L’Angleterre et la vie anglaise/15

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L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 128-169).
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L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XIV.
LA CHASSE AU RENARD.
LES CHIENS DU CHATEAU DE BERKELEY, LES MELTONIENS ET LES CHASSEURS CAMPAGNARDS.



Les Anglais ont plus d’un genre de sport, et le turf, dont nous avons parlé dans une précédente étude, est très loin de suffire à l’activité d’une race qui cultive la force avec le même soin et le même respect que l’intelligence ; nos voisins témoignent en outre une vraie passion pour la chasse. On raconte que, durant la bataille de Waterloo, il fallut toute l’autorité du duc de Wellington, surnommé de l’autre côté du détroit l’Homme-de-Fer, pour réprimer chez les soldats anglais l’instinct naturel du sport à la vue des lièvres effrayés par le tonnerre des armes à feu et qui s’échappaient jusque sous les pieds des combattans. Il y a des Anglais riches qui vont en Norvège pour chasser l’ours, au Canada pour rencontrer le bison, aux Indes pour se trouver face à face avec le tigre. Chez eux, ils pratiquent aussi différentes sortes de guerre contre le petit nombre d’animaux sauvages qui leur restent. Quoiqu’il n’y ait plus guère de cerfs en Angleterre (si ce n’est, dit-on, dans le Devonshire), les Anglais ont la chasse au cerf, pour laquelle on élève ces nobles quadrupèdes dans des parcs où on les amène des forêts du continent. L’Ecosse a d’ailleurs conservé derrière ses montagnes la faune primitive, qu’on atteint à la course avec une meute de chiens (hunting), ou bien qu’on abat au fusil en se glissant de buisson en buisson, de rocher en rocher, jusqu’aux retraites solitaires où se rassemblent les daims (deer slalking). Il existe encore beaucoup d’autres sports : la chasse aux coqs de bruyère, qui attire tous les ans un grand nombre de gentlemen dans les landes (moors) du pays de Galles, la chasse aux faisans, la chasse aux loutres, la chasse aux canards sauvages, qui présente quelquefois sur les côtes de grands dangers, dans le cas où le chasseur se trouve surpris entre des murs de rochers par l’invasion des hautes marées. Je ne m’attacherai pourtant qu’à la chasse au renard, la plus nationale et la plus populaire de toutes en Angleterre.

La chasse, — et les Anglais le reconnaissent, — est un reste de l’état sauvage ; mais elle a subi de bien grandes modifications avec les progrès de la société. On étonnerait beaucoup les naturels du Canada en leur apprenant qu’en Angleterre la chasse est un amusement ; pour eux, c’est un travail de tous les jours, et le seul qu’ils pratiquent. Ne les surprendrait-on pas encore davantage, si on leur disait que les Anglais dépensent beaucoup de soins et d’argent à conserver chez eux quelques représentans de cette grande famille d’animaux carnivores que les tribus sauvages ont tant d’intérêt à détruire ? La chasse, qui joue un si grand rôle dans l’histoire de la Grande-Bretagne, a aussi changé plusieurs fois de caractère, à mesure que le déboisement, les progrès de la culture et d’autres causes amenaient dans l’île l’extinction de certaines familles zoologiques. Sans m’arrêter aux annales du sport, qui présentent néanmoins en Angleterre plus d’intérêt que partout ailleurs, je rechercherai quel est l’état présent de la chasse au renard (fox-hunting). L’étude de ce passe-temps national embrasse naturellement trois ordres de faits : les préparatifs de la chasse, le personnel des officiers qui y concourent et la vie des chasseurs. Au château de Berkeley, dans le Glocestershire, nous trouverons le type d’une de ces meutes (packs) dont l’aristocratie anglaise se montre si fière ; à Melton-Mowbray, dans le Leicestershire, nous pourrons nous faire une idée de l’état-major d’une partie de chasse fashionable ; mais c’est au milieu des populations de la campagne, dans un village situé à l’ouest de l’Angleterre, que se montrera dans tout son jour l’enthousiasme des Anglais pour un divertissement célébré par le chant des poètes, et qui exerce une influence si grande sur les mœurs rustiques.


I

L’automne dernier, j’étais allé passer une semaine à Olveston, dans le Glocestershire, chez un chanoine de la cathédrale de Bristol, le révérend Henry Moseley, membre correspondant de l’Institut de France et l’un des savans les plus distingués dont se glorifie le clergé anglican. Le presbytère, vicarage, dont une des ailes s’élève en face de la vieille église surmontée d’une tour avec des pinacles, est une élégante maison dans le goût moderne, abritée comme un nid par l’épais feuillage d’un rideau de grands arbres. Cette église appartenait jadis à l’abbaye de Bath ; elle relève à présent du chapitre réformé de Bristol. Il est curieux de voir dans les campagnes de l’Angleterre avec quelle facilité les monumens du culte, les charges, les bénéfices, les traditions et les terres de l’église sont passés des mains du clergé catholique dans les mains du clergé protestant. La trace même de cette transition se trouve aujourd’hui plus ou moins effacée du sol de la Grande-Bretagne. Je fus heureux d’étudier à Olveston l’histoire des mœurs modernes dans un village anglais, et surtout la vie cléricale, qui présente, au milieu des champs, un caractère tout nouveau pour l’étranger. Il ne faudrait point comparer les ministres anglicans à nos pauvres curés de campagne. Ce sont des gentlemen revêtus d’une autorité spirituelle qui rencontre, il est vrai, plus d’une limite dans les sectes dissidentes, mais que tout le monde reconnaît et vénère comme une magistrature morale qui n’attente point à la liberté de conscience. Chez lui, le vicaire anglais est entouré de tout le comfort de la vie, relevé par les charmes de l’étude, les loisirs littéraires et les saintes émotions de la famille. C’est même autour du foyer domestique, comme autour de l’église, que viennent se réunir et se grouper pour lui les devoirs religieux. Il est prêtre et il est père ; il a des filles qui répandent l’instruction dans les écoles et les aumônes dans les chaumières. Tout respire sous son toit paisible un air de prospérité, une grandeur simple et le bonheur dans la tranquillité de l’âme. Sa maison est la tente d’Elie déployée sur le versant de la colline et où l’on aime à demeurer, bonum est nos hic esse. Autour d’Olveston, la beauté du paysage convie à ce bonheur de la sagesse, si admirablement décrit dans les saints livres, et que les prédicateurs anglicans prennent volontiers pour texte de leurs sermons. La vue s’étend à l’infini sur un horizon de vastes et luxuriantes prairies, clair-semées de grands arbres, lesquelles, de distance en distance, descendent et se relèvent avec un mouvement harmonieux. Jusqu’ici rien ne diffère encore du panorama de verdure qu’on rencontre dans divers endroits de la Grande-Bretagne ; mais ces immenses tapis d’herbe se trouvent brusquement déchirés dans le lointain par le cours sombre et orageux du Severn, — un fleuve qui a deux ou trois milles de large et qui s’emplit tout à coup aux heures de la marée, tant le lourd Océan-Atlantique pousse avec violence ses flots à travers l’embouchure, qui se rétrécit bientôt entre un double mur de rochers. Au-dessus du fleuve s’élèvent, en s’étageant les unes sur les autres, les montagnes situées au sud du pays de Galles, et qui forment à perte de vue la couronne sévère de ces riches campagnes[1].

Mon premier soin fut de m’informer si cette partie du Glocestershire était célèbre pour la chasse au renard, et j’appris bientôt que la paix du presbytère était en effet troublée plus d’une fois en hiver par le son du cor, les aboiemens des chiens et le galop des chevaux qui passaient sur les terres d’Olveston avec des chasseurs en habit rouge. J’aurais dû m’en douter à la nature de la contrée, car il y a des traits auxquels on peut reconnaître un paysage favorable pour ce genre de sport. Au point de vue qui nous occupe, les comtés de l’Angleterre peuvent se classer en deux catégories, ceux qui produisent surtout de l’herbe pour les bestiaux, grass countries, et ceux qui ne contiennent guère que des terres labourées. Les économistes seraient peut-être tentés d’accorder la préférence aux derniers ; mais les amateurs de la noble science, — ainsi que les Anglais appellent le fox-hunting, — ont leurs raisons pour penser tout autrement, et les chasseurs de renard, qui habitent les contrées plus ou moins herbues, regardent avec une certaine pitié ceux de leurs confrères condamnas à vivre dans les contrées arables. Ce mépris de Nemrod pour la charrue s’explique par diverses causes, et d’abord il reproche aux terres remuées par le soc de ne point retenir l’odeur du renard avec autant de fidélité que les terres à prairies. Il est vrai que les endroits où l’on met paître les troupeaux, postures, sont généralement enclos de haies et de barrières qui présentent un obstacle à la course des chevaux ; mais ce sont précisément les obstacles qu’aime et que recherche le véritable chasseur de renard. Où serait pour lui le plaisir, s’il n’était pas exposé à se rompre le cou ? La partie du Glocestershire où je me trouvais réunissait évidemment en sa faveur ces derniers avantages. Je ne m’étonnai donc point d’apprendre que la contrée de chasse, car il existe ici des circonscriptions déterminées par d’anciens droits ou d’anciens usages, se partageait entre deux puissans seigneurs, le duc de Beaufort et le lord de Berkeley.

