaux ou des chiens affamés, n’ayant que des meubles et des ustensiles brisés, ne s’alliant qu’entre eux, campant un ou deux jours auprès des villages, d’où ils disparaissent subitement comme ils sont venus. Il paraît d’ailleurs certain, d’après le récit des voyageurs anglais, que des tribus errantes continuent aujourd’hui de parcourir l’Hindoustan. Le capitaine Richardson a rencontré dans l’Inde, notamment à Calcutta, une peuplade connue sous le nom de Bazeegars ou de Nuts. Son industrie consiste à jouer de plusieurs instrumens, à chanter, à danser, à faire des sauts et des tours de force. Parmi ces Nuts, une tribu présente surtout des traits de ressemblance avec nos gypsies d’Europe : c’est celle des Budee. Ils n’ont point de système particulier de religion et adoptent avec indifférence celle du village près duquel ils sont campés ; ils errent par troupes, ils ont un chef pour chaque division ; on les accuse d’être de grands voleurs. En comparant leur vocabulaire à celui des gypsies[9], l’auteur arrive à cette conclusion, que les gypsies descendent d’une branche des Bazeegars, sans doute les Budee. Cette diversité d’opinion montre assez que, si l’origine indienne des bohémiens d’Europe est clairement établie, il n’est pas aussi aisé de découvrir à quelle famille particulière des Hindous il convient de les rapporter. Un nuage, sous ce rapport du moins, continue de couvrir leur berceau historique. Quoi qu’il en soit, la présence déjà ancienne des gypsies sur le sol de la Grande-Bretagne montre que l’Inde était venue trouver l’Angleterre avant que l’Angleterre allât trouver l’Inde.

Non contens de rechercher le berceau des gypsies, quelques écrivains allemands et anglais ont voulu pénétrer la nature de l’événement qui les a dispersés dans le monde. Sur la cause de leur exil comme sur les autres points relatifs à leur émigration, ces hordes flottantes n’ont rien à nous apprendre. Indiens, les gypsies ne se souviennent plus de l’Inde. L’opinion la plus généralement reçue est que les gypsies furent séparés de la souche nationale et jetés comme une branche morte dans le torrent de leur destinée vagabonde par une des plus terribles invasions dont l’histoire ait enregistré le souvenir. De 1408 à 1409, l’Inde fut ravagée par un conquérant resté fameux sous le nom de Timour-Bey ou Tamerlan. Tout ce qui opposa une résistance fut détruit : on parle d’une boucherie de cinq cent mille hommes. Ceux qui tombèrent aux mains du vainqueur furent faits esclaves, et souvent l’esclavage même ne les couvrit point contre des recrudescences de fureur homicide. Les gypsies, d’après Grellman, auraient été arrachés de leur mère-patrie par les désastres de cette guerre[10].

Au milieu de ce silence et de ces ténèbres de l’histoire proprement dite, la langue des gypsies peut-elle du moins nous fournir quelques lumières sur la date probable de leur dispersion ? On remarque dans le langage des gypsies une infiltration de mots persans ; or la langue moderne de la Perse, fille de l’ancien zend, ne s’est introduite dans l’Inde qu’à la suite des nouveaux sectateurs de Mahomet, les Arabes, les Perses, les Afghans, qui portaient la parole du prophète à la pointe de leurs, cimeterres. Cette conquête fut longue, successive ; elle s’étendit de Walid et de Mahmoud jusqu’aux victoires de Timour et de Nadir. C’est donc durant cette période que les gypsies doivent avoir été violemment séparés, par un événement resté inconnu, de leur souche originelle[11]. Ce même monument, la langue, est encore le seul qui puisse nous mettre sur la trace du chemin qu’ont suivi les gypsies pour entrer d’Asie en Europe. Sur le fond indien et persan du dialecte des races nomades, tel qu’il se parle aujourd’hui en Angleterre, en Allemagne, en Italie, sont venus se fixer, à une époque relativement récente, un grand nombre de mots slaves, grecs et roumains. La conséquence à tirer de cette immixtion est que la langue primitive et tout orientale des gypsies a ramassé çà et là quelques mots des régions qu’elle a traversées, comme le torrent se teint en courant de la couleur des terres et des racines qu’il entraîne avec lui. M. George Borrow ne doute point que les gypsies venant du pays des Bulgares n’aient fait halte dans la Roumanie, après avoir traversé le Danube. De la terre des Roumains, comme d’une ruche, un assez grand nombre d’essaims voyageurs se sont répandus sur les différentes contrées de l’Europe. Les uns, tournant au nord-est, parcoururent la Russie ; d’autres se jetèrent à l’ouest, étendant leur course jusqu’à l’Espagne et jusqu’à l’Angleterre. En Valachie et en Moldavie, on retrouve encore aujourd’hui un grand nombre de zingarri. Leur nombre est estimé à deux cent mille au moins ; ce sont les restes de la grande caravane, qui, à mesure qu’elle s’avançait vers l’ouest, laissait derrière elle divers détachemens. En 1417, ils apparurent dans la Germanie. En 1427,

des hordes de prétendus bohémiens se montrèrent en France. Leur arrivée fut un événement. Ils se donnèrent comme venant de la Basse-Égypte. À les entendre, le pape, après avoir ouï leur confession, les avait condamnés pour leurs péchés à errer sept ans par le monde, sans coucher en un lit. On jugea toutefois à propos, vu leur état de dénûment et leur mauvaise mine, de ne point les laisser entrer dans Paris : ils furent logés, par ordre de justice, à la Chapelle-Saint-Denis. Tout le monde courut pour les voir ; presque tous avaient un ou deux anneaux d’argent à chaque oreille, « disant que c’était gentillesse en leur pays[12]. » Les hommes étaient noirs et avaient les cheveux crêpés ; les femmes étaient encore plus noires qu’eux et avaient les cheveux droits comme la queue d’un cheval. C’étaient les plus pauvres créatures qu’on eût jamais vues en France. Sous ce manteau de pénitens, les soi-disant enfans d’Égypte obtinrent néanmoins la permission de rôder dans le royaume, et il faut croire que leur expiation n’a pas été méritoire, puisqu’aux sept années de vie errante bien d’autres ont succédé. Ils se conduisirent d’ailleurs comme si le vol et les pratiques équivoques avaient fait partie de la pénitence qui leur était, disaient-ils, imposée par le saint-père, dont ils avaient reçu la bénédiction.

On n’a pas la date précise de l’arrivée des gypsies en Angleterre. Tout annonce cependant qu’ils ont paru dans les îles britanniques depuis plus de trois siècles. Le premier épisode de l’histoire des gypsies de l’Angleterre est la furieuse persécution à laquelle ils furent en butte sous le règne de Henri VIII. Il existe deux décrets de ce monarque dans lesquels les gypsies sont représentés sous les couleurs les plus noires. Ces édits ordonnent aux enfans d’Égypte, comme on les appelait alors, de quitter le royaume et de n’y plus jamais revenir. Un mois est le délai fixé pour leur expulsion générale ; après ce temps-là, ils seront traités comme voleurs. Quiconque s’avisera d’importer quelques-uns de ces vagabonds en Angleterre sera condamné à 4 livres sterling d’amende pour chaque passage. Les peines édictées contre les gypsies frapperont de même ceux qui seraient vus en si mauvaise compagnie. Les décrets de Henri VIII furent suivis d’effet : un grand nombre d’enfans apocryphes de la vieille Égypte furent rechargés sur des navires aux frais de l’état et renvoyés en France. La persécution se ranima sous les règnes de Marie Tudor et d’Elisabeth. Être gypsy était alors un crime que la loi punissait de mort. Les gibets s’élevèrent de tous côtés, et la chair de ces parias d’Occident fut impitoyablement livrée aux corbeaux. Peu d’années avant la restauration de Charles II, treize gypsies furent encore condamnés aux assises de Norfolk et exécutés conformément aux statuts. Pour l’honneur de l’Angleterre, c’est la dernière fois que ces lois inhumaines firent des victimes[13]. L’acte de proscription lui-même fut rappelé par George III. Les anciennes mesures si rigoureuses avaient pour but évident d’extirper cette race du sol de l’Angleterre : le but fut manqué Après être en quelque sorte rentrés sous terre pour échapper à la mort, les gypsies se remontrèrent dès que les plus mauvais jours de la tempête furent passés.

Il est intéressant pour l’histoire morale des Romany de connaître exactement les motifs qui avaient déterminé cette longue et cruelle persécution. On les accusait de divers crimes. Parmi ces crimes, il en est évidemment d’imaginaires et qui tenaient aux idées superstitieuses du temps, par exemple leur commerce avec le diable. Je voudrais en dire autant du vol et de l’empoisonnement des bestiaux. À première vue, on serait tenté de reléguer ce dernier chef d’accusation parmi les fables ridicules et atroces qu’inventait alors la malveillance, telles que les histoires d’enfans mangés par les Juifs ou par les gypsies eux-mêmes. Malheureusement certains faits qui se pratiquent encore de nos jours témoignent que cette ancienne opinion ne manquait pas de fondement. Il existe parmi les gypsies d’Angleterre un terme qui exprime l’art de faire contracter au bétail des maladies artificielles : drabbing. bawlor. Ils agissent ainsi par plusieurs motifs, le premier pour se ménager le moyen de guérir les chevaux et les bœufs empoisonnés, en se faisant payer leurs services, le second pour obtenir du fermier les bêtes mortes qui sont censées avoir succombé à un fléau naturel, le troisième pour se venger des injures qu’ils croient avoir reçues. À toutes les époques et dans tous les pays, cette habileté à préparer certains poisons très actifs s’est révélée chez les gypsies.

Il est à croire qu’ayant posé le pied en Angleterre vers le commencement du XVe siècle, les gypsies ne tardèrent point à se répandre dans l’Ecosse. Les montagnes du nord, qui ont couvert les populations galliques contre l’épée des races envahissantes, ne pouvaient élever un obstacle contre les nouvelles hordes nomades. Rien n’arrête les gypsies dans leur marche. Ils sont partout étrangers, et partout chez eux. On ne trouve pourtant dans les annales de l’Ecosse aucun monument historique où il soit fait mention des Égyptiens avant i’année 1540. Il existe alors une ordonnance du sceau privé, rendue la vingt-huitième année du règne de Jacques V, en faveur d’un certain Johnne Faw ou Faa, « .seigneur et comte de la Petite-Égypte. » Cette ordonnance fut renouvelée par le comte d’Arran, régent d’Écosse en 1553. Il paraît, d’après la teneur de ces curieux édits, que ce John Faw était une sorte d’Abd-el-Kader, avec lequel le gouvernement écossais avait trouvé bon de traiter, afin de s’assurer la fidélité des tribus soumises à son influence. Il était enjoint aux magistrats d’appuyer l’autorité de ce comte d’Égypte, de lui prêter main-forte pour l’exécution des lois de justice sur ses gens (les lois égyptiennes), et de punir comme rebelles ceux qui se révolteraient contre lui. L’année suivante, 1554, ce même Faw, « capitaine des Égyptiens, » reconnu coupable, avec douze hommes de sa bande, d’un meurtre commis à Lyntown, obtint sa grâce et celle de ses complices. De cette extrême indulgence le gouvernement écossais passa vingt-sept années plus tard à une extrême sévérité. Le nombre des gypsies et aussi leurs brigandages s’étaient beaucoup accrus durant les troubles politiques et religieux qui remplirent le règne de Marie Stuart. En 1570, l’autorité jugea nécessaire d’adopter les mesures les plus rigoureuses pour purger le royaume des bandes de vagabonds qui l’infestaient. Un acte du parlement établit des peines contre les mendians valides et paresseux, en même temps qu’il pourvoyait au soulagement de ceux qui étaient incapables de gagner leur vie. Je regrette de trouver les bardes, les ménestrels et les écoliers vagabonds confondus dans cet acte avec les jongleurs d’Égypte, dont ils recherchaient, il faut le croire, la société. Ce statut fut sans doute impuissant à restreindre les crimes et les déprédations de ces bandits, car en 1603 les lords du conseil privé trouvèrent bon de publier un décret qui prononçait contre toute la race, sous les peines les plus sévères, un bannissement perpétuel. En 1609, un acte du parlement déclarait que les sujets de sa majesté avaient le droit de saisir et de mettre à mort tout Égyptien qui serait trouvé dans le pays après un jour fixé. Cette loi eut le sort de toutes les lois violentes : elle tourna la pitié du côté de ceux qu’on voulait détruire. Non-seulement les classes inférieures, mais beaucoup de personnes de qualité continuèrent, après la promulgation de la sentence à donner asile et protection aux Égyptiens proscrits. Le gouvernement s’alarma de cette indulgence, et, voulant persister dans sa voie, menaça de peines sévères les receleurs de gypsies. Malgré tous les efforts que l’on tenta pour les extirper d’Écosse, les gypsies réussirent à s’ancrer, comme dit un écrivain écossais, sur cette vieille terre montagneuse. Plusieurs, il est vrai, perdirent leur vie dans la lutte qu’ils eurent à soutenir. Les sévérités de la loi paraissent avoir atteint de préférence les descendans de ce John Faw ou Faa, qui avait d’abord été protégé par le gouvernement : un grand nombre de membres de cette famille furent exécutés comme Égyptiens. Il m’en coûte même de dire qu’en 1624 une certaine Hélène Faa, et d’autres femmes au nombre de treize, furent condamnées à être noyées.

Le nom des gypsies figure plus d’une fois dans les chroniques de l’ancienne Écosse. Dans le riche comté d’Ayr s’élève la ville de Maybole, agréablement située sur une douce éminence et environnée d’un amphithéâtre de collines qui la protègent contre les vents du nord et de l’est. C’était autrefois un rendez-vous d’hiver pour les gentilshommes d’alentour. Parmi ces résidences de famille, il en est une qui se fait surtout remarquer par le style de l’architecture, véritable type d’un manoir écossais du XVe au XVIe siècle. Ce château de Maybole, comme on l’appelle maintenant, est célèbre par une histoire d’amour. John, sixième comte de Cassilis, un presbytérien du temps qui, dit la chronique, « ne souffrait pas qu’on se méprit sur le sens exact et direct de son langage, » avait obtenu la main de Jane Hamilton, fille du premier comte de Haddington. Le mariage fut contracté sans le consentement de la dame, dont les affections étaient depuis longtemps engagées ailleurs. Elle aimait un certain sir John Faa[14], un voisin de son père dans la ville de Dunbar. John Faa n’était ni « grave, ni solennel » comme son rival, mais il était « jeune, beau et débonnaire. » La jeune lady n’en fut pas moins obligée de suivre son mari dans le manoir traditionnel des Cassilis, sur les bords du Doon. Leur union fut couronnée par la naissance de trois enfans, dont l’un était une fille, mariée plus tard à l’évêque Burnet. Quoique mère, la belle lady était triste. Pour elle, le château de Maybole aux épaisses murailles nues, aux étroites fenêtres en forme de lucarnes, aux tourelles suspendues en l’air comme des pigeonniers, était hanté nuit et jour par le plus dangereux des revenans, un souvenir. Le temps n’avait rien pu sur son cœur : elle pensait toujours au chevalier de Dunbar, à John Faa. Ce qu’elle se disait à elle-même en imagination arriva par je ne sais quel écho à l’objet de ses rêves. Favorisé par l’absence du comte Cassilis, qui était alors en Angleterre, chargé de quelque mission publique, sir John Faa choisit le jour et l’heure pour un enlèvement. Soutenu par une bande de complices déguises en gypsies et plus vraisemblablement par des gypsies en chair et en os, il se présenta à la grille du château, et annonça son arrivée par une sérénade. Il chanta d’une voix si tendre, dit la ballade, que la dame descendit d’un pied léger l’escalier du château, et vint se jeter dans les bras du gypsy troubadour, qui l’emporta en toute hâte. Ce triomphe cependant fut de courte durée ; « l’épée regagna ses droits sur le chant, » car le comte arriva peu de temps après le départ de la comtesse. À peine informé de cette étrange disparition, il monta sur son coursier noir comme la nuit, donna ses ordres aux gens de la maison, et s’élança à la poursuite des ravisseurs. Les fugitifs, au nombre de quinze, furent surpris au moment où ils traversaient dans le Doon un gué qui porte encore aujourd’hui le nom de Passage des Gypsies. Après un violent conflit, les ravisseurs furent tous immolés, à l’exception d’un seul, qui survécut pour raconter dans une ballade cette aventure tragique[15].

