L’Angleterre et la vie anglaise/04

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L’ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

IV.
LES HOUBLONNIERES DU KENT. — LES BRASSERIES ET LES TAVERNES DE LONDRES.

L’Europe moderne se partage en deux groupes, les races latines, qui boivent du vin, et les races plus ou moins saxonnes, qui boivent de la bière. Cette différence n’est point étrangère aux mœurs, à l’économie agricole, à l’état hygiénique et même aux facultés morales des populations. Les caractères des sociétés humaines se forment par les alliances, ils se consolident par la manière de vivre et surtout par les boissons alimentaires. L’impétuosité des races latines, leur esprit sémillant, leur ardeur guerrière répondent aux qualités de cette liqueur qu’on a nommée le sang de la vigne. Les peuples que la nature a condamnés à une boisson plus sévère se distinguent de leur côté par la force, la patience, la réflexion, le travail opiniâtre et envahissant.

À ne considérer que les faits actuels, on serait tenté de croire que la bière est originaire du Nord. Telle n’est pourtant pas la patrie de cette boisson. La première bière que les hommes aient bue paraît avoir été faite en Égypte. Les Égyptiens, qui aimaient à rapporter aux dieux les découvertes utiles et les conquêtes économiques, faisaient honneur de cette invention à Osiris. La bière est donc la boisson adoptée de temps immémorial dans les pays où la vigne refuse de croître, soit par excès, soit par défaut de chaleur. Les premières colonies qui se détachèrent de l’Orient et qui percèrent les sombres forêts de l’Europe suppléèrent à l’absence du fruit que pressa Noé par le même moyen qu’avait trouvé l’ancienne Égypte : une boisson faite avec de l’orge et de l’eau. Cette boisson était la liqueur favorite des Anglo-Saxons et des Danois, que nous avons vus descendre successivement sur le sol de la Grande-Bretagne[1]. Avant leur conversion au christianisme, ils croyaient qu’une des principales félicités dont jouissaient les héros admis après leur mort dans le paradis d’Odin consistait à boire de l’ale à longs traits dans de larges coupes. Des économistes tant soit peu archéologues ont fait de savantes et laborieuses recherches pour retrouver l’histoire de la bière dans la Grande-Bretagne. Il nous suffira de dire que dans le pays de Galles (Wales) l’ale, même commune, était considérée autrefois comme un objet de luxe ; elle ne figurait que sur la table des grands. En Angleterre, vers le milieu du XVIe siècle, Harrisson nous assure que quand les marchands et les artisans avaient la bonne fortune de tomber sur un morceau de venaison et sur un verre de forte bière, ils se croyaient aussi magnifiquement traités que le lord-maire de Londres[2].

Aujourd’hui quel changement ! l’ale et le porter coulent à flots sur le comptoir des plus humbles tavernes ; ils écument dans les pots d’étain. Riche et pauvre, — le pauvre souvent plus que le riche, — s’abreuvent aux sources de la liqueur nationale, comme les Israélites dans le désert se désaltéraient, a dit un ministre de l’église anglicane, à l’eau qui jaillissait du rocher. Cette abondance, comparée à l’ancienne pénurie, réjouit à un certain point de vue l’économiste ; il y voit le mouvement naturel de la science, de l’industrie et de l’agriculture, lequel met avec le temps à la portée de la classe la plus nombreuse et transforme en objets communs des produits qui, à l’origine, étaient considérés comme des articles de luxe et de choix. Non-seulement la bière est devenue d’un usage plus accessible aux classes laborieuses, mais la qualité de cette boisson s’est améliorée. Aujourd’hui la bière anglaise ne reconnaît guère de rivale sur le continent.

Une boisson qui est de tous les repas, qui réunit les amis autour de la table ou du foyer domestique, dont la préparation occupe des milliers de bras, que les poètes ont chantée, ne pouvait manquer d’exercer quelque influence sur la vie anglaise. A la fabrication, à la consommation de cette liqueur se rattache tout un groupe d’industries rurales et urbaines, qui, étudiées sur les divers théâtres de leur activité, depuis les houblonnières jusqu’aux brasseries et aux tavernes, nous révéleront quelques-uns des aspects les plus caractéristiques de la civilisation anglo-saxonne.


I.

De par ordre du parlement, la bière anglaise ne peut être faite qu’avec de l’orge et du houblon. Il faut donc s’occuper d’abord de ce dernier produit agricole. La récolte des houblons commence, selon les années, à la fin d’août ou au commencement de septembre. Les routes du Kent, du Sussex et du Surrey, — les trois comtés de l’Angleterre qui se partagent plus ou moins cette culture, — se couvrent alors d’une multitude de piétons qui se rendent aux hop-gardens (jardins de houblons). Des groupes de femmes, d’enfans, de vieillards, quelquefois des familles isolées, s’avancent d’un pas inégal, non sans charmer la longueur du chemin par des chansons et des saillies. C’est de distance en distance un spectacle animé et pittoresque qu’on chercherait en vain dans les autres saisons de l’année. Quelques-uns de ces groupes voyageurs viennent de loin; on distingue dans le nombre des familles du pays de Galles et surtout des femmes irlandaises qui se font remarquer à leur accent, à leur désinvolture, à leur gaieté bruyante et trop souvent, il faut le dire, à leurs pieds nus. Ce dénûment contraste avec le chapeau de lady plus ou moins fané qu’elles ont sur la tête, et qu’elles ajustent avec un air de coquetterie, de façon que cette coiffure retombe sur les yeux pour les préserver sans doute des rayons du soleil. Hommes et femmes portent généralement sur leur dos quelques bagages, et de temps en temps avec les bagages un objet plus cher, un enfant. La cueillette des houblons (hop-picking) est considérée par la classe malheureuse comme le grand jubilé rural. À cette époque de l’année, le vagabond secoue sa paresse, l’étameur ambulant éteint son fourneau, le mendiant cesse de tendre la main, le ménestrel quitte son violon, le garçon laboureur dit pour quelque temps adieu à la charrue ; tous vont à la fête des houblons. Là se rencontrent le pauvre en habits décens et le pauvre en guenilles, l’ouvrier à figure ouverte et l’aventurier à la mine peu rassurante, l’honnête homme et le voleur; seulement ce dernier ne vole plus, il travaille. Parmi les femmes, ce sont les mêmes contrastes : la misère sordide et la misère coquette, l’adolescence et la vieillesse, la vertu et le vice, mais le vice sanctifié maintenant par une occupation utile. Tout cela se mêle, se coudoie, s’interpelle en riant le long de la route. D’étape en étape, les caravanes s’arrêtent pour faire le thé en plein vent. Les hommes, assis près du feu et de la chaudière, fument gaiement leur pipe, ou dorment la figure couverte de leur chapeau, tandis que les jeunes filles folâtrent au bord des haies, cueillent des noisettes ou détellent l’âne qui traîne dans une petite charrette une vieille femme et quelques ustensiles de ménage. Tout le monde ne va point à pied, c’est trop cher : plusieurs des immigrans ont reconnu que le chemin de fer était le moyen de locomotion à la fois le plus rapide et le plus économique. Cette année même, à l’ouverture de la moisson de 1858, sur la ligne du South-Eastern railway, le train du dimanche matin, quoique d’une longueur inusitée, ne put suffire à la foule des voyageurs qui allaient s’engager dans les houblonnières. Il fallut y joindre un second, puis un troisième train à bon marché, pour transporter les essaims de cueilleurs de houblon (hop-pickers) sur le théâtre des travaux. Ce dimanche seul, le nombre des hoppers ainsi transportés, et allant pour la plupart de Londres et de Gravesend vers Maidstone, s’élevait à plus de trois mille. On peut par là se faire une idée de l’affluence d’ouvriers nomades et, comme disent les Anglais, de mains extra que la récolte des houblons attire sur certains comtés du sud de l’Angleterre à la fin de l’automne. La migration de ces ouvriers continue pendant plus d’une semaine.

Quand la récolte des houblons vient à manquer, — ce qui n’arrive encore que trop souvent, — une sombre détresse s’étend non-seulement sur les districts du sud, où cette plante croît en abondance, mais encore sur les provinces du nord les plus éloignées. Ces hivers-là, dans les campagnes la misère est grande, et les jeunes filles disent, en montrant leurs vêtemens usés : « Que voulez-vous? les houblons ne prospèrent pas toujours. » Un mois avant que ne commence la moisson, les houblons sur pied ont déjà donné lieu, dans le Kent, le Sussex et le Surrey, à de nombreuses gageures entre les paysans, les fermiers, les artisans, les gentilshommes campagnards (country gentlemen). Ces gageures portent sur la valeur probable de la récolte[3]. C’est un véritable jeu. On parie sur les houblons dans certains districts comme dans d’autres on parie sur les chevaux de course. D’immenses sommes d’argent se trouvent ainsi gagnées ou perdues chaque année dans ces transactions. Des dîners ont lieu, appelés dîners de houblon (hop-dinners), dans lesquels on fait de nouveaux paris et l’on solde les anciens. Il arrive assez souvent, grâce à ces gageures, que le riche d’hier devient le pauvre d’aujourd’hui, et que le pauvre se réveille tout à coup maître d’une fortune considérable. On cite un facteur de houblon qui a réalisé en 1857 plus de 60,000 livres sterling dans ces aventures aléatoires.

Choisissons pour notre théâtre d’observation le Kent, ce district surnommé ajuste droit la grande houblonnière (great hop growing) du royaume-uni. Les premiers jardins de houblon se montrent un peu au-delà d’Érith, joli village assis au bord de la Tamise, et qui se distingue par une vieille église fière de son clocher, de son manteau de lierre et de ses tombes éparpillées sur l’herbe. Les jardins de houblon se développent vers Rochester et Chatam, petite ville curieusement située au bas d’une colline nue, et qui se découvre dans l’enfoncement comme un nid d’oiseau. Enfin ils s’étendent magnifiquement, et sur une échelle encore plus considérable, dans les environs de Maidstone. Au moment où vont commencer les travaux du hop-picking, la face de la nature présente dans le Kent, cette province si fertile, des traits particuliers. Les champs de blé ont perdu leur blonde chevelure, qui vient de tomber sous la faux; des groupes de meules de paille, souvent au nombre de dix-huit ou vingt, et semblables à des huttes de sauvages, élèvent au milieu d’espaces vides et rasés leur toit conique, autour duquel rôdent par instans des nuées de moineaux pillards. Les arbres n’ont déjà plus l’éclat verdoyant ni la riche uniformité de l’été : leur feuillage revêt une nuance foncée que je n’ai vue qu’en Angleterre, et qui sert comme de fond sombre à une broderie dessinée par de jeunes branches, lesquelles ont toute la fraîcheur d’une verdure printanière. A l’exception de quelques fruits d’hiver qui pendent lourdement aux arbres des vergers (orchards), la nature a donné tout ce qu’elle avait promis. Au milieu de ce paysage, devenu plus sévère avec le progrès de l’année, sur lequel s’étendent déjà quelques légères teintes de mélancolie, et dont les beautés touchent à la décadence, les jardins de houblon se détachent avec une grâce et une jeunesse merveilleuses. Ces plantations sont entourées de haies vives, composées le plus souvent de grands arbustes, et qui les enferment comme un mur impénétrable. Le houblon est par lui-même une noble plante, au port délicat et hardi, qui grimpe à une hauteur considérable[4] le long des soutiens qu’on lui ménage. J’ai vu en Angleterre de charmans berceaux tapissés de hops, et sous lesquels, aux chaudes heures du jour, on allait prendre le thé. Un pied de houblon est quelquefois l’orgueil et la joie d’une pauvre mansarde, dont il cache les cicatrices sous des pampres qui feraient envie à la vigne elle-même. Cependant la vue d’un champ de houblon (hop-field) est bien autrement imposante : ces hautes plantes, mariées à des perches dont elles atteignent le faîte, et d’où elles pendent quelquefois en vertes girandoles, ces allées étroites et mystérieuses qui s’alignent entre une double rangée de feuillage, ces fortes oppositions d’ombre et de lumière qui luttent et finissent par se confondre au pied des vignes[5] dans une sorte de clair-obscur ravissant, ces belles grappes, vertes d’abord, mais qui jaunissent en mûrissant, et qui, agitées par la brise, répandent vers le soir une forte odeur amère, tout cela donne à cette culture, et à ce qu’on pourrait appeler les vendanges saxonnes, un vif caractère de poésie rustique.

Le houblon à l’état sauvage est originaire de la Grande-Bretagne[6]. Je l’ai rencontré plus d’une fois dans les haies qui serpentent le long des lanes solitaires, sur la lisière des bois, ou même parmi les saules qui penchent au bord des rivières. Il fleurit en juin, et ses grappes mûrissent en septembre. Les pauvres gens cueillent au printemps les jeunes pousses du houblon sauvage, et les font bouillir en guise d’asperges sous le nom de hop-tops. Un fait singulier, c’est que la plante cultivée ne descend point en Angleterre, comme on serait porté à le croire, de la plante indigène. Un ancien distique anglais veut que le dindon, la carpe et le houblon soient venus la même année dans la Grande-Bretagne[7]. Il faut entendre par là le houblon perfectionné par l’art. Ce dernier fut en effet importé des Pays-Bas vers le règne de Henri VIII. Cette culture, une fois introduite, se développa, mais lentement. Comme toutes les innovations, elle avait trouvé des adversaires. Des pétitions furent adressées plus d’une fois aux rois et au parlement d’Angleterre contre cette plante étrangère, qu’on accusait de toute sorte de méchancetés, wicked weed. Le parlement tint bon, et se montra plus sage que la nation elle-même en refusant de sévir contre une branche de culture qui fournit aujourd’hui à l’état des revenus considérables, tout en accroissant la prospérité individuelle et le bien-être des classes ouvrières Le nombre d’acres de terre consacrées en 1855 à la culture du houblon était de 67,757 1/2. </ref>.

La grande migration des hop-pickers, que nous avons vue s’avancer par toutes les routes dans l’intérieur du Kent, ne s’arrête point aux premiers jardins de houblon qui s’élèvent du côté de Crayford. La population locale des femmes et des enfans suffit dans ce village à la nature des travaux, qui sont peu étendus. Il nous faut donc suivre la masse des voyageurs jusqu’aux environs de Maidstone, jolie ville, agréablement située sur la belle rivière Medway, que traverse un pont à plusieurs arches, ancien, mais retouché. Autour de l’église se groupent des restes d’architecture historique. Un débris de l’ancien palais du primat. Primate Palace, construit sous le roi Jean, pend d’un côté du cimetière sur la rivière toujours jeune, malgré les rides que le vent grave et que le courant efface. Là j’ai vu aussi une vieille maison qu’on appelle le château, les ruines du collège de Courtenay et les restes d’un prieuré. Un air calme d’antiquité règne sur cette partie de la ville, qui dans d’autres endroits affecte l’élégance moderne ; mais ce sont surtout les environs qui donnent à Maidstone un caractère pittoresque. Les riches vergers, les taillis, les anciens châteaux, la surface ondulée et boisée des collines, les opulentes cultures, les villages propres et tranquilles, les jardins de houblon avec leurs festons gracieux groupés autour des perches hardies, les vignes qui laissent pendre leurs tresses blondes comme une Anglaise coquette, tout cela forme un type de paysage qui ne se rencontre point ailleurs, et qui explique bien ces mots : l’heureuse. Angleterre, happy England.