La famille du duc de Beaufort descend de Jean de Gand, quatrième fils du roi Edouard III. Elle possède dans le pays la royale demeure de Badminton et Chepstow Castle, qui est en ruine. Le vieux château de Chepstow, à Tiddenham, est lui-même un débris vénérable et pittoresque visité avec amour par les touristes. Bâti sur le front d’un précipice, au fond duquel coule la rivière Wye, ce château fait pour ainsi dire partie de la roche qui le supporte et avec laquelle il a fini par se confondre pour la couleur et la solidité. Le même manteau de lierre qui recouvre les murs et les fragmens de tours à demi écroulées tapisse aussi les flancs du rocher, dont la base se cache sous les eaux, mais dont la tête s’élève hardiment parmi les ruines. C’est surtout aux heures du flux qu’il est curieux de visiter ces restes fiers, sauvages et imposans : la marée baigne et assiège avec fureur le pied du récif ; un peu plus, et elle menacerait les antiques fragmens d’architecture qui restent au-dessus des flots calmes et impassibles, sachant bien dans leur sombre tristesse qu’ils n’ont d’autre ennemi à craindre que le temps. À ce château fort se rattache plus d’un souvenir historique ; il a joué un rôle important dans les guerres civiles, il eut même l’honneur d’être assiégé par Cromwell en personne et de lui résister. Plus tard néanmoins, il tomba, ainsi que les autres, aux mains de l’armée du parlement, et un soldat, traversant la rivière à la nage, avec un couteau entre les dents, coupa le câble du bateau dans lequel la garnison royaliste espérait se sauver. Quelle forteresse n’a pas eu son prisonnier ? Dans l’une des tours de Chepstow Castle fut enfermé, après la restauration, le vieux républicain Harry Marten[2]. Ce château ruiné n’est plus aujourd’hui une résidence que pour les ombres historiques, les hiboux et les renards. Le présent duc de Beaufort demeure donc à vingt ou trente milles de Tiddenham, dans sa propriété de Badminton. Il y a mille choses à voir et à admirer dans cette dernière demeure seigneuriale, des édifices considérables et somptueusement ornés dans le goût moderne, un parc et des jardins magnifiques, un troupeau de daims et de cerfs qui s’élève à deux mille têtes ; mais ce que j’aime encore plus à Badminton, c’est une libéralité traditionnelle qui se traduit par cette devise : mihi et vobis.

Une telle devise exprime en deux mots la charité britannique, charité bien ordonnée, qui commence par elle-même, mais qui songe aussi aux autres. Une des pratiques de cette maxime est que tout voyageur qui passe devant le château a droit, dans une des salles, à un plat de viande et à un verre de bière, s’il éprouve le besoin de se rafraîchir. À l’intérieur de cette riche habitation, tout parle d’un antique divertissement qui s’est en quelque sorte perpétué comme une tradition de famille. De vieilles peintures racontent sur les murs du château les événemens passés de la chasse, donnent les portraits de plusieurs chasseurs distingués dans leur temps, comme aussi ceux des chiens et des chevaux engagés à la poursuite du cerf. Il y a environ un demi-siècle, durant la minorité du cinquième duc de Beaufort, cette meute de chiens pour chasser le cerf (stag-hounds) fut convertie en une meute de chiens pour courir le renard (fox-hounds). Depuis ce temps-là jusqu’à ce jour, les chenils de Badminton (Badminton kennels) ont toujours été entretenus avec une magnificence princière. Quoique le duc de Beaufort soit incontestablement un des premiers sportsmen de l’Angleterre, ce n’est pourtant point dans la résidence toute moderne de Badminton que nous nous arrêterons pour donner une idée des mœurs et des préparatifs de la chasse. La noble science étant une tradition du moyen âge, c’est dans un vieux château de la vieille Angleterre qu’il convient de chercher le théâtre de nos études.

Berkeley Castle m’avait été signalé comme une des rares demeures baroniales qui ont conservé leur caractère primitif dans la Grande-Bretagne. Étant parti en voiture d’Olveston vicarage, je traversai sur mon chemin Thornbury, une petite ville avec une ancienne et jolie église. Là, je visitai la demeure d’un grand amateur de chasse, M. Howard, qui passe l’été dans le nord de l’Angleterre et l’hiver dans le Glocestershire, à Grestow Castle. Cet ancien château a été tout dernièrement retouché, mais avec goût et de manière à conserver scrupuleusement le style de l’architecture qui florissait entre le moyen âge et la renaissance. Il appartenait autrefois à Edouard, duc de Buckingham, qui, par son caractère hautain et indépendant, s’attira la haine du cardinal Wolsey. Le duc un jour présentait après le dîner et à genoux, selon la coutume, le bassin au roi pour que celui-ci se lavât les mains. Quand le roi eut fini et qu’il se fut éloigné, le cardinal, par manière de badinage, trempa sa main dans le bassin, tandis que le duc était encore agenouillé. Ce dernier regarda la plaisanterie comme un affront, et, se levant alors, jeta toute l’eau dans les souliers du cardinal, qui, piqué au vif, menaça le duc de s’asseoir sur les bords de son vêtement[3]. Le lendemain, le duc vint à la cour avec un pourpoint très écourté, et comme le roi lui en demandait la raison : « C’est, dit-il, pour éviter les effets de la colère du cardinal, qui a juré de s’asseoir sur les pans de mon habit. « Le duc avait eu son mot, qui fit rire la cour ; mais le cardinal eut la tête de Buckingham. Ce dernier, peu de temps après, fut accusé de haute trahison et jugé par ses pairs, qui le déclarèrent coupable. Trop fier pour demander sa vie au roi, il se laissa bravement décapiter. Aujourd’hui Grestow Castle est, dans toute la rigueur du mot, une résidence de chasse. Au premier étage, le long d’un vaste corridor, s’ouvre au moins une vingtaine de chambres détachées, comme dans un hôtel garni. Ces chambres spacieuses sont destinées à recevoir les amis et les chasseurs qui s’arrêtent pour quelque temps dans le château. L’ameublement en est simple, massif, sévère. Je n’excepte pas même la chambre à coucher de la maîtresse de la maison. Plus d’une merveilleuse de Londres se croirait perdue au milieu de ces grands murs, où l’on ne rencontre aucune des délicatesses de la vie domestique, mais où tout est réduit au nécessaire, ou du moins au strict comfortable. La salle la plus ornée est au rez-de-chaussée, la salle à manger, qui sert de lieu de réunion après la chasse. Le caractère de cette demeure, — semblable soifs ce rapport à toutes les résidences de gentlemen chasseurs, — est l’hospitalité. M. Howard, quoique un des grands amis du renard (ainsi que s’intitulent les destructeurs de cet animal), n’entretient pas de meute à ses frais. Je me hâtai donc de poursuivre mon chemin vers le château de Berkeley.

Je traversai d’abord un paysage étendu, mais assez indifférent, rayé de temps en temps par les gouttes de pluie d’une lourde averse. Enfin un changement dans la nature de la route et de la campagne environnante m’avertit que j’approchais du château. Ces anciennes demeures seigneuriales s’annoncent en effet, un ou deux milles d’avance, par des allées de vieux arbres qui s’élèvent vers le ciel avec un air d’orgueil et de dignité. Il semble que les riches prairies, mieux entretenues qu’ailleurs, mieux ombragées et bordées de haies vives, affectent elles-mêmes à leur manière un sentiment d’aristocratie. Ce chemin qui serpente dans une vallée me conduisit à la petite ville de Berkeley, laquelle est assise sur une éminence et appartient en quelque sorte au château, car les habitans ne sont guère que les tenanciers ou les locataires du lord. L’entrée de Berkeley Castle frappe à première vue par un caractère de grandeur austère et farouche qui reporte aussitôt l’esprit vers les plus sombres temps de la féodalité britannique. Dans une première cour, où l’on pénètre par une arche voûtée et revêtue d’ornemens de sculpture qui appartiennent au style normand, se trouvent rangées de distance en distance des pièces de canon avec des tas de boulets rouilles. Ces canons, à vrai dire, m’ont tout l’air d’une figure de rhétorique : ils ne vaudraient sans doute pas mieux pour la défense du château que l’épée des ancêtres ; mais ils s’accordent absolument avec la mine altière et menaçante de l’édifice dominateur. De cette première cour on passe dans une seconde, assombrie par la masse des hautes murailles et par les bâtimens intérieurs enveloppés dans un cercle de bastions. Le château est très ancien ; il remonte, dit-on, à Roger de Berkeley, qui l’aurait fondé peu de temps après la conquête ; mais comme les parties qui le composent ont été successivement bâties à diverses époques, sous Henri II, Edouard II et Edouard III, il présente toute une histoire de l’architecture féodale en Angleterre. Plus d’un genre d’intérêt s’attache donc à cet antique domaine, possédé aujourd’hui par lord Fitzhardinge, un des patriciens de la Grande-Bretagne dans la famille duquel s’est, dit-on, le mieux conservé le sang sauvage, wild blood, qui coulait dans les veines des anciens barons, chasseurs de bêtes et chasseurs d’hommes. Le long des avenues qui conduisent au château, je rencontrai pourtant un petit vieillard assis sur la selle de son cheval, qu’on me dit être le présent lord de Berkeley, et dans ses manières je fus forcé de reconnaître un Nemrod très adouci par l’influence de la civilisation.