En Angleterre, on trouve dans les traditions locales peu de traces de l’histoire des gypsies ; on ne tenait aucun compte de leur existence. Les histoires des différens comtés, même de ceux où les gypsies abondent, et qui sont si riches en détails curieux, gardent généralement le silence sur les annales de ce peuple extraordinaire. Tout ce qu’on sait aujourd’hui, c’est qu’au lendemain des plus mauvais jours de la grande persécution, les différentes tribus ou familles de gypsies se partagèrent entre elles le pays. Chacun de ces clans porte un nom particulier, qui a fort exercé la science des antiquaires. Parmi ces noms, il en est dont l’origine est très obscure, d’autres ont été empruntés à de grandes familles d’Angleterre. Quoique chaque groupe distinct se soit marqué dès l’origine un quartier à parcourir et ne souffre guère que d’autres bandes viennent empiéter sur son terrain, l’amour de la vie errante porte quelquefois les tribus à échanger entre elles leurs districts. Après un certain temps de haine et de défiance, les paysans anglais finirent par se réconcilier peu à peu avec les gypsies. À défaut d’une sympathie très vive pour un genre de vie qui contrastait si fort avec les habitudes régulières des populations rurales, ces étrangers trouvèrent à la longue dans la Grande-Bretagne la liberté entière d’aller et de venir, une tolérance pratique, fruit des divisions religieuses, et cette brusque générosité envers le malheur qui est le trait saillant du caractère anglais. La conduite des gypsies continua, je l’avoue, de se montrer à plusieurs égards en antagonisme perpétuel avec la loi. Il fallait que quelqu’un cédât ; c’est généralement la loi qui a ployé. Les gypses jouissent dans certaines limites du genre d’immunités qu’une civilisation ancienne et puissante trouve sage d’accorder à des enfans indociles avec lesquels il faut vivre, et dont on désespère de changer les habitudes. On les laisse planter leurs tentes où ils veulent dans les terres vagues, promener où bon leur semble leur chariot couvert d’une toile, et pourvu qu’ils ne dépassent pas une certaine limite, on ferme volontiers les yeux sur les petits dégâts qu’ils peuvent commettre.

Telle est l’histoire des gypsies de l’Angleterre ; mais c’est leur condition présente qu’on veut surtout connaître, et que j’ai pu étudier en partageant pendant quelques jours leur vie nomade.


II

Les principales tribus de gypsies qui existent aujourd’hui en Angleterre sont les Slanleys[16] qui se rencontrent surtout dans New-Forest ; les Lovells, qui aiment à se rapprocher de Londres ; les Coopers, qui ont choisi Windsor-Castle pour leur quartier-général ; les Hernes, qui regardent les comtés du nord et surtout l’Yorkshire comme leur propriété, et enfin les Smiths, qui se sont attribué l’East-Anglia.

Il est peu de régions plus dignes de l’attention du voyageur que cette partie du Hampshire connue sous le nom de New-Forest. Là règne, dit-on, l’air le plus pur qu’on puisse respirer en Angleterre. Je parcourais ce district à la fin de l’automne, non par raison de santé, mais à la recherche des gypsies, et plus particulièrement des Stanleys, dont je désirais faire la connaissance. Le paysage méritait bien lui-même qu’on s’y arrêtât : des terres vagues ou boisées, sur lesquelles la main de l’homme n’a point marqué de traces, s’encadraient de distance en distance dans de riches cultures, des jardins, des habitations solitaires d’un goût exquis. Le désert, les bois, les richesses d’un sol travaillé et orné par l’art, tout cela formait un contraste agréable à l’œil. La forme de ce paysage s’explique par l’histoire des lieux. New-Forest, du temps de Guillaume le Conquérant, était une région couverte de bois et d’une population clairsemée. Les annalistes prétendent que Guillaume détruisit un grand nombre de villages et d’églises, chassa les habitans et dévasta la contrée, laissant à nu un rayon de trente milles, qu’il mit aussitôt en forêt pour ses chasses[17]. Il en fut puni : le jugement de Dieu s’exerça sur deux de ses fils et sur son petit-fils, qui perdirent la vie au milieu de ces bois, conquis par des moyens si barbares[18]. Ces tragiques souvenirs ont longtemps répandu sur les débris de la forêt plantée par Guillaume, roi des Normands, une sorte de terreur et de mélancolie. Les superstitions populaires ont peuplé de spectres les clairières et les solitudes de New-Forest. Le démon lui-même, s’il faut en croire les vieilles chroniques, apparut aux Normands dans ces lieux sauvages pour leur prédire le châtiment réservé au Roi-Rouge et à ses mauvais conseillers. J’avoue, pour mon compte, avoir rencontré sous les grands arbres des ombres épaisses, mais rien qui ressemblât aux êtres surnaturels dont nous entretient la légende saxonne. Je regrette aussi de ne plus avoir vu ces grands cerfs auxquels les anciens rois normands donnaient la chasse, et qui ont tous été détruits depuis longtemps. Il est vrai que leurs obscures et profondes retraites sont elles-mêmes entamées, déchirées par la hache. Le paysan anglais a repris son bien sur les terres du Conquérant. Par intervalles s’élèvent pourtant encore de majestueux débris de la royale forêt. La partie la plus intéressante est celle qui s’étend entre la rivière Beaulieu et la baie de Southampton : là, le spectacle des eaux est vraiment grandiose, et les rivages de la baie, aussi bien que les bords de la rivière, ont un caractère de beauté sérieuse. Au milieu de scènes imposantes qui succèdent à des points de vue charmans, je m’arrêtai à contempler les arbres, dont quelques-uns sont anciens et offrent une physionomie toute particulière. Les chênes ne s’élèvent point à une très grande hauteur, mais leur tronc est énorme, et leurs branches s’entrelacent d’une manière pittoresque, de manière à présenter ces genoux et ces coudes si recherchés-par les constructeurs de navires. Les hêtres abondent et atteignent une taille respectable[19].

Au milieu des scènes de la nature, je ne perdais point de vue l’objet de mes recherches ; mais au lieu de gypsies je rencontrais sur les routes des paysans qui, tout hâlés qu’ils fussent et bien qu’un peu sauvages, ne pouvaient passer en conscience pour être de la famille des Stanleys. Quelques-uns d’entre eux conduisaient une charrette tirée par un cheval aux formes rudes, à la queue et à la crinière abondantes, au poil quelque peu hérissé[20]. Désespérant de rencontrer les gypsies sur les routes ni même sur les chemins étroits qui serpentent entre deux haies, et que les Anglais appellent lanes, je m’engageai dans les terres vagues, les parties désertes, les lambeaux de l’ancienne forêt. Là, je découvris quelques troupeaux de porcs conduits chacun par un mâle, le chef, le patriarche de la bande, qui semblait avoir le sentiment de son importance et de la dignité de ses fonctions. La race actuelle de New-Forest descend d’une ancienne souche de cochons domestiques qu’on a laissé errer depuis plusieurs générations au milieu des bois, et qui en est revenue plus ou moins au type originel du sanglier. Sa couleur se rapproche de l’animal sauvage tel qu’on le rencontre encore dans les forêts du continent ; elle est brune et quelquefois entièrement noire. Vus à la lumière douteuse des clairières ou à l’ombre des bois de hêtres, ces demi-sangliers ne sont pas des animaux sans beauté : leurs formes légères, leur poil dur et d’un éclat presque métallique, leur crinière qui se hérisse sur le cou et sur les épaules, tout cela faisait bien entre les arbres aux rayons du soleil qui commençait à décliner. Je pris alors la route de Christ-Church, un village agréablement situé dans l’angle formé par le confluent de l’Avon et du Stour. Je savais qu’il y avait une tour annexée à l’église d’où la vue s’étend sur un vaste horizon : j’espérais découvrir de là quelques tentes ou quelques fumées qui, comme dit la métaphore anglaise, m’auraient parlé des gypsies et de leurs campemens. Je suivais un chemin creux entre deux coteaux semés de broussailles, quand je vis venir à moi un enfant de treize ou quatorze ans, monté sur un âne. Trois choses me frappèrent : l’élégance de l’animal, la beauté de l’enfant, et la pauvreté des haillons dont il était couvert. Quand nous nous croisâmes sur le chemin étroit, le jeune garçon tourna de mon côté la bride de l’âne, et me demanda l’aumône. À sa couleur olivâtre et dorée, à ses cheveux noirs, à ses yeux d’un éclat sombre, à ses traits d’une perfection délicate, je le reconnus pour un enfant de la race que je cherchais. « Pourriez-vous, lui dis-je, me conduire à l’endroit où vous campez ? » À ces mots, un nuage se répandit sur le visage naturellement farouche de l’enfant. Les gypsies, dès l’âge le plus tendre, se montrent ombrageux et circonspects à l’excès. « J’aurais besoin, ajoutai-je, de me faire dire la bonne aventure par votre mère. » Je n’affirmerai pas que cet éclaircissement dissipa les soupçons de l’enfant ; mais il entrevit une occasion de gain, une affaire, et les gypsies ne résistent point à cet ordre de considérations pratiques.

Nous remontâmes ensemble le chemin que je venais de descendre, et, après avoir tourné quelques halliers, je me trouvai au milieu d’un site sauvage et saisissant. Une colline nue, quoique recouverte çà et là de fauves bruyères, s’adossait à un des restes les plus majestueux de la forêt. Les vieux chênes dont les ombres s’allongeaient sur la pente de la colline étalaient fièrement leurs membres tordus et leur feuillage rare, mais sombre. Le soleil se couchait à droite, dans un horizon de coteaux dont les flancs déchirés gardaient la trace d’anciens torrens disparus. Rien n’est plus étrange que la vue d’un camp de gypsies au milieu de cette solitude et de ces magnificences de la nature. Une demi-douzaine de tentes se déployaient en un demi-cercle. Je remarquai qu’elles étaient dressées de manière à recevoir les rayons du soleil levant. Les hommes et les femmes étaient assis sur l’herbe, autour d’un feu qui, alimenté de bois vert, jetait plus de fumée que de flamme. Les gypsies ramassent ce bois, en dépit des ordonnances, dans la forêt ou bien le long des haies vigoureuses qui bordent dans le Hampshire les chemins déserts et sablonneux. Nul ne s’occupait de rien ; des coquemars (kettles), suspendus par une sorte de crochet ou de crémaillère à des bâtons plantés dans le sol, chantaient, comme dit une vieille ballade anglaise, la chanson de l’eau qui commence à bouillir. Quelques chiens hargneux montrèrent leur tête entre les buissons et se mirent à aboyer, quoique faiblement, contre le gorgio[21]. Les gypsies, eux, conservèrent leur attitude d’indifférence et d’immobilité : ils sont comme les sauvages, qui remarquent tout sans avoir l’air de rien voir. Seulement deux petites filles de cinq ou six ans, belles et noires comme des démons, se détachèrent du groupe et vinrent me demander la charité. Le jeune garçon qui m’avait servi de guide descendit de son âne, et, après m’avoir fait signe de rester en dehors de la limite du camp, alla prévenir sa mère. Je vis venir à moi une figure de sorcière telle que l’eût désirée Rembrandt, Téniers ou David Wilkie. La race des gypsies est peut-être la plus belle qui existe au monde ; les femmes, surtout quand elles sont jeunes, ont généralement d’admirables formes et des traits qu’on n’oublie pas ; mais avec l’âge (et pour elles la vieillesse est précoce), cette fleur de beauté se flétrit : le soleil brûlant, les neiges, le souffle mordant de la bise, auxquels elles sont continuellement exposées, peut-être aussi les passions violentes et les pratiques d’une vie ténébreuse, tout concourt à effacer de bonne heure ce rayon que la nature a laissé tomber sur le visage des gypsies comme pour les consoler des rigueurs d’une vie misérable. On s’étonne en vérité que de si belles jeunes filles fassent de si laides vieilles femmes. Et pourtant cette laideur elle-même ne manque point de style : la figure des vieilles gypsies est quelquefois repoussante et fantastique, elle n’est jamais vulgaire.

J’étais curieux de savoir si l’art de dire la bonne aventure, tel que les gypsies, surtout les femmes, le pratiquent dans tous les pays de la terre, reposait sur une méthode. J’ai eu plus d’une occasion de me convaincre que cette méthode n’existait pas. Au moyen âge, il y avait une science, la chiromancie, qui, toute chimérique et toute frivole qu’elle fût, avait du moins la prétention de s’appuyer sur des règles. À en croire les ouvrages des chiromanciens, et ils sont nombreux, la main de l’homme est un livre sur lequel la nature a écrit avec cinq lignes principales, lesquelles forment un triangle, le caractère, peut-être même la destinée de chaque personne[22]. Je ne doute point que les premiers gypsies, à leur arrivée en Europe, n’aient eu connaissance de cette doctrine, qui était alors fort répandue. Quelques auteurs ont même conjecturé, et avec toute sorte de vraisemblance, que l’origine égyptienne attribuée, alors aux bohémiens par les bohémiens eux-mêmes était de leur part une spéculation, ces aventuriers ayant entendu dire que l’ancienne Égypte était fameuse dans la pratique des arts occultes. S’ils adoptèrent dans ce temps : là les formules de la chiromancie (ce que nul ne peut dire), ces formules sont aujourd’hui oubliées. L’instinct seul guide les femmes gypsies dans l’exercice de leur métier, et cet instinct, je dois le dire, est quelquefois merveilleux. Douées d’un coup d’œil sûr et perçant, elles font semblant de lire dans la main, mais c’est, dans le cœur qu’elles lisent. Leur parole insinuante se fait l’écho des désirs et des pensées les mieux voilés. Quand je dis que les gypsies diseuses de bonne aventure n’ont point de méthode, j’entends par là qu’elles ne se préoccupent pas d’une interprétation convenue des signes de la main. Elles n’en ont pas moins des traditions qu’elles se transmettent. Physiologistes par intuition, elles ont reconnu que la vie humaine se partageait en trois époques, dont la première appartient à l’amour, la seconde à l’ambition, la troisième à l’avarice. Aux jeunes elles parlent des choses du cœur, aux personnes d’un âge mûr elles font un récit pompeux des honneurs qui les attendent, aux vieillards des deux sexes elles promettent des richesses. Les gypsies se gardent bien de convenir du subterfuge. À les entendre, ils étaient une ancienne race puissante et riche ; mais si Dieu les a dépouillés de leur pourpre et de leur or, il leur a laissé la sagesse, le don de seconde vue, l’art de lire dans les étoiles et dans la main. Quelques-uns même donnent de cette prétendue faculté une explication curieuse. La Providence, ayant reconnu de toute éternité dans les Romany une race oisive et peu faite pour le travail, leur a accordé le don de prophétie, afin qu’ils pussent gagner leur pain comme les autres hommes, sinon par les mêmes pratiques, car il faut que tout le monde vive. Cet art de dire la bonne aventure constitue en effet pour les gypsies une ressource qui n’est point à dédaigner. Dans les districts ruraux de l’Angleterre, les sorcières demandent d’abord et invariablement six pence ; mais, comme le voile de l’avenir est difficile à soulever, elles obtiennent presque toujours un supplément de la personne dont elles ont réussi à provoquer la surprise et à piquer la curiosité. Les filles de service, les gardiennes de troupeaux forment leur principale clientèle. Il s’en faut pourtant de beaucoup que le cercle de leurs pratiques soit limité aux classes inférieures et ignorantes. Je connais à Gravesend une vieille gypsy qu’on est sûr de rencontrer pendant l’été dans Rosherville-Gardens, le plus souvent au milieu de cette partie du jardin qu’on appelle le labyrinthe (maze) : elle a tenu dans ses doigts brunis plus d’une main blanche et aristocratique[23].