Le premier jardin de houblon dans lequel je m’arrêtai, à une lieue de Maidstone, était surveillé par un contre-maître, superintendent of the picking, jeune homme blond, aux bras nus et vigoureux, qui parmi les guirlandes naturelles se tenait fièrement sur le théâtre des travaux, avec des airs de Bacchus saxon. « Un beau temps! me dit-il (c’est toujours par là qu’un Anglais engage la conversation). Vous venez voir le hop-picking. C’est un spectacle auquel on n’assiste pas tous les jours, et qui doit intéresser un étranger, car je reconnais à votre figure et à votre accent que vous êtes Français. Le houblon est le fleuron (gem) de la culture anglaise : une belle plante, mais délicate et capricieuse! Le terrain qui lui convient le mieux est celui-ci : une surface profonde et grasse, avec un sous-sol de marne et de terre à brique. Tout le monde n’est d’ailleurs pas à même de former une plantation : cela exige des dépenses considérables. On évalue les frais de 70 à 100 livres sterling par acre. Et puis cette plante se montre sujette à tant de maladies, elle souffre de tant d’accidens, elle fait payer si cher la moindre négligence, que les rêves d’or de l’agronome s’évanouissent bien souvent en une nuit. Aussi devez-vous regarder comme une erreur l’opinion, généralement répandue dans les livres, qui veut que les fermiers du Kent consacrent tous leurs soins aux houblonnières. Le résultat est trop chanceux pour qu’on s’appuie entièrement sur cette culture. Il est vrai qu’elle produit quelquefois des bénéfices énormes : j’ai vu un acre de houblon donner par récolte un profit clair de 30 et même de 50 livres sterling; mais il faut, pour s’aventurer dans cette entreprise, des fermiers qui aient à la fois de grands capitaux et le caractère spéculateur. Quand elle réussit, une houblonnière est l’orgueil et l’amour (love) de l’agriculteur enthousiaste. Ce jardin dans lequel vous êtes a été planté il y a sept années : il est beau, je l’avoue; mais en le voyant vous ne vous doutez guère, je suis sûr, des peines ni des dépenses qu’il a coûtées. Une grande affaire, quand le terrain a été fouillé, épierré, enrichi d’engrais, quand les jeunes plants ont été disposés avec art et symétrie, c’est l’achat des perches. Il est nécessaire à la santé des houblons que l’air et la lumière jouent librement dans toutes les directions; aussi vous remarquerez que ces hautes perches sont placées de manière à laisser vers le midi de plus larges ouvertures, par lesquelles s’introduisent les rayons du soleil. Il a fallu ensuite lier les vignes aux perches : c’est une branche de travail qui emploie beaucoup de personnes, surtout des femmes. On attache les tiges avec des joncs, mais de manière à ne point gêner le mouvement de croissance. Le houblon veut être soutenu, protégé; il ne veut point être gouverné. Plus tard, quand les houblons ont atteint le sommet des perches, des ouvriers viennent avec des échelles pour retenir celles des vignes qui paraissent d’humeur à s’égarer. Il se passe ainsi de deux à trois années avant qu’un shilling soit entré dans la poche du fermier. Il y en a, je le sais, qui veulent tirer des produits de leurs houblons dès la première année, mais c’est au grand détriment des récoltes futures, et ces gens-là mangent leur bien en herbe. Je ne songe pas d’ailleurs sans tristesse que d’ici à quelques années cette plantation si riche, qui a demandé tant de soins, dont les vignes se couronnent chaque été de si belles grappes, subira la loi du temps. Les plantations de houblon vivent de quinze à vingt ans dans les bonnes terres; mais elles commencent à décliner après la dixième année. Heureusement la récolte de 1858 sera belle, et vous voyez que les bras ne manqueront pas à l’ouvrage. Nous sommes avertis de la maturité quand la grappe ou la fleur qui contient la semence tourne du jaune paille au brun. Plus tard, elle prendrait une teinte plus sombre, qui ne serait point à l’avantage du produit. Il n’y a donc pas de temps à perdre, et cela vous explique le grand concours de personnes étrangères au district que nous avons engagées pour le hop-picking. »

Ce jeune homme, qui était le fils d’un riche fermier, me fit les honneurs de chez lui, — car il était réellement chez lui, au milieu de ses houblons, — avec une courtoisie toute britannique. La politesse anglaise va droit au but. Je fus donc conduit sur les différens théâtres de travaux, à travers ces étroites allées de terre molle qu’on foule à regret, tant elles semblent faites pour les pieds des fées et des oiseaux. On était déjà en train d’abattre une partie de la forêt de perches et de houblons. Un ouvrier, qui coupait à l’aide d’une sorte de faucille le pied des vignes, m’expliqua lui-même que ce travail devait être pratiqué avec méthode : si l’on tranchait la tige trop près du sol, cela affaiblirait la racine en la faisant saigner. Il soulevait ensuite les perches enfoncées en terre avec un instrument qu’on appelle chien et qui mérite bien ce nom, si l’on regarde aux dents dont il est armé. Ces perches, couchées à terre avec la plante qui les enlaçait de festons, étaient ensuite transportées à bras ou sur chariot dans une autre division du chantier de travail où se tenaient les hop-pickers. C’est ici que la scène s’anime et présente un caractère intéressant. Il est curieux de voir à l’ombre des houblons encore debout des enfans de tout âge, quelques vieillards, deux ou trois cents femmes aux robes de diverses couleurs, rangés sur une même ligne et les mains à l’ouvrage. Toute cette population se distribue par groupes autour des bins ou cribs; on nomme ainsi une espèce de crèche en bois d’une construction grossière, soutenue par quatre pieds, et avec une toile au milieu pour recevoir la fleur mûre des houblons. Un homme couche horizontalement sur chacune des crèches deux ou trois perches revêtues de longues vignes, dont les femmes, les enfans et les jeunes filles épluchent les grappes blondes. Quelques-uns de ces groupes, composés de six, sept ou huit personnes, sont formés par les membres d’une même famille. J’ai vu plus d’une mère qui avait près de là, dans un berceau ou une petite voiture, son nouveau-né, et qui, de temps en temps, quittait l’ouvrage pour lui donner le sein. La saison du hop-picking est considérée comme une réjouissance. D’abord cette besogne n’a rien de pénible ni de répugnant, et ensuite c’est presque le seul moyen que trouve la population ouvrière des campagnes, surtout les femmes et les enfans, de gagner quelque argent à la fin de l’été. Une réunion de tant de personnes dans les grands jardins de houblon donne d’ailleurs lieu à des scènes amusantes, qui entretiennent la gaieté. Si le maître est de bonne humeur et si le temps est beau, les plaisanteries, les chants, les éclats de rire circulent à la ronde dans ces jardins où régnait hier le silence de la nature. Les Irlandaises se distinguent entre toutes par leur hilarité bruyante et leur babil intarissable. L’étranger qui visite les travaux est plus d’une fois, je l’avoue, l’objet de cette jovialité naïve et de cette raillerie qui, après tout, n’a rien d’offensant. Les joyeux propos n’empêchent point les doigts de courir sur les grappes de fleurs qui tombent effeuillées dans les crèches. Quand ces crèches sont pleines, le maître ou le contre-maître en mesure le contenu, car les pickers ne sont pas gagés à la journée, mais à la tâche, et ils ne reçoivent leur rétribution qu’à la fin de la moisson. Le salaire varie d’une année à l’autre suivant l’abondance et la qualité de la récolte ; le prix ne se fixe que quand les travaux sont commencés et que les propriétaires ont eu le temps de se consulter entre eux. On a donné en 1858 un shilling pour neuf boisseaux de fleurs cueillies. Quelques ouvrières habiles ont gagné jusqu’à une demi-couronne par jour.

La tombée de la nuit suspend les travaux, qui sont repris le lendemain matin, quand les rayons du soleil ont bu le plus fort de la rosée, car une humidité trop abondante déflorerait plus ou moins la qualité du houblon. La nature de ces travaux ne permet point aux ouvriers ni aux ouvrières de s’éloigner du jardin où se fait la récolte. Les groupes de hop-pickers, pour la plupart étrangers à la localité, dorment donc pendant la nuit dans les granges, les hangars, quelquefois même sous des tentes. Je me suis convaincu que la plupart des personnes qui se rendent aux houblonnières sont attirées sans doute par l’appât du gain, mais aussi par le goût de la vie aventureuse et par le désir de voir du pays. Elles s’accommodent volontiers à toutes les exigences de leur état et supportent bravement la couche dure sur laquelle descend le lourd sommeil. On m’a raconté que des femmes du monde, sur l’avis de leur médecin, s’étaient engagées secrètement dans les travaux du hop-picking. Je ne nie point le caractère salubre de cette vie en plein air ni de ces occupations, qui n’ont rien de rebutant, même pour des mains blanches et aristocratiques; mais quand je considère le dur personnel qui travaille dans les grands jardins de houblon, je suis tenté de reléguer ces récits parmi les contes des anciens âges, où les reines se cachaient sous des habits de bergère. Un fait plus certain, c’est que des mariages s’arrangent et s’escomptent quelquefois, il faut le dire, au milieu de cette communauté du jour et de la nuit qu’établit entre les deux sexes la nature des travaux. Une Irlandaise à laquelle on demandait devant moi quel était le père de son enfant répondit, par manière de plaisanterie sans doute : « Il est l’enfant du houblon. »

Quand la fleur des hops est cueillie et mesurée, on la transporte vers les fours en toute hâte pour la faire sécher, car, si on la laissait trop longtemps dans les sacs à l’état vert, elle perdrait de sa couleur et de son parfum. Il n’y a presque pas de ferme dans les districts houblonniers qui n’ait un oast-house, bâtiment construit tout exprès pour le séchage de la récolte. L’étendue de ces bâtimens varie selon l’importance des cultures; mais la forme est toujours à peu près la même, et ne manque point de caractère. C’est une construction en bois flanquée de deux ou trois tourelles en briques, dont le cône allongé et recouvert de tuiles se termine par une cheminée qui fume. Au rez-de-chaussée se trouve une large provision de charbon de terre et de charbon de bois qu’on mêle dans les fours, drying-kilns. On y ajoute une certaine proportion de soufre, qui communique au houblon une couleur agréable. La chaleur monte et pénètre dans l’étage supérieur à travers un plafond de lattes à claire-voie et un tissu de crin. Cet étage supérieur, auquel on monte par un escalier en échelle, contient d’abord deux ou trois petites chambres qui sont une dépendance des fours, et où sèche le houblon, puis une grande salle appelée stowage-room, dans laquelle on dépose en deux tas d’un côté les fleurs vertes qui viennent du jardin, et de l’autre les fleurs qu’on veut faire refroidir après les avoir soumises à l’action du feu. Le sécheur doit être un ouvrier habile : une grande partie des intérêts de la récolte pèse sur lui. Après six heures de chauffage, il doit retourner à la pelle le houblon qui sèche et le retirer à la douzième heure. Le four veille jour et nuit; il doit veiller avec le four. S’il prend çà et là un instant de sommeil, c’est pour ainsi dire à la dérobée; il ne dort que d’un œil et d’une oreille, sa pensée même ne dort point. Quand on songe que les travaux du hop-drying continuent durant trois semaines, un mois, et même davantage, selon l’importance des fermes, on s’étonne que les forces humaines puissent résister à une si rude épreuve. Tous les ouvriers sécheurs que j’ai vus, quoique jeunes et robustes, avaient les traits altérés, les yeux rouges et le regard inquiet. A la privation de sommeil, à la surveillance perpétuelle qu’exige la besogne du sécheur, il faut ajouter, comme influence délétère, la forte odeur de soufre qu’on respire dans la chambre des fours. L’un de ces ouvriers, s’étant absenté un instant pour boire un verre d’ale qui lui était offert, quitta bien vite la table en disant: « Le four m’appelle. C’est un enfant terrible. A peine a-t-on le dos tourné, qu’il fait des sottises. Je suis ici, mais ma pensée est où est mon devoir[8]. » On devine que des fonctions si pénibles sont un peu mieux rétribuées que les travaux ordinaires de l’agriculture : le kiln-dryer gagne 5 shillings par jour; mais pour lui le jour a vingt-quatre heures.

Quand le houblon séché au four a reposé cinq ou six jours dans le stowage-room, il passe entre les mains d’autres ouvriers. Sur le plancher de la salle, il y a une trappe ou un trou dont la dimension est égale à celle de l’embouchure des sacs. Un homme entre dans le sac qu’on se propose de remplir. Sa fonction est de distribuer et de fouler avec les pieds le houblon qu’un autre homme jette de l’étage supérieur par petites quantités à la fois. On met les belles fleurs blondes dans des sacs plus coquets, connus sous le nom de poches, pockets, et les fleurs brunes dans des sacs grossiers, bags. Les premières sont surtout destinées à brasser de l’ale, et les secondes servent à la fabrication du porter. Cela fait, il ne reste plus qu’à expédier les houblons au marché. Si l’on réfléchit à l’ensemble des préparations que nécessite cette plante, on jugera que tout n’est point bénéfice pour les fermiers. La charge dont ils se plaignent le plus est l’impôt très lourd qui pèse sur les houblonnières[9]. Une association qui tient des meetings, et qui a des échos dans la presse anglaise, s’est formée pour obtenir la suppression de cet impôt. Des démarches officielles ont été faites, et des pétitions adressées par elle au gouvernement. Jusqu’ici, le gouvernement anglais a résisté à ces réclamations, en disant par la bouche de ses ministres que l’intérêt particulier devait fléchir devant l’intérêt général. Cette réponse n’a point découragé les propriétaires de houblon, qui continuent de se réunir et de prononcer des discours dans lesquels ils soutiennent, eux aussi, que leur intérêt particulier s’appuie dans cette question sur l’avantage et le bien-être des classes laborieuses.