Avant qu’existât le manoir seigneurial autour duquel s’est bâtie la ville de Berkeley, il y avait dans le même endroit un couvent de femmes très célèbre qui florissait sous la période des Saxons. Ce couvent (nunnery) était gouverné par une abbesse qui, s’il faut en croire la chronique, était à la fois noble et belle. Le puissant comte Godwin, qui. s’était élevé très haut sous le règne d’Edouard le Confesseur et qui possédait déjà de grands domaines, passant un jour par Berkeley, fut moins touché des charmes de l’abbesse que des richesses de l’abbaye. Il résolut de se l’approprier, et pour en venir là il eut recours à un stratagème que les écrivains ecclésiastiques ont qualifié de sacrilège. Le comte avait un neveu de figure agréable et de belles manières, en un mot très dangereux auprès des femmes ; il l’emmena avec lui un jour qu’il voyageait de Glocester à Bristol. Sur le chemin, le jeune homme, qui avait reçu ses instructions, feignit une indisposition soudaine, et comme on était alors tout près de Berkeley, Godwin le confia aux soins des religieuses, et le laissa dans les bâtimens de l’abbaye pendant qu’il continuait sa route. Qui ne devine la suite ? Le jeune homme fit d’affreux ravages dans le cœur des nonnes et surtout dans celui de l’abbesse. Il s’ensuivit des conséquences qui excitèrent un grand scandale. Le comte Godwin avertit le roi de l’indignité de ces religieuses. Le roi ordonna une enquête, et comme les preuves qui attestaient la faiblesse de ces pauvres filles n’étaient pas un instant douteuses, il saisit leurs biens, qu’il donna au comte Godwin. Sa femme Gueda refusa, par un scrupule de conscience, de vivre dans le manoir et de goûter les fruits de cette terre qu’elle considérait, et avec raison, comme injustement acquise. Le comte lui-même, ajoute le chroniqueur, ne prospéra pas longtemps dans l’iniquité. Une île alors très fertile, et qui faisait partie de ses immenses domaines, fut irrévocablement engloutie par la mer ; ce qui en reste porte encore aujourd’hui le nom des sables de Godwin. Enfin le comte et toute sa famille ne tardèrent point à être chassés du royaume. Cette légende n’intimida pourtant guère les lords de Berkeley ; elle n’empêcha point plus tard l’un d’eux, nommé Maurice, et qui vivait du temps de Henri II, d’empiéter sur les terres du cimetière pour arrondir son château, et cela au mépris des censures ecclésiastiques. Au reste, ce n’était point l’histoire ancienne de la noblesse anglo-normande que je venais demander au château de Berkeley, c’était la manière dont la vie peut s’assortir, dans ces de meures baroniales, à la société moderne, tout en conservant jusqu’à un certain point les mœurs, les goûts et les amusemens du passé.

Un moraliste anglais a écrit qu’on pouvait classer les hommes par le caractère des habitations, comme on classe les mollusques par la forme de leur coquille. Sans pousser si loin l’analogie, ne peut-on pas dire que ces sombres demeures du moyen âge doivent très certainement imprimer sur les familles qui les habitent de génération en génération des habitudes et des inclinations particulières ? Au moment où je fus introduit, après avoir traversé les deux cours, dans l’intérieur des bâtimens, les maîtres du château venaient de déjeuner. Je signale cette circonstance, parce que la table ronde autour de laquelle leur place était encore marquée par des fauteuils produisait un effet misérable dans une vaste salle à manger (dining hall) qui aurait pu aisément contenir plus de deux cents convives. J’en conclus tout d’abord que la vie domestique devait être après tout assez incommode dans ces princières habitations, écrasée qu’elle est par la grandeur et la solennité d’une architecture qui appartient à une autre époque et à une autre manière d’être. Cette salle à manger est en effet monumentale, et annonce bien par le choix des ornemens un goût décidé pour la chasse, qui s’est perpétué dans la famille depuis des siècles, tout en changeant quelquefois de caractère. Sur les murs se montre, parmi d’autres trophées, une sorte de cotte de mailles formée avec des dents de renard. Au milieu de la salle se déploie un grand lustre avec des têtes de biche naturelles à la base et des bois de cerf en manière de branches pour supporter les lumières. Du dining hall, on passe à travers un labyrinthe d’escaliers, de corridors et d’immenses chambres, où les embrasures des fenêtres attestent par leur profondeur l’incroyable épaisseur et la solidité des murailles. Voici la chambre où dormit la reine Élisabeth, et l’on dirait volontiers que c’était hier, car ses boîtes de toilette en argent, sa bourse et d’autres reliques figurent encore sur les tables ou les cheminées. L’antiquaire aurait mille choses curieuses à noter dans Berkeley Castle : une chapelle revêtue de panneaux sculptés et où se trouve sur un vieux pupitre une Bible qui porte la date de 1640, une foule de portraits historiques, les clés en or du château conservées sous verre, des meubles de toutes les époques, et surtout un lit colossal qui porte son âge incrusté dans la boiserie ; il est de 1330. Je pris plaisir à monter au faîte de l’édifice, d’où l’on découvre la forme presque circulaire du castle, les bastions et les anciens remparts. Sur l’une des terrasses qui dominent la forteresse, s’agitent dans leur cage des aigles vivans, dont le caractère belliqueux et sauvage s’accorde bien avec la nature des constructions qui les entourent. Ce morne château raconte plus d’une chronique, mais il a surtout conservé le souvenir d’un crime. Un escalier étroit conduit dans ce qu’on appelle la chambre du Donjon (dungeon room) : c’est là que fut assassiné en 1327, par une sombre et tempétueuse nuit de septembre, Édouard II d’Angleterre, ce faible roi trahi et détrôné par sa femme. Si les lieux ont une physionomie, comme on aime à le croire, cette froide, obscure et misérable cellule n’annonce à première vue rien de rassurant. Elle était encore plus noire et plus sinistre dans ce temps-là, car elle ne recevait le jour qu’à travers des créneaux ; c’est depuis lors qu’ont été percées deux étroites fenêtres dans l’épaisseur du mur. Tout le reste, la chaise sur laquelle s’asseyait le monarque prisonnier, le lit où il couchait, et sur lequel il fut saisi par les assassins durant son sommeil, est demeuré absolument dans le même état. On montre encore l’épée qui, rougie au feu et introduite, dit-on, par la bouche au moyen d’une corne de chasse, servit à brûler et à percer les entrailles du roi. Les exécuteurs du meurtre étaient les geôliers John Montravers et sir Thomas Gournay, aux mains desquels le prince avait été confié ; mais la complicité remontait jusqu’à un chef de l’église. Adam, évêque d’Hereford, avait envoyé aux geôliers d’Edouard II ces mots énigmatiques : Eduardwn occidere nolite timere bonum est ; ce qui voulait dire, selon la ponctuation : « Ne craignez point de tuer le roi Edouard, c’est une bonne action, » ou bien, au contraire, « ne tuez point le roi Edouard, il est bon de s’en abstenir. » Or le subtil évêque n’avait mis ni points ni virgules, espérant échapper par ce subterfuge à la responsabilité de l’acte, quel qu’il fût, et se laver ensuite les mains du sang qui aurait été répandu.

Tout en ne regrettant point ma visite à Berkeley Castle, je sortis du vieux château le cœur opprimé par un sentiment de tristesse. Que doit être, me disais-je, l’existence journalière dans ces vieux murs hantés par les souvenirs et par les ombres du passé, sous ces plafonds assombris par la majesté séculaire de l’ennui, au milieu de ces raides portraits de famille, de ces meubles d’un autre âge qui ont vu passer des générations, et de ces objets de toilette qui semblent attendre des revenans ? Je comprends très bien que, fatigués de vivre avec les morts, avec l’histoire, avec la monotone et imposante figure des siècles, les seigneurs anglais cherchent des distractions au dehors dans un exercice violent et consacré par l’usage. Il est bien vrai que Berkeley Castle ne saurait être considéré aujourd’hui comme un type des habitations de la noblesse britannique : bien peu d’anciennes familles ont conservé intacte leur antique demeure baroniale ; mais n’est-ce point en tout cas de ces vieux nids de pierre que la chasse est sortie à l’origine, ainsi que le faucon qui prend son vol ? Je demandai donc à visiter les chenils, kennels ; c’était même le but principal de mon voyage. Selon le langage des docteurs de la noble science, un bon chenil est le fondement de la chasse. Les plus renommés en Angleterre sont ceux du duc de Rutland, du duc de Beaufort, des comtes Yarborough et Fitzwilliam. Les meutes de chiens qui les illustrent ont été transmises dans ces quatre familles de père en fils depuis plus d’un siècle. De ces établissemens sont même sorties les autres meutes qui se trouvent aujourd’hui répandues dans la Grande-Bretagne. Les chenils du comte Fitzhardinge, seigneur de Berkeley, tiennent dans le nombre un rang très honorable ; ils sont situés à quelque distance du château, ainsi que les écuries pour la chasse. Sur la porte, je comptai vingt-sept têtes de renard, clouées et rangées avec symétrie ; ce trophée annonçait les exploits de l’année, et l’on n’était encore qu’au mois de septembre, c’est-à-dire presque à l’ouverture de la saison de la chasse, hunting season, qui commence au mois d’août pour finir au mois de mai de l’année suivante.