Il est inutile de rapporter ce que me dit la sorcière de New-Forest. Aux étrangers, on annonce toujours un voyage sur mer (le moyen de quitter la Grande-Bretagne sans passer la mer ?) et autres événemens en rapport avec les intentions qu’on leur suppose. À mon air incrédule, elle jugea bientôt que je n’étais point venu pour me faire dire la bonne aventure. Je crus que le moment était favorable pour hasarder ma proposition. « Je me suis égaré, lui dis-je ; le soleil est sur son déclin : je voudrais passer la nuit au coin de votre feu. » Un voile de sombre méfiance se répandit sur le visage de la sibylle. « Nous n’avons point, répondit-elle, de garni (accomodations) à vous offrir ; le village n’est pas loin d’ici, et si vous avez perdu votre chemin, comme vous le dites, mon garçon vous conduira pour quelques pence. — En traversant l’Essex, repris-je, j’ai rencontré, il y a huit ou dix jours, une bande de vos frères les Lee qui ont bien voulu me recevoir dans leur chariot couvert, et avec lesquels j’ai parcouru quelques milles d’Epping-Forest. » J’ajoutai sur mon entrevue avec les gypsies de l’Essex quelques détails qui étaient de nature à la convaincre que je n’étais point étranger aux mœurs et aux habitudes de la race. La figure de la vieille prit une expression de finesse et de raillerie. « Voudriez-vous par hasard, dit-elle, vous faire gypsy ? — Je n’en suis pas encore tout à fait là. Je sais d’ailleurs que les gorgies n’ont rien à faire avec le sang royal de Pharaon. Je suis un voyageur, je vais çà et là pour m’instruire, et j’aime à rôder dans la contrée en société de ceux qui la connaissent. — Je vois ce que vous voulez, s’écria-t-elle d’une voix emphatique et rauque : je ne suis pas sorcière pour rien. Je suis née dans un buisson [in a thicket) sur cette colline que vous apercevez là-bas (sa main levée désigna une élévation qui se détachait à distance dans la lumière mourante du soleil) ; mais ma mère venait directement de l’Égypte… Vous désirez savoir ce que nous faisons ? » J’avouai que j’étais curieux de connaître la manière de vivre d’une ancienne race à laquelle je m’intéressais. La vieille gypsy me fit entendre d’un geste qu’elle avait besoin de consulter les sages de la bande. Elle revint à moi au bout de quelques minutes. « Nous sommes, dit-elle en prenant un air contrit qui jurait avec le caractère dur et la laideur presque surnaturelle de ses traits, nous sommes une malheureuse race… On nous chasse d’un endroit à un autre. Nous avons été souvent trahis par ceux qui disaient nous vouloir du bien ; mais comme vous avez l’air d’un gentleman (toutes les gypsies ont la langue flatteuse du serpent), nous vous traiterons de notre mieux. Nous ne sommes pas aussi mauvais qu’on le dit, et j’espère que vous ne trouverez rien à blâmer dans nos usages. Nous faisons comme faisaient nos pères : ils ont erré, et nous errons. Vous autres qui êtes nés dans des maisons couvertes, vous trouvez cela singulier ; mais il faut que chacun suive dans ce monde les coutumes de ses ancêtres. Nous sommes tous les créatures de l’habitude. Les Égyptiens ne pourraient pas vivre entre quatre murs comme vous vivez : ils n’ont pas été habitués à cela dès leur enfance. Et puis les loyers sont si chers[24] ! »

La bande se composait d’une trentaine de personnes, hommes, femmes, enfans, vieillards. Les gypsies ne sont pas, comme on l’a dit, une secte de communistes : chaque famille a sa tente, et chaque tente, comme chaque bourse, est indépendante l’une de l’autre. Introduit dans cette vénérable société des roms et des juwas, j’examinai en silence les formes et les traits extérieurs d’une race qui a toujours été pour moi un objet d’étonnement. Les hommes se faisaient remarquer par leur taille, leurs membres bien proportionnés, et un air de distinction naturelle dans les manières qui contraste avec l’attitude lourde du commun des paysans anglais. Ils fumaient nonchalamment leurs pipes, tout en jetant sur moi par intervalles un regard sombre et furtif. Les femmes avaient généralement le front court et sillonné de rides précoces, des cheveux pendans qui rappelaient, pour la noirceur et l’éclat, le ton métallique du charbon de terre, des mains et des pieds d’une petitesse remarquable. Plusieurs d’entre elles avaient des cicatrices aux bras et au visage, traces de leur passage dans les bois et dans les broussailles. La beauté parfaite est parmi les juwas, comme parmi les autres femmes, une exception ; mais, quand elle se rencontre, on reconnaît et on admire un des chefs-d’œuvre de la nature. Une jeune fille de treize ou quatorze ans attira surtout mon attention par la pureté de son type ; je remarquai l’olive de son teint, que rougissait sur les joues le sang riche de la race, ses pommettes un peu saillantes, mais d’un contour agréable, et surtout ses grands yeux noirs dont les prunelles scintillaient comme deux étoiles. L’idée me vint qu’une des ancêtres de cette jeune fille avait peut-être laissé son profil, le prototype de cette beauté en haillons, sur un ancien bas-relief des mystérieux temples de l’Inde.

Les yeux des femmes gypsies ont été comparés, par un poète anglais, aux yeux de la gazelle ; ils en ont peut-être la noirceur et le caractère sauvage, mais j’affirme qu’ils n’en ont point la douceur ni la timidité. Les ouvrières de la classe très pauvre, surtout les Irlandaises, détournent les yeux quand on les observe ; la juwa soutiendrait fixement sous ses guenilles le regard d’un roi : elle ne craint pas, elle se fait craindre. Si elle rougit, ce n’est jamais de honte, mais de colère. On a cru reconnaître que la bouche était le signe caractéristique du plus ou moins d’élévation des races humaines ; celle des gypsies est d’une forme particulière et généralement gracieuse. Leurs dents, très blanches, mais longues, contrastent avec le rouge des lèvres et avec le ton foncé du visage. Il est difficile de se faire une idée de leur goût en fait de toilette, car elles acceptent, le plus souvent sans choix, les vêtemens qu’elles peuvent ramasser ou obtenir à vil prix. Leur préférence semble être toutefois pour les couleurs éclatantes. Il existe un costume de gypsies qui consiste généralement en un mouchoir de tête noué sous le menton et en un petit manteau rouge. On se tromperait d’ailleurs en croyant que la misère exclut chez elles la coquetterie. La plupart des femmes ou des jeunes filles se couvrent volontiers de bijoux. Elles aiment les larges dentelles, quoique noires et déchirées, les longues boucles d’oreilles, les anneaux d’un or douteux et les colliers de perles fausses. L’une de celles que j’avais sous les yeux, couverte d’habits pauvres, mais ajustés avec un goût théâtral, me montra, non sans orgueil, un anneau d’or assez massif et surmonté d’un demi-souverain[25] en guise de pierre précieuse. Le grand luxe des hommes est de posséder des boutons d’argent. À mon entrée dans le cercle des gypsies, on m’avait offert un siège, c’est-à-dire une place sur l’herbe. Il n’y avait qu’une chaise, elle était occupée par une vieille juwa centenaire, à l’air solennel et morne. Trois autres vieillards, trois roms sur la tête desquels les hivers avaient neigé, présentaient au feu leurs mains amaigries, et de temps à autre repoussaient dans le cercle ardent les morceaux de bois à demi éteint, en agitant la flamme. L’un d’eux était enveloppé dans une couverture trouée et ressemblait à la statue du Silence.

Un homme d’une quarantaine d’années, qui se distinguait par son costume, par son chapeau rond orné d’une boucle d’argent et par un air d’intelligence, donna des ordres pour le souper. C’était le chef du groupe[26]. Quelques femmes se levèrent aussitôt d’un air de mauvaise humeur. Les mains de ces créatures ne sont pas faites pour le travail. La sombre vivacité de leurs regards, la contraction. de leurs lèvres, le désordre de leurs cheveux, la rudesse de leurs mouvemens, la facilité avec laquelle on les voit s’emporter entre elles ou contre les enfans, dès qu’elles s’occupent de quelque détail domestique, tout dénote clairement leur aversion pour les soins du ménage. La vieille sorcière qui m’avait introduit, et qui était sans doute chargée de veiller sur moi, me fit un tableau lamentable de la condition présente des gypsies. « Autrefois, me dit-elle, dans les heureux temps de la vieille Angleterre, les choses se passaient bien autrement. Nous trouvions partout à déployer nos tentes, et la terre ne refusait point ses fruits aux sobres enfans de l’Égypte ; mais depuis ces derniers temps les fermiers sont devenus si durs ! Malheur à nous si nos chevaux ou nos ânes tondent dans un pré la valeur d’une poignée d’herbe !… Nous n’avons ce soir pour notre souper qu’un hérisson que nous avons trouvé dans les haies (hedgehog). C’est peu entre tant de monde. » À ces mots, une poule qui était cachée dans une des tentes protesta par un cri alarmé contre le mensonge de la vieille. La figure de la sibylle, prit une expression irritée ; elle jeta dans sa langue une malédiction sur le volatile. « Nous avons bien une poule, reprit-elle en appelant cette fois à son secours des gestes animés, mais nous la conservons pour le mariage d’une de nos filles. » Il est évident qu’on ne m’avait admis dans l’honorable cercle des gypsies que pour tirer avantage de ma présence. Je mis une couronne dans la main de la vieille. Le jeune garçon que j’avais rencontré sur la route fit semblant de courir à une ferme voisine et revint avec une poule noire dans ses bras, la même que j’avais entendue crier tout à l’heure, quoique le soleil fût couché. Il s’agissait maintenant de la faire cuire. Les gypsies ont pour cela une méthode particulière. On leva un pied carré de gazon, et l’on creusa un trou dans l’endroit découvert. Ce trou fut rempli avec du bois léger. Cependant on avait fait la toilette de la poule : cette toilette consiste simplement à lui enlever les entrailles et à la rouler avec toutes ses plumes dans une pâte d’argile. Ceci fait, on la déposa sur les bâtons, disposés de manière à prendre feu, et l’on replaça sur le tout la motte de gazon comme un couvercle. Cette méthode a plusieurs avantages : d’abord au point de vue culinaire elle est excellente, et ensuite elle a le mérite très grand, aux yeux des gypsies, de cacher les apprêts de leur dîner. Le fermier auquel avait été volé pendant la journée la poule que je venais de payer accourut sur ces entrefaites en grande fureur. On le reçut de sang-froid et poliment ; on lui permit de visiter le camp, de jeter un coup d’œil dans l’intérieur des tentes, et on lui laissa le loisir de se convaincre que ses soupçons étaient injustes, quoiqu’il eût marché une ou deux fois sur sa poule en train de rôtir. À peine le fermier était-il parti qu’on leva le couvercle de gazon, on retira la poule enveloppée dans sa croûte d’argile, qui se cassa ; on la dépouilla de ses plumes, qui se détachèrent aussitôt, et on la servit sur un plat de bois. Le chef de la bande tira de sa poche un formidable couteau et partagea le butin avec solennité. Ce fut ensuite le tour du hérisson de haie, qui fut cuit absolument de la même manière. Ce mets de gypsies ainsi préparé n’est point du tout à dédaigner. On enlève les poils et les piquans de la surface fumante de l’animal, quand on brise le vêtement d’argile.

La nuit était venue, hommes, femmes et enfans s’arrangèrent pour dormir. On m’offrit une vieille couverture que je refusai, me contentant du feu, que je me chargeai d’entretenir. Il est vrai que la sibylle recommença ses doléances. Le bois était si cher et si rare depuis quelques années ! Autrefois les gypsies coupaient à leur gré les branches mortes et même un peu les branches vertes dans la forêt ; mais à présent les ordonnances étaient d’une sévérité inhumaine, la forêt elle-même disparaissait chaque jour, entamée, mordue par de maudites habitations. Les hommes domiciliés (settled) n’avaient-ils point assez de place dans les villes, qu’ils vinssent encore troubler les oiseaux et les gypsies dans leurs nids ? Les haies maintenant étaient gardées comme des bois d’orangers. Il n’y avait plus moyen pour de pauvres gens comme eux de faire bouillir l’eau de leurs chaudières. Comment feraient-ils le lendemain pour se chauffer ? Je calmai par de bonnes raisons les inquiétudes de la vieille, et bientôt tout dormit autour de moi d’un sommeil lourd. C’était une nuit belle et tiède pour le climat de l’Angleterre. Je me surpris, faut-il l’avouer, à trouver des charmes dans cette vie à ciel ouvert. Un hibou glapissait par intervalles dans les profondeurs du bois, dont le feuillage massif formait un groupe d’ombre sur la transparence étoilée de la nuit. Quelques ânes et un vieux cheval en liberté broutaient paisiblement l’herbe courte de la colline. Les chiens, quoique couchés à terre, se tenaient sur le qui-vive. Les rayons de la lune tombaient avec une sérénité blafarde sur le toit rond ou pointu des tentes, dont la toile grossière frissonnait par momens au souffle d’un vent bas. Ce repos, ce silence, cette apparition de la vie des anciens patriarches à la lueur mouvante d’un feu de gypsies, tout cela formait pour moi un spectacle nouveau, singulier, au milieu de cette Angleterre si riche, si peuplée et si comblée des faveurs de la civilisation. Il faut dire que je voyais alors l’existence des Romany par le beau côté. Les nuits ne sont pas toujours tièdes et limpides. Si quelque chose étonne dans l’histoire d’une race originaire d’un pays chaud, c’est la puissance avec laquelle ces bruns enfans du soleil ont résisté à toutes les vicissitudes du climat le plus variable, à la pluie, au brouillard, à l’acre grésil. Tantôt sous un toit, tantôt sous un arbre, quelquefois même exposés sans abri aux rigueurs de la mauvaise saison, ou enterrés des journées entières sous la neige, ils jouissent d’une santé plus robuste et plus parfaite[27] que les personnes dont les habitudes sont régulières. Ni l’humidité, ni la sécheresse, ni tous les contrastes de température qui se succèdent avec tant de rapidité en Angleterre ne peuvent rien sur la constitution des gypsies. Ils aiment très certainement la chaleur : j’en juge par la manière dont ils s’approchent du feu au risque même de se brûler ; mais quand ils voyagent, ils supportent le froid le plus intense, tête nue et sans autre défense que de vieux haillons jetés négligemment autour d’eux. Ils bravent tout, s’accommodent à tout ; ils dorment indifféremment à la belle comme à la mauvaise étoile ([28]. J’ai pourtant eu l’occasion d’observer qu’ils ont généralement, à un certain degré, le sentiment du domicile. On se figure volontiers les gypsies comme des gens sans asile : c’est une erreur. Les oiseaux du ciel ont leur nid, les renards ont leur tanière ; les gypsies ont leur tente ou leur chariot sorte de maison ambulante. Là ils sont chez eux. Ils permettent très rarement l’entrée de ces tentes aux étrangers. Autour de moi, cette nuit-là, les pans de toile qui servent en quelque sorte de portière aux chambres à coucher étaient abaissés avec soin, quoique généralement ouverts durant la journée.