Si l’on veut se faire une idée de l’ensemble du hop-harvest, on ne doit d’ailleurs point s’arrêter à un jardin : il faut parcourir la superficie des districts houblonniers. Toute la campagne présente alors un spectacle inusité : les groupes de pickers assis sur l’herbe à l’heure des repas, la confusion des accens et même des langues, les querelles moitié sérieuses, moitié plaisantes, la diversité des costumes, les agaceries des jeunes gens, le rire inextinguible des femmes, les ébats des enfans, les migrations d’un jardin à l’autre, tout cela répand sur cette branche de travail agricole un air de fête qui contraste avec la vie morne des ouvriers dans les manufactures et les fabriques. Le gain n’est pas très considérable; mais la joie, le grand air, la liberté, l’oubli de la veille et l’insouciance du lendemain ajoutent du prix au salaire. A défaut d’or, plus d’une jeune fille ajuste dans ses longs cheveux, avec des airs de bacchante, les fleurs du houblon, qui, rondes et plates, ressemblent à une poignée de sequins espagnols. Il est touchant de voir le bon accord qui règne dans cette famille d’ouvriers, composée d’élémens si mêlés : le fort donne la main au faible; les caractères hargneux ou dépravés s’adoucissent, le vice lui-même se purifie dans le travail, et peut-être aussi dans les saintes beautés de la nature. Tout le monde fait alors des vœux pour que le temps se maintienne calme et sec, car la pluie, le brouillard, la bruine, n’assombrissent pas seulement les travaux des moissonneurs, ils nuisent encore à la qualité des houblons qu’on égrappe. Par bonheur, le climat de l’Angleterre a été calomnié; il y a de beaux jours, surtout en automne. D’autres fois, il est vrai, le soleil britannique n’a pas même l’éclat d’une pâle lune; mais, tel qu’il est, ce ciel chargé de brumes profondes et ondoyantes produit à l’œil des effets de lumière enchantée, de radieuses éclaircies entre les nuages et des horizons pleins d’une indéfinissable harmonie. Au milieu des sobres beautés du paysage anglais, ce qui distingue surtout la saison du hop-picking, ce sont les grâces taciturnes de la nuit à l’heure où elle secoue sa couronne de houblon sur les yeux des moissonneurs endormis dans les fermes, les granges, le long des chemins solitaires qui serpentent entre les haies d’aubépine[10]. Cette année, la comète a déployé dans le ciel sa palme de lumière depuis l’ouverture des travaux jusqu’à la fin, et plus d’un paysan naïf fait honneur à cette visiteuse céleste de la richesse tout exceptionnelle de la moisson de 1858.

Vers la fin de septembre ou au milieu d’octobre, les travaux sont à peu près terminés; il reste seulement çà et là quelques jardins aux grappes paresseuses que cueillent des bandes traînardes. Ces forêts abattues et qui ne croîtront plus qu’au printemps prochain, en renaissant de leurs racines, laissent la campagne vide et dégarnie : maintenant l’hiver peut venir. Hommes, femmes, enfans, songent alors à regagner leurs foyers. Avant de se séparer, on célèbre généralement une fête. Autrefois c’était une coutume d’élire, parmi les moissonneuses, une reine des houblons (hop-queen), et l’on devine bien qu’on ne choisissait pas la plus laide. Aujourd’hui encore il reste dans certains districts houblonniers une trace de cette royauté champêtre. J’ai rencontré près de Chatam un chariot rustique, chargé d’un groupe de moissonneurs et de moissonneuses, au milieu duquel siégeait majestueusement une femme ou un jeune homme habillé en femme, car il était difficile de déterminer le sexe de cette divinité aux traits virils. Enlacé et couronné de guirlandes, le personnage mythologique tenait à la main, en guise de sceptre, un thyrse orné de houblon, cette bonne plante qui, disait la chanson des hop-pickers, « donne du travail aux femmes, aux vieillards et aux enfans. » Le tout était accompagné d’un joyeux bruit d’instrumens. Il n’est pas rare non plus de voir dans le Kent des cabarets à la porte desquels pend alors une branche de houblon avec des fleurs, et où l’on boit au succès de la moisson : la bière sert à fêter la bière. Cependant d’autres groupes, plus sobres et plus paisibles, s’avancent à pied, mais le cœur léger, car les femmes rapportent à la maison, dans leur bourse un peu gonflée, du pain pour leur famille; les enfans, la joie d’avoir gagné leurs journées, et les jeunes filles l’espoir d’acheter une robe neuve. A mesure que les émigrans s’éloignent et rentrent dans leurs humbles foyers, commencent les inquiétudes du fermier sur la vente des houblons. « La récolte de 1858 a été trop belle, ai-je entendu dire; elle succède à plusieurs années d’une fertilité injurieuse; l’abondance nous tue. » Une conséquence de la grande production est, comme on le devine, de faire descendre les houblons sur les marchés à un prix très bas. Le commerce de cette denrée agricole constitue certainement une branche de spéculation incertaine; mais il faut souvent attribuer les pertes qui en résultent au caractère avide des spéculateurs. On cite dans le Kent un grand cultivateur de houblon qui, durant une année de disette, refusa une somme de 28 livres sterling qui lui était offerte par cent livres de cette plante. Il entassa la récolte dans ses greniers. Les années se succédèrent, et le prix des houblons descendit au lieu de monter; ce prix devint même si bas qu’un beau jour le fermier en colère tira les vieux houblons du grenier et les jeta dans une de ses cours pour servir de fumier. On a calculé que si cet homme avait vendu dans le temps sa récolte au prix qui lui était offert, il se serait assuré une somme de 17 shillings par jour pour tout le reste de sa vie. Au milieu de ce concert de plaintes que font entendre les riches fermiers du Kent contre les largesses de la nature, je fus frappé de rencontrer, il y a quelques semaines, dans les voitures du chemin de fer, un pauvre vieillard en guenilles qui revenait des environs de Maidstone. « Oh! me disait-il, combien nous devons être reconnaissans envers la Providence! l’année a été abondante en tout, en grain, en pommes de terre, en houblon. Que Dieu soit béni! » La reconnaissance de ce malheureux pour des biens auxquels il devait si peu participer avait quelque chose de simple et de touchant qui remuait le cœur.

La seconde substance qui concourt à la fabrication de la bière anglaise est l’orge, mais l’orge préparée, et qui reçoit alors le nom de malt. Les grandes brasseries de Londres ont, dans la campagne, des agens chargés d’acheter la provision d’orge et de la diriger vers des établissemens connus sous le nom de malt-houses. Ces maisons se rencontrent surtout dans les districts qu’on peut considérer comme les principaux greniers de la Grande-Bretagne, le Hertfordshire, l’Essex, le Suffolk et le Norfolk. A Ware, où je me suis arrêté dans une auberge célèbre par un lit monumental dans lequel peuvent coucher à la fois vingt personnes, j’ai compté jusqu’à deux cents malt-houses, et à Bishop-Storford, une ville non éloignée de la première, soixante établissemens très considérables du même genre[11]. Dans l’Essex, les fabriques de malt sont favorablement situées le long de la rivière Lea, qui se décharge dans la Tamise près de Barking, et sur les bords du canal qui communique avec Londres. Dans le Suffolk et le Norfolk, elles se groupent près des nombreux petits ports de mer qui entourent les côtes de ces deux comtés. La physionomie de tels établissemens ne manque point d’un certain style. Le bâtiment, très long, est généralement construit en briques avec un toit qui a la forme d’un A. Au sommet de ce bâtiment peu élevé se présente comme seul objet remarquable un immense capuchon de tôle, qui se tourne avec le vent, et qui, placé sur la souche de la cheminée, joue vis-à-vis de la fumée indécise le rôle de conducteur. Une de ces maisons que j’ai vue à Brancaster, joli village situé à un quart d’heure de la mer, avec une ceinture de dunes et des marais dans lesquels se répandent les flots tumultueux aux heures de la haute marée, peut être considérée comme un type de cette architecture sévère et pratique. Elle a été bâtie il y a plus d’un siècle. C’est, m’a-t-on dit, la plus grande qui existe en Angleterre, assertion aujourd’hui contestable, mais qui était exacte au temps passé. Les bâtimens ont cent sept mètres de longueur, un double toit anguleux, quatre capuchons de tôle indiquant qu’il y a quatre fourneaux, deux citernes pouvant contenir huit mille boisseaux d’orge, — autant qu’en pourrait porter un vaisseau de petite taille. Ce vaste établissement, je regrette de le dire, ne travaille point; il y a peu de personnes qui disposent de capitaux suffisans pour alimenter une pareille exploitation. On assure, et je le crois volontiers, que cet établissement était autrefois soutenu par de nombreuses demandes venues de la Hollande, dont la côte s’étend juste en face de la côte de Norfolk.

L’intérieur des malt-houses est occupé par une citerne (steep), qui se trouve à un bout du bâtiment, et par un four (kiln), qui s’allume à l’autre extrémité. La citerne, d’une forme généralement carrée, en pierre, reçoit une quantité d’eau pure qui recouvre la quantité d’orge destinée à être transformée en malt, environ de 800 à 1,000 boisseaux. Dans ces réservoirs, l’orge reste au moins quarante heures[12]. Lorsque le maltster juge qu’elle a trempé assez longtemps, on écoule l’eau, et le grain retiré de la citerne est jeté sur le plancher, où il forme un tas régulier et rectangulaire qu’on appelle couch. Jusqu’ici, le grain ne trahit guère de modification visible ; mais avec le temps une sourde chaleur se développe, le thermomètre monte, et l’orge en travail exhale une agréable odeur de pommes. Si vous plongez la main dans le tas, vous sentirez que le grain est tiède et qu’il s’en dégage une humidité assez forte pour mouiller les doigts : on dit alors qu’il sue. Encore un peu, et les racines apparaissent. J’ai vu ces racines délicates, vermiculaires, croître en une seule nuit de la longueur d’un ou deux pouces. Toute la méthode du mailing consiste à développer une germination artificielle, qu’on arrête avant que ne se montrent les feuilles vertes. Le frein qui sert à réprimer cette végétation en voie de progrès est le feu. Aussi le dernier travail consiste-t-il à faire sécher sur le kiln l’orge germée, et qui commence, comme on dit, à former gazon. Ce kiln est une chambre dont le plancher est généralement construit avec des lames de fer percées de beaucoup de trous. L’air chaud fourni par le feu qui brûle sous cette chambre pénètre par les trous à travers la masse du grain, qu’il dépouille de toute humidité, et auquel il enlève les racines mortes-nées (comings). Il importe de produire une chaleur mesurée, basse d’abord, puis qui s’élève par degrés, car une température trop haute obtenue dès le début pourrait exposer le malt à noircir et à carboniser. L’orge est ou séchée ou rôtie : cette dernière a quelque peu le goût du café brûlé[13]. En Angleterre, il se passe généralement de douze à quatorze jours entre le moment où le grain sort de la citerne et celui où il entre dans le four. Les masses d’orge se renouvellent et se succèdent d’ailleurs sans interruption sur ces différens théâtres du maltage, de manière à indiquer, par la position qu’elles occupent le degré des transformations chimiques. Dans les établissemens que j’ai visités, un contre-maître (foreman), avec trois hommes sous sa direction, conduisait l’ensemble des travaux. Le contre-maître recevait un salaire d’environ 30 shillings par semaine, et les ouvriers étaient payés 15 shillings. Je n’ai pu rien découvrir de particulier dans la vie de ces hommes, qui se confondent pour les mœurs avec la masse des ouvriers agricoles.

Les propriétaires des malt-houses sont en général des gens riches et ils doivent l’être, car le fisc exige d’eux des sommes considérables et toujours prêtes[14]. Dans le comté de Norfolk, ils se livrent pour la plupart au commerce et ont des vaisseaux à eux qui transportent le grain vers les autres marchés de l’Angleterre. Ces négocians sont en même temps des fermiers sur une grande échelle. Leurs vaisseaux, partis chargés de grain, reviennent soit des ports de la Grande-Bretagne, soit des côtes du continent baignées par l’Océan germanique, avec une cargaison de houille, d’engrais ou de tourteaux pour le bétail (oil-cakes). Les propriétaires ne demeurent pas dans les malt-houses ; ils habitent de grands manoirs ou de jolies résidences situées près du théâtre de leurs affaires, entretiennent un nombreux domestique, ont des chevaux et une voiture, vont à la chasse et mènent la vie de ce qu’on appelle en Angleterre des gentlemen farmers. Les uns sont les fils de leurs œuvres, les autres succèdent à la fortune et à l’état de leurs pères. Ils descendent, dans ce dernier cas, de bonnes familles bourgeoises, bien anglaises, qui mangent religieusement des hot cross buns[15] le vendredi saint, qui garnissent les vases de la cheminée avec des noix de galle et des feuilles de chêne le 29 mai[16], qui font rôtir une oie le jour de la Saint-Michel[17], dont les filles reçoivent des valentines[18] le matin du 14 février, et dont les garçons tirent des feux d’artifices dans la nuit du 5 novembre[19]. Il n’est point nécessaire pour faire un bon maltster d’avoir reçu une éducation classique. Aussi, quand une de ces familles envoie l’un de ses fils à l’université d’Oxford ou de Cambridge, c’est qu’elle le destine à une carrière libérale, telle que la chaire ou le barreau. Les autres reçoivent néanmoins une bonne éducation, j’entends par là une bonne éducation commerciale. On leur apprend dès le premier âge à devenir des hommes d’affaires âpres, ferrés, subtils, qui puissent voir loin devant eux dans le cercle des transactions financières. Les riches propriétaires de malt-houses font quelquefois des voyages d’agrément à Londres et sur le continent; mais au milieu des plaisirs ils ne perdent jamais de vue la trace des opérations commerciales qu’ils poursuivent avec l’œil exercé du chasseur.

Convertie en malt, l’orge est dirigée vers les brasseries : là nous attendent un autre théâtre de travaux et une face nouvelle de la vie ouvrière dans la Grande-Bretagne.


II.