Je fus introduit dans les chenils par le gardien, homme de grande taille, armé d’un fouet qu’il ne quitte jamais, comme étant le signe de son autorité. Un archéologue anglais a écrit une longue et savante dissertation pour prouver qu’à l’origine le sceptre était un manche de fouet. Ce symbole de la toute-puissance est resté à la forme primitive entre les mains du feeder, fonctionnaire chargé de pourvoir à la nourriture des chiens et de les entretenir en bonne santé. Nous entrâmes d’abord dans la cuisine (boiling house), où se trouvaient deux immenses chaudières de fonte solidement fixées sur des fourneaux construits en brique. Une de ces chaudières servait à cuire la farine de gruau, et l’autre à bouillir la viande de cheval. De cette cuisine pour les chiens, on passe dans une première cour soigneusement dallée, exposée au soleil et rafraîchie par une fontaine d’eau limpide qui coule perpétuellement dans un bassin de pierre. C’est là qu’une partie de la meute va prendre ses récréations durant les jours de captivité. À droite de cette cour s’ouvre une première chambre à coucher (lodging room), haute d’environ douze ou quatorze pieds, pavée en tuile vernie, éclairée par trois ou quatre fenêtres, qui ressemblent, pour la forme et pour la position, aux fenêtres de nos églises. Les murs se montrent irréprochablement blanchis à la chaux, et du sol s’élèvent des espèces de lits, si l’on peut donner ce nom à des bordures de bois d’une vingtaine de pouces de hauteur, et dans lesquelles s’étend une couche de paille fraîche. À mon entrée dans cette salle, je me trouvai entouré par un peuple de chiens aux jambes droites, aux pieds ronds, au large dos, au museau vaste et allongé, mais dont l’honnête figure annonçait après tout la bonté et le désir de faire connaissance avec moi. Il y a maintenant cinquante-sept couples dans les chenils de Berkeley ; il y en avait autrefois quatre-vingt-dix. La plupart de ces chiens sont nés dans l’établissement, d’autres ont été donnés par le duc de Beaufort ou achetés à des amateurs, car aucune meute ne se soutiendrait longtemps à une certaine hauteur sans une infusion de sang nouveau. Les diverses parties du chenil sont toutes construites sur le même modèle : il y a seulement plus ou moins de cours et de chambres à coucher (lodging rooms) selon l’importance de la meute. Le seul endroit qu’il nous reste donc à signaler est la salle à manger (feeding room), une sorte de galerie couverte ou de véranda qui court sur toute la longueur du chenil, et où les chiens peuvent prendre leurs repas en plein air, tout en étant abrités du soleil et protégés contre la pluie. On les nourrit une seule fois par jour. Comme c’était justement l’heure du dîner, j’assistai à cette scène, qui ne manquait point d’animation. Une auge de bois très allongée et chargée de farine de gruau était placée au centre de la salle à manger, et de la surface bouillante de la nourriture s’élevait, à travers un nuage de fumée, une odeur qui attira bientôt toute la meute. La distribution des biens est parmi les animaux, comme parmi les hommes réunis en société, un grand sujet de division : c’était à qui maintiendrait son droit autour de la table, et plus d’un puissant chien semblait disposé à discuter la question économique avec ses confrères en montrant les dents. Bientôt pourtant, grâce peut-être à la présence du feeder, l’ordre se rétablit ; un cercle de museaux allongés dessina parfaitement la forme de l’auge, et tandis que les convives dévoraient en silence leur frugal repas, toutes les queues vibraient fortement de droite à gauche avec un mouvement d’horloge qui devait exprimer la joie.

Tous ces chiens portent le nom de fox-hounds (chiens à courre le renard) et constituent aujourd’hui une race très distincte dans la Grande-Bretagne. Cette race n’existait pourtant point il y a deux siècles[4]. D’où vient-elle ? C’est une question qui a fort occupé les archéologues de la noble science aussi bien que les naturalistes, et malgré leurs travaux une certaine obscurité règne encore sur l’origine de cet ennemi particulier du renard. L’opinion la mieux fondée à mon sens est que le fox-hound descend du talbot. Qu’est-ce maintenant que le talbot ? On conserve encore en Angleterre dans les parcs de quelques châteaux une espèce de grands chiens que Landseer a immortalisée dans plusieurs de ses peintures. Ce sont des animaux intraitables et dangereux, qui ne reconnaissent guère d’autorité, et que le fouet lui-même n’empêche pas de satisfaire, l’occasion aidant, une inclination naturelle pour le sang. Ils se montrent d’ailleurs lents à la course, et ne conviendraient pas du tout pour la chasse au renard telle qu’elle se pratique maintenant, avec des chevaux lancés à grande vitesse. Le talbot apparaît donc aujourd’hui de loin en loin comme un chien historique ; il appartenait à la famille des limiers, blood-hounds, dont parle souvent Walter Scott, et qu’une société anglaise, Thrapstone association, voulut appliquer en 1803 à la poursuite des assassins, tant elle avait reconnu chez eux les qualités d’un excellent sergent de police. Cet ancêtre de la race a servi de souche à deux variétés, le stag-hound, chien de chasse pour le cerf, et le fox-hound, chien de chasse pour le renard. Ce dernier n’est guère qu’une modification du premier ; mais, ayant été différemment élevé depuis des générations et employé à un autre genre de chasse, il se reconnaît tout de suite à la taille et, comme disent les amateurs, au style général de sa personne. Plus moderne que le stag-hound, dont il est incontestablement descendu, il doit à son origine et sans doute à de nombreux croisemens les grandes qualités qui le distinguent, telles que la force, le courage, la docilité, la vitesse et un odorat très sûr. C’est, assure-t-on, de tous les chiens courans celui qui a le plus le démon au corps. Un Anglais, M. Ward, a obtenu de son temps, c’est-à-dire il y a quelques années, la plus grande célébrité pour les soins qu’il a donnés, comme éleveur de fox-hounds, à cette branche importante de l’art de la chasse.

Le perfectionnement de la race canine en général a été d’ailleurs et est encore tous les jours l’objet d’études assidues dans la Grande-Bretagne. Il y a des concours de chiens qui sont annoncés d’avance dans les journaux : les candidats s’élancent à un signal donné (le plus souvent un coup de pistolet) et parcourent le champ clos au milieu des émotions et des applaudissemens de la foule. D’autres s’exercent à poursuivre le lapin ou même le rat dans des établissemens consacrés à ce genre de sport, et à la porte desquels on lit en manière d’enseigne cette devise plaisante : « une bonne provision de rats toujours sous la main. « Il existe aussi de temps à autre dans presque toutes les grandes villes de l’Angleterre des expositions ou des congrès de chiens célèbres. Les vainqueurs dans différentes courses, où quelques-uns ont gagné jusqu’à des prix de 250 livres sterling, figurent au milieu de ces meetings avec leurs trophées, — des coupes, des colliers et des médailles d’or ou d’argent. Une de ces dernières expositions, à laquelle j’assistais dans la ville de Londres, attira dès le premier jour quatre mille curieux, quoique le prix d’entrée fût d’un shilling. On pense bien que le fox-hound n’a pas été non plus sans recueillir de nombreux encouragemens. Il y a quelques années, un amateur, M. Meynell, conclut un pari de 500 guinées pour faire courir deux de ses fox-hounds contre deux autres chiens de la même race, appartenant à M. Barry, un confrère sportsman. Un autre événement fit encore plus de bruit dans le monde des chasseurs : je parle du grand défi de 1,000 guinées entre le duc de Beaufort et le comte de Winchilsea. Il s’agissait de savoir qui l’emporterait à la course, du chien ou du cheval employés pour la chasse au renard. Quel genre de gloire a manqué au fox-hound ? Il a été célébré par les vers de Somerville et par la prose de Beckford, qui passe avec raison pour le meilleur écrivain classique du sport. De nos jours même, un artiste anglais, M. Francis Grant, qui a visité tout exprès plusieurs meutes dans la Grande-Bretagne, a introduit dans ses tableaux de chasse les portraits de quelques-uns de ces chiens si recherchés par l’aristocratie. Avoir une belle meute de fox-hounds est en effet une sorte de point d’honneur pour un grand seigneur britannique, et comme une obligation qui lui est imposée par les convenances sociales.

Le feeder qui m’avait introduit dans les chenils de Berkeley est ce que les Anglais appellent Jack-of-all-trades, un homme pour tout faire. Quoique placé au dernier échelon de l’organisation de la chasse, c’est sur lui que l’on compte pour faire la police et pour entretenir la discipline de la meute. Il couche dans une chambre construite exprès pour lui dans un des départemens du chenil, et son intervention devient quelquefois nécessaire aux heures du jour et de la nuit pour réprimer les séditions qui s’élèvent au milieu de son peuple. Comme sa figure exprimait une sorte de rude bienveillance et le désir de satisfaire ma curiosité, je lui adressai plusieurs questions sur les devoirs de sa charge et sur la nature des chiens auxquels il avait affaire. Il m’apprit que les fox-hounds étaient en quelque sorte les militaires de la race canine : ils habitent ensemble dans les chenils ainsi que dans des casernes, battent la campagne en escadrons serrés, et se montrent étrangers à toutes les obligations de la vie civile. La meute présente ainsi une image de l’organisation primitive du clan.