À une belle nuit succéda, comme cela arrive souvent en Angleterre, une matinée triste et brumeuse. De bonne heure le camp fut presque abandonné, si ce n’est par les vieillards. Les enfans allèrent faire du bois. Les occupations des hommes sont variées. La plupart d’entre eux sont étameurs ; leur cri est bien connu dans les villages anglais : Old pots and kettles to mend ? Quiconque voudra examiner avec soin l’endroit où une horde de gypsies a campé y trouvera presque toujours sur l’herbe des débris d’étain et d’autres métaux. Comme ils exercent la profession d’étameurs par toute la terre, il y a lieu de se demander si à l’origine des sociétés les diverses industries n’étaient point greffées sur différentes races. Il est des gypsies qui raccommodent les chaises, émoulent les couteaux, font des corbeilles ou des paniers avec l’osier qu’ils ont coupé sur la route et qu’ils teignent de diverses couleurs. Malgré ces petites industries, les hommes jeunes ou vieux ne travaillent guère que pour s’épargner le reproche de ne rien faire du tout. Comme chez les sauvages, ils laissent à la femme le soin de soutenir la famille. Cette étrange créature, la femme gypsy, gagne souvent plus en un jour que son mari durant toute la semaine, Elle va de maison en maison avec des corbeilles dans ses bras, des ouvrages de bois taillés au couteau ; mais cette marchandise n’est qu’un prétexte. Son but est de s’introduire ; son métier est de dire la bonne aventure, de vendre des philtres, des conjurations, des remèdes héroïques, contre toutes les maladies. Elle parle la langue anglaise couramment, et parmi les filles d’Eve il en est peu qui résistent à sa parole décevante. Somme toute, elle est beaucoup plus intelligente que l’homme ; mais elle fait de ses facultés, dans plus d’un cas, un usage regrettable. On l’accuse de séparer les femmes de leurs maris et de pervertir les jeunes filles quand elle y trouve un intérêt. La complicité de ces prétendues sorcières dans certaines causes criminelles n’est malheureusement que trop bien établie. Il y a quelques années, deux femmes anglaises mariées tombèrent amoureuses du même homme : elles avaient plusieurs fois donné des sommes d’argent à une gypsy pour obtenir d’elle des philtres et des enchantemens. Je ne sais si ce fut ce charme-là ou tout autre qui agit ; mais elles réussirent à captiver l’objet commun de leurs affections. Les maris avaient à peine connaissance de cette intrigue qu’ils étaient empoisonnés l’un et l’autre par leurs femmes.

J’ai dit le mal ; je dois dire le bien. La race des gypsies est, dans certains cas, une race criminelle ; ce n’est pas une race vicieuse. Les hommes ne sont point ivrognes, les femmes ne sont point libertines. Par un contraste singulier (et le caractère des gypsies abonde en contrastes), cette même créature qui sert volontiers d’entremetteuse, qui noue et favorise les intrigues les plus coupables, qui murmure des mots tentateurs à l’oreille de la jeune fille, se montre exempte des faiblesses qu’elle encourage chez les autres par l’appât du gain. Elle corrompt sans être corrompue ; elle séduit tout en se gardant bien de se laisser séduire elle-même. Quiconque ne regarde qu’aux apparences serait tenté de sourire quand on parle de l’honnêteté des gypsies ; elles se livrent volontiers à des danses obscènes, à des paroles licencieuses, puis elles s’arrêtent là. Différentes des hypocrites dont parle l’Évangile, elles s’inquiètent peu que les dehors de la coupe soient souillés, pourvu que le fond soit d’or pur. La naissance d’un enfant illégitime est, parmi les gypsies, un événement rare. Cette fidélité conjugale distingue partout les roms et les juwas des autres peuples de la terre, depuis les plus civilisés jusqu’aux plus sauvages. Quoique naturellement jaloux, un gypsy ne s’effraiera point de voir un gentil courtiser sa femme, pourvu que le gentil soit riche ou en état de le servir : il sait bien qui l’on trompe. C’est surtout chez cette race toute singulière qu’on peut étudier la différence qui existe entre la chasteté purement matérielle et la vertu : les juwas sont chastes, elles ne sont point vertueuses. La résistance chez elles n’est qu’une limite, mais infranchissable. J’avais remarqué l’anneau d’or surmonté d’un demi-souverain que portait au doigt une des femmes de la bande. Cette juwa, encore jeune et assez jolie, avait encouragé les avances d’un garçon de ferme. Le pauvre diable, ayant la tête tournée, avait employé le fruit de ses économies à acheter ce bijou, qui fut offert comme gage de tendresse et accepté : les gypsies reçoivent toujours. Enhardi par le succès, le jeune homme avait attendu la, juwa dans un chemin désert au moment où elle revenait de dire la bonne aventure, et lui avait passé le bras familièrement autour de la taille. Qui a vu l’oiseau de proie s’envoler de terre quand s’approche une troupe d’enfans peut se figurer le bond à l’aide duquel la gypsy prit son essor, sautant avec une agilité sauvage par-dessus un buisson et accablant de reproches le gorgio. Elle avait tout confié à son mari, qui racontait en riant l’aventure. La chasteté de la femme gypsy a deux remparts : l’amour et la haine. Sa haine est pour le sang blanc ; son amour, et elle est capable d’aimer, est pour les hommes de sa race. Une jeune fille de treize ans, à laquelle on demandait un jour si elle voudrait épouser un gentleman, prit un petit air de dégoût et secoua la tête en signe d’aversion. « Et si, ajouta-t-on en riant, il n’y avait plus sur la terre que vous et un jeune gorgio de votre âge ? — Je me marierais avec lui, mais je le détesterais, » répondit-elle.

La femme gypsy est en outre une excellente mère. Elle accouche le plus souvent, comme elle est née elle-même, dans la bruyère, au pied d’un arbre ou derrière un bosquet de noisetiers. J’ai vu l’une de ces malheureuses à l’état de confinement, comme disent les Anglais, dans une grande tente recouverte de haillons et plantée au milieu d’une des plaines de North-Woolwich. Dix enfans de différens âges, dont sept lui appartenaient et dont trois étaient à sa sœur, se chauffaient autour d’un feu de charbon de terre qui brûlait dans l’intérieur de la tente, ouverte par le milieu du toit. La femme, pâle sous ses cheveux noirs, avait conservé quelques restes de beauté flétrie ; elle était couchée sur la paille avec son nouveau-né à côté d’elle : on ne rencontre pas de berceau chez les gypsies, Il était triste et touchant, au milieu de cette misère, de voir le visage terni de la mère s’éclairer d’un rayon d’orgueil quand elle donnait le sein à son enfant. Les gypsies sont fières de leur progéniture : dans les veines de leurs rejetons coule le noble sang noir, le sang de la vieille Égypte. L’enfant est baptisé quelques semaines après la naissance. Il reçoit deux noms, l’un sous lequel il est connu des gorgies et un autre qu’il porte parmi ses frères. Comme chez les tribus sauvages, l’amour des enfans est un trait distinctif du peuple romany ; mais c’est un amour sans pitié pour la frêle constitution du nouveau-né. La mère porte sur son dos, dans un vieux châle ou dans un morceau de couverture, son enfant de trois mois, et s’en va errer avec lui par le froid, la neige, la grêle. Quelquefois pourtant elle l’attache à son côté et le couvre de son manteau, comme un oiseau cachant ses petits sous son aile. Quand l’enfant a atteint l’âge de trois ans, son sort est encore plus dur : il lui faut suivre à pied ses parens, exposé à toutes les rigueurs d’un ciel tempétueux. Comme il a du sang vagabond dans les veines, il s’arrange volontiers de cette vie de privations et d’aventures : actif, joyeux, hardi, il proteste par sa bonne mine et l’éclair de ses yeux noirs contre la pitié qu’on serait disposé à lui accorder. Les mères veillent avec une sollicitude particulière sur la conduite de leurs filles. Un clergyman anglais voulut engager comme servante, il y a quelques années, la fille d’une gypsy qui désirait quitter la vie errante ; mais la mère s’y refusa pendant quelque temps. Pressée de dire le motif de sa résistance, elle avoua être effrayée du danger que courait la vertu d’une jeune fille dans une ville, loin des yeux de sa mère. Le clergyman lui promit de veiller sur l’enfant, et la gypsy confia sa fille aux soins du révérend[29].

J’avais quitté le camp des Stanleys, où je revins le lendemain vers midi. C’était un dimanche. L’attitude insouciante des gypsies contrastait avec l’air de solennité religieuse qui régnait ce jour-là dans les villages. Cette indifférence est générale et s’étend à toute la race. En Turquie, les Romany regardent les mosquées et le croissant avec la même impassibilité qu’ils envisagent ailleurs la croix et les églises catholiques ou réformées. Comme Jean-Jacques Rousseau, ils sont en apparence de la religion de tous les pays où ils se trouvent, mais sans sympathiser avec aucune. En Russie, les femmes gitanas professent extérieurement la religion grecque, elles portent des croix de cuivre et d’or ; mais quand M. Borrow, qui avait réussi à passer pour un de leurs frères, les interrogea sur ce point délicat dans leur propre langue, elles répondirent que c’était pour plaire aux Russes. En Angleterre, les gypsies font baptiser leurs enfans : c’est plutôt pour eux un moyen d’identification qu’une pratique religieuse. Il est très rare qu’ils assistent aux services de l’église. On se tromperait en croyant que cette résistance, toute passive du reste, tient chez eux, comme chez les Juifs, aux racines d’une ancienne foi nationale. On ne trouve plus chez les gypsies aucune trace de leur religion primitive, aucune idée de leurs dieux, s’ils ont jamais eu des dieux. Venant de l’Inde, ils peuvent avoir été les sectateurs de Bouddha ou de Brahma ; mais ces fantômes de divinité se sont effacés de leur mémoire. Ils ne portent dans leurs tentes aucune idole indienne. Quelques dogmes, par exemple celui de la métempsycose, paraissent quelquefois errer dans leur imagination, mais comme les ombres d’un passé anéanti. Leur religion, ainsi que leur histoire, est un mystère. Cette absence de Dieu rend encore plus extraordinaire la perpétuité de ce peuple, qui a résisté au temps, aux climats, à la force de l’exemple. Si l’existence des Juifs, réunis et protégés par un dogme, des rites, des cérémonies, un livre sacré, est un miracle aux yeux de certains croyans, l’existence des gypsies est un prodige. Ils n’ont point de culte, et pourtant ils ont une loi. La vieille sibylle, avec laquelle j’avais fini par faire plus ample connaissance, me dit en me revoyant : « Vous venez trop tard pour étudier nos mœurs ; nous ne sommes plus le peuple que nous étions. Les roms se sont trop mêlés aux gorgies, ils sont devenus comme eux et pire qu’eux. Nous ne sommes plus unis, nous ne sommes plus prêts à nous assister les uns les autres en tout lieu et en toute saison. Les intérêts des individus sont maintenant distincts : le riche méprise le pauvre. Nos fils ne nous valent pas, et leurs fils vaudront encore moins qu’eux. Je vous le dis, la loi des gypsies a cessé d’exister sur la terre. » Quelle est donc cette loi ? Elle consiste en trois articles : — le premier enjoint au gypsy de vivre avec ses frères, de demeurer sous une tente comme un voyageur et non dans une maison qui l’enracine à la terre, d’observer en un mot les institutions de ses ancêtres. Le second s’adresse surtout aux femmes : il leur prescrit une fidélité absolue envers leurs maris. Le troisième se rapporte au paiement des dettes : autrefois le gypsy qui ne pouvait rendre à un autre gypsy l’argent prêté devenait l’esclave de son créancier pendant un an et un jour. Il lui coupait son bois et lui tirait son eau. Aujourd’hui encore c’est un point d’honneur parmi eux que d’acquitter ses dettes, et le débiteur malheureux fait les plus grands sacrifices pour se délivrer d’une situation qu’il regarde comme dégradante. — Cela suffit à montrer que, si les gypsies n’ont pas de religion, ils ont du moins une morale. La notion du bien et du mal peut être pervertie chez eux, elle n’est point éteinte. Leur conscience s’est moulée sur ces préceptes, et ils n’éprouvent aucun remords pour des actes qui ne sont point défendus par leur loi. Ils volent le bien d’autrui, le bien des gorgies sans scrupule[30] ; mais les femmes se conduisent bien envers leurs maris, et les hommes rendent fidèlement l’argent qu’ils ont emprunté. Un poète anglais s’est demandé qui valait le mieux d’eux ou de nous : Who are most fautless ?

La bande des Stanleys devait se rendre le lendemain à une course de chevaux. Je me promis d’assister de bonne heure aux préparatifs de leur départ. Il n’est guère de spectacle plus curieux que le déplacement de ces caravanes qui reportent l’esprit vers les scènes du désert ou vers les temps primitifs de l’histoire. Je fus surtout frappé de leur attention pour les vieillards et les infirmes. La vieille centenaire, qui jouissait seule du privilège d’une chaise dans l’intérieur du camp, fut chargée avec toute sorte de sollicitude sur un âne. Il y avait soixante ans qu’elle n’avait dormi dans un lit. Elle était connue de tous les fermiers du voisinage, qui lui donnaient volontiers de la paille et des alimens. Comme elle était aveugle (je ne m’en étais point aperçu d’abord), un jeune garçon se chargea de conduire l’âne et de veiller sur la mère, comme on l’appelait. La procession se mit en marche : un chariot léger transportait les bagages, le matériel des tentes ; jeunes, vieux, femmes, enfans, tous suivaient, tous allaient pêle-mêle, noircissant leurs lèvres aux mûres sauvages des buissons et leurs mains aux noix qu’on pouvait abattre des arbres. Quelques jeunes filles cueillaient entre les haies des marguerites et d’autres fleurs des champs que les enfans appellent dans les campagnes fleurs de gypsies (gypsies flowers). Ces ornemens naturels servaient à nouer leurs cheveux et faisaient mieux sur leur front bruni que la plus riche coiffure de perles. Les gypsies sont les premiers voyageurs du monde. Ils ont un calendrier naturel avec toute sorte de pronostics pour le beau ou le mauvais temps, tirés du vol de certains oiseaux, de la direction des nuages, de la couleur de l’eau dans les fontaines. On trouve chez eux comme chez les sauvages la mémoire des lieux prodigieusement développée. Ils savent qui habite dans chaque maison. Arrivées dans un village, les femmes connaissent tout de suite le marteau [knoker) de la maison où elles peuvent frapper. Comme elles vivent sur la crédulité publique, cette science des familles, des caractères et des habitudes locales leur est d’un grand secours pour tirer l’horoscope de la personne qui veut ouvrir le livre de la destinée. Ce ne sont pas non plus les gypsies qui se trompent sur les dispositions plus ou moins bienveillantes des paysans à leur égard. Quelques fermiers anglais ont pris le parti de vivre en bons termes avec ces maraudeurs, leur ouvrant leurs granges, leur permettant de secouer quelques arbres à fruit ou leur marquant un coin sur leurs terres. Ils se sont dit que les gypsies étaient comme les corbeaux : moins on leur donne de liberté, et plus ils en prennent. Accordez-leur comme à l’oiseau de proie un abri dans vos rochers ou dans vos terres vagues, et ils ne toucheront point à votre propriété. Tourmentez-les, et ils se vengeront sur vos troupeaux. Tous les cultivateurs ne goûtent point, je dois le dire, cette philosophie, et n’entendent point ainsi leurs intérêts. Comme nous passions près de Southampton, les gypsies me montrèrent à l’embranchement de deux chemins une lande sur laquelle quelques autres familles de Stanleys étaient en train de planter leurs tentes. — Ce champ, me dirent-ils, avait été acheté par un de leurs frères riches (un gypsy riche est chose rare, mais parmi les pauvres on est riche à peu de frais), qui, voyant que sa race était maintenant partout chassée, que les enfans d’Ismaël n’avaient plus où reposer leurs têtes, leur avait donné ce morceau de terre. Toutes les hordes voyageuses peuvent maintenant y trouver un abri durant quelques jours, car les gypsies anglais demeurent rarement plus de deux ou trois jours dans le même endroit. Cet acte de générosité ne m’étonna point : je connaissais plus d’un exemple de cet amour du sang, comme ils disent. Un autre trait touchant est le soin que prennent ces tribus errantes pour ne point se perdre les unes les autres dans leurs voyages. Comme nous arrivions devant un débris de la vieille forêt, qui semblait s’étendre assez loin, une des femmes de la bande me fit remarquer, sur une des routes qui formaient à cet endroit-là une espèce de carrefour, deux ou trois poignées de gazon jetées à une petite distance l’une de l’autre. « Nos frères, me dit-elle, ont suivi ce chemin. » Ces poignées de gazon, quelquefois aussi une croix dessinée sur la terre, servent aux différentes familles de la tribu à se retrouver entre elles durant leurs migrations.