Les grandes brasseries de Londres ne sont pas seulement des fabriques, ce sont des villes. Vus à l’extérieur, ces établissemens frappent, non par un caractère de beauté, mais par l’étendue et la sombre puissance des constructions. Je choisirai pour type du genre Barclay, Perkins and co’s Brewery, la plus ancienne des brasseries de Londres et la plus vaste qui existe dans le monde. Un style d’architecture brutal, mais cyclopéen, une entrée principale qu’on ne franchit qu’avec une permission écrite, un mur d’enceinte donnant raison au proverbe : « qui trop embrasse mal étreint, » et d’où s’échappent des structures bizarres, d’une élévation de quarante pieds, en pierre et en fer; des lignes d’une monotonie grandiose, brisées de distance en distance par le pittoresque désordre des angles et des demi-lunes; des ponts aériens qui enjambent les rues et qui relient les bâtimens aux bâtimens; des fenêtres sans vitres, et garnies de grosses persiennes mobiles; de hautes murailles enfumées par le temps et par la vapeur du charbon, le long desquelles sue et dégoutte la bière[20]; des cours qui succèdent aux cours ; des toits entourés en guise de terrasse d’une plate-forme, du haut de laquelle le sphinx de l’industrie moderne peut considérer l’étendue de ses domaines en disant : «Tout cela est à moi; » des greniers, des magasins, des chambres de machines (engine-rooms), des écuries, des chantiers de travail à ciel ouvert, — c’en est assez pour justifier le titre de Leviathan des brasseries qui a été donné à cet établissement, situé dans le Borough, l’un des plus vieux quartiers de Londres, au milieu d’un labyrinthe de ruelles pauvres et boueuses. Un souvenir littéraire se rattache à cette Babylone du travail manuel : le célèbre docteur Johnson fut un des exécuteurs testamentaires de M. Thrale, le premier propriétaire de la brasserie. On raconte l’avoir vu courant alors çà et là avec un encrier de corne et une plume à sa boutonnière, comme un exciseman. À ceux qui lui demandaient quelle était, selon lui, la valeur de cette propriété qu’on allait adjuger, il répondit: « Nous ne sommes pas ici pour vendre des cuivres ni des douves, mais pour vendre le moyen de devenir riche au-delà des rêves de l’avarice. » L’établissement fut alors cédé pour 135,000 livres sterling. Les ouvriers de la brasserie Barclay et Perkins montrent encore aujourd’hui un petit appartement dans lequel, s’il faut en croire la tradition, le docteur Johnson aurait écrit son Dictionnaire.

Il existait en 1856 dans la Grande-Bretagne 2,514 brasseries[21]. Ces établissemens, qui exigent le concours de sommes considérables, produisent généralement des bénéfices énormes. On parle en Écosse d’un capital qui, placé dans le commerce de la bière, s’éleva en seize années de 200,000 à 600,000 liv. sterl. L’heureux brasseur acheta dans les highlands une résidence royale, eut des chasses d’un caractère princier, des chevaux de course, et épousa une personne de famille noble. Sa fortune, réunie à celle de sa femme, lui donna un revenu de 15,000 livres sterling par an. Les brasseries des divers comtés de l’Écosse et de l’Angleterre n’offrent pourtant rien de comparable avec les brasseries de Londres. À la maison Barclay et Perkins on ne peut opposer que la maison Truman, Hanbury, Buxton et C°, située sur l’autre rive de la Tamise, dans Brick Lane. L’une nous représente l’ancien, l’autre le nouveau style. Dans l’une des cours du dernier établissement, on lit sur une pierre scellée dans le mur une inscription indiquant les limites de cet empire industriel. Somme toute, la brasserie Truman, Hanbury et Buxton est pourtant moins étendue que celle de Barclay et Perkins ; mais elle est, comme disent les Anglais, plus compacte. Ici les bâtimens s’élèvent sur les bâtimens, les machines se serrent contre les machines. Depuis ces dernières années, la maison Truman et C° figure en tête des brasseries de Londres pour le chiffre de la production. Il faut réunir et comparer dans un même tableau les traits de ces deux grandes usines, si l’on veut donner une idée de la fabrication de la bière entre les mains des Anglais, et surtout à Londres, où elle a créé une sorte d’aristocratie ouvrière. La plupart des maîtres-brasseurs de Londres appartiennent à d’anciennes familles de la Cité ; ils forment de longue date une corporation puissante, presque une dynastie, qu’on a quelquefois désignée sous le nom des douze césars de la tonne[22]. L’intérieur des brasseries anglaises, auxquelles on ne peut rien comparer sur le continent, présente plus d’une scène intéressante pour l’homme d’étude. Il est curieux de voir l’orge et le houblon devenir bière, surtout dans ces proportions exorbitantes. Je me bornerai à décrire les principales phases de cette transformation, à laquelle se rattachent les différentes branches du travail, le mouvement extraordinaire des machines et le rôle particulier des divers groupes d’ouvriers brasseurs.

Le malt, que nous avons laissé à la campagne, se retrouve maintenant entassé par sacs dans d’immenses greniers qui, malgré une apparence séculaire, portent vaillamment ces montagnes d’orge séchée au feu[23]. Au fur et à mesure des besoins, on tire l’orge des magasins pour la moudre. Il existe une chambre des cylindres (rollers) dans laquelle se broient jusqu’à cent quarante sacs de malt en une heure. En sortant de dessous la dent des machines, cette farine grossièrement moulue monte par des échelles de Jacob (Jacob’s ladders) vers le ciel de l’établissement, à une hauteur de soixante pieds. Une telle ascension s’accomplit par le miracle de la vapeur. Les degrés de cette échelle de Jacob ne sont point occupés par des anges, mais par des boîtes en fer-blanc, qui s’engrènent à une chaîne de gutta-percha indéfiniment longue. Le malt, ainsi pulvérisé et déplacé, va maintenant commencer le cours de ses changemens à vue. Il nous faut le suivre dans un autre département de la brasserie, sur un premier théâtre de combinaisons chimiques, où il se mélange avec l’eau (mashing). L’acte du parlement qui décrète que la bière anglaise ne doit être fabriquée qu’avec de l’orge et du houblon ne fait aucune mention de l’eau; mais les brasseurs n’ont pas cru devoir porter le respect de la loi jusqu’à se passer d’un auxiliaire aussi indispensable. Il y a maintenant lieu de se demander d’où vient cette eau. L’opinion commune est que toutes les grandes brasseries de Londres reçoivent leur eau de la Tamise, surnommée dans ces derniers temps la rivière de mort[24]. On va même jusqu’à croire que les impuretés de ce fleuve concourent aux qualités généreuses de la bière en lui donnant du corps, selon l’expression consacrée. Cette opinion est fort discutable. D’abord plusieurs maisons très importantes, telles que celle de Truman, Hanbury et Buxton, ne tirent point du tout leur eau de la Tamise : elles ont un puits artésien creusé à une profondeur très considérable (sept cents pieds), et dont elles se servent pour brasser. D’autres, il est vrai, telle que celle de Barclay et Perkins, quoique ayant aussi un puits artésien dans l’établissement, font venir leur provision d’eau de la Tamise, mais elles la prennent à vingt milles de Londres. Dans ces conditions-là, l’eau du fleuve est certainement préférable à celle des puits; les Anglais, qui y mettent peut-être un peu de vanité nationale, la déclarent même la première du monde. Elle est douce et exempte des principes minéraux que contiennent, dit-on, les eaux artésiennes.

Un autre agent non moins nécessaire que l’eau à la fabrication de la bière est le feu. Toutes les grandes brasseries ont une ou deux machines à vapeur de la force de 40 à 60 chevaux. Ces machines font plus d’ouvrage que tous les hommes ensemble. La vapeur est l’âme matérielle de la maison : elle fait vivre les mécaniques, elle emplit de bruit et de mouvement les vastes salles, elle éperonne les foyers, d’où elle se reproduit elle-même comme le phénix. Son bras invisible décharge les sacs de malt amenés par les chariots; il les transporte d’un grenier à l’autre, il nettoie les tonneaux, il soulève et fait voyager à de grandes distances les fleuves de bière. Quiconque a visité ces établissemens uniques dans le monde est demeuré surpris du nombre et de la puissance des fournaises, qui brûlent toujours. Il y a souvent dans les limites de la brasserie de quatorze à seize tuyaux de brique, qui représentent une consommation de 5 à 6,000 tonnes de charbon de terre par année. Il est dès lors facile de croire que ces soupiraux chargés de suie dégorgeaient jadis dans le ciel de Londres un prodigieux nuage de fumée. Les murs de la brasserie et des maisons voisines sont là pour attester les injures qu’ils ont autrefois subies de la part des cheminées, poussant du matin au soir leurs bouffées sombres et fuligineuses. Je dis autrefois, car aujourd’hui ces cheminées ne fument plus. On se demande ce que les brasseries font en ce cas de leur fumée : elles la brûlent. Le premier établissement qui ait eu l’idée d’inventer un appareil pour consumer la vapeur noire du charbon est celui de MM. Truman, Hanbury et Buxton. Il était d’autant plus nécessaire d’apporter un remède au mal que cette brasserie se trouve située au centre de Spitalfields, le quartier des manufactures de soie, et que le souffle des bouches à feu de l’industrie déflorait les riches étoffes jusque sur le métier. Cette entreprise eut un plein succès. Aujourd’hui vous pouvez lever les yeux vers le faîte des bâtimens et les promener sur l’enceinte de la fabrique, obscurcie jadis par un voile impénétrable : vous ne découvrirez plus dans l’atmosphère le moindre atome de fumée. Les tuyaux de brique, au nombre de seize, debout et oisifs en apparence, ressemblent plutôt à des obélisques qu’à des cheminées. La même réforme a été introduite dernièrement dans les autres brasseries[25]. Encore quelques années, et la fumée de Londres, si célèbre dans le monde entier, ne sera plus qu’un souvenir de ce que les Anglais appellent les siècles de ténèbres, dark ages.

Le sentiment qu’on éprouve en entrant dans les ateliers où se fait la bière est tout au moins la surprise. L’étendue et l’irrégularité de ces salles, la variété des escaliers de fer en hélice qui grimpent de tous côtés, les galeries, les plates-formes, les renfoncemens obscurs, les tonnes colossales, les machines de toute taille et de toute forme, les unes en mouvement, les autres au repos, tout cela produit une sorte de confusion d’idées. Je me crus transporté dans le royaume de Brobdignag, et les hommes autour de moi, quoique grands et vigoureux, ne semblaient plus que d’imperceptibles Gullivers, écrasés qu’ils étaient par les massives proportions des instrumens de travail, surtout les mash-tuns et les boilers. Le mash-tun est une cuve titanique en bois dans laquelle on place une énorme quantité de malt, déterminée d’ailleurs par l’importance de la brasserie et par les saisons de l’année[26]. L’eau chauffe dans le boiler, et ce volume d’eau, égal au moins à celui du malt, est versé dans la cuve, où une vis tournante, armée de cinq ou six bras formidables, agite, mêle, désagrège les molécules récalcitrantes de cette poussière d’orge. Quand le travail mécanique est terminé, on couvre la cuve et on la laisse reposer deux ou trois heures, durant lesquelles s’accomplit le mariage du malt et de l’eau. Alors un robinet à arrêt, placé dans la cuve, s’ouvre, et le liquide, désigné par les brasseurs anglais sous le nom de wort (moût de bière), se répand à longs flots dans un immense réservoir en bois (underbuck), où il forme un véritable étang d’une belle couleur d’ambre, d’une clarté transparente et d’une odeur particulière, mais agréable.

Au bout d’un certain temps, cette mare se dessèche à vue d’œil ; après s’être séparé du malt, qu’il a laissé au fond de la cuve, le wort se trouve pompé par la force gigantesque des machines dans les chaudières (coppers). Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus imposant que ces vaisseaux de cuivre aux flancs caverneux, où, quand ils sont vides, la voix humaine produit un écho formidable, et où, quand ils sont pleins, le liquide bout avec un bruit de tempête[27]. Des ouvertures rondes à fleur de terre, ou creusées dans l’épaisseur des murs, fument de distance en distance comme des cratères : ce sont les bouches des coppers. Il y a quelques années, dans la brasserie Truman, Hanbury et Buxton, un homme se laissa tomber dans une de ces sombres cavités de liquide bouillant, où il disparut et périt à l’instant même. L’administration fit aussitôt écouler par les gouttières toute la cuvée, qui s’élevait à huit cents barils. Ce fut pour l’établissement une perte de 1,000 livres sterling. On laisse bouillir le wort durant plusieurs heures, et pendant qu’il est dans la chaudière, on y ajoute une certaine quantité de houblon. L’effet de cette plante est de parfumer la bière. On attribue cette qualité à une huile odorante qui, tout en communiquant à la bière une saveur amère et agréable, la conserve pendant des années. Les brasseurs houblonnent plus fortement la bière destinée à l’exportation que celle qui doit se consommer dans la métropole. Malgré ces vertus aromatiques, le houblon n’est employé dans les brasseries anglaises que depuis 1524; il est vrai qu’on y suppléait autrefois par des épices[28].

Il existe deux bières anglaises très renommées et très distinctes, l’ale et le porter. On croit communément que ces deux boissons exigent une méthode de fabrication toute particulière; c’est une erreur : la différence est dans la couleur plus ou moins brune du houblon et dans une certaine proportion de malt grillé au feu qu’on ajoute pour faire le porter. La plupart des grandes maisons brassent à la fois du porter et de l’ale; d’autres, comme celle de M. Meux, ne fabriquent que la première de ces deux boissons. On a remarqué d’ailleurs que l’on pouvait produire d’excellent ale sur une petite échelle, tandis que le bon porter ne s’obtient que dans les grandes brasseries, où l’on opère sur des masses énormes. Ces deux variétés de la même boisson ne sont pas également demandées dans le commerce, et la différence indique assez de quel côté est la préférence des Anglais. On fait généralement quatre fois plus de porter que d’ale; le porter est donc le vrai vin britannique.

Quand ils sortent des chaudières, le porter et l’ale recommencent à voyager sous l’action des pompes; mais où vont à présent ces rivières bouillantes? l’ale est envoyé d’un côté, le porter d’un autre dans des bâtimens séparés et toujours à des hauteurs considérables, car, à mesure que la bière se fait, elle monte. Il nous faut donc atteindre d’escaliers en escaliers, et pour ainsi dire d’échelles en échelles, le faîte de l’établissement : là nous nous trouverons au niveau d’une mer noire qui remplit les coolers, immenses réservoirs placés sous les toits, dans la partie la plus aérée et la mieux exposée de la brasserie. Le wort arrive à gros bouillons sur ce lit de fer ou de bois, et se répand en un lac fumant. Il s’agit maintenant de refroidir au plus vite le liquide, car, si le moût restait longtemps à l’état chaud, il menacerait de s’aigrir, et alors toute la cuvée serait perdue. La supériorité des grandes brasseries anglaises consiste donc en partie dans la construction des coolers : ayant une vaste étendue et peu de profondeur, ils se trouvent disposés de manière à réduire en un temps assez court la température du liquide à celle de l’atmosphère. Tantôt les fenêtres sont percées à jour et dégarnies, d’autres fois elles sont masquées par de grosses persiennes, dont les feuillets mobiles s’ouvrent et chassent un frais courant d’air à la surface de ces lacs, qui se distinguent par une couleur différente, suivant qu’ils sont formés de sombre porter ou d’ale aux flots ambrés. Il est curieux de voir les appareils que s’attachent aux pieds les ouvriers pour marcher dans ces bassins : figurez-vous de monumentales chaussures exhaussées et supportées par deux branches de fer, quelque chose de semblable à ce qu’un géologue anglais a cru découvrir chez certains oiseaux anté-diluviens, destinés à vivre dans les marais des anciens mondes.