« Ces chiens, ajouta-t-il, sont tous de haute extraction, et vous savez le proverbe : bon chien chasse de race. Il faut pourtant les instruire. Ceux qui ne sont pas nés dans l’établissement trouvent à leur entrée la vie du chenil assez monotone ; mais ils finissent par s’y accoutumer. Nous les menons d’ailleurs promener durant l’été au point du jour, lorsque l’air est frais et la terre humide de rosée. N’avez-vous point remarqué qu’ils ont tous les oreilles légèrement arrondies ? C’est une opération qui se pratique avec des ciseaux, et alors qu’ils sont encore tout jeunes, pour empêcher leurs longues oreilles pendantes d’être déchirées plus tard par les épines et les buissons quand ils traversent les bois. Pour ceux qui ne les connaissent point, tous ces chiens se ressemblent ; mais pour moi, qui passe ma vie avec eux, je sais qu’ils diffèrent autant les uns des autres que les hommes engagés dans une même profession. Le plus souvent ils héritent des facultés de leurs ascendans. Il y en a parmi eux qui mordent à la chasse dès le premier jour ; c’est dans le sang : ils volent à la poursuite du renard par instinct, comme le louveteau s’attache à la mamelle de la louve. D’autres ont au contraire beaucoup de peine à apprendre leur métier. Nous ne les punissons jamais pour une première faute ; mais s’ils la répètent, le fouet leur donne une bonne leçon sur les reins. La question, après tout, n’est pas tant d’être sévère avec eux que d’être équitable. Les chiens de chasse qui sont bien nés ont le sentiment de la justice ; ils savent dans leur conscience quand on les punit injustement ou quand on leur inflige une correction méritée. Tout dépend de la manière de les traiter, et, comme nous disons, c’est le bon veneur qui fait la bonne meute. Je n’aime point chez les fox-hounds une soumission servile et cauteleuse. La différence entre les chiens de haute et de basse race est que les premiers, quoique tout aussi dociles que les seconds, obéissent avec un air de grâce et de fierté. Il y a pourtant, en dépit de la meilleure direction, et au sein des meutes les plus fashionables, des chiens tout à fait incorrigibles. Quelques-uns d’entre eux cherchent sans cesse querelle à leurs camarades, ou désorganisent la chasse en élevant la voix à chaque instant. Un bon chien ne doit parler dans le fourré que quand il a quelque chose à dire. Vous souriez en songeant peut-être que les hommes eux-mêmes n’en font point toujours autant. Cela est vrai ; mais si vous êtes initié aux secrets de la chasse au renard, vous devez comprendre les conséquences funestes d’une fausse alarme pour le succès de la journée. Le pis est encore que certains de ces défauts sont contagieux : il suffit d’un mauvais chien, bruyant ou indiscipliné, pour démoraliser toute une meute. Il faut donc alors s’en défaire. — Qu’entendez-vous par là ? lui demandai-je, devinant à l’expression mystérieuse de sa figure qu’il s’agissait de quelque chose de grave. — Eh bien ! oui, répondit-il, il faut de temps en temps un exemple. Le chien condamné à mort après de mûres réflexions est emmené des kennels avec un nœud de corde autour du cou et pendu. Les autres fox-hounds sont ainsi avertis de se tenir sur leurs gardes. — Croyez-vous réellement que ses camarades comprennent les motifs de la sentence et la nature de l’exécution ? — Je n’en doute pas, dit-il alors de l’air le plus sérieux du monde. »

Le feeder, quoique ferme partisan de la peine de mort, aimait sincèrement ses chiens, et il en parlait volontiers avec éloge. « Ce sont après tout de bons enfans, se hâta-t-il d’ajouter. Ils ont surtout au plus haut degré le sentiment de la défense mutuelle et savent s’entr’aider au besoin les uns les autres. Je voudrais que vous pussiez les voir durant la nuit ; si vous êtes peintre (car il y a déjà deux ou trois artistes qui sont venus visiter nos kennels), vous auriez là le sujet d’un beau tableau. Il est curieux d’observer comme ces pauvres animaux, éreintés souvent par la course, après une dure journée de chasse, se couchent sur leur lit commun de manière à ne point se gêner entre eux ; ils se placent même de façon que leur corps puisse servir d’oreiller pour soutenir la tête de leur voisin. Quand la bonne intelligence de la meute vient par hasard à être troublée, c’est le plus souvent la faute d’un ou deux mauvais caractères., Dans la plupart des chenils se trouve un maître chien qui exerce une véritable autorité sur toute la bande. Tout va bien tant qu’il n’abuse point de ses pouvoirs ; mais s’il devient un tyran pour ses camarades, s’il les maltraite et les tourmente sans raison, il court grand risque de soulever contre lui une formidable révolte. N’avez-vous point entendu parler d’un de ces maîtres chiens qui fut tué et dévoré par ses sujets dans le chenil de M. Conyer, à Copthall ? — Non-seulement j’ignorais le fait, répondis-je, mais vous m’étonnez beaucoup ; ces chiens qui nous entourent ont l’air si doux, ils présentent si volontiers la tête à la main qui les caresse ! — Ne vous fiez pas entièrement à leur bonne figure ; le fox-hound, quoique docile et apprivoisé, conserve pourtant des instincts sauvages qui se réveillent quelquefois sous l’action de certaines circonstances. Il n’y a pas si longtemps qu’un gardien eut le même sort que le chien dont je vous parlais tout à l’heure. Si vous me demandez mon opinion, je vous dirai que je crois fermement qu’il avait eu des torts envers la meute. Ces mêmes animaux qui se révoltent si brutalement contre la force injuste et tracassière témoignent dans d’autres circonstances pour l’innocence et pour la faiblesse un respect touchant. Un des premiers sportsmen de l’Angleterre avait un petit enfant qui avait disparu de la maison et qu’on cherchait de tous les côtés, quand l’idée se présenta à l’esprit du père et de la mère qu’il s’était peut-être glissé dans les kennels. Cette idée fit naître les plus horribles inquiétudes, car on savait qu’il y avait alors dans un des départemens du chenil quelques chiennes très féroces qui avaient des petits et dont nul n’osait s’approcher. Quelles furent la joie et la surprise des parens, lorsque, entrés dans cette partie dangereuse des kennels, ils retrouvèrent l’enfant à cheval sur le dos d’une de ces chiennes farouches qui se laissait manier par lui avec la douceur et la complaisance d’un agneau ! »

Cette conversation avec le feeder sur la vie du fox-hound et sur les mœurs des kennels me laissait encore à connaître l’organisation économique de ces établissemens. Quelques meutes choisies ont été payées en Angleterre jusqu’à 2,000 guinées ; le prix ordinaire est pourtant de 500 à 1,000 livres sterling. Ce premier déboursé ne représente encore, avec la construction des chenils, que la moindre partie des frais ; ce n’est pas tout que d’acheter les chiens, il faut les entretenir et payer les hommes qui les soignent. Le nombre des fox-hounds qui composent une meute dépend de la nature de la contrée et de combien de fois par semaine a lieu la chasse. Ces deux circonstances introduisent, comme on le devine, les plus grandes variations dans le budget des dépenses. Le mieux est donc de donner des résultats généraux. Il existe aujourd’hui en Angleterre et dans le pays de Galles cent établissemens de chasse, sans compter ceux qui florissent en Écosse et en Irlande. Eh bien ! chacune de ces cent meutes, entretenues soit par des particuliers très riches, soit par un système de souscriptions, coûte en moyenne 1,500 livres sterling par an ; c’est donc pour l’ensemble une dépense annuelle de 150,000 livres de la même monnaie, il est vrai que dans ce chiffre on fait figurer l’entretien des écuries, car, pour chasser le renard, deux auxiliaires sont indispensables, des chiens et des chevaux.

Ces chevaux de chasse (hunters) constituent, ainsi que les fox-hounds, une race particulière créée ou du moins formée par l’industrie anglaise en vue d’un passe-temps national. J’en ai vu d’assez beaux modèles dans les écuries de Berkeley Castle. Le moderne hunter diffère d’ailleurs beaucoup de ce qu’était autrefois le cheval de chasse dans la Grande-Bretagne. Comme le caractère de la course au renard a changé depuis un siècle, il a fallu modifier le type des animaux qu’on destine à cet exercice. Le trait le plus frappant de cette chasse étant aujourd’hui la vitesse, le hunter actuel ressemble singulièrement au cheval de course (race-horse) ; on pourrait presque dire que c’est le même animal avec plus de force et de consistance. Une des grandes qualités qui le distinguent est de se montrer ce que les Anglais appellent un excellent sauteur, leaper. Pour comprendre la valeur de ce talent naturel qu’on cultive avec soin chez le jeune cheval, et sans lequel il n’y a point de hunter accompli, il faut se souvenir que le champ de chasse ou courre (hunting field) se montre le plus souvent hérissé de toute sorte d’obstacles, barrières, grilles, haies, fossés, dont quelques-uns, selon la métaphore anglaise, présentent à la vue d’effroyables bâillemens (yawns). De tous ces obstacles, celui qui arrête encore le plus un cheval ombrageux ou inexpérimenté, ce sont les larges ruisseaux. L’art du cavalier consiste en pareil cas à faire galoper sa monture à fond de train, de telle manière que l’animal ne voie pas le cours d’eau avant d’en être tout près et qu’il le franchisse alors d’un bond. C’est pour développer ces facultés particulières du hunter qu’ont été établies dans la Grande-Bretagne, il y a moins d’un demi-siècle, les steeple-chases, courses au clocher. Ce divertissement jouit à présent d’une grande popularité, quoique certains Anglais le condamnent en principe comme inhumain. La vue de ces courses au clocher est certainement fort belle et fort émouvante ; mais je dois avouer qu’une grande partie de l’intérêt repose sur les dangers de toute sorte que courent les hommes et les chevaux. Ces derniers, lancés à une vitesse de vingt milles à l’heure à travers un espace encombré par d’affreux accidens de terrain ne reculent devant rien - et enlèvent d’assaut tous les obstacles[5].