Tous les gypsies aiment à courir les foires, les marchés et les courses de chevaux (races). Ils y trouvent plus d’une occasion d’exercer leurs diverses industries. Il leur arrive quelquefois d’y troquer un âne ou un vieux pony, car ils sont presque tous maquignons. Leur dextérité pour transformer les bêtes de somme et pour vendre comme neuve, souvent au même propriétaire, une monture éreintée dont ils ont changé la couleur, le poil, et, en apparence du moins, l’allure maussade, est bien connue dans les campagnes. La ruse est une faculté indépendante du développement intellectuel des races : les gypsies, quoique incultes et ignorans, se montrent très habiles dans l’art de tromper. Il y avait à ces courses plusieurs bandes de Stanleys qui s’étaient donné rendez-vous. Je remarquai parmi elles une jeune femme à figure hardie et entreprenante, aux formes viriles, fièrement campée sur un cheval noir, avec un chapeau rond sur la tête, une cravache montée en argent à la main et de beaux habits qu’elle portait avec une certaine grâce d’amazone. Toutes les femmes gypsies sont folles de chevaux, de fouets, de parades ; il est curieux de voir avec quelle aisance elles se transforment de sorcières en jockeys. Celle-ci était l’héroïne de la fête, mais son triomphe fut de courte durée. Il paraît que, dans un district du centre de l’Angleterre, d’où elle avait trouvé prudent de s’esquiver en toute hâte, elle avait pratiqué un tour fort à la mode parmi les gypsies de tous les pays. Deux vieilles filles vivaient fort retirées dans une maison de campagne ; la gypsie avait trouvé le moyen de s’introduire chez elles et de leur persuader que, si elles consentaient à déposer une certaine somme d’argent dans la cave, cet argent s’accroîtrait de dix pour cent par la vertu de ses conjurations. On devine que la sorcière s’était emparée de la somme, et rien n’égalait l’orgueil qu’elle éprouvait de ce succès, si ce n’est, m’a-t-on dit, le ressentiment des vieilles filles crédules et cupides, en voyant qu’elles avaient été dupes d’une ruse si grossière. L’aventure arriva enfin aux oreilles de la police, et la belle amazone fut arrêtée. Les autres gypsies, quoique ayant revêtu pour la circonstance leurs habits de fête, contrastaient par un air de misère avec la pompe extravagante de cette sœur, dont plus tard ils eurent à déplorer l’infortune ; mais ils n’en faisaient pas moins des dépenses considérables. Les roms et les juwas ont l’imprévoyance du sauvage ; ils dissipent d’autant plus volontiers l’argent que cet argent leur coûte moins à gagner. Ce n’est pas le fruit de ce qu’on peut appeler le travail, mais de l’artifice. Et puis la gypsy se dit que tant qu’il y aura dans le monde des filles à marier ou des femmes mariées qui entretiennent des intrigues (le cœur qui aime est superstitieux), elle ne manquera point de mains à croiser avec des shillings ou des demi-shillings[31].

Quand les courses furent terminées, je retrouvai la bande des Stanleys qui m’avait accueilli dans son camp et que j’avais perdue de vue par intervalles, les hommes étant occupés à vendre leurs ânes et les femmes à dire la bonne aventure. Ils se disposaient à partir pour Lymington. Nous nous séparâmes en assez bons termes ; ils m’invitèrent même au mariage d’une de leurs filles, celle pour qui, selon l’assertion de la vieille sorcière, on réservait la poule noire, quoique ce mariage ne dût avoir lieu que dans six mois. Les gypsies sont pauvres, mais prodigues. Cette prodigalité éclate surtout dans leurs fêtes, et la principale de ces fêtes est le mariage de leurs filles. Le mariage est toujours précédé de deux années par la cérémonie des fiançailles. Pendant ce temps-là, les fiancés vivent comme frère et sœur. Arrive le jour nuptial, le grand jour (car ce qu’on a écrit du mariage à la cruche cassée n’existe pas chez les gypsies, l’union est irrévocable, et il n’y a que la mort qui puisse la briser) ; les plus pauvres font des sacrifices incroyables pour subvenir dignement au banquet nuptial, qui dure trois jours, et pendant lequel la tente du Romany[32] est ouverte à tout le monde. La jeune fille aux noces de laquelle j’étais convié pouvait avoir dix-sept ans ; elle était fiancée depuis dix-huit mois à un jeune homme d’une vingtaine d’années, son cousin. En m’invitant, les gypsies ajoutèrent que le mariage aurait lieu à l’église. Sans avoir de croyances religieuses, les Romany tiennent à montrer qu’ils sont admis comme les autres hommes aux bénédictions et aux cérémonies du culte réformé.

Les Stanleys m’avaient également averti que si j’étais curieux de connaître leurs usages, je devais assister à l’enterrement d’une de leurs sœurs, qui allait avoir lieu dans quelques jours à Woodford, dans l’Essex. Les gypsies, ces éternels voyageurs qui ne se reposent que dans la tombe, se montrent très préoccupés de leur dernière demeure. Ils s’inquiètent assez peu de l’état futur de leur âme, mais un cercueil convenable et une place dans quelque tranquille cimetière de village, voilà l’objet de leurs dernières pensées. Ce lieu de repos les intéresse tant que l’un d’eux exprima en mourant le désir d’être inhumé dans un endroit particulier situé à cent milles du district où il avait fermé les yeux, et les autres gypsies, scrupuleux exécuteurs des volontés du mort, y transportèrent son cadavre. Cette sollicitude s’explique de la part d’hommes qui n’ont de patrie que dans le tombeau. Quand un rom a rendu le dernier soupir, les autres ne manquent guère de brûler ses habits avec la paille de son lit ; mais ils conservent religieusement ses anneaux, sa tabatière, quelque vieille cuillère d’argent, son cheval, son âne. Ils ne se séparent jamais de ces objets, si ce n’est dans les momens de grande détresse. Encore ne les vendent-ils pas, ils les engagent entre les mains d’un des leurs, et les retirent dès qu’ils en ont les moyens. Plusieurs familles visitent les tombes de leurs parens une fois dans l’année, généralement vers le temps de Noël. Les enfans ne parlent jamais de leurs ancêtres morts sans un sentiment de regret et d’affection. La femme qu’on allait enterrer, et dont je suivis avec intérêt les funérailles, appartenait à la famille des Lee ; elle était connue dans le voisinage sous le nom de reine des gypsies. Elle avait atteint l’âge de cent trois ans. Des centaines de spectateurs se pressaient autour de la fosse. Le corps avait été exposé dans une tente au milieu d’Epping-Forest, à trois quarts de mille environ de l’église. Il fut conduit au cimetière dans un corbillard à un cheval que suivaient sept gypsies en grand costume de deuil. La reine des gypsies avait été soutenue durant sa vie par la générosité de plusieurs dames résidant à Woodford ; mais comme ses infirmités croissaient avec l’âge, on avait trouvé bon, dans les derniers temps, de la placer dans une maison de charité, West Ham Union-house, où elle avait rendu le dernier soupir il y avait quinze jours. Les frais des funérailles étaient du reste supportés par sa famille. Au moment de quitter le cimetière où cette destinée errante venait de déployer la tente de l’éternité, je lus sur une vieille pierre rongée de mousse ces mots qui me frappèrent : « La vie est un voyage.. »

Je ne dirai rien des quatre autres grandes familles de gypsies : les Lovells, les Coopers, les Hernes et les Smiths[33], dont les mœurs ne diffèrent de la vie des Stanleys que par des nuances. Pendant l’été, ces diverses tribus recherchent le voisinage des parcs et des jardins de plaisir, où se rassemble, le dimanche surtout, un grand concours de promeneurs. L’hiver, les Lovells hantent volontiers les quartiers de Londres les plus populeux. J’en ai vu plusieurs errer dans les rues de Wapping : là vivent beaucoup de jeunes filles plus ou moins fiancées à des marins ; elles veulent savoir si leur amant reviendra bientôt, s’il les oublie dans les pays lointains, si les mers où il voyage sont orageuses ou calmes. Mais, pour trouver une face nouvelle de la vie des gypsies dans la Grande-Bretagne, il nous faut aller jusqu’en Écosse. Dans ce pays de montagnes, au milieu d’une nature austère, en contact avec les anciens Bretons du nord, le caractère des Romany a pris des proportions plus grandes et des formes plus romanesques. Là les gypsies ne paraissent avoir été à aucune époque aussi nombreux qu’en Angleterre : plusieurs de leurs tribus primitives n’existent plus ; leurs chefs ont été frappés par la loi, et les membres de ces familles se sont dispersés ou se sont rattachés à d’autres groupes. Les annales de ce peuple errant, — je ne parle point des temps anciens, je parle du commencement de ce siècle, — sont écrites en caractères sanglans sur les rochers et les vieux arbres des forêts calédoniennes. Je choisirai pour théâtre de leur chronique et de leurs aventures le comté de Fife, l’un des plus riches de l’Écosse en ruinés curieuses, en scènes abruptes et en points de vue pittoresques.

Il y a une cinquantaine d’années, un voyageur de ce comté se trouvait, par un jour d’hiver, devant la forge d’un maréchal ferrant, dans le voisinage de Carlisle. Il faisait réparer la chaussure de son cheval usée par la glace, quand un autre voyageur s’arrêta pour le même motif à la même échoppe. La monture de ce dernier était un beau cheval de sang anglais, sellé et bridé avec élégance. Le cavalier était lui-même richement vêtu, botté, éperonné, et tenait à la main une cravache du meilleur goût. Comme il y avait plusieurs chevaux à ferrer, le nouveau-venu exprima d’un air important le désir d’être servi le premier. Cette assurance et cet air hardi attirèrent l’attention de l’Écossais voyageur, qui examina l’étranger de la tête aux pieds. Quel fut son étonnement lorsqu’il reconnut dans le faux gentleman un certain Sandy Brown, qui avait couru le pays avec une troupe de gypsies, et qu’il avait vu plusieurs fois dans la maison de son père ! Arrivé près de l’endroit où il était connu, le brillant cavalier se dépouillait de ses beaux habits, vendait son cheval, reprenait son tablier de cuir, ses vêtemens déchirés, son métier d’étameur, et regagnait sa tribu dans quelque endroit retiré. La facilité avec laquelle les gypsies prennent et quittent différens masques est un des caractères de la race. Ce Sandy Brown, d’accord avec son beau-frère, nommé Wilson, se livrait à un commerce considérable, mais illicite, de chevaux entre l’Écosse et l’Angleterre. Les chevaux volés dans le sud étaient amenés et vendus en Écosse, tandis que les chevaux volés dans le nord étaient placés en Angleterre par l’entremise des gypsies anglais. On raconte dans le comté de Fife un grand nombre d’aventures qui font honneur à l’adresse, sinon à la moralité de Sandy Brown, le chef des gypsies. Il avait observé un jour dans un champ un jeune taureau qui, par je ne sais quel accident, avait perdu les trois quarts de la queue. Brown acheta d’un tanneur une peau de la même couleur que celle du taureau, et avec un art ingénieux fabriqua une fausse queue qu’il sut adapter à celle de l’animal vivant. Après avoir ainsi déguisé sa proie, il l’enleva. Il était en train de charger l’animal sur un bateau à Queens-ferry, lorsqu’arriva en toute hâte un domestique envoyé par son maître à la recherche du ravisseur. Une discussion s’engagea entre le domestique et le gypsy. « Je pourrais jurer[34], disait le domestique, que, n’était cette longue queue, je reconnais bien l’animal qui nous appartient. » Celui-ci allait se livrer à un examen plus minutieux, quand le gypsy tira un couteau de sa poche, et, aux yeux de toutes les personnes présentes, coupa la fausse queue de l’animal, en ayant soin d’emporter un morceau de la réelle, qui saigna abondamment. D’un geste superbe (le geste de l’innocence calomniée), il jeta la fausse queue dans la mer, et, s’adressant alors d’un ton solennel à son accusateur : « Jure maintenant si tu veux être damné ! » Le domestique se retira confondu, et le gypsy poursuivit tranquillement sa route avec son butin.

Malgré cette présence d’esprit et les ressources d’une intelligence fertile en expédiens, les actes du chef de brigands n’échappèrent point à l’œil de l’autorité ; la tête de Sandy Brown fut mise à prix. Arrêté une première fois près de Dumblane, il devait être conduit directement à Perth ; mais les officiers de police furent obligés de s’arrêter en chemin, et logèrent le prévenu dans une prison pour la nuit. Sous les verroux, Brown courtisa les bonnes grâces de ses gardiens, et leur demanda comme une faveur de passer avec eux la nuit dans une auberge, leur promettant d’ailleurs de se charger des frais et de se montrer un hôte généreux. Cet argument convainquit les officiers de justice : ils consentirent à échanger la prison pour un cabaret voisin ; mais, comme ils connaissaient le caractère audacieux du prisonnier, trois ou quatre d’entre eux se placèrent dans la chambre où il était consigné. Brown eut soin de ne point ménager les bouteilles, et le lendemain, au point du jour, il pria un des officiers d’ouvrir un peu la fenêtre pour rafraîchir la chambre : on était en été, et il faisait très chaud. Après s’être promené de long en large avec un air d’indifférence, le gypsy s’élança tout d’un coup par la fenêtre entr’ouverte, qui était cependant à une hauteur considérable. Toute l’escouade se mit aussitôt à sa poursuite avec des cris, et, comme quelques-uns des agens de la force publique gagnaient sur lui du terrain, il se retourna, fit bravement face à ses adversaires, tira de dessous son habit une épée courte qu’il brandit en l’air, menaçant de frapper quiconque oserait avancer d’un pas. Personne n’eut le courage d’approcher de lui, et Sandy Brown s’échappa encore. On leva plus tard une troupe de highlanders pour le saisir dans un bois où il s’était retiré, le bois de Rannoch, et pour disperser sa bande. Le gypsy chercha quelque temps à déconcerter leurs poursuites en rampant près du sol avec le bruit d’une bête fauve. Surpris et accablé par le nombre, il se rendit. On parle encore de Sandy Brown en Écosse comme de l’un des plus grands et des plus beaux hommes qu’on ait jamais vus : « Sa contenance, dit-on, était imposante et agréable. » Comme les brigands de théâtre et de romans, il se vantait de n’avoir jamais pris six pence aux gens de la classe pauvre. Il fut pendu avec son beau-frère Wilson à Edimbourg. Tandis que le bourreau faisait son devoir, Martha, mère de l’un des suppliciés et belle-mère de l’autre, fut saisie sur le lieu même de l’exécution en train de voler une paire de draps. On a su plus tard que cette paire de draps était destinée à ensevelir ses deux fils, qui mouraient dans le moment même en sa présence.