Cependant le wort n’en a point fini avec la série de ses pérégrinations. Des coolers, il coule par cataractes, — mais par cataractes à cours réglé, — dans les fermenting squares ou gyle-tuns. La fermentation constitue une phase importante dans la fabrication du vin anglais : par elle, le liquide sucré et douceâtre qu’on appelle wort se convertit en cette liqueur énergique et enivrante connue sous le nom de porter. C’est un curieux moment que celui où l’on jette la levure (yeast) dans ces profonds et immenses réceptacles construits en bois (les gyle-tuns) ; bientôt la masse du liquide s’émeut, des bulles d’air s’en échappent, et des îlots d’écume se forment en tournoyant à la surface de cet océan noir. Plus tard, si vous regardez par l’ouverture en forme de lucarne qui sert aux ouvriers à surveiller les développemens du liquide, vous ne découvrez plus qu’une épaisse couche floconneuse ayant la couleur de la neige tombée depuis plusieurs jours sur une terre jaunâtre. La première fois que je visitai une des grandes brasseries de Londres, mon guide souleva l’un des volets à coulisse qui masquent la vue de ces réservoirs et m’invita malicieusement à m’approcher : je humai une vapeur renversante produite par le dégagement du gaz acide carbonique; un peu plus, et l’on respirerait l’ivresse. Le brasseur laisse la bière fermenter durant deux jours et une nuit; puis il arrête le travail de décomposition au moment où, après avoir développé une certaine quantité d’esprit, le liquide tournerait à l’acidité. De ces abîmes (les fermenting squares), la bière est alors conduite dans les rounds, c’est-à-dire dans une double rangée de tonnes, dont les couvercles entr’ouverts communiquent avec une sorte d’auge en bois qui court en s’abaissant dans toute la longueur de la salle. Là le liquide se nettoie, se purifie en rejetant l’écume par la bouche des tonnes. On donne à cette dernière opération le nom de cleansing[29].

Désormais la bière est faite; mais elle gagne à être gardée quelque temps avant d’être livrée à la consommation. On la dépose alors dans le store-house. Ces celliers spacieux, éclairés par des becs de gaz, et dont l’architecture rappelle le style des cathédrales romanes, avec de sombres piliers et de frêles colonnettes à hauteur d’homme, ne constituent pas la partie la moins curieuse de la brasserie. Les pyramides de tonneaux qu’on empile ou qu’on roule sur le pavé humide, les perspectives de lumière qui luttent avec la nuit ou avec la clarté des lampes, les ouvriers aux épaules d’Atlas qui vont et viennent dans les galeries, tout cela présente une scène dans le goût de Rembrandt; mais tout ce que nous avons vu se trouve surpassé, en fait de grandeur, par les monstrueuses cuves appelées vats, et telles que Gargantua devait en contempler dans ses rêves. La brasserie Truman possède 134 de ces cuves, dont quelques-unes contiennent jusqu’à 2,200 barils de porter, et sont supportées par des colonnes de fer. Dans de tels vaisseaux de bois, la bière achève de mûrir. Le séjour qu’elle fait dans le store-house dépend de la destination; celle qui doit aller dans la campagne ou au-delà des mers[30] exige un plus long temps de repos que celle qui va être bue dans la ville de Londres. Une des galanteries que font au visiteur ces établissemens grandioses est de lui offrir une mesure de stout[31] dans un pot d’étain. Cette liqueur excellente, qui n’a point passé par la filière des altérations commerciales, est bien faite pour donner une idée de la richesse du vin anglais.

Nous savons comment la bière est produite ; il nous reste à voir comment elle se distribue. Aussitôt que le liquide est suffisamment mûr, il passe des énormes vats dans les tonneaux ordinaires. Il n’est pas rare de rencontrer dans la brasserie Truman, Hanbury et Buxton, jusqu’à quatre-vingt mille futailles qui appartiennent à l’établissement, et qui se meuvent dans les cours sous l’action de la vapeur comme les anneaux d’un énorme serpent boa. Neuf, chacun de ces tonneaux coûte une guinée : cela seul représente donc un capital de 84,000 livres sterling. Les barils sont transmis aux débitans par des chevaux et par une armée de draymen ou de charretiers. Il n’est personne qui, traversant les rues et les ponts de Londres, n’ait remarqué ces attelages d’animaux aux formes éléphantiques traînant des chars qui ne manquent point d’élégance et conduits par un hercule à bonnet rouge, qui tient solennellement au port d’arme un beau fouet à manche doublé de cuivre. Les écuries des brasseries anglaises sont des monumens. Il y a dans quelques-unes d’entre elles de cent cinquante à deux cents chevaux séparés par de riches compartimens en fer. Chaque cheval a sa place et son nom écrit au-dessus du râtelier. J’ai noté quelques-uns de ces noms : Havelock, Campbell, Blücher, Bayard, Milton, Remus, Nelson. Ces nobles animaux, quand je les vis, mangeaient bravement, sans se douter, du moins en apparence, des souvenirs glorieux qu’ils portaient. Je dois d’ailleurs avertir que ces noms à effet sont purement officiels : les draymen se servent de noms plus familiers, qui vont mieux, il faut le croire, à l’oreille des chevaux et auxquels ceux-ci obéissent. Sur cent Anglais, il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui croient que les chevaux de brasserie doivent leurs formes exubérantes à la nourriture, laquelle consisterait, suivant eux, en détritus du malt qui a servi à faire la bière. C’est pourtant une erreur : la drèche ne convient point aux chevaux; l’établissement la vend aux nourrisseurs, qui la donnent aux vaches, dont elle enrichit le lait[32]. Ces colosses de la race chevaline viennent en général du Lincolnshire. Leur nourriture consiste en un mélange de foin, de luzerne et d’orge. Quelques-uns d’entre eux coûtent jusqu’à 80 livres sterling. La moyenne du temps de leurs services est de six ou sept années. L’intelligence et le bon caractère de ces créatures égalent leur ardeur au travail, leur force et leur rude complaisance sous le harnais. Au moment où je visitais une de ces écuries, une jeune lady flattait de sa main délicate la tête lourde et hérissée de crins d’un de ces puissans animaux, qui semblait répondre à cet honneur avec une grâce brutale. Une des gloires de l’économie sociale en Angleterre est d’avoir créé, depuis le cheval de course maigre et efflanqué jusqu’au volumineux cheval de brasseur, différentes races du même animal qui répondent admirablement aux différentes branches du travail.

Les grandes brasseries emploient de trois cent cinquante à quatre cents ouvriers. On s’étonne, en voyant la masse des produits réalisés[33], que de tels résultats industriels puissent s’obtenir avec si peu de bras, mais il ne faut jamais perdre de vue dans le recensement des forces un ouvrier qui travaille comme mille, la vapeur. Les hommes employés dans les brasseries anglaises se distinguent par un costume particulier et traditionnel : un chapeau rond en toile cirée sur lequel glisse la pluie, une sorte de large jaquette blanche en tiretaine qui leur descend jusqu’aux genoux, un pantalon de la même couleur, de hautes guêtres boutonnées et un grand tablier. Les plus remarquables d’entre eux pour la taille, le costume et la large figure saxonne sont les draymen, qui semblent appartenir à une race éteinte de colosses. S’il faut en croire certains rapports médicaux, la santé de ces hommes ne serait pas aussi inébranlable que l’annoncent ces apparences de muscles herculéens et la riche couleur du sang. Les blessures des draymen, dit-on, guérissent lentement, et leurs maladies présentent des caractères spéciaux de gravité. Ils subissent en fait de santé les inconvéniens de l’opulence. On les choisit à la taille et pour ainsi dire au poids, comme certains cavaliers dans les corps d’élite. Il y a des brasseries qui emploient jusqu’à quatre-vingts et cent de ces puissans soldats de l’industrie, qui ont sous eux les garçons d’écurie. « En cas de guerre, me disait un des ouvriers de la maison Barclay et Perkins, nous pourrions mettre sur pied, hommes et chevaux, un escadron de grosse cavalerie. »

Les salaires varient, selon l’ordre et l’importance des ouvriers, depuis une livre jusqu’à trois livres sterling par semaine. On ne sait pas assez ce que cette régularité du paiement hebdomadaire répand d’aisance et de liberté d’esprit dans la classe laborieuse de la Grande-Bretagne. Les marchés, les fournisseurs s’approvisionnent en conséquence le samedi soir, et les divers quartiers de la ville prennent alors un air d’animation singulière. Un tel mode de rétribution assure en même temps à l’ouvrier anglais un joyeux dimanche, et le met à l’abri des excès qu’engendre trop souvent l’affluence venant à la suite d’une longue gêne. Les ouvriers brasseurs reçoivent, outre leur argent, une ration de bière par jour. On attribue généralement la formidable corpulence de ces hommes à l’usage immodéré qu’ils feraient, dit-on, de cette liqueur; mais nous ne saurions partager cette manière de voir, car la limite de boisson imposée par l’établissement est rarement franchie. Ce n’est pas dans les lieux où s’élaborent les moyens de la produire qu’il faut chercher l’ivresse. Cette puissance musculaire est un trait de race. Quelques brasseries de Londres ne tiennent guère compte dans le choix des ouvriers que de la force physique; d’autres au contraire regardent à l’intelligence. Dans ces derniers établissemens, une certaine éducation, très élémentaire d’ailleurs, est plus ou moins exigée. Il y en a même qui ont pris à cœur de développer ces germes de culture morale. On ne voit pas sans intérêt dans une des cours de la brasserie Truman ces mots écrits sur le mur : library. Cette bibliothèque se compose au moins de deux mille volumes, que l’on prête ou loue aux ouvriers pour la légère rétribution d’un demi-penny par semaine. Il suffit de feuilleter ces livres pour se convaincre qu’ils ne sont point oisifs, selon l’expression anglaise, et qu’ils ont circulé à travers beaucoup de mains. On avait autrefois adjoint un cabinet de lecture (reading room) à cette bibliothèque, mais l’expérience ne fut point heureuse: il est facile de comprendre que des hommes qui ont supporté la fatigue du jour ne sont guère disposés à revenir le soir sur le théâtre de leurs travaux. Cette institution demandait d’ailleurs à la vie de famille certains sacrifices que l’ouvrier anglais accorde difficilement, Il aime à lire au coin de son feu, auprès de sa femme et de ses enfans. Son grand jour d’éducation morale est le dimanche : je ne parle pas seulement des instructions qui se font dans les églises protestantes, je parle des journaux hebdomadaires à bon marché et des magazines qui se répandent dès le matin par millions. Un journal français a bien fait rire les Anglais en leur apprenant, il y a quelques mois, que dans leur pays il n’y avait pas de journal pour le peuple; j’en ai compté plus de cent cinquante qui s’adressent particulièrement à la classe ouvrière, et dont la plupart jouissent d’une immense circulation[34].

Les anciennes brasseries abandonnent généralement à l’ouvrier le soin de faire et de gérer lui-même, comme il l’entend, ses économies. La maison Truman et compagnie au contraire a voulu développer chez ses administrés le sentiment de la prévoyance en fondant, il y a déjà plusieurs années, une caisse d’épargne. Cette institution a porté de bons fruits : je ne parle pas seulement des dépôts, qui s’élevaient dès 1854 à 12,000 livres sterling ; je parle surtout des habitudes d’ordre qu’elle a fait fleurir et des goûts de dissipation qu’elle a combattus. Dans les brasseries même où il n’existe pas de semblables institutions, la veuve et les enfans de l’ouvrier ne frappent point en vain à la porte de ces établissemens princiers, auxquels l’opulence rend plus facile l’exercice de la charité. Ce sentiment généreux n’est point absent non plus du cœur des ouvriers brasseurs, qui s’aident volontiers entre eux et sans bruit, car un des traits de la philanthropie anglaise est d’obliger sans faire valoir le prix de ses services. Peut-être sont-ils bons parce qu’ils sont forts. À un sang chaud aisément révolté contre l’injustice ou contre des actes d’inhumanité, — ils en ont plus d’une fois donné la preuve, — les ouvriers brasseurs joignent un fonds de sensibilité âpre et enjouée pour tout ce qui est faible, dénué, impuissant. Un enfant abandonné, il y a quelques années, à la porte d’une des grandes brasseries de Londres fut adopté par les ouvriers, qui se cotisèrent entre eux pour subvenir aux frais d’éducation. On l’appelait gaiement « l’enfant de la cuve, » the child of the vat.

La bière sort des brasseries pour se répandre dans les public-houses, où elle se vend au détail. C’est ici une nouvelle branche de commerce et un nouveau foyer d’observations qui n’est point à négliger, surtout s’il est vrai, comme le dit un physiologiste anglais, que le caractère d’un peuple se dévoile mieux dans les heures de récréation et de plaisir que dans le cercle même des affaires.


III.

L’étranger qui se promène dans les rues de Londres, ou dans la campagne, sur les grandes routes, doit avoir été frappé par la répétition des mêmes noms propres, écrits en lettres plus ou moins dorées sur les tableaux qui dominent les public-houses. L’un d’eux, lisant le nom de Whitbread sur son chemin de distance en distance, se demandait si ce M. Whitbread n’était point une sorte de marquis de Carabas, auquel appartenaient toutes ces maisons. Je dissipai son illusion en lui apprenant que les débits de bière avaient deux tableaux, l’un portant le nom du brasseur et qui est généralement le plus en vue, l’autre indiquant le nom du publicain[35]. Or il arrive souvent qu’un grand nombre des public-houses placés à la suite les uns des autres sur une grande route se fournissent à la même brasserie. Une autre circonstance préoccupe le voyageur qui met à déchiffrer les inscriptions des sociétés vivantes le même intérêt qu’apportent certains savans à lire les devises des civilisations mortes. Je parle du mot entire, placé à la suite du nom du brasseur qui alimente la maison. Que veut dire par exemple Allsopp’s entire? Voici la signification de ce mot, dont plusieurs Anglais eux-mêmes ignorent l’origine. Avant 1730, les publicains de l’Angleterre vendaient aux « âmes altérées » de leur temps trois sortes de bière qu’ils versaient de trois tonneaux différens dans le même verre, et ils donnaient à ce mélange le nom de half-and-half. Ce fut alors que le maître d’un de ces cabarets (l’histoire a conservé son nom), Horwood, voulant s’épargner la peine de renouveler chaque jour et à toute heure, sous les yeux de ses pratiques, le miracle de l’unité dans la trinité, imagina de brasser une liqueur qui réunirait une fois pour toutes les qualités des trois autres bières. Il désigna cette composition sous le nom d’entière (entire), qui lui est resté jusqu’à ce jour, au moins sur les affiches. On l’appela ensuite porter à cause de la consommation qu’en font les portefaix et les ouvriers. Les tableaux qui servent d’enseigne aux public-houses sont fournis le plus souvent par les brasseries ; elles ont pour cela un peintre à leur service. La charge de cet artiste n’est pas seulement de dorer des lettres, c’est aussi de peindre les diverses enseignes des débitans, des girafes broutant le feuillage d’un arbre, des lions rouges, des hommes verts[36], des cœurs blancs, des roses blanches, des Robin Hood, des oncles Tom, des Falfstaff, des marquis de Granby, et une grande quantité de portraits d’hommes politiques, les uns morts, les autres vivans. Parmi ces enseignes, qui florissent principalement sur les grandes routes, il en est de pure fantaisie; il en est d’autres qui ont un caractère historique, et dont l’origine a fort exercé l’érudition des archéologues littéraires.