Je connaissais maintenant l’organisation des chenils et des écuries, qui forment en quelque sorte le point de départ de la course au renard (fox-hunting) ; mais on ne chasse point qu’avec des chiens et des chevaux, il faut en outre tout un état-major d’officiers qui doivent avoir des lumières spéciales et dont chacun remplit, selon son titre, des fonctions différentes. Si l’on veut se faire une idée de ce personnel et de l’importance que les Anglais attachent à un genre de sport qui coûte beaucoup d’argent, emploie beaucoup de monde et fait vivre un très grand nombre de familles, c’est dans la petite ville de Melton qu’il faudra se transporter. Melton-Mowbray, dans le Leicestershire, est en effet la métropole du fox-hunting.


II

J’étais parti de Londres par le chemin de fer et en compagnie d’un vieux sportsman qui ne demeure point dans le Leicestershire, mais qui se rend quelquefois à Melton pour son plaisir. Là se réunit tous les hivers l’aristocratie de la chasse au renard. La partie du comté de Leicester que nous traversâmes à vol d’oiseau ou de vapeur n’avait rien de remarquable pour la beauté des sites ; c’était une contrée montagneuse et boisée, entrecoupée de vallées, de rivières, de ruisseaux et de grandes haies défendues par un double fossé. Je communiquai mes impressions à mon compagnon de voyage, qui parut les accueillir avec surprise. « Après tout, me dit-il, les chasseurs de renard ne sont ni des poètes, ni des touristes ; ils ont une manière à eux d’envisager les beautés d’un paysage. Celui que vous avez devant les yeux n’abonde-t-il point en brusques accidens de terrain ? Regardez autour de vous : quels glorieux obstacles ! quels magnifiques casse-cou ! Voilà ce que nous estimons surtout dans les environs de Melton-Mowbray. Je serais tenté de croire, ajouta-t-il en souriant, que le renard est de notre avis ; de même que les amateurs qui le chassent, il semble se plaire au milieu des dangers, et n’est-ce point à une telle cause qu’il faut attribuer la préférence obstinée qu’il témoigne pour ces âpres campagnes ? » Tout en causant, nous arrivâmes à Melton, dont l’ancien nom est Medelturne, et l’on avouera qu’il a fallu tous les tours de force propres à la prononciation anglaise pour l’avoir contracté de cette façon-là. La ville s’élève dans une vallée, sur les bords de la rivière Eye. Elle est petite, ancienne, mais assez bien bâtie, propre et libéralement éclairée : elle doit son accroissement, sa prospérité relative et les améliorations dont elle a été l’objet dans ces derniers temps à la fameuse chasse au renard. Cette chasse commence en novembre et se continue cinq mois de l’année, durant lesquels les sportsmen affluent de toutes les parties de l’Angleterre. Les hôtels ne manquent point pour les recevoir, et l’on assure que les écuries peuvent contenir près de sept cents chevaux. Malgré ces avantages, Melton n’est point, à première vue, une ville agréable ; n’y cherchez aucun de ces divertissemens qu’on rencontre souvent dans les plus petits endroits, et dont les Anglais se montrent si jaloux. Je demandai à mon compagnon s’il y avait un théâtre et une salle de concert. « À Melton, me répondit-il, la meilleure musique, celle qui réjouit le plus les oreilles des habitans, est, à neuf heures du soir, pendant le mois de décembre, le cliquetis du fer des chevaux contre le pavé des rues, car ce bruit harmonieux annonce une chasse pour le lendemain. En fait de théâtre, cette petite ville était autrefois célèbre par ses cock-pits, arènes pour les combats de coqs ; mais la loi a supprimé depuis quelques années dans tout le royaume ce divertissement inhumain, et ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. Aujourd’hui le drame qui a le plus de succès à Melton est la mort du renard ; j’avoue que ce drame se joue presque tous les jours avec à peu près les mêmes acteurs, mais il ne laisse pas que d’exciter sans cesse des émotions nouvelles. Le fox-hunting est un plaisir dont on ne se rassasie jamais quand on l’aime. Quant à moi, je n’étais point né chasseur : une fantaisie de jeunesse, un mariage secret suivi de conséquences funestes, et la perte de la femme que j’avais aimée, telles sont les circonstances qui m’ont poussé vers un genre de vie fort peu en rapport avec mon caractère et avec la nature de mes premières études ; mais j’ai contracté avec le temps pour cet exercice mâle et salutaire une passion qui défie le refroidissement des années. Il n’est rien en effet comme la chasse au renard pour mettre en pratique cette maxime d’Horace : Nec turpi ignosce senectœ. »

Nous passâmes le premier jour de notre arrivée dans la ville de Melton à visiter plusieurs établissemens de chasse qui surpassent dans leur genre tout ce qu’on peut voir en Angleterre. Chaque sportsman qui réside sur les lieux possède en moyenne dans ses écuries une dizaine de chevaux (hunters), mais quelques-uns en entretiennent jusqu’à quatorze ou vingt et même plus pour leur usage particulier. Ce grand nombre de chevaux consacrés au service d’un seul chasseur s’explique par la nature de la contrée. Dans le Leicestershire, où le terrain est inégal et entrecoupé d’obstacles systématiques, tout bon chasseur de renard a pour habitude d’avoir le même jour sur le théâtre de la chasse au moins deux chevaux, dont l’un sert à relayer l’autre. On a même reconnu que cette pratique était une économie, car elle ménage la santé des chevaux, qui, sans cela, ne résisteraient pas longtemps aux courses trop prolongées. Je parle, bien entendu, d’une économie relative, car chacun de ces nobles animaux coûte au moins de 2 à 300 guinées, et l’on estime à 1,000 livres sterling par an la somme nécessaire pour entretenir une écurie de douze hunters. Après de tels sacrifices, qui s’étonnera de trouver à Melton un assez grand nombre de célébrités qui ne craignent aucune concurrence dans tout le reste de l’Angleterre, et qui donnent en quelque sorte le ton à la chasse du renard ? Le titre bien connu de Meltoniens s’applique même bien moins aux habitans de la ville qu’à une confrérie de vrais gentlemen qui vivent dans la localité et qui cultivent en commun la noble science avec toute l’ardeur qu’inspire à des hommes réunis dans le même cercle d’occupations ou de plaisirs un sentiment naturel de rivalité. Cette école se distingue surtout par le style, mot vague qui embrasse à la fois la manière de chasser, la tenue des chevaux et l’habillement des sportsmen. Le Meltonien, avec sa redingote rouge, sa casquette de velours noir, son pantalon de peau blanche et ses bottes molles à l’écuyère surmontées de revers jaunes, représente le beau idéal d’un chasseur anglais. Un jeune homme qui aspire à se poser en héros dans le monde du sport cherche donc à faire ses premières armes dans la société de Melton-Mowbray. Il faut distinguer dans la ville deux classes d’amateurs, d’abord ceux qui résident et qui, à la tête d’un patrimoine énorme, entretiennent à leurs frais un établissement de chasse, puis ceux qui viennent tous les hivers passer quelque temps dans ce rendez-vous des sportsmen élégans. Les derniers, quoique étrangers à Melton, n’y sèment pas moins beaucoup d’argent. On évalue à plus de 50,000 livres sterling la somme qu’ils laissent tous les ans pour payer leur carte de visite. Or, comme quelques-uns d’entre eux ne jouissent pas après tout d’une fortune illimitée, je me rangerais volontiers à l’avis de la comtesse Blessington[6]. Le mariage est, selon elle, « pour les jeunes gens à la mode [young men of fashion) une économie, même quand ils n’épousent qu’une dot médiocre, à cause des sacrifices pécuniaires que leur imposait la vie de garçon. »

Chemin faisant, mon guide me montra dans la ville quelques-unes des gloires meltoniennes. Celui-ci, à l’entendre, était un cavalier parfait, ce qu’il appelait une belle main pour gouverner la bride (fine bridle hand) ; celui-là ne chassait pas dans un si grand style, mais combien son élan était sûr et terrible ! Vers le soir, nous allâmes faire une promenade dans la campagne, car le sportsman désirait m’expliquer le mécanisme de la chasse, tout en me montrant, comme il disait, le champ de bataille. Les arbres étaient à peu près dépouillés ; mais l’automne, quoique déjà très avancé, avait appauvri la nature sans l’attrister, et je ne tardai point à me réconcilier avec le paysage, qui, vu de près, ne manque point de caractère. Un des mérites du fox-hunting est d’avoir donné pour les amateurs une poésie à l’hiver, la saison de l’année qui avait le plus besoin d’attraits. Ils trouvent en effet des beautés sauvages dans les sombres bruyères, dans la chevelure roussâtre des halliers, dans les bois silencieux ou troublés par les voix sibyllines du vent, qui parlent entre les branches nues et renversées les unes sur les autres.