Le gibet est, pour quelques gypsies d’Écosse, notamment pour la souche des Brown, une tradition de famille qui montre la ténacité de certaines habitudes chez cette race à part. Ann Brown, l’un des chefs femelles de la bande que Sandy a rendue fameuse, fut condamnée à quatorze années de bannissement. Elle passa sept hivers dans la prison d’Aberdeen, demeura neuf ans à Botany-Bay, se maria dans cette colonie à un gypsy, revint en Écosse avec plus de cent livres sterling, et s’établit marchande de poteries à Vemyss. Quand on lui demandait pourquoi elle avait quitté Botany-Bay, où elle gagnait tant d’argent, « il était bon de leur montrer, répondait-elle, que je pouvais revenir. » Son fils, le jeune Charlie Graham, succéda aux chefs de bande que la loi avait frappés. J’ai entendu raconter sur son compte des faits curieux. Une veuve chargée d’une nombreuse famille, et qui avait souvent donné asile aux gypsies dans sa maison, se trouvait dans un grand embarras d’argent pour payer son loyer. Graham lui prêta la somme dont elle avait besoin ; mais, comme le propriétaire retournait chez lui avec l’argent dans sa poche, Graham le vola, puis, sans perdre de temps, retourna chez la femme et lui remit la reconnaissance de la somme qu’elle avait empruntée. « C’était, disait-il, une des bonnes actions de sa vie. » Il n’en fut pas moins arrêté plus tard pour un vol de chevaux ; son chien trahit la retraite du gypsy en aboyant : il croyait donner l’alarme à son maître et donna l’éveil aux gens de justice. Quand Graham fut pris, un grand concours de personnes accourut pour le voir, tant il était célèbre par ses exploits de bandit. On lui mit les fers et les menottes ; mais ses pieds et ses mains étaient d’une petitesse si distinguée, contrastant avec les proportions athlétiques de sa taille, que ces entraves coulaient sur les jointures et blessaient ses chevilles et ses poignets. Il avait, assurent ceux qui l’ont vu, une figure noble et sympathique, et c’était, malgré ses mauvais tours, un grand favori du peuple des campagnes. Il fut pendu à Perth. En bon nombre de gypsies se rendirent sur le lieu de l’exécution, et quand son corps fut détaché du gibet, ils le couvrirent affectueusement de baisers. On célébra en son honneur le repas ordinaire des funérailles. Sa femme prit le cadavre, l’enterra dans la chaux, et s’assit sur la tombe durant quelques jours. Elle craignait qu’on ne l’enlevât pour le disséquer, comme cela arrive souvent aux condamnés à mort. Graham s’était vanté, en mettant le pied sur l’échafaud, de n’avoir du moins jamais répandu le sang humain. Jenny Graham, sa sœur, était la maîtresse d’un gentilhomme ; quoique richement entretenue, son attachement pour la vie errante était si invincible, qu’elle quitta son protecteur, sacrifia la richesse, et alla rejoindre le reste de la bande. Elle était d’une beauté remarquable. On se souvient encore de l’avoir vue traverser les campagnes d’Ecosse avec un habit d’amazone et un chapeau de feutre à grands bords, le plus souvent montée sur un âne bridé et sellé avec élégance[35]

Aujourd’hui les gypsies du nord de la Grande-Bretagne ont abandonné cette vie de brigandage qui a coûté si cher à leurs ancêtres. Ils ont pourtant conservé là, mieux qu’en Angleterre, certains usages de leur race. On m’a parlé dans le comté de Fife d’un vieux Jamie Robinson, qui était un musicien fort recherché dans les foires et les noces de village. Sa femme, ses filles et ses sœurs se livraient quelquefois à des danses d’un caractère étrange et extravagant. C’était, assure-t-on, un spectacle particulier que de voir ces bacchantes au pied léger, les cheveux dénoués, les vêtemens en désordre, sauter avec une vigueur farouche sur le gazon, tandis que le vieux Jamie, noir et inspiré comme le démon, réglait les mouvemens de la danse et animait les sorcières avec la musique. Les gestes de cette danse étaient quelquefois obscènes, ce qui n’empêchait pas les danseuses d’être chastes comme la plupart des gypsies. Les Romany parcourent aujourd’hui l’Ecosse par petites bandes qui reparaissent tous les ans aux mêmes lieux et à la même époque. Les hommes étament les casseroles, vendent de la poterie grossière, font le commerce des chiffons, des œufs, du sel, du tabac, taillent des cuillères de corne[36], et sont généralement voleurs sur une petite échelle. Ils semblent pourtant se faire un point d’honneur de ne rien dérober autour de l’endroit où ils sont reçus. Les femmes soignent les enfans. Au milieu des riches débris de forêts, des belles rivières, des lacs solitaires de l’Ecosse, ils se livrent avec une grande adresse à la chasse et à la pêche. Il est difficile de leur faire entendre que les bêtes de la création n’appartiennent pas à tout le monde, et ces braconniers ne reconnaissent guère dans leurs modes de destruction ni limites de temps, ni limites de propriété[37]. Quand ils voyagent, les gypsies d’Ecosse couchent le plus souvent dans les granges et les hangars, réglant la durée de leur halte sur la générosité et la tolérance des fermiers. Quand ils ne peuvent trouver de toit hospitalier, ils enlèvent la toile qui sert de couverture à leur chariot et se blottissent dessous, hommes, femmes, enfans, comme une couvée de perdrix sous la neige. Dans quelques comtés des highlands où la température est très âpre, ils prennent leurs quartiers d’hiver au pied d’une montagne, et se groupent dans des huttes recouvertes de chaume. De ces cabanes ils décampent au mois de mai, au moment où les jeunes saumons réunis par bandes quittent l’eau douce des rivières natales pour les eaux amères du vaste Océan. À un jour et pour ainsi dire à un signal donné, jeunes, vieux, tout prend son essor comme une troupe d’oiseaux de passage, et échange le toit de chaume pour la tente ou pour le dôme des forêts, dont le feuillage commence à s’épaissir. Quelques-unes de ces bandes traînent avec elles la richesse des patriarches, un certain nombre de moutons et parfois jusqu’à douze ânes[38]. Si les gypsies sont moins nombreux en Écosse qu’en Angleterre, ils y sont beaucoup plus sur leur terrain. Là ils trouvent plus de facilités pour se livrer à leur vie errante comme l’ombre d’un nuage. L’aspect général de la contrée, aux traits frappans et heurtés, s’assortit merveilleusement avec le caractère sauvage des gypsies. Je n’oublierai jamais l’impression que fit sur moi une bande de gypsies assise, au milieu d’une plaine nue, sur les pierres d’un vieux cromlech celtique : le mystère d’une race vivante à côté du mystère d’une race morte.

Le peuple des gypsies est un peuple demi-sauvage qui s’est greffé jusqu’ici à la civilisation par les mauvais côtés. La dégradation morale de cette race, belle et forte à d’autres égards, est-elle sans remède ? C’est ce qu’il nous reste à examiner.


III

Une population qui vit sur le travail des autres est certainement une charge sérieuse pour un état. D’accord avec la morale, l’économie politique conseille donc d’essayer la régénération des gypsies. Quelques philosophes anglais ont comparé cette race à un œuf d’épervier malfaisant sur lequel le plus bel oiseau de paradis étendrait vainement ses ailes. Le moraliste ne saurait acquiescer a ces idées de désespoir, ni passer condamnation sur une famille humaine dont les vices et les inclinations dépravées sont, en partie du moins, l’ouvrage des circonstances. Les enfans nés sous la tente ont sucé depuis des siècles le lait de l’ignorance, mère de tous les crimes. La vie nomade que mènent les gypsies n’étant guère favorable au développement des connaissances même les plus élémentaires, on doit s’attendre à trouver parmi eux très peu de lumières acquises. Ceux qui savent lire et écrire forment une exception. Un des traits les plus repoussans de leur caractère est sans contredit l’inclination au vol ; mais il ne faut pas se hâter de mettre cette disposition odieuse sur le compte de la race. Le vol, que certains philosophes ont considéré comme le fruit amer de l’état social et de la division de la propriété, est au contraire une continuation du pillage qui constitue chez toutes les tribus sauvages ou barbares une sorte de droit naturel. Les gypsies pratiquent sans remords certains actes que tout le monde condamne ; mais il serait injuste de soutenir qu’ils n’ont point une conscience à eux. Cette conscience, je l’avoue, ne se montre point à la hauteur des institutions civiles ni de la morale chrétienne, qu’ils ne connaissent point : à qui la faute ? On s’est jusqu’ici très peu occupé d’eux, même en Angleterre, où l’on s’en est occupé plus qu’ailleurs. Un des grands obstacles à la réforme sociale de cette tribu hindoue est la ténacité avec laquelle les fils adhèrent aux usages de leurs pères, le lien qui unit si fortement entre eux les membres de la secte. Cet obstacle lui-même s’abaisse de jour en jour. Écoutez les gypsies ; c’est d’une extrémité de l’Angleterre à l’autre un cri de lamentation et de regret : « Les Romany s’en vont ! » Ils se plaignent surtout de ce que le sentiment de fraternité, l’amour du sang, décline parmi eux. Il se faut entr’aider, c’est la loi des roms et des juwas. Autrefois cette loi florissait sur toute la terre ; les gueux s’aimaient entre eux ; ils s’aiment moins, à les entendre, depuis qu’ils ont fréquenté les chrétiens.

Il est à observer qu’au nombre des causes de décadence, — et le gypséisme est très certainement dans une période de déclin, — on ne saurait ranger la persécution. Aussi longtemps que les lois sévères et les mesures de proscription furent en vigueur dans la Grande-Bretagne, le peuple noir et errant de la solitude se maintint inébranlable dans ses antiques traditions. Les gypsies se raidirent alors contre une société qui les menaçait : ils se retirèrent dans les déserts et les montagnes, emportant avec eux, non les os, mais les coutumes et l’âme errante de leurs ancêtres. Ils vivaient de la persécution ; la tolérance les tue. La loi civile, en s’adoucissant, a détrôné, du moins en partie, l’ancienne loi des gypsies. Les véritables causes qu’on peut assigner en outre à cette décadence de la secte sont les progrès de l’art agricole, qui ne laisse plus guère dans la Grande-Bretagne de terres vagues, ni stériles, sur lesquelles les gypsies puissent planter leurs tentes, le développement du système de clôtures, et surtout les rapports des roms et des juwas avec les gentils. On a remarqué par exemple que dans les districts où les gypsies sont le moins mal vus de la population des campagnes, ils ont généralement pris à un degré plus avancé la forme nationale du caractère anglais. L’ordre naturel des choses prépare donc les voies à une réforme pour laquelle l’esprit moderne des sociétés, surtout l’esprit tolérant de la loi anglaise, a fait plus déjà que les gibets et les tortures.

Vers 1832 se forma à Southampton une société pour améliorer la condition des Romany, ce peuple si longtemps négligé. L’âme de cette société était le révérend George Crabb, qui s’était surnommé lui-même l’avocat des gypsies. Il se proposait surtout de modifier les habitudes nomades de la race. « Quelques circonstances, disait-il, m’ont porté à croire que si l’on encourageait un peu cette réforme, les gypsies consentiraient à vivre dans les villes et les villages comme les autres hommes, et au bout d’une génération ou deux ils deviendraient un peuple civilisé. » Les faits sur lesquels George Crabb appuyait ses espérances sont de nature à montrer que, même dans l’état présent des choses et sans aucune intervention étrangère, les gypsies ne sont pas d’incorrigibles vagabonds. Un homme d’une trentaine d’années, chargé déjà d’une nombreuse famille, ayant reconnu que le système de clôtures faisait chaque jour des progrès dans le voisinage de Cambridge, et que les fermiers étaient de moins en moins disposés à le laisser camper sur leurs terres, loua vers 1810 une petite maison avec un jardin dans les faubourgs de la ville. Il y vivait pendant l’hiver et voyageait durant l’été. Une de ses occupations était de jouer du violon dans les fermes et chez les commerçans aux fêtes de Noël. Ce n’est point le seul exemple d’un gypsy qui ait renoncé, du moins en partie, à la vie du Juif errant. En Écosse, une famille affiliée à une bande d’étameurs avait une jolie résidence dans les faubourgs de la ville d’Ayr, et l’on montrait encore, il y a quelques années, dans le voisinage de Stevenston, près de Saltcoasts, les ruines de villages qui avaient été occupés dans le dernier siècle par des gypsies. J’ai vu moi-même à Wells, dans le comté de Norfolk, une gypsy de quinze à seize ans mariée à un chef de bande, et qui habitait durant la mauvaise saison, au bord de la mer, une petite maison dont elle payait exactement le loyer, 1 shilling par semaine. Son nom était Zizilla ; elle disait la bonne aventure et dansait dans les rues. Il est difficile de trouver un type plus parfait du caractère et de là beauté orientale des juwas. Ses gestes, l’expression exagérée de sa physionomie quand elle exprimait des sentimens de jalousie, de vengeance ou de colère, tout montrait qu’elle était bien de sa race. Elle paraissait fort attachée à une jeune fille anglaise du même âge qu’elle-même. Cette dernière étant tombée dangereusement malade, Zizilla se rendit un soir chez son amie. Debout près du lit, les cheveux flottans, une main sur le cœur de la malade, l’autre levée vers le ciel, elle prononça dans sa langue mystérieuse une formule de conjuration. Je ne croyais point à la vertu de ces paroles magiques, il est probable qu’elle n’y croyait point elle-même ; mais son visage inspiré, ses yeux fixes et animés d’un feu étrange, n’en formaient pas moins une scène de mœurs intéressante. Son mari, que Zizilla appelait le grand commandant de la nuit, the great ruler of the night, faisait exception au commun des gypsies par ses connaissances : il venait la voir de temps en temps, car il continuait de rôder avec la bande. La jeune Anglaise, qui était romanesque sans avoir lu de romans, avoua plus tard avoir été attirée chez la gypsy par le costume, la figure et les manières excentriques de cette espèce de Robin Hood. Zizilla le savait, mais elle s’effrayait peu d’une rivale aux cheveux blonds et aux yeux bleus, dans les veines de laquelle coulait, selon les idées des gypsies, le sang pâle des sauvages. Quoique sous un toit, elle avait conservé les habitudes de la tente : sur trois chambres que contenait la maison, elle n’en habitait qu’une, et se plaignait souvent de manquer d’air et de jour. L’hiver, elle était encore assez tranquille ; mais, dès que venait le printemps, elle parlait avec un certain enthousiasme de la belle vie qu’on mène dans les bois, du plaisir qu’il y a de voir les étoiles scintiller à travers la toile de la tente et les feux sauvages danser dans la bruyère. Le printemps est la saison critique : il agit sur le sang voyageur des gypsies domiciliés comme sur celui des oiseaux en cage. Zizilla partait alors et allait rejoindre la bande, dont elle se séparait à la fin de l’automne. Un jour néanmoins elle partit pour ne plus revenir.

La société fondée par le révérend George Crabb obtint, à travers beaucoup de désenchantemens, quelques succès. Seize gypsies réformés vivaient en 1832 à Southampton ; ils avaient renoncé au vagabondage et exerçaient diverses industries. Trois autres familles demandèrent à prendre leurs quartiers d’hiver sous l’aile de l’institution. Les enfans allaient aux écoles, et les adultes eux-mêmes apprenaient à lire. Cette œuvre produisit du bien ; mais ceux qui savent, pour l’avoir lu dans l’histoire, avec quelle lenteur et à travers quelle série d’événemens les races nomades se sont fixées ne s’étonneront point que cette tentative partielle n’ait exercé aucune influence sur la condition générale des gypsies en Angleterre. Rattacher ces êtres flottans au toit domestique est incontestablement le but que doit se proposer le moraliste. Dans l’état actuel des faits, les gypsies portent sans le savoir la peine de leur résistance aux lois de la vie sociale, et surtout à la première de ces lois, la fixité du domicile. Cette race est malheureuse : j’ai plus d’une fois surpris sur le visage cicatrisé des roms et des juwas, sous le froncement de leurs sourcils, une expression de vide et de mélancolie commune à toutes les tribus plus ou moins sauvages qui vivent sous la tente. Leur joie même est triste et forcée. Je me demande seulement si le besoin inné de déplacement, si des penchans héréditaires et une sorte de point d’honneur incarné dans la race depuis des siècles peuvent être victorieusement combattus par l’appât des logemens gratuits ou par toute autre institution de ce genre. Avant de changer la manière de vivre, ce sont les habitudes morales de ce peuple qu’il faudrait modifier. Il conviendrait, je crois, de chercher dans le caractère des gypsies quels sont les dons naturels et particuliers à la race qui, cultivés, pourraient neutraliser l’attrait en quelque sorte maladif de l’espace. La difficulté est de se faire une idée juste des moyens d’influence auxquels ils opposent une force négative et de ceux auxquels ils se montrent accessibles. Des ministres protestans ont composé pour eux des traités de morale, tracts. À Dieu ne plaise que je veuille diminuer le mérite de tels efforts ; mais ces petits livres ont avant tout le tort de s’adresser à une population qui ne sait pas lire, et ensuite de tous les stimulans moraux celui auquel les Romany se montrent le plus étrangers dans leur condition présente, c’est le sentiment religieux. Les dogmes de l’Occident glissent sur leur imagination comme ont glissé jadis les dogmes et les gigantesques symboles de l’Orient. Il est permis de le regretter ; mais ce n’est point par là, l’expérience le démontre, qu’on peut les émouvoir.