La célébrité des enseignes date d’une époque où l’on ne connaissait point l’usage de numéroter les maisons; mais ce qu’il y a de particulier à l’histoire d’Angleterre, c’est que ces sortes d’armoiries marchandes ont figuré sur des médailles de cuivre, de plomb ou d’étain, frappées par les boutiquiers eux-mêmes et ayant une valeur monétaire. Ces pièces d’un farthing ou d’un half-penny répondaient à deux intentions : elles servaient d’annonce courante à la maison dont elles portaient l’enseigne, et elles fournissaient aux pratiques le moyen de changer les pièces d’or ou d’argent dans un temps où la petite monnaie était excessivement rare[37]. Les plus intéressans parmi ces anciens sous ou ces anciens liards sont ceux que lancèrent dans la circulation les vieilles tavernes de Londres, de 1648 à 1672. Là se retrouvent, en manière d’effigie, les enseignes de plusieurs de ces tavernes qui existent encore, par exemple le fameux Coq, près de Temple-Bar, un luxueux volatile, qui, s’il faut en croire la tradition, buvait du vin dans un vase d’argent et mangeait de l’orge dorée ni plus ni moins que le cheval de Caligula. Quelques anecdotes se rattachent à ces coins et à ces enseignes. On raconte qu’un cockney se trouvait à bord d’un vaisseau qui doublait les côtes de l’Angleterre durant une tempête; le malheureux, en proie au mal de mer et plus encore au mal de la peur, se tordait les mains en criant : « Oh! si je pouvais voir les deux étoiles, ou du moins l’une des deux ! » Le capitaine, impatienté, lui demanda ce qu’il voulait dire. « Je parle, répondit-il, de l’endroit où nous nous réunissions le soir, — où nous ne nous réunirons plus : — l’Étoile dans Colemanstreet, ou l’Étoile dans Puddinglane. » Quelques tavernes de Londres sont demeurées fidèles à leur vieille enseigne; d’autres l’ont changée ou en ont modifié le sens pour l’approprier aux révolutions religieuses et politiques. La taverne de la Salutation, à Billingsgate, représentait d’abord l’ange Gabriel saluant la vierge Marie; mais, pour accommoder le nom de l’établissement aux idées protestantes, on remplaça la scène religieuse par la rencontre de deux hommes qui s’abordent et qui se saluent. La littérature anglaise du XVIIIe siècle a rendu célèbre cet autre publicain qui demeurait près d’Islington, et qui avait d’abord arboré l’enseigne du roi de France; la guerre ayant éclaté entre la France et l’Angleterre, il remplaça l’ancien tableau par celui de la reine de Hongrie, puis, la reine de Hongrie ayant cessé d’être en faveur parmi ses pratiques, il la détrôna et lui substitua l’image du roi de Prusse.

On compte dans le royaume-uni 92,065 débits de bière, parmi lesquels 39,789 ont une patente (license) qui les autorise à vendre cette boisson pour être consommée sur place, et 3,765 autres n’ont la permission de la vendre que pour être consommée au dehors. Ces chiffres proclament assez combien de tels établissemens répondent aux besoins, aux goûts et aux mœurs de la population. On étonnerait peut-être les Français en leur disant que la majorité des Anglais préfère, au moins comme boisson habituelle, la bière au vin, et plusieurs d’entre eux seraient tentés de songer en souriant à la faible du renard et des raisins. Les habitans de la Grande-Bretagne sont pourtant de très bonne foi quand ils célèbrent la boisson nationale. La bière a inspiré leurs poètes, leurs artistes, leurs grands acteurs. Ils se souviennent de la taverne où se réunissaient dans Temple-Bar Swift, Addison, Garth, Johnson. Un ouvrier anglais qui avait longtemps travaillé dans les pays vignobles me disait un jour, après m’avoir exprimé ses souffrances et ses privations : « Si John Bull oubliait la bière, il oublierait le pays; mais plutôt que d’en venir là, sa langue s’attacherait à son palais. » Les Anglais attribuent à l’usage de cette boisson les muscles de fer de la classe laborieuse qui lutte si vaillamment sur terre et sur mer, dans les fabriques et les vaisseaux, pour la puissance de la Grande-Bretagne; ils lui attribuent même leurs victoires : « La bière et le vin, s’écriait un orateur dans un meeting auquel y assistais, se sont rencontrés à Waterloo; le vin, rouge de fureur, bouillant d’enthousiasme, fou d’audace, s’est répandu par trois fois à la hauteur du coteau sur lequel se tenait un mur d’hommes inébranlables, les enfans de la bière. Vous savez l’histoire : c’est la bière qui a vaincu. » Autrefois l’Angleterre avait des vignes dont elle se vantait, comme elle se vante aujourd’hui de ses orges et de ses houblons. Du temps de Henri VIII, ces vignes entouraient le château de Windsor; mais soit que la température ait changé, soit que les chroniqueurs du temps aient doré ces grappes des couleurs de la fantaisie, les ceps ont disparu, et les Anglais s’en consolent. Hs est pourtant vrai de dire qu’ils y suppléent par les fruits du sureau, les groseilles à maquereau, appelées ici groseilles à oie (goose-berries), les cerises, le gingembre, le cassis, le panais. Les Anglais font du vin avec tout, même avec du raisin; mais ces vins indigènes, auxquels ils n’attachent d’ailleurs que peu d’importance, figurent pour une proportion insignifiante dans le chiffre de la consommation. La vraie boisson patriotique est le porter et l’ale. L’ale est, si j’ose ainsi dire, la femme du porter : on la caresse des noms les plus flatteurs; elle est, à en croire les inscriptions des public-houses, belle, brillante, splendide; le porter au contraire est fort, célèbre, monumental. Une des conséquences de cette double boisson alimentaire est de remplacer plus ou moins chez les peuples du Nord l’usage du pain. On s’étonnera peu d’un tel résultat diététique, si l’on considère que la bière contient, sous une forme liquide, les mêmes principes substantiels que le produit de nos boulangeries contient sous une forme solide. Les races latines mangent le pain, les races saxonnes le boivent.

On faisait autrefois une distinction entre les inns, les taverns et les public-houses. Les inns (auberges) appartiennent maintenant à l’histoire de la vieille Angleterre. Leur règne a fini avec celui des diligences. On rencontre pourtant encore quelques auberges dans les vieux quartiers du vieux Londres. La plus ancienne est le Talbot ou Tabard, à laquelle se rattache un intérêt littéraire : elle a eu l’honneur d’être mentionnée par le poète Chaucer dans ses Contes de Canterbury[38]. Les autres sont les Clés croisées (Cross Keys), la Treille, les Quatre Cygnes, le Dragon vert et le Bœuf, qui, s’il faut en croire les antiquaires, existaient avant 1750. On peut se faire une idée de ce qu’étaient alors les inns de Londres et de la campagne par une gravure de Hogarth dans laquelle on voit une diligence arrêtée et les voyageurs, — parmi lesquels une volumineuse femme, — en train de monter une échelle courte et d’entrer dans l’intérieur du véhicule. Au front de la voiture, attelée le plus souvent de huit chevaux, luisait une large lanterne comme un œil de cyclope, et chacun de ces chevaux secouait une sonnette suspendue à ses harnais qui répandait dans les villes et sur les grandes routes, au milieu des calmes nuits d’été, un bruit agréable. A l’entrée du cabaret ou de l’auberge était une enseigne fixée à un poteau de bois, ou d’autres fois un monstrueux pot d’étain tenu à une certaine hauteur par un crochet de fer et sous lequel de joyeux buveurs s’attablaient en plein vent. De ces anciens inns, les uns ont disparu, les autres ont été retouchés, rajeunis, transformés, surtout depuis l’introduction des chemins de fer. Ces maisons, quoique mises plus ou moins en harmonie avec les idées et les besoins du jour, ont conservé sous le fard du replâtrage un air de vétusté et un caractère à part qui les désignent à l’intérêt de l’artiste. Là on respire l’air du vieux temps; les poètes anglais se sont plu à colorer de teintes flatteuses ces époques évanouies de leur histoire; peut-être n’est-ce au fond qu’un aveu de l’impuissance du cœur humain, qui, inhabile à saisir le bonheur dans le présent, le place dans les fictions du passé ou dans les rêves de l’avenir. Les public-houses ou palais de gin (gin-palaces) ont remplacé les anciens cabarets; les taverns, il y a lieu de le croire, remplaceront les public-houses. Ces établissemens ne se caractérisent d’ailleurs que par des nuances. Les tavernes sont tenues sur un pied plus respectable : on y vend du vin en même temps que de la bière, on y trouve une table mieux servie que dans les cabarets ordinaires; mais dans un temps où, selon l’expression d’un conservateur anglais, personne ne veut se tenir à sa place, cette distinction tend de jour en jour à s’effacer, les humbles public-houses ayant pour la plupart la prétention d’être ou de devenir des taverns.

L’intérieur de ces établissemens si nombreux présente quelque intérêt en ce qu’il explique la société anglaise. Il y a d’abord la salle du comptoir (bar-room), sorte de terrain neutre sur lequel des hommes et des femmes debout se rencontrent pour étancher leur soif aux flots d’ambre liquide. Le publicain détache à chaque nouveau-venu un des pots de différentes mesures qui pendent au râtelier, presse avec la main le manche en ivoire ou en acajou d’une machine à bière (beer-engine), d’où la noire ou blonde liqueur sort en écumant. Les pots d’étain n’ont pas, je l’avoue, l’élégance des vases étrusques, mais ils sont d’une bonne forme saxonne que le temps a peu modifiée. Le comptoir est pour ainsi dire l’antichambre du public-house. On ne s’y arrête guère, on y passe. Là se pressent tous les types de Londres, le brocanteur, le chasseur aux décès et aux incendies (death and fire hunter), le marchand ambulant d’anguilles bouillantes, hot eels, avec ses boîtes de fer-blanc, le saltimbanque, l’exhibiteur de marionnettes avec son théâtre, dont les deux principaux acteurs sont Punch et Judea, le marchand de cresson de ruisseau, le mendiant de profession, le joueur d’orgue, l’aristocratique balayeur des rues, le Juif marchand de vieux habits, la revendeuse à la toilette. Les autres divisions du public-house sont le top-room et le parlour. Le tap est le rendez-vous de l’ouvrier et jouit à ce titre de certaines immunités[39]. Le parlour, plus propre, mieux éclairé, mieux décoré, en un mot plus respectable, selon l’expression anglaise, est fréquenté en général par des personnes de la petite bourgeoisie, des marchands, des employés, des acteurs, des gens de lettres plus ou moins obscurs, des journalistes. Les tables qui garnissent le parlour se trouvent jusqu’à un certain point isolées les unes des autres par des compartimens en bois d’une certaine hauteur auxquels s’adossent les bancs. La séparation dans la réunion, toute la vie anglaise est là. Chacun de ces salons a ses habitués, dont le caractère varie selon les quartiers de la ville et selon les traditions bien connues du public-house. Les uns forment un cercle de profonds politiques, lesquels se rassemblent le soir, après l’heure des affaires, pour lire les journaux et causer des événemens, les autres s’occupent de littérature[40] ; mais l’art le plus généralement cultivé dans ces lieux de réunion est la musique. Des sociétés d’harmonie y donnent une fois par mois ou par semaine des concerts d’amateurs. La conversation ou le chant est entrecoupé de rasades. Les Anglais ont plus ou moins conservé l’habitude de leurs ancêtres, qui buvaient les uns à la suite des autres dans le même verre ou dans le même pot. Cet usage s’arrête, comme on le devine, à une certaine zone sociale; mais il est plus étendu qu’on ne le croirait. On présente d’abord la coupe d’étain à la personne qu’on veut honorer, pour que celle-ci y trempe les lèvres. Les vrais Anglais (je parle de ceux qui ne sont point démonétisés par l’éducation moderne ou par des rapports avec le continent) ne boivent guère avant d’avoir prononcé un toast. Ils ne trinquent jamais. Ces toasts expriment en général des souhaits pour le bonheur et la santé des personnes présentes. Le plus souvent aussi le pays n’est point oublié. Je ne citerai que trois de ces toasts patriotiques : « Que nos marins, depuis le capitaine jusqu’au mousse, soient comme leurs vaisseaux, de chêne! — Puisse la peau de nos ennemis se tourner en parchemin, et que nos droits soient écrits dessus! — Que si la liberté venait à faire naufrage sur tout le continent, notre île soit debout pour en recueillir les débris! » Le tap n’a aucune communication avec le parlour. Toute l’économie de la société anglaise repose sur une forte division des classes. Le rang et la condition des personnes se reconnaissent en Angleterre jusqu’à la manière dont on fait retentir un marteau de porte[41]. Il serait pourtant injuste de regarder comme infranchissables les barrières qui s’élèvent dans le royaume-uni entre les différens groupes de la société. Dès qu’un artisan sort de sa profession par des talens qui le distinguent, il est aussitôt admis dans une autre sphère : il y en a plus d’un exemple dans l’industrie, dans les arts et dans la littérature.