Le sportsman voulut bien alors m’expliquer certains détails relatifs au personnel du fox-hunting avec toute la méthode d’un professeur de la noble science. « Je ne vous parlerai point de la chasse, me dit-il, vous la verrez demain. Quelqu’un qui assiste pour la première fois à ces scènes émouvantes ne peut d’ailleurs se faire qu’une idée bien confuse de nos manœuvres, s’il ne connaît d’avance l’histoire et l’organisation de l’art de la vénerie. Vous savez déjà que la course au renard a subi de grands changemens en Angleterre depuis moins d’un siècle. Autrefois les chasseurs se réunissaient avant le chant du coq, souvent même les chiens postés d’avance le long d’une haie attendaient le point du jour pour s’élancer dans le fourré où se cachait leur ennemi. Il n’en est plus de même aujourd’hui ; la chasse commence relativement tard dans la journée, et se poursuit, si j’ose ainsi dire, à la vapeur. La différence entre l’ancien et le nouveau style peut au reste se résumer en deux mots : jadis on passait quelques minutes à trouver le renard et des heures à le tuer ; maintenant nous passons des heures à le découvrir, et quelques minutes suffisent souvent pour l’exterminer. — Auquel des deux systèmes, lui demandai-je en l’interrompant, donnez-vous la préférence ? — En vérité, reprit-il, je n’en sais rien ; il y a du pour et du contre. Nous trouvons la méthode de nos pères bien lente ; s’ils revenaient à la lumière, ils trouveraient peut-être la nôtre trop rapide : « vous courez, nous diraient-ils, vous ne chassez plus. « Il se peut que nous ayons suivi en cela l’exemple des horticulteurs fleuristes, qui, après avoir épuisé une série de combinaisons, se mettent à en recommencer une nouvelle, sans autre raison que le désir d’innover. Je ne serais pas non plus étonné que l’âge des chemins de fer, des steamers et des télégraphes électriques n’ait imprimé, à notre insu, le caractère du mouvement et de la promptitude jusqu’aux divertissemens le plus étrangers à l’industrie. Quoi qu’il en soit, vous comprenez tout de suite que la nouvelle manière de chasser réclame plus de vitesse dans les chevaux, plus d’audace dans les cavaliers, que l’ancien fox-hunting.

« A la tête de cette petite armée qui se propose d’entrer en campagne durant la saison d’hiver se place le maître (master), appelé aussi quelquefois master of fox-hounds (maître des chiens de chasse). C’est une dignité fort recherchée et l’un des plus grands honneurs que puisse acquérir un gentilhomme dans tous les comtés de la Grande-Bretagne où la chasse au renard est en honneur. Ses fonctions sont, bien entendu, gratuites, je pourrais même dire qu’elles sont très dispendieuses, car dans plus d’un cas il lui faut entretenir à lui seul une meute, des chevaux et tout un état-major de chasse ; mais à ce noble jeu ne se ruine point qui veut : il faut que le maître soit élu ou approuvé par les propriétaires du district. Cette situation, la plus haute de toutes celles que puisse ambitionner un vrai sportsman, est généralement occupée dans les campagnes par des lords ou par des squires. La squirearchie britannique constitue, selon nos idées, une classe unique dans le monde, et dont on ne retrouverait l’équivalent chez aucun autre peuple. Vous devez avoir reconnu depuis longtemps que nous sommes une nation hiérarchique : à tort ou à raison, nous avons le respect du sang. Voulez-vous savoir maintenant ce que nous admirons surtout chez ces gentilshommes ? Ils n’ont rien en eux de mercantile, ils mettent résolûment l’honneur au-dessus de tous les intérêts, et s’ils ont une fois donné leur parole, ils la tiennent. — Ce sentiment, lui fis-je observer, m’étonne un peu chez un peuple qui doit au commerce une grande partie de sa gloire et de ses ressources politiques. — Cela est vrai, reprit-il, nous devons beaucoup au commerce ; mais on ne fait pas une grande société avec un seul élément. C’est justement parce que nous sommes un peuple de marchands que nous estimons à un haut degré les qualités opposées, et que nous tenons à conserver en principe une classe d’hommes vivant dans une autre sphère et sur d’autres traditions.

Un des premiers soins du maître qui a été investi de la confiance des autres chasseurs, et qui se propose de battre le pays avec ses chiens et à ses frais, est de tracer une assez grande circonscription de terrain sur laquelle il puisse courir. Peut-être y a-t-il encore en Angleterre des masters possédant toute une contrée de chasse (fox-hunting country) ; mais ils sont très rares, et pour mon compte je n’en connais point. Les masters sont donc pour la plupart obligés de s’entendre avec les autres propriétaires et surtout avec ceux auxquels appartiennent les couverts où se cache le renard (coverts). La permission est presque toujours accordée, mais à une condition : c’est que la chasse sera bien menée. Vous voyez tout de suite que le maître n’est point aussi indépendant qu’il le semble. Les autres propriétaires, en l’autorisant à courir sur leurs domaines, acquièrent ainsi jusqu’à un certain point le droit d’intervenir dans la chasse. Le fox-hunting est sous ce rapport une image de nos institutions, qui réunissent en principe de très grands pouvoirs sur certaines têtes ; mais chacun de ces pouvoirs rencontre à chaque instant des limites dans la pratique. Un autre devoir du master est de prendre des mesures pour la conservation du renard, car sans cela le combat finirait bientôt, comme vous dites, faute de combattans. Si le renard en effet n’a point disparu depuis longtemps de l’Angleterre, ainsi que ses anciens camarades, l’ours, le loup et le sanglier, ce n’est point la faute des habitans de nos campagnes, qui en auraient bientôt fini avec lui, si on les laissait faire ; non, c’est la faute des chasseurs. Il leur doit, sous ce rapport du moins, de la reconnaissance, et je conçois qu’à ce point de vue nous puissions être appelés les amis de cet animal malfaisant. On le conserve, il est vrai, pour le tuer, et quand vous réfléchirez au carnage qu’on en fait tous les ans, vous vous étonnerez peut-être que la race de nos renards britanniques ne soit point encore éteinte. Il a fallu pour cela une grande surveillance et un ensemble de coutumes qui ont toute la force de lois. Le renard a deux ennemis particuliers dans nos campagnes : les propriétaires qui entretiennent du gibier dans des parcs ou dans des endroits réservés, et les fermiers. Vous pensez bien en effet que le matois leur joue plus d’un mauvais tour : c’est dans sa nature : ici il enlève un lapin ou un faisan, là il dévore une poule. Les fermiers anglais dont il a ravagé toute la basse-cour durant la nuit auraient belle envie de lui tirer un bon coup de fusil et de se faire justice eux-mêmes ; mais en général ils ne l’osent point, tant ils redoutent les effets de la colère des chasseurs. Il y a en effet mille à parier contre un que, si le fait est connu, les moissons du cultivateur seront foulées aux pieds des chevaux, ses haies détruites, peut-être même ses granges menacées. Je n’approuve point cette manière d’agir, et je reconnais avec vous qu’elle est tout à fait illégale : certes les victimes de ces actes de vandalisme ont le droit d’en appeler aux tribunaux ; mais la chasse, étant un divertissement du moyen âge, a perpétué sous un certain rapport dans nos campagnes les mœurs et les habitudes de la féodalité. Heureusement pour nous autres sportsmen, si les fermiers n’aiment point le renard, ils aiment du moins le fox-hunting. Il faut du reste les connaître et vivre avec eux pour démêler leurs vrais sentimens à cet endroit. Parlez-leur en particulier : ils se plaindront avec amertume des conséquences de la course au renard, telles que les récoltes détruites ou endommagées, les barrières rompues, les haies écrasées par les envahisseurs en habit rouge. Voyez-les ensuite à un banquet ou à un meeting de sportsmen, ils applaudiront avec fureur le toast en l’honneur du fox-hunting et boiront à plein verre à la santé de leur ennemi. Observez-les surtout un jour de chasse sur le terrain de la battue : dans leur ardeur d’arriver les premiers au rendez-vous sur leurs chevaux lourds, mais pleins de feu, ils troublent quelquefois les opérations de la journée. Il faut néanmoins, comme vous pensez bien, au master of fox-hounds un certain degré de diplomatie pour faire accepter de bonne grâce à ses voisins les divers inconvéniens de la chasse au renard. N’admirez-vous pas par exemple le sang-froid hardi d’un Écossais, le duc de Buccleuch, qui, parlant à ses fermiers et cherchant à combattre de faux préjugés qui s’élèvent dans les campagnes contre le fox-hunting, leur disait que le blé des champs et l’herbe des prairies ne s’en porteraient que mieux pour avoir été foulés par le fer des chevaux !