La race des gypsies est, on ne le croirait point, quand on regarde à son ignorance et à son état de misère, une race artiste. Les femmes surtout témoignent un goût particulier pour la musique et pour la danse. Elles possèdent dans leur langue d’anciens chants qui ont le parfum sauvage de la bruyère, et qui ont passé par leur bouche de siècle en siècle, de rocher en rocher, comme un écho lointain de la patrie inconnue. L’effet de ces chants la nuit, au milieu des ruines de l’ancienne Écosse, est d’un effet merveilleux[39]. À Constantinople, on voit souvent dans les cafés des femmes gypsies se livrer, avec divers instrumens de musique, à des danses lascives, mais qui ne manquent point de caractère. En Hongrie, où ce peuple errant est encore plus abaissé que dans les autres états du monde civilisé, les czigani jouent du violon avec un talent remarquable Des troupes de ces musiciens au teint bronzé se sont fait entendre avec succès dans les grandes capitales de l’Europe ; mais c’est surtout en Russie que cette faculté musicale de la race produit les fruits les plus riches et les plus délicats. À Moscou, des femmes gypsies donnent des concerts sur la scène et dans les salons de la noblesse. Là, il est sorti de cette souche d’Égypte si généralement méprisée des vocalistes de premier ordre. M. Borrow a recueilli de curieux exemples de cette aptitude musicale des Romany, et les faits qu’il cite m’ont été confirmés par des Anglais qui avaient voyagé en Russie. Mme Catalani fut si enchantée à Moscou du talent d’une cantatrice gypsy, qui venait de réciter devant un nombreux et brillant auditoire un des airs nationaux du peuple maudit, qu’elle détacha de ses épaules un châle de cachemire dont le pape lui avait fait présent, et qu’embrassant la gypsy, elle lui dit : « Ce châle vous appartient ; il était destiné à la meilleure chanteuse du monde. Or je vois maintenant que cette chanteuse-là, ce n’est pas moi. » Les engagemens obtenus par plusieurs de ces femmes gypsies dans l’exercice de leur art les mettent à même de soutenir richement leurs nombreuses familles. Il y en a qui habitent d’opulentes maisons, qui voyagent dans d’élégantes voitures, et qui ne se montrent inférieures ni en développement intellectuel, ni en belles manières, aux classes les plus distinguées. Quelques-unes d’entre elles se sont mariées à des Russes. La comtesse de Tolstoy, une des comtesses moscovites les plus accomplies, était de naissance une zigana ; elle avait chanté à Moscou dans un chœur de Romany. En présence de ces faits, il y a lieu de se demander si le don de la musique cultivé avec discernement ne serait point en Angleterre comme en Russie, car cette race est partout la même, un moyen de régénération morale pour un certain nombre de gypsies.

La musique et la danse sont sans contredit parmi les arts ceux pour lesquels les gypsies témoignent le plus d’attrait ; mais ils ont aussi une littérature. Il ne faut point confondre, comme on l’a fait plusieurs fois, le dialecte des Romany avec l’argot des voleurs, quoique dans les deux cas le langage soit en même temps et un moyen de communication et un voile dont les initiés se servent pour échanger et pour couvrir l’expression de leurs idées. L’argot est un jargon ; le romany est une langue. Sa naissance est illustre : fille du sanscrit et du zend, elle a conservé les traces de sa noble origine. On a cru longtemps que cette langue ne pouvait pas s’écrire : c’est une erreur. Durant son séjour en Espagne, M. Borrow traduisit, vers 1838, la Bible en romany : c’était la première fois qu’un livre s’imprimait en cet idiome. Les gitanos de la péninsule accueillirent avec une joie extrême cette tentative faite pour relever un arbre aux racines antiques et vénérables, mais qui, négligé, rampait, à terre comme certaines vignes aux tiges puissantes que j’ai vues traîner dans la poussière en parcourant le midi de la France. Le sentiment religieux n’entrait pour rien, il faut le dire, dans leur enthousiasme ; ils ne voyaient dans la Bible traduite que le triomphe de leur langue nationale. La plupart des gypsies se plaignent en effet sur toute la terre du déclin de leur idiome ; ils savent d’instinct que quand les langues s’abaissent, les races se perdent. Les Romany n’avaient point jusque-là de monumens écrits ; mais ils ont partout des chansons ou des ballades. Cette littérature est une peinture de caractère. On ne doit point attendre d’une race condamnée à n’exprimer le plus souvent que des sensations ou des besoins physiques, souvent même à cacher, et pour de bonnes raisons, ce qu’elle veut dire, un ordre de compositions très élevées. La vie des gypsies, leurs aventures, leurs amours, tels sont les sujets de ces poésies. Il est à remarquer que leur langage en pareil cas diffère beaucoup de celui qu’on leur prête dans les livres ou les romances. On y chercherait en vain cet amour orgueilleux de la liberté que déploient sous leur nom les personnages de théâtre. On ne chante point ce que l’on a : les gypsies ne célèbrent point l’indépendance, ils la pratiquent. Les poètes romany aiment la nature, mais ils l’envisagent à un autre point de vue que nos bohémiens de fantaisie. Savez-vous, par exemple, ce que dit au barde gitano le brave porc qui court dans la plaine ? Il lui dit selon une ballade composée en langue romany : « Gypsy, viens et vole-moi ! » De temps à autre, l’orgueil du sang gonfle les veines du poète errant. « Je ne suis point, s’écrie-t-il, de caste noble ; je suis sorti de l’arbre d’Égypte, et je ne veux point être gentilhomme, mais gypsy et libre. » Et puis c’est un cri d’anathème et de colère à la vue de ces petits enfans bruns aux pieds nus « qui vont maudissant Dieu parce qu’ils n’ont point de pain et qu’ils ne rencontrent point de charité sur la terre. » Par hasard, mais rarement, un rayon de sentiment religieux entr’ouvre ces âmes dures et fermées comme la fleur de l’aloës : une mère qui se sent mauvaise dit à son petit enfant de prier pour elle pendant qu’il est encore innocent, afin que Dieu apaise le cœur troublé de la pauvre femme. L’amour arrache aussi de cette lyre inculte quelques accents touchans et délicats[40]. Il est à regretter que les chants nationaux des gypsies, qui courent en Russie les cafés et les théâtres, n’aient jamais été traduits. « La plupart de ces chants, dit M. George Borrow, sont d’une grande antiquité, portent la marque d’une originalité puissante, abondent en métaphores hardies et sublimes, et le mètre diffère de tout ce que j’ai jamais rencontré dans la prosodie orientale ou européenne. » La traduction des chants tsiganes enrichirait la littérature d’un monument curieux et ouvrirait sans doute quelques perspectives nouvelles dans l’histoire de cette race, obscure comme les forêts d’où elle sort, comme les jongles sauvages de l’Inde. Cette considération seule suffirait pour recommander aux yeux du philologue ces restes d’un peuple qui traîne avec lui les reliques d’une ancienne langue et d’une littérature dont les richesses se dérobent sous le voile du temps. Toute forme de la pensée qui s’éteint est une perte pour l’humanité tout entière, et il est malheureusement peu à espérer que, dans l’état présent, il sorte du sein de ces hordes misérables un esprit d’élite qui rallume le flambeau de la race. Un littérateur américain, M. James Simson, s’est pourtant demandé si John Bunyan, l’auteur de Pilgrim’s Progress, ce livre singulier, n’était point un gypsy de sang mêlé. John Bunyan était étameur de son état, et nous avons vu que cette profession était héréditaire chez les Romany, qui l’ont peut-être introduite en Europe.

Tous les gypsies ne peuvent point s’adonner à la musique, et d’ailleurs le vrai talent est sans doute aussi rare chez eux que chez les autres hommes, même dans les directions qui semblent indiquées par la nature, si l’on regarde aux facultés particulières de la race ; mais dans certains pays et au milieu de certaines circonstances, les Romany ne se sont point toujours montrés impropres aux arts industriels. Ils aiment surtout à traiter les métaux. En Espagne et en Russie, ils ont longtemps exercé le métier de forgerons ou tout au moins de maréchaux-ferrans. La forge était généralement placée sur le versant d’une montagne et au cœur d’une forêt dont ils abattaient les arbres avec ces haches grossières qu’ils avaient peut-être apportées des contrées lointaines. Aux environs de Grenade ils continuent de travailler le fer. Le voyageur rencontre souvent des caves habitées par ces ouvriers gypsies et par leurs familles, qui vivent dans les entrailles enfumées de la terre. Quiconque s’arrête le soir à l’entrée de ces caves, creusées aux flancs des ravins qui conduisent aux régions montagneuses, jouit d’un spectacle extraordinaire : rassemblés autour de la forge, ces cyclopes aux membres nus et bronzés, éclairés par la flamme du charbon, qu’excite un monstrueux soufflet, battent en cadence de leurs lourds marteaux le fer rouge qui étincelle sur l’enclume. Ces scènes sauvages n’ont sans doute pas peu contribué à entretenir les idées superstitieuses de la population locale, qui considère les gitanos comme des êtres fantastiques, comme de noirs démons sortis d’un des soupiraux de l’enfer. En Angleterre, la même disposition s’est transformée : ils se livrent dans leurs courses errantes à ce genre d’industries métallurgiques dont l’exercice n’exige qu’un appareil simple et aisément portatif. Il n’est peut-être pas d’exemple plus frappant de la ténacité de certaines aptitudes de caste[41]. Les gypsies ne se montrent pas non plus étrangers à quelques branches de commerce qui s’associent volontiers avec la vie nomade. En Orient, plusieurs zingarri vendent des pierres précieuses et, il faut le dire, des poisons. Ce n’est pas, bien entendu, cette dernière source d’industrie que je conseillerais de favoriser ; mais si, dans leur état actuel d’ignorance, les gypsies se montrent très peu scrupuleux sur la nature de leurs transactions, si, en fait de morale économique, ils ne connaissent guère que le principe de l’offre et de la demande, cela n’exclut point l’aptitude commerciale, et ce sont les facultés de la race que je m’applique à discerner.

J’ai indiqué le genre d’occupations vers lequel les gypsies semblent attirés par une sorte de penchant inné. Je dois dire maintenant quelles sont les professions sociales pour lesquelles ils témoignent peu de goût. On leur défendit longtemps de porter les armes ; mais les longues guerres de la fin du règne de Louis XIV firent tomber ce préjugé, et les armées françaises, aussi bien que celles des confédérés, enrôlèrent alors un certain nombre de gypsies. Plusieurs d’entre eux désertèrent les drapeaux. Lorsque Napoléon envahit l’Espagne, il avait dans ses légions pas mal de gypsies hongrois. Leur premier soin en pays ennemi fut de se mettre en rapport avec leurs frères les gitanos de la Péninsule, car chez eux l’amour du sang est plus fort que la différence des couleurs sous lesquelles ils marchent. Quelques autres d’entre eux ont combattu de même en Espagne, mais dans l’armée anglaise, lors de la guerre de l’indépendance contre les Français. Il y eut un jour une rencontre furieuse entre les deux partis. Ce n’était plus un combat, c’était une lutte d’homme à homme. Au milieu de cette confusion, deux soldats, dont l’un portait l’uniforme anglais et l’autre l’uniforme français, se mesuraient désespérément corps à corps. Le soldat français appuya son genou sur la poitrine de son adversaire, et il levait sa baïonnette, lorsque, le bonnet du premier étant tombé, les yeux des deux champions se rencontrèrent. « Un zincalo ! s’écria celui qui allait mourir, un zincalo ! » À ces mots, le vainqueur trembla, lâcha prise, passa sa main sur son front, et pleura. S’agenouillant alors près de son ennemi terrassé, il lui prit la main, l’appela frère, tira son flacon, versa du vin dans la bouche de l’autre zincalo, le releva et le conduisit en le soutenant sur une colline. Cependant les deux armées continuaient de s’entre-tuer. « Laissons les chiens se battre entre eux et se déchirer, dit celui qui avait sauvé la vie à l’autre : ils ne sont pas de notre sang. Leurs affaires ne regardent pas les zincali. » Ils restèrent à causer entre eux jusqu’à ce que le soleil fût couché. Alors ils s’embrassèrent et se séparèrent à regret pour regagner leurs bataillons[42].

D’autres gypsies ont été engagés dans l’armée anglaise à une époque plus récente. On trouverait aujourd’hui, assure-t-on, quelques-uns d’entre eux sous les drapeaux de la Grande-Bretagne ; l’expérience a montré toutefois que ce n’était point une race guerrière. Le courage ne lui manque point, mais elle a en horreur la discipline. À plus forte raison doit-on s’attendre à trouver chez elle une répugnance invincible pour l’état de domesticité. Le physiologiste qui a cru trouver dans l’estime de soi-même la racine du sentiment d’indépendance a eu raison en ce qui regarde les gypsies. Leur sang, disent-ils avec quelque fierté, n’est pas fait pour servir. Nulle part ils n’acceptent de contrainte. En Hongrie par exemple, il n’y a que deux classes d’hommes libres : les nobles et les gypsies. Les premiers sont au-dessus, les seconds au-dessous de la loi. La condition des czigani hongrois est souvent plus misérable que celle des serfs ; mais n’importe, ils sont leurs maîtres. M. George Borrow fait observer que dans les villes, notamment à Pesth, on exige un droit de péage de la part des ouvriers qui passent sur un pont. Il n’y a d’exemptés de cette rétribution que les personnes bien mises et les czigani. « L’insouciance de ces derniers, souvent presque nus, contraste, dit-il, avec l’air soumis et tremblant des paysans hongrois. » Cette liberté sans la notion du sacrifice, sans le respect du droit des autres, ne constitue sans doute que l’ombre de la liberté véritable ; mais, telle qu’elle est, elle convient aux gypsies. Ils la préfèrent à tous les avantages qu’ils pourraient recueillir dans le service de l’état ou d’un maître régulier.

Il y a une autre branche de travail qui s’accorde encore plus mal avec le caractère des gypsies, c’est l’agriculture. On les voit quelquefois mettre la main à la récolte des foins et à la moisson des blés ; mais c’est par hasard et en passant. Un chef de gypsies du Northamptonshire, ayant épouse la servante d’une famille anglaise, obtint une ferme il y a quelques années ; mais, quoique cette ferme fût avantageuse, il la quitta pour reprendre sa liberté et son état de musicien. Ces mariages sont rares : il y en a pourtant plus d’un exemple. En Écosse, je parle du moins de quelques comtés, le sang gypsy coule dans les veines de certaines familles de la classe inférieure. Dans la plupart de ces cas, une lutte s’est établie entre l’élément sauvage et l’élément civilisé. Tantôt l’humeur errante du gypsy a entraîné le ménage sous la tente, tantôt le caractère saxon a au contraire fixé les conjoints et les enfans au toit domestique. C’est par ces alliances que s’accomplirait, au bout d’un certain temps, la modification de la race ; mais, chose singulière, la fille gypsy résiste plus que l’homme au mélange du sang. La conservation de ce groupe hindou au milieu de circonstances qui semblaient de nature à le dissoudre est, depuis des siècles, un témoignage de la fidélité de la femme aux devoirs et aux usages des ancêtres. Le vœu du moraliste n’est d’ailleurs pas que la race des gypsies s’éteigne ; son vœu est qu’elle se transforme. Or il n’existe jusqu’ici qu’un moyen connu de relever le caractère des familles humaines : c’est l’éducation. Les gypsies, par leur genre de vie ambulante, échappent plus que d’autres à cette influence morale. On ne pourrait guère les atteindre que dans leurs quartiers d’hiver. C’est à les fixer pendant une certaine saison de l’année et à instruire les enfans que doivent tendre les efforts des philanthropes anglais qui se proposent d’améliorer la condition de ce peuple. Il y a peu d’espoir de rompre entièrement chez les gypsies adultes la chaîne des habitudes : on ne peut attendre ce résultat que du temps et des générations nouvelles, si elles étaient soustraites de bonne heure à l’ignorance et à la force de l’exemple. Cette éducation devra se mouler sur les dispositions bien indiquées de la race : autrement on rencontrerait la résistance de la roche primitive. Il conviendrait d’ailleurs de choisir les familles qui témoignent déjà plus d’affinité pour l’état social, car il y a des degrés dans le gypséisme et des vagabonds parmi les vagabonds.