Pour décrire le caractère, le personnel et les habitués des différens public-houses, il faudrait embrasser toute la vie de Londres, depuis le haut jusqu’au bas de l’échelle, depuis le West-End jusqu’à Wapping. Quelques-uns de ces établissemens sont considérables, et affectent des somptuosités de bon goût. Le comptoir est tenu par des femmes belles, froides et ornées, les princesses du commerce, telles qu’il ne s’en rencontre peut-être qu’en Angleterre, à l’abri des séductions humaines derrière un calme imposant et la majesté olympique des affaires. Les vastes caves se vident et se remplissent tous les huit jours de gros tonneaux cerclés de fer. Les chevaux de brasseurs, malgré leur grande force, ont été entraînés plus d’une fois par le poids des larges tonnes dans l’embouchure de ces souterrains. Le publicain préside solennellement à tout, aidé par les garçons (pot-boys), entre les mains desquels circulent jour et nuit les coupes d’étain bordées d’une frange d’écume. Ici tout est lumière, joie tranquille, comfort mêlé d’élégance. Dans les quartiers populeux au contraire, la figure extérieure des public-houses se rembrunit. Quelques-uns de ces établissemens conservent bien encore un air de luxe, mais de luxe sale et enfumé, qui annonce les palais de l’orgie. Là, de pauvres gens cherchent aux maux habituels d’une vie incertaine d’âpres consolations. La loi abandonne à la conscience du publicain le soin de tempérer des excès qu’il a malheureusement tout intérêt à encourager. L’un de ces cabarets, connu sous le nom de Dirty-Dick, à la porte sombre et étroite duquel se presse dans Bishopsgate une population étrange, hommes et femmes en haillons, refuse néanmoins de servir à chacune de ses nombreuses pratiques plus d’un verre de liqueur enivrante. Une aventure tragique explique, dit-on, cet usage : un homme tomba mort près du comptoir à la suite de plusieurs libations copieuses et répétées. Je dois dire que cette limite, quoique bonne et morale en elle-même, n’arrête point les excès. Les gens altérés, et qui craignent, comme disent les Anglais, qu’une « toile d’araignée ne s’attache à leur gosier sec, » en sont quittes pour sortir de la maison et pour y rentrer plusieurs fois de suite. Dans Wapping et Shadwell, quartiers des marins, les tavernes présentent un aspect singulier : la confusion de toutes les langues, la réunion de tous les costumes plus ou moins tachés de goudron, l’assemblage de toutes les couleurs de la peau humaine. Une reine d’Afrique, descendue à Londres il y a deux ans, avait choisi pour palais de sa majesté noire un cabaret situé dans le voisinage de Saint-Catherine’s-dock. Quelques public-houses touchent de près aux mystères de Londres, dont on a trop abusé dans ces derniers temps pour que je m’y arrête. Les allées sombres et tortueuses de certaines maisons à la porte desquelles éclate une joie sinistre conduisent trop souvent aux abîmes de la prostitution, de l’ivresse et de la misère[42]. Passant une fois, très avant dans la nuit, à travers ces rues alors désertes, je n’avisai pas sans tristesse, en face d’un cabaret dont les voix et les lumières commençaient à s’éteindre, un groupe d’hommes sombres et déguenillés qui se passaient l’un à l’autre une écuelle de fer maintenue par une chaîne à une fontaine publique. Je m’éloignai; mais, au milieu des ténèbres, le bruit répété de cette écuelle de fer retombant à temps égaux sur le pavé, et destinée à étancher la soif du pauvre ou à rafraîchir l’ivresse, était d’un effet glacial qui serrait le cœur.

Les statistiques dénoncent à Londres cent cinquante mille ivrognes de profession (habitual drunkards). Il y a quelque chose de plus triste que l’ivresse elle-même, c’est le désir de l’ivresse. Il n’est pas rare de rencontrer dans les rues de Londres, à la porte d’un public-house, un vieillard pâle, d’une quarantaine d’années, aux yeux dilatés par la convoitise, aux mouvemens épileptiques, aux vêtemens en haillons, qui regarde d’un air morne et fasciné les pots de bière auxquels d’heureux mortels, ses frères, suspendent avidement leurs lèvres. On dirait le spectre de Tantale. Il y a des temps de l’année où l’ivresse est périodique, car l’Anglais se montre réglé jusque dans ses excès. Cette épidémie règne surtout pendant la semaine de Noël et pendant la semaine de la Pentecôte. Les policemen de Londres ont alors fort à faire, ne fût-ce que pour lier et enlever sur des civières des femmes ivres-mortes, le plus souvent des Irlandaises, dont quelques-unes présentent sous la flétrissure de l’abrutissement les traits de la jeunesse, et parfois une beauté qui attriste à voir. Le policeman est le héros, le martyr, le bon génie de l’ordre public. On ne saurait dire avec quelle grandeur d’âme stoïque il supporte les injures du délire, avec quelle patience, quelle douceur, il manie ces cadavres de l’ivresse. Les ravages d’un tel fléau social n’affligent pas seulement la rue, ils désolent la famille. On a vu dans de grandes villes industrielles, comme Liverpool, des pères, des mères, engager entre les mains du prêteur sur gage (pawn broker)[43] les habits de leurs enfans et les boire. La bière, il faut le dire, n’est pas seule responsable de ces excès ni de ces tragédies domestiques : il faut rapporter le plus grand nombre des cas d’ivresse au gin et au wisky, deux liqueurs fortes, perfides comme l’onde, dont elles ont la transparence, et qui noient la raison. Lorsque le wisky fut introduit en Écosse, on ne s’en servait d’abord que comme d’un remède pharmaceutique. Les médecins du temps le tenaient sous clé, et avaient seuls le privilège de le vendre aux malades. Aujourd’hui cette rosée de la montagne coule à larges gouttes sur le comptoir des publicains, et répand le feu de la fièvre dans les veines d’une population ouvrière qui s’altère en buvant. Le remède est devenu poison, un poison général et attrayant, qui fait plus de victimes à coup sûr que l’emploi de cette liqueur en médecine n’a produit de guérisons. L’ivrognerie n’est point un vice qui soit particulier à la Grande-Bretagne. Je dois pourtant faire observer que les peuples du Nord se montrent plus portés vers l’usage des liqueurs fortes que les peuples du Midi. Ce besoin, déterminé par le climat, touche de près à l’abus. Tous les public-houses n’ont pourtant pas le droit de vendre des liqueurs spiritueuses; il faut pour cela une patente (license) toute spéciale qui ne s’accorde que sur un certain nombre de signatures recueillies dans le voisinage par le publicain.

Un vice qui tue l’âme et le corps, qui peuple les hospices d’aliénés, qui frappe de stérilité toutes les tentatives faites pour relever le moral des classes laborieuses, devait attirer l’attention des législateurs anglais. On a cru combattre sur une certaine échelle les fureurs de l’intempérance en faisant fermer les public-houses le dimanche, durant les heures du service religieux. Cette mesure a passé, sous ce rapport du moins, à côté du but qu’on se proposait d’atteindre : les habitués des cabarets regagnent à leur manière, durant la soirée, le temps qu’ils ont été forcés de perdre pendant le jour. Il y a lieu de se demander, avec les moralistes du Sunday league, si l’ouverture de certains établissemens publics, les musées royaux et le Crystal-Palace, ne combattrait pas plus victorieusement l’ivrognerie, fille de l’oisiveté, en lui opposant de puissans moyens de diversion dans la vue et l’étude, même superficielle, des objets d’art, qui élèvent l’âme. En Écosse, quelques restrictions partielles ont été apportées dans ces derniers temps au commerce des liqueurs fortes, et cette limite légale paraît avoir exercé une influence assez heureuse sur les mœurs de la population[44]. Les Anglais au contraire repoussent tout ce qui leur semble gêner la liberté individuelle, et vous auriez de la peine à les convaincre qu’on puisse rendre un peuple sobre par un acte du parlement. Le gouvernement connaît le mal, il en gémit; mais il ne se croit ni le droit ni peut-être la force de le réprimer, et il laisse aux sociétés de tempérance le soin d’intervenir dans une question de moralité publique. Les teetotallers constituent une confrérie qui a dans chaque ville ses centres de réunion, ses statuts, ses moyens de propagande, tels que livres et journaux. J’ai suivi quelques-uns de leurs meetings au thé : ce sont des séances intéressantes, dans lesquelles on entend certaines confessions publiques faites par d’anciens ivrognes convertis. Ils racontent, avec une simplicité qui ajoute au caractère dramatique de tels aveux, les sensations d’un homme poussé, les jeux ouverts et la volonté enchaînée, vers un précipice sans fond; l’espèce de stupeur avec laquelle ils assistaient à leur propre ruine ; la nature de leurs songes, dans lesquels, à la suite des ardeurs de la fièvre, ils s’imaginaient se désaltérer pendant la nuit à un courant d’eau pure; enfin leur lutte impuissante contre le démon des habitudes invétérées, suivie d’un état de ténèbres, de trouble et d’anéantissement moral, où la raison ne les visitait plus que pendant l’ivresse. Ces révélations ouvrent de sombres perspectives sur l’intérieur de certains ménages anglais, les enfans qui pleurent parce qu’ils n’ont point de pain, la mère comptant dans la nuit avec les battemens de son cœur les minutes, les heures que l’homme passe au cabaret, les vêtemens et le linge, fruits des épargnes de la femme, impitoyablement jetés au feu par les mains du délire aveugle. À ces sombres tableaux on oppose, comme contraste et comme motif d’encouragement, les exemples d’ivrognes rachetés, délivrés, régénérés par la société de tempérance. De malheureux ouvriers bien connus, dont la vie n’était que dissipation, misère et accablement d’esprit, ont retrouvé dans des habitudes nouvelles la force, le bien-être, la paix du foyer, l’estime du monde. Quelques-uns d’entre eux sont maintenant établis, dirigent des ateliers, des fermes, et placent à la caisse d’épargne ou achètent de la terre. Les membres de ces confréries libres prêtent le serment de ne jamais toucher aux boissons fermentées, si ce n’est dans les cas de maladie et sur l’ordre du médecin. Les sociétés de tempérance ont sans doute jugé qu’il fallait dépasser le but pour l’atteindre : il n’en est pas moins vrai que cette extrême austérité nuit au développement de telles institutions. Plusieurs moralistes anglais, sans rejeter les services de cette propagande utile, comptent avant tout sur les progrès de l’éducation pour combattre un vice destructeur de la dignité humaine. Il est reconnu dans la Grande-Bretagne que l’ivrognerie est le plus souvent le fruit amer de la misère et de l’ignorance. La diffusion des lumières et du bien-être extirperait donc, il est permis de le croire, l’abus des liqueurs spiritueuses et fermentées sans en proscrire l’usage.

Les teetotallers, qui sont d’ailleurs d’origine américaine, enlèveraient, s’ils réussissaient jamais complètement, aux mœurs anglaises le cachet qui les distingue. La bière confirme les amitiés par un signe visible, elle aide et sanctionne les transactions commerciales ; enfin elle n’est point même étrangère aux affaires de l’état. Dans les temps d’élection, les public-houses revêtent les couleurs d’un des deux ou trois candidats entre lesquels hésitent les suffrages. Il est curieux de voir alors ces maisons couvertes de bas en haut par des bandes de papier et des affiches peintes sur lesquelles s’épanouit en grandes lettres le nom de l’homme politique adopté par la taverne. Chacun de ces établissemens est alors le théâtre de discussions animées, quelquefois orageuses. On y distribue en masse des professions de foi, des lettres aux électeurs. Ces intérêts solennels associés aux habitudes vulgaires de la vie donnent aux mœurs publiques un caractère de grandeur et d’originalité qui n’appartient qu’aux peuples libres. Si le candidat appuyé par la taverne sort victorieux de la lutte, l’établissement prend sa part du triomphe, et l’élection est baptisée par de nombreuses rasades, non sans accompagnement de toasts[45]. Dans plusieurs villes de la Grande-Bretagne, un public-house choisi par les confrères sert de rendez-vous à l’une des nombreuses sociétés d’amitié (friendly societies) qui existent dans les classes ouvrières et agricoles. Le but de ces institutions d’assurance mutuelle est de soutenir, au moyen de contributions hebdomadaires, l’ouvrier malade, de servir, en cas de mort, une pension à la veuve et aux enfans. J’ai assisté avec intérêt à plusieurs de leurs fêtes, où se trouvaient réunis les foresters, les odd fellows et les shepherds, — différentes branches de compagnonnage. Le costume théâtral et romanesque des foresters, les riches écharpes des odd fellows, les houlettes des shepherds (bergers), la pompe du cortège, les enseignes et les bannières déployées sur lesquelles on lisait : « Bonne foi, — amitié, — nous soutenons la veuve et l’orphelin, » tout cela composait une scène touchante qui se terminait par un banquet dans un jardin de plaisir ou au Crystal-Palace. On évalue à vingt mille le nombre de ces franc-maçonneries ouvrières qui existent aujourd’hui en Angleterre ou dans le pays de Galles; le chiffre des membres affiliés excède deux millions, et l’ensemble des fonds s’élève à plus de 9 millions de livres sterling. La forte personnalité du caractère anglais, qui sans cela dégénérerait volontiers en égoïsme, a pour correctif ces associations, qui entretiennent entre les ouvriers des liens de famille. D’autres fois les tavernes ajoutent aux agrémens de leur spécialité des sujets d’attraction plus frivoles. Le baron Nicholson siège tous les soirs dans un de ces établissemens de Londres (cider cellars) avec toute la pompe de son double menton, de sa robe officielle de grand-juge et de sa perruque blanche; il appelle à la barre de son tribunal, assisté d’un nombreux jury, les accusés et les témoins. Ce sont des scènes de la vie privée assez amusantes, mais où le père ne conduit point son fils. Je ne parlerai point des salles de concert, ni des salles de danse, que plusieurs tavernes de Londres ont ouvertes dans ces derniers temps, mais qui changent plus ou moins le caractère de ces établissemens, et qui nécessitent d’ailleurs une license spéciale.