Un grave intérêt s’attache à une telle expérience. On évalue à huit cent mille le nombre des gypsies répandus dans les divers états de l’Europe. En Angleterre, on en compte de quinze à dix-huit mille. Le caractère des gypsies s’est montré jusqu’ici puissant pour le mal ; y a-t-il lieu d’espérer que les forces de cette race intelligente à quelques égards puissent être dirigées vers le bien ? Le problème intéresse au même degré les hordes errantes et les populations rurales. Circonscrite par les progrès de la civilisation, par les moyens de défense dont s’entoure au XIXe siècle la propriété, la vie des Romany devient de jour en jour plus sombre et plus misérable. On a cru pendant un temps soumettre cet élément vagabond par des mesures rigoureuses : l’histoire a démontré l’impuissance de l’arbitraire et de la violence à l’égard de cette race, qui se retire sous la main qui la comprime. Personne aujourd’hui en Angleterre ne songe plus à faire revivre un tel système. Ceux qui s’intéressent à la destinée des gypsies n’espèrent désormais les conquérir à la société que par les bienfaits de cette société même. L’éducation seule, les moyens de persuasion et de douceur peuvent les réunir à la population indigène sans les confondre, les réconcilier avec le domicile, les marier avec la terre.

L’obstacle est dans les préjugés mutuels : de part et d’autre, il faut oublier, pardonner. Le mur des inimitiés est peut-être plus fort du côté des gypsies que du côté des paysans anglais. Le plus difficile n’est pas d’opérer un rapprochement entre les classes laborieuses et les anciens parias : c’est de rapprocher des populations utiles ces êtres longtemps méprisés, oisifs et malfaisans. Celui qui a le plus de lumières a le moins de haine. Un système de charité opiniâtre et éclairé triompherait sans doute de la résistance des gypsies aux lois et aux devoirs de l’état social. Il faut d’ailleurs que les Romany choisissent entre ces deux perspectives : se modifier ou s’éteindre. Après avoir erré pendant des siècles, ce peuple, qui semble vouloir faire du dogme indien des transmigrations une réalité, s’effacera-t-il un jour, ne laissant dans l’histoire qu’un souvenir, un nom, un mythe ? Cette race des enfans aux yeux noirs, à la peau brunie par le soleil de l’Orient, s’évanouira-t-elle avec le temps comme la fumée de ses bivouacs ? Je ne le crois pas, je ne le désire point. Aux yeux de l’ethnologiste, toutes les familles, quelle que soit leur couleur, ont une valeur relative ; toutes peuvent concourir, par des dons différens et variés, au travail commun de la civilisation. Les Romany l’avouent eux-mêmes, leur caste se dissout, l’union s’affaiblit parmi eux, l’attachement aux lois et aux usages de leurs ancêtres diminue à mesure que les bruyères disparaissent du sol de la Grande-Bretagne. Ce sont autant de signes avant-coureurs de leur retour à la société, et, au point de vue de la morale comme de l’économie politique, ce retour serait un événement heureux. L’intérêt bien entendu des civilisations modernes n’est point de maudire les races, c’est de les bénir et de les réunir toutes dans un sentiment d’humanité.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Ces hordes vagabondes portent différens noms, suivant les pays : en France, on les appelle les bohémiens ; en Russie, les zigani en Turquie et en Perse, les zingarri ; en Allemagne, zigeuner ; en Espagne, les zincali et les gitanos ; en Angleterre, les gypsies. Encore les auteurs anglais varient-ils sur l’orthographe du mot, qu’ils écrivent gypsies, gipsies ou gipseys. Les noms diffèrent ; mais c’est partout le même sang, la même race.
  2. Voyez, sur l’Angleterre et la Vie anglaise, la Revue du 15 septembre 1857 et du 15 février 1858.
  3. An historical Survey of the customs, habits and the présent state of the gypsies ; York.
  4. The Zincali, or Account of the Gypsies of Spain. Voyez, sur les Gypsies d’Espagne, la Revue du 1er août 1841.
  5. Voici les titres de quelques-uns de ces ouvrages populaires : les Gypsies, par James, — Gypsy family, — Gypsy girl, — Gypsy mother, — Gypsy chief, — Lavengro or roving life in England, the scholur, the gypsy, the priest, by George Borrow. Il est inutile de rappeler Guy Mannering de Walter Scott.
  6. C’est le nom que les gypsies se donnent à eux-mêmes. Ce mot est d’origine sanscrite. Les hommes sont des roms, les femmes sont des juwas.
  7. Les Anglais ont fait depuis un demi-siècle de grands efforts pour ressusciter cette langue morte sur le théâtre de leurs conquêtes. Ils ont établi dans l’Hindoustan des collèges où le sanscrit, jusque-là confiné dans les écoles des initiés ou des brahmines, est aujourd’hui enseigné publiquement.
  8. L’ouvrage de Grellmann a été traduit en anglais par M. Raper : Dissertation on the gypsies, being an historical inquiry concerning the manners, economy, customs and conditions of the people in Europe, 1787. Grellmann était plutôt un savant linguiste qu’un observateur ; aussi la partie la plus intéressante de son livre, la seule intéressante peut-être, est celle on il expose et résout cette question : « D’où les gypsies sont-ils venus parmi nous ? De l’Hindoustan. » Il avoue être redevable de la plus forte de ses preuves, — la comparaison des langues, — à Büttuer, qui le premier avait saisi le lien entre le dialecte des gypsies et le sanscrit.
  9. Voyez, dans le septième volume de the Asiatic Researches, cette dissertation vraiment intéressante.
  10. Je dois dire pourtant qu’on a fait à cette théorie des objections sérieuses. Les gypsies appartenaient très certainement dans l’Inde à l’une de ces classes pauvres et obscures (suivant Grellman à celle des soudras) qui ont le moins à souffrir des invasions étrangères. N’ayant rien à défendre ni rien à perdre, pourquoi auraient-ils pris la fuite ? Cette guerre horrible fut surtout une guerre de religion. Or, à en juger par leur état présent d’indifférence religieuse, les gypsies étaient les hommes du monde les moins portés par nature à repousser un dieu incarné sous la forme du glaive. Un récit arabe semble d’ailleurs indiquer que les zingarri s’étaient déjà répandus dans d’autres états de l’Asie à une époque qui a précédé les conquêtes de Tamerlan. On s’est demandé s’ils n’avaient pas été obligés de quitter l’Indu à cause de leurs déprédations et par suite de certains démêlés avec la justice. Je crains que cette supposition, moins flatteuse pour l’amour-propre des gypsies, ne soit de beaucoup la plus vraisemblable.
  11. Il se peut aussi que cette confusion de mots persans tienne au passage des zingarri à travers la Perse.
  12. Voyez le manuscrit d’un théologien cité par Estienne Pasquier dans ses Recherches de France.
  13. Ce n’était pas seulement en Angleterre que les gypsies étaient traités comme un fléau public : l’Espagne en 1492, l’Allemagne en 1500, la France en 1561 et 1612 lancèrent contre eux des décrets d’expulsion.
  14. Pour l’honneur de la famille des Cassilis et des Hamilton, la chronique ne s’explique point sur l’origine de ce sir John Faa ; mais le nom et la suite de l’aventure montrent clairement que c’était un gypsy.
  15. Une autre tradition veut que tous les gypsies, faits prisonniers, aient été ramenés à Maybole pour y être pendus à un arbre, en face du château. La faible comtesse, après avoir été forcée d’assister d’une fenêtre à cette scène horrible (son amant était parmi les victimes), fut renfermée pour la vie dans le château, dont l’escalier, en commémoration de cet événement, fut orné de têtes sculptées représentant celles du malheureux Faa et de ses camarades. Le comte épousa une seconde femme dont il eut des enfans.
  16. Les Stanleys s’appellent dans leur langue Bar-Engres, c’est-à-dire hommes ou cœurs de pierre.
  17. Voltaire et après lui des écrivains anglais ont mis en doute l’authenticité de ces ravages. Je constate seulement la tradition.
  18. Dans une partie de la forêt, près de Stony-Cross, s’élève une pierre triangulaire sur laquelle on lit cette inscription : « Ici était le chêne contre lequel une flèche lancée à un cerf par sir Walter Tyrrel glissa et alla frapper dans la poitrine le roi Guillaume II surnommé Rufus, du quel coup il mourut sur-le-champ le 22 août 1100… Pour qu’on n’ignore point à l’avenir où ce mémorable événement a eu lieu, cette pierre fut érigée par John lord Delaware, qui avait vu l’arbre croître dans cet endroit, l’an 1745. »
  19. Ces arbres, — les chênes et les hêtres de New-Forest, — fournissent une grande quantité de bois à la marine anglaise.
  20. Le cheval de New-Forest est un type, un objet d’études pour les amateurs : il n’appartient point à la race des chevaux de luxe, mais il est fort, brave, utile, et il se trouve bien en harmonie avec le caractère du paysage qui l’environne.
  21. C’est le nom que donnent les gypsies anglais à quiconque n’est point de leur sang ni de leur honorable congrégation.
  22. Les uns, — c’étaient en quelque sorte les phrénologistes du temps, — professaient avec toute sorte d’assurance qu’il existait un rapport entre les lignes gravées dans la paume de la main et les organes régulateurs de l’économie animale, le cerveau, le cœur, le foi, d’où ils concluaient qu’il était possible de déterminer les inclinations dominantes d’un individu sur l’inspection de ces signes ; les autres, — et ils étaient traités de visionnaires par leurs confrères sérieux, — allaient jusqu’à soutenir qu’il existait un lieu entre ces caractères et les événemens de la vie humaine.
  23. La tente des gypsies est un objet d’attraction pour le public dans la plupart des jardins de plaisir anglais, la pythonisse du maze paie un droit au maître de l’établissement, et n’en gagne pas moins durant l’été une somme considérable.
  24. On aurait tort de se laisser prendre à ces semblans d’humilité. Tout en ayant l’air d’accepter leur abjection, les gypsies se croient au contraire une race privilégiée. « Plût au ciel, disent-ils entre eux, qu’il n’y eût que des Romany sur la terre ! Les choses iraient beaucoup mieux. » Nous sommes à leurs yeux des gentils, des impurs ; méprisés, ils nous méprisent. « Ne va pas avec les gentils (c’est un de leurs préceptes), n’ajoute point foi à leurs discours : autrement tu finirais par perdre la couleur de ton sang. » Les gypsies sont convaincus que leur genre de vie est très préférable à celui des autres hommes.
  25. Dix shillings.
  26. Il existe parmi les gypsies de tous les pays une certaine organisation. En Espagne, chaque famille ou troupe avait des chers électifs qui étaient désignés autrefois sous le nom de comtes. C’est ce comte qui était chargé de régler leurs différends, même dans les endroits où il y avait une justice régulière. Ses fonctions n’étaient ni héréditaires, ni même inamovibles : il pouvait être déposé, s’il déméritait par sa conduite de la confiance de ses sujets. En Orient, chaque bande a aujourd’hui ses chefs et ses officiers. En Angleterre, chacune des familles ou clans obéit de même à un guide. Cette organisation très constante a donné lieu à une opinion erronée. Les journaux anglais annoncent au moins une fois par an la mort du roi ou de la reine des gypsies. Or ce roi ni cette reine, si l’on entend par là un homme ou une femme dont l’autorité s’étend sur toutes les bandes errantes du pays, n’exista jamais.
  27. J’ai cherché à savoir s’il existait des maladies particulières à la race des gypsies. Au XVIe siècle, on les accusait d’une sorte d’affinité pour la lèpre. Un docteur écossais, M. Knox, passant la nuit dans un village, se fit indiquer sa route par une femme gypsy, la plus belle, dit-il, qu’il eût jamais vue. « Comme elle m’indiquait le chemin que je devais suivre, ajoute-t-il, la manche courte de la robe découvrit le bras jusqu’au coude. Une tache lépreuse circulaire fixa mes regards. Elle vit à l’instant même que j’avais découvert la malédiction de la race, et elle rentra dans l’intérieur de sa hutte en rougissant. » Cette malédiction ne s’étend point du tout à la race, et le docteur a pris, comme il arrive souvent, un fait particulier pour un fait général. Je ne sais point ce qui en était autrefois ; mais les gypsies forment aujourd’hui en Angleterre une population très saine.
  28. Gilbert White, l’auteur de the Natural History of Selborne, raconte avoir vu au mois de septembre, durant des nuits orageuses, une jeune fille gypsy coucher au milieu d’un champ de houblon, sur le sol nu, sous des pluies diluviennes, sans outre abri qu’un morceau de couverture étendu sur des perches fixées en terre. Et pourtant il y avait tout près d’elle un bâtiment destiné à faire sécher le houblon, et dans lequel cette jeune fille aurait pu se retirer, si elle avait jugé qu’un toit fût un objet digne d’attirer l’attention d’une gypsy.
  29. « Mets bien ceci dans ton esprit, dit à sa fille une mère gypsy : tu ne dois craindre dans le monde qu’une seule chose, la perte de ta chasteté ; en comparaison de cette perte, celle de la vie est peu de chose. Et maintenant mange ce pain, va et vole tout ce que tu pourras. »
  30. Les gypsies ont sur ce point de morale les idées des Spartiates : le vol pour eux n’est un mal que quand il est découvert.
  31. Les femmes gypsies demandent toujours une pièce d’argent pour tracer la figure d’une croix sur la paume de la main, de là l’expression to cross with silver.
  32. Romany signifie homme marié ; la secte des Romany, c’est la secte des maris.
  33. Les Smiths recherchent quelquefois le voisinage de la mer, et j’en ai rencontré plusieurs sur la côte de Norfolk : leurs tentes déployées sur les dunes, cette vie amère et agitée comme le flot, tout cela produit aux yeux du voyageur une association de faits singuliers. Il paraît que les membres des différentes tribus se réunissent une ou deux fois par an dans des espèces de meetings, mais les gypsies que j’ai interrogés à cet égard gardaient le silence sur ce qui se passe dans ces assemblées.
  34. Le serment en Écosse est plus ou moins exigé par la justice de la part du plaignant.
  35. Les femmes de cette race déploient dans certaines occasions an caractère d’énergie sauvage. Charles Brown, un des membres de la bande de Lochgallique, avait été tué dans une lutte désespérée par les enfans d’une autre tribu. Quelques amis rapportèrent à sa femme l’habit du mort, qui était couvert de sang, de cheveux arrachés et de débris de cervelle humaine. La veuve conserva cet habit dans cet état repoussant ; elle le montrait avec orgueil comme une preuve que son mari n’avait point fui, et provoquait ainsi le clan à tirer vengeance de cet acte de barbarie.
  36. Là, comme en Angleterre, ces différens travaux ne sont qu’un prétexte pour couvrir l’oisiveté.
  37. Dans une des cavernes de l’Ecosse vivait, il y a quelques années, une de ces familles de chasseurs. Les peaux des bêtes tuées et dépouillées, pendues aux murs noirs de la caverne, formaient, dit-on, le spectacle le plus étrange et le plus farouche.
  38. L’amour des animaux est un trait du caractère des Romany. Un nommé Joyce Robinson, ayant pu s’évader de prison grâce au secours d’autres gypsies écossais, prit soin, avec un rare sang-froid, d’emporter dans une cage un oiseau qui avait charmé pour lui les heures solitaires de la captivité.
  39. Dans les courses de chevaux, il n’est pas rare de rencontrer en Angleterre des ménestrels à peau brune, qui, sans aucune éducation musicale jouent du violon avec un goût surprenant.
  40. La littérature romany n’est guère connue jusqu’ici que par la traduction anglaise de quelques poèmes (le Déluge, la Peste), et de ballades recueillies en Espagne par M. George Borrow, le seul Européen peut-être qui connaisse à fond la langue des gypsies. J’ai souvent demandé à des juwas anglaises de me dire le sens des chansons qu’elles répètent par cœur avec un plaisir évident, mais elles étaient incapables de transvaser leurs idées d’un idiome dans l’autre.
  41. La division du travail, à en juger par les pratiques des Romany, était à l’origine un fait gravé dans le sang des diverses races indiennes.
  42. Cet épisode de la vie militaire des gypsies fat raconté en Espagne à M. George Borrow par le soldat même dont la vie avait été épargnée.