Au sortir d’un public-house des grandes villes, on aime à secouer cette atmosphère chargée de fumée, de bruit, de poussière, et trop souvent de mauvaises paroles pour reposer ses yeux sur une modeste auberge de village anglais. Près d’une mare dans laquelle s’ébattent des oies ou barbotent des canards, s’élève une vieille maison autour de laquelle une vigne française noue ses bras vigoureux. Cet arbre est heureux, il ne regrette point la patrie. Un abreuvoir toujours plein invite les chevaux à s’arrêter et à tremper dans l’eau claire leur bouche altérée. Une enseigne rouillée, suspendue à une tige de fer, laisse deviner une image à demi effacée par la pluie. Là, tout respire le calme, et pour ainsi dire la bonne conscience de la maison. L’intérieur est propre, net, joyeux : une chambre d’entrée avec des pots d’étain rangés par ordre d’importance le long d’une planche clouée au mur, et auxquels une main vigilante a donné l’éclat de l’argent, — un parlour aux murs blanchis à la craie, au plancher doré d’un sable fin, avec des bancs de bois, des tables, — une vieille horloge à poids qui anime la chambre d’un monotone tic tac, — des gravures représentant des scènes d’histoire, le portrait de Wellington, — une vieille cheminée où flambe un feu de houille et où chante le grillon, des fenêtres sur lesquelles une main inconnue a gravé dans l’épaisseur du verre quelques inscriptions naïves... De ces fenêtres, on découvre l’église, l’herbe sainte des morts, l’école autour de laquelle bourdonnent les enfans, le grand mai (may-pole) qui se couronne au moins une fois l’an de fleurs et de rubans. Le public-house entretient dans les villages anglais le lien de la vie sociale entre des hommes séparés les uns des autres pendant la plus grande partie du jour par les travaux et la solitude des champs. Ils s’y réunissent le soir pour causer des blés, des houblons, des courses de chevaux. Quelques jeux de hasard, mais innocens, des raffles (sortes de loteries), occupent les heures de loisir, au grand amusement de ces hommes simples et laborieux, qui ont le rire facile. La sévère uniformité des travaux rustiques les rend sensibles aux petits bonheurs de la vie. N’est-ce point à la nuit que nous devons de voir les étoiles? Un ou deux politiques de village apportent des nouvelles plus vieilles, comme dit Goldsmith, que l’ale de l’hôtesse. Cependant ce petit commerce de boisson fait vivre une famille, une veuve, dont les garçons pendant le jour vont labourer les champs. Là se célèbre la fête des moissons, avec des couronnes d’épis, des chansons et des pots de bière. Excepté pendant la nuit du samedi, la lampe s’éteint de bonne heure; mais dès l’aube retentit dans l’écurie la voix matinale du roulier qui a couché dans l’unique lit vacant de la maison, et qui fait la toilette des chevaux.

Envisagée comme branche d’industrie et comme élément inséparable des mœurs anglaises, la bière ne mérite pas moins d’attention que les intérêts d’état dont se préoccupent les historiens. Les grands événemens n’apparaissent qu’à de rares intervalles dans l’existence d’un peuple, tandis que les faits économiques se renouvellent chaque jour, embrassent toute la vie, gravent les principaux traits du caractère national, et fondent le bien-être matériel à l’aide duquel les civilisations se disputent sur terre et sur mer la couronne du monde.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Voyez les livraisons du 15 septembre 1857, du 15 février et du 15 juin 1858.
  2. Historical Description of the island of Britain. Ce livre curieux, écrit par un observateur, jette un jour particulier sur les mœurs et les habitudes du peuple anglais au XVIe siècle. Le sixième chapitre du second livre est consacré à l’Histoire de la Nourriture et du Régime diététique. On y trouve des détails intéressans sur la méthode qu’on suivait alors pour brasser la bière dans les familles.
  3. Le droit d’accise que paient les propriétaires est environ de 18 shillings par 100 livres de houblon, d’où est née l’habitude en Angleterre de donner le total estimé des contributions comme un moyen de juger le produit de la récolte. C’est sur cette estimation que s’exercent d’avance les calculs des joueurs.
  4. Douze ou quinze pieds, et même davantage.
  5. C’est le nom qu’on donne aux jets du houblon, vines.
  6. Le nom latin de cette plante, humulus, est formé de humus (terre fraîche), le houblon ne croissant que dans un sol riche et humide. Le nom anglais hop semble provenir du mot anglo-saxon hoppan, grimper.
  7. Ce distique, devenu proverbial, est cité dans Baker’s Chronicle.
  8. La langue anglaise, empreinte en cela d’un haut sentiment de moralité, appelle toute fonction un devoir, duty.
  9. On calcule qu’en 1858 les droits prélevés sur les houblons doivent donner à l’état une somme de 500,000 livres sterling.
  10. Les Anglais attribuent à cette plante des vertus somnifères. Un oreiller rempli de fleurs de houblon a, dit-on, procuré le sommeil dans des cas où tous les autres moyens connus en médecine avaient échoué.
  11. Les soixante malt-houses de Bishop-Storford font, m’a-t-on dit, autant de besogne que les deux cents maisons de Ware, dont quelques-unes sont relativement petites, quoique d’autres fabriquent par an jusqu’à 130,000 boisseaux d’orge germée. C’est là (à Bishop-Storford) que la fameuse brasserie Truman, Hanbury et Buxton fait convertir son orge en malt.
  12. Le temps du steeping est proportionné à l’état de l’atmosphère. En Écosse, où il fait plus froid qu’en Angleterre, on laisse quelquefois l’orge sous l’eau pendant quatre-vingt-dix et même cent douze heures. Les autres procédés du malting sont également soumis, quant à la durée, au degré plus ou moins élevé de la température ambiante.
  13. La quantité de boisseaux de malt consommée depuis le 10 octobre 1854 jusqu’au 30 septembre 1855 a été, dans les brasseries, de 20,955,443 boisseaux, et dans les cabarets qui brassent eux-mêmes leur bière, de 6,757,843.
  14. Le fisc exerce sur ces établissemens une surveillance de jour et de nuit ; il assiste, dans la personne de l’exciseman (employé des accises), à l’ouverture de la citerne. Le grain est mesuré au sortir de l’eau. Le droit est exigible immédiatement. Quelques maltsters obtiennent, il est vrai, un délai de six semaines ; mais ce délai est une grâce, et pour qu’elle leur soit accordée, ils doivent fournir la garantie de gens qui les cautionnent. Il faut que ces gens soient notoirement assez riches jour payer le tout ou la différence dans le cas où le propriétaire viendrait à ne pas remplir ses engagemens.
  15. Petits pains au lait marqués d’une croix.
  16. En souvenir de la restauration du roi Charles II et du chêne sur lequel il trouva un refuge, dans le bois de Boscobel, après sa défaite à Worcester en 1651.
  17. En mémoire de la reine Élisabeth, qui était à table et qui mangeait une oie, quand elle apprit ce même jour la nouvelle d’une victoire.
  18. Sortes de billets doux anonymes.
  19. Jour de la fameuse conspiration des poudres découverte sous Jacques Ier. À chaque anniversaire, ou brûle l’effigie de Guy Fawkes, qui se trouve ainsi condamné aux flammes à perpétuité. Le nombre des masques, des mannequins brûlés, des pétards et des fusées lancées en l’air se mesure chaque année, dans les villes et les campagnes, à l’attitude plus ou moins menaçante du catholicisme.
  20. Une inscription avertit les passans de se tenir sur leurs gardes.
  21. Voyez Blue Books of parliamentary Reports, committees 1855-6. La statistique des années suivantes n’est pas encore publiée.
  22. Les autres principales brasseries de Londres sont celles de MM. Meux, Reid Elliot, Whitbread, Hoare, Man, Combe, Taylor, Charrington, Goding, Courage, Wood et Tubbs.
  23. L’étendue et l’élévation de ces greniers d’abondance sont généralement considérables. Dans la brasserie Barclay et Perkins, il y a vingt-quatre magasins d’approvisionnement qui contiennent tous ensemble cinquante mille sacs.
  24. Ce fleuve reçoit les immondices de la ville et les eaux des égoûts qui, repoussés par le mouvement du reflux, ne peuvent que difficilement se diriger vers la mer. Cette année, à cause de la sécheresse et de la chaleur, il roulait littéralement des flots d’encre. Quelques articles du Times sur l’insalubrité de cet incommode voisin jetèrent l’alarme dans la population et amenèrent durant l’été, tant est grande la puissance de ce journal, une véritable émigration de gens riches. Les petits journaux, tels que le Punch et le Town Talk, s’en mêlèrent et publièrent de leur côté des caricatures dans lesquelles le bon père la Tamise (father Thames) était représenté avec sa sinistre famille, la peste, le choléra-morbus, la fièvre, la mort. Ces plaintes, très sérieuses au fond, malgré l’exagération de la forme, appelèrent enfin l’attention des magistrats chargés de veiller sur l’édilité publique, et plusieurs plans sont à l’étude pour débarrasser la ville de Londres des eaux impures sans les verser dans la Tamise, ou du moins pour les conduire dans ce fleuve à plusieurs lieues de la ville, vers la mer.
  25. Un acte du parlement oblige aujourd’hui toutes les fabriques de Londres à consumer la fumée de leurs fournaises. On propose en outre d’appliquer divers systèmes aux cheminées des maisons particulières pour débarrasser la ville du rideau sombre qui lui voilait le ciel et ternissait les monumens. En même temps qu’ils suppriment les inconvéniens de la fumée, les Anglais en cultivent les propriétés utiles et économiques; ils ont imaginé dernièrement de la mettre en bouteille, pour préparer certaines viandes.
  26. La bière faite pendant l’été ne vaut pas celle qu’on brasse pendant l’hiver, et qui est en grande partie destinée à l’exportation. La brasserie Barclay et Perkins consume 700 sacs de malt par jour pendant l’été, et de 12 à 1,400 pendant l’hiver.
  27. Il y a dans la brasserie Barclay et Perkins six coppers, dont chacun contient onze mille gallons d’eau. Le gallon est une mesure anglaise qui correspond à quatre litres. Il faut trente-six gallons pour faire un baril.
  28. Les ales épicés (spiced ales) sont célèbres dans la littérature écossaise du moyen âge. Même depuis la découverte du houblon, on a plus d’une fois cherché à lui substituer un équivalent. Une femme du nom de Johnson, qui tenait un public-house près d’Edimbourg au commencement du dernier siècle, s’était rendue célèbre par les qualités agréables et savoureuses de sa bière, qu’elle brassait elle-même. Au lieu de houblon, elle se servait des pousses amères du genêt. Je cite le fait parce que l’aie, la maison et la femme ont été chantés dans les poèmes d’Allan Ramsay.
  29. Ceux qui seraient curieux de connaitre en détail les procédés de la brasserie anglaise peuvent consulter Art of brewing and fermenting, par Levesque, publié à Londres en 1847.
  30. La bière anglaise s’exporte aux Indes, dans les deux Amériques, en Afrique, en Australie, au bout du monde.
  31. Le stout est encore du porter, mais plus fort, plus généreux que cette seconde liqueur.
  32. Le brasseur signe pour cela avec les laitiers des contrats qui ne sont point sans importance.
  33. La maison Barclay, Perkins et C° brasse quelquefois cent mille gallons de bière par jour.
  34. Cette grande diffusion des gazettes hebdomadaires et des écrits périodiques ne date, il est vrai, que de quelques années. Avant la suppression du timbre, l’ouvrier anglais ne lisait pas. Les philosophes et les moralistes, comme lord Brougham, réclament maintenant, dans l’intérêt de l’éducation publique, la suppression du droit qui pèse sur la fabrication du papier.
  35. Ou appelle publican en Angleterre le maître du public-house. Il existe plus d’un lien entre lui et le brasseur. Ces rapports peuvent d’ailleurs se résumer en deux mots : surveillance et protection. La surveillance se fonde sur l’espèce de garantie que le nom écrit du brasseur donne à la marchandise débitée. La protection consiste à assister, dans les cas de besoin, ces espèces de succursales auxquelles les grandes brasseries doivent leur splendeur. Il y avait d’ailleurs en 1856 25,454 débitans qui brassaient eux-mêmes leur bière.
  36. Le green man, si célèbre par les enseignes de village, n’a de vert en définitive que le costume. C’est un forester (homme des bois).
  37. Akerman décrit deux mille quatre cent soixante et une de ces empreintes.
  38. Une société de vingt-neuf pèlerins se rencontre à Tabard-Inn. Ils ont tous fait vœu de se rendre à la châsse de Thomas Becket, dans la ville de Canterbury. Ces pèlerinages n’interdisaient point la bonne chère et les gais propos. Le poète se met joyeusement de la partie. Le maître du cabaret en fait autant et propose que, pour charmer les longueurs de la route, chacun d’eux raconte une histoire, en allant et en revenant; celui dont le récit sera le plus intéressant aura un souper payé par le reste des convives. Chaucer vivait de 1308 à 1400. On lit dans High street (Southwark), une des plus anciennes rues de Londres, une inscription ainsi conçue : « Ici est l’auberge où Geoffrey Chaucer et vingt-neuf pèlerins logèrent lors de leur voyage à Canterbury en 1383.» Par une confusion de mots, l’enseigne du Tabard, — une cotte d’armes sans manches portée autrefois par les nobles à la guerre, — a été changée en celle du Talbot, une espèce de chien de chasse. Les antiquaires admirent dans la cour de cette hôtellerie une galerie en bois qui se présente en face de l’entrée dans High street. Cette galerie est supportée par de gros piliers ronds, aussi en bois; elle soutient à son tour, sur d’autres piliers d’une forme plus légère, un toit très élevé qui s’incline en une pente rude.
  39. dans le tap, l’ouvrier peut apporter son morceau de viande crue et le faire cuire gratis (ainsi le veut la loi) par le publicain, tandis que ces mêmes apprêts de cuisine sont frappés dans le parlour d’un droit de 10 centimes (1 penny). Il y a également des bières d’un prix inférieur, ale et porter, qu’on ne sert que sur les tables du tap.
  40. L’association de la bière, de la littérature et des beaux-arts est aussi ancienne que la vieille Angleterre. Shakspeare fréquentait près de Temple-Bar une taverne tenue par le joyeux Old Sim.
  41. Il y a le frappement (knock) du petit fournisseur, du mendiant, du marchand forain (un seul coup), celui du facteur (un double coup sec), du visiteur qui, selon son importance, s’annonce à toute la maison pur plusieurs coups répétés.
  42. L’autorité exerce une certaine surveillance sur les public-houses et peut les frapper d’une peine qui consiste, dans le cas de mauvaise conduite, à leur refuser le renouvellement de la patente; mais très peu de publicains ont encouru jusqu’ici cette punition.
  43. Le peintre Hogarth avait très bien compris le lien qui existe entre le cabaret et le mont-de-piété. Dans ses deux belles gravures, Gin lane et Beer street, il n’a point oublié de placer en face des buveurs une boutique de pawn broker, avec le signe qui sert encore aujourd’hui à faire reconnaître ces maisons, trois boules suspendues à une branche de fer.
  44. Le nombre des cas d’ivresse signalés par la police dans dix-sept des principales villes d’Écosse s’est abaissé de 145,366 à 116,102. Chacun de ces chiffres comprend le résultat de trois années.
  45. Je me souviens d’avoir un jour rencontré dans Olborn, à la vitre d’un public-house, une affiche dans laquelle on donnait les résultats d’un premier tour de scrutin. Il s’agissait d’une élection municipale. Le nom du vainqueur était écrit avec le nombre des votes en caractères énormes, le nom du vaincu avec le nombre des votes en caractères microscopiques.