« Ces négociations ne sont rien encore comparées aux devoirs qui attendent le master sur le courre. D’abord il doit toujours arriver à l’heure au lieu du rendez-vous. Vous connaissez assez de nos mœurs pour savoir que l’exactitude est la politesse des Anglais ; mais la ponctualité du master est proverbiale. Il n’arrive jamais trop tard, cela va sans dire, et il ne doit pas non plus arriver trop tôt. Sur les lieux, il prend à l’instant même le commandement de la chasse. Ce n’est point une petite affaire, et il lui faut pour cela toutes les qualités d’un général d’armée unies à la science particulière du sport. Le master doit être bon cavalier, avoir une voix de poitrine, un coup d’œil dominateur, des manières de gentilhomme et cette apparence extérieure qui commande le respect. Je vous parle ici de l’idéal, et je ne prétends point dire que tous nos maîtres soient taillés sur ce modèle-là ; ce sont pourtant en général des hommes distingués. Ne perdez point de vue que c’est à eux de maintenir l’ordre sur le terrain de la chasse. Cette tâche est quelquefois très difficile, car il s’agit de modérer et de diriger une meute de chiens impétueux, un état-major de fonctionnaires qui croient, et avec quelque raison, en savoir plus que le master dans leur spécialité, enfin une troupe indisciplinée de chasseurs et de curieux à cheval. Qui ne voit tout de suite qu’il faut pour cela une sorte de don naturel, de la promptitude d’esprit, du jugement, et surtout beaucoup de fermeté associée à beaucoup de politesse ? En principe, un master parfait devrait avoir le caractère de fer du duc de Wellington combiné avec la courtoisie du comte de Chesterfield. Quoique la responsabilité de la chasse se partage entre les différens grades, c’est lui qui porte sur ses épaules la plus lourde charge, le succès ou la défaite de la journée. Le fox-hunting ne serait plus un divertissement, si l’on était toujours certain de réussir ; il faut s’attendre à des mécomptes, je crois même qu’ils sont nécessaires de temps en temps pour tenir les hommes aussi bien que les chiens sur le qui-vive. Il y a, comme nous disons, des jours blancs et des jours noirs, la chance de gagner et la chance de perdre ; mais si les chiens se trouvent désappointés plusieurs semaines de suite dans la recherche du renard, ils finissent par se décourager et par perdre toute espérance. Malheur alors au master of fox-hounds, ses sacrifices, ses bonnes intentions, ses efforts, ne sauraient le mettre à l’abri des traits de la critique. Au lieu de lui savoir gré des dépenses qu’il a faites et des peines qu’il s’est données, ses voisins le déchirent à belles dents et le mettent en pièces, comme pour venger les chiens de n’avoir eu à mordre que le vide. Cette conduite peut vous sembler sévère, mais après tout n’est-ce point justice ? Toute prérogative entraîne des devoirs, toute dignité oblige. Celui qui entreprend de chasser dans une contrée, même à ses frais, est tenu de remplir ses engagemens ; or il est entendu qu’on attend de lui des connaissances et un caractère à la hauteur de la responsabilité qu’il assume. N’oubliez pas d’ailleurs qu’en principe la chasse appartient à tous, puisque tous y concourent dans une certaine mesure en permettant au renard de manger leur gibier et en ouvrant aux chasseurs les enclos ou les fourrés dans lesquels se réfugie la bête. Le maître n’est donc après tout qu’une sorte de mandataire qui doit à ses commettans du plaisir et auquel ces derniers sont en droit, jusqu’à un certain point, de demander compte des fautes qu’il peut renouveler par ignorance ou par faiblesse. Encore ai-je supposé jusqu’ici que la meute lui appartenait. Il n’en est pourtant pas ainsi dans tous les comtés de l’Angleterre, un bon nombre de meutes sont entretenues par souscriptions. Dans ce dernier cas, le master n’est en réalité que le chef d’une société en commandite. Ai-je besoin d’ajouter que ses fonctions deviennent alors bien plus délicates et bien plus difficiles à remplir, puisqu’il n’exerce en définitive qu’une autorité consentie et précaire sur le groupe de chasseurs qu’il représente ? »

En réfléchissant au portrait qui venait de m’être tracé par le sportman et aux nombreuses qualités que doit réunir un maître de chiens de chasse, je m’étonnai qu’il se trouvât beaucoup de gentilshommes en Angleterre pour briguer une charge ingrate, où il y a beaucoup de temps et d’argent à perdre, des connaissances pratiques à acquérir, et souvent, au bout de tout cela, un blâme sévère à rencontrer. Il se hâta de répondre à mes objections. « Je vois, reprit-il, que vous ignorez encore tout un côté de la vie dans nos campagnes. La chasse au renard est, a un certain point de vue, une institution politique. Tout gentilhomme campagnard a intérêt à être bien avec ses voisins et avec les fermiers de son district : or rien n’accroît la popularité d’un squire comme le respect qu’il témoigne pour un divertissement national auquel toutes les conditions sociales et tous les âges prennent en Angleterre un plaisir extrême. Le maître de chiens de chasse qui se montre poli envers les hommes de toutes les classes, qui envoie de temps en temps aux femmes de fermiers un cadeau de gibier pour compenser les pertes que les visites du renard ont causées dans la basse-cour, est presque sûr de se voir adoré dans son endroit et d’étendre ainsi le rayon d’une influence locale, laquelle repose avant tout sur la sympathie. L’un d’eux, qui est mort trop jeune, sir Harry Goodrick, s’était acquis dans son comté une renommée incontestable pour avoir dit un jour de chasse aux fermiers qui dans leur impatience encombraient le lieu de la scène : « Mes amis, vous avez autant le droit d’être ici que moi-même ; retirez-vous seulement un peu et restez tranquilles. » Comme les intérêts sont d’ailleurs réciproques, les paysans, les hôteliers et les fournisseurs n’ignorent point que la chasse au renard est une source de profits pour la localité. D’abord elle attire beaucoup de monde, ensuite l’entretien des meutes et des écuries occupe un grand nombre de bras et répand beaucoup d’argent dans les campagnes. Un autre avantage, et je mets celui-ci au premier rang, est que les établissemens de chasse engagent les nobles et les gentilshommes à vivre sur leurs terres. Quelle est après tout la grande plaie de l’Irlande ? C’est qu’une partie des notables propriétaires du sol ont déserté cette île malheureuse et dépensent ailleurs les richesses que produit la contrée natale. Il n’y a rien de semblable à craindre dans les campagnes de l’Angleterre où se chasse le renard ; le goût pour cet exercice, l’honneur d’être à la tête d’une meute et d’une armée de chasseurs, les sacrifices accomplis attachent les gentilshommes à leur résidence, surtout durant la saison de l’année où sans cela ils seraient le plus attirés par les plaisirs des grandes villes. D’un autre côté, la chasse crée entre le maître et les yeomen (gros fermiers), entre ceux-ci et les paysans, des rapports qui tendent à rapprocher les diverses conditions sociales. »

Le sportman s’était étendu sur les devoirs du master, parce que celui-ci est la tête d’une armée de chasseurs ; mais il m’apprit aussi que le fox-hunting s’appuyait sur le principe de la division du travail. Après le maître de chiens de chasse vient le huntsman, veneur. Ce dernier est un officier salarié par le squire dans les endroits où il s’en trouve un assez riche pour entretenir une meute à ses frais, ou bien par un système de souscriptions ! N’attendez d’ailleurs rien d’un homme qui embrasserait cette profession comme un gagne-pain ; il faut pour réussir qu’il soit enthousiaste de son art. Il y a des veneurs qui ont reçu de l’éducation, quoique en général un goût inné pour le grand air et pour les exercices virils les ait entraînés tout jeunes à faire l’école buissonnière sur le dos des chevaux. Ce sont le plus souvent des types, — les hommes d’une idée fixe qu’ils poursuivent durant toute leur vie, et quelques-uns d’entre eux figurent sur le champ d’honneur depuis soixante ans. Rien de ce qui vient traverser leur but ou contrarier leur goût favori ne saurait trouver grâce devant leur impatience. On cite l’anecdote d’un huntsman qui, un jour de chasse où le vent transmettait faiblement l’odeur du renard, se mit à humer l’air avec violence, et le trouvant tout chargé d’un parfum de violettes dont les touffes serrées fleurissaient sur la lisière d’un bois : « Au diable, s’écria-t-il, les puantes violettes ! » Un autre appelait les hirondelles des oiseaux de mauvais augure ; les hirondelles annoncent la fin de l’hiver, et avec l’hiver finit à peu près la poursuite du renard. N’allez pas croire pour cela que le veneur soit indifférent à la nature ; il n’y a peut-être pas d’homme au contraire qui connaisse mieux que lui tous les traits du paysage sur lequel se déploie la chasse. Il semble seulement avoir la ferme conviction que le monde a été créé en vue du fox-hunting. Sur le courre, toute la nature lui parle. Il sait la valeur de tous les objets qui lui passent devant les yeux ; il connaît les habitudes du corbeau ou de la pie, dont le vol indique souvent la direction qu’a prise le renard, et la vue d’un troupeau de moutons dans le lointain lui suffit pour juger à l’air de ces animaux si l’ennemi se trouve près d’eux. Il lui faut surtout être en bons termes avec la meute. Ainsi que César connaissait le nom de tous ses soldats, de même le huntsman doit connaître le nom de tous ses chiens, les qualités de chacun d’eux et sa manière de chasser. Quant à leur généalogie, il la sait par cœur, et souvent ses enfans eux-mêmes héritent sous ce rapport de sa science hèraldique. On raconte que des chasseurs, étant un jour à dîner chez un célèbre veneur écossais, discutaient les quartiers de noblesse d’un des chiens de la meute, sans qu’aucun d’eux pût les déterminer exactement. « Allez chercher votre sœur, » dit le huntsman : à l’un de ses fils. Cette sœur, une jeune fille de seize ans, entra et résolut le problème sans hésiter. Chez lui, le huntsman, malgré la nature un peu farouche de ses occupations, est un excellent homme, surtout si l’on sait le prendre à ses bonnes heures, c’est-à-dire au retour d’une partie de chasse qui a été heureuse. Il existe maintenant en Angleterre un assez grand nombre de huntsmen célèbres, la plupart d’entre eux ont traversé des accidens qui ont mis plus d’une fois leur vie en danger ; mais ils semblent en général partager l’opinion d’un de leurs confrères, qui disait que les membres du corps humain n’étaient jamais si solides que quand ils avaient été souvent raccommodés.

Le huntsman a sous ses ordres deux whippers-in, fouetteurs de chiens. Ces deux auxiliaires doivent être avant tout de hardis cavaliers, et risquer à l’occasion avec leurs chevaux des courses foudroyantes. Cela veut dire, en termes de chasse, qu’il leur est permis, plus encore qu’aux officiers supérieurs, le master et le huntsman, de courir le danger d’être noyés ou de se rompre le cou. Leur place sur le champ de bataille est avec les chiens, qu’ils corrigent souvent d’une manière très brutale, et dont ils dirigent les mouvemens stratégiques. Le premier fouetteur, first whipper-in, se tient le plus souvent au milieu de la meute, et le second, second whipper-in, derrière elle. Il y a d’ailleurs deux systèmes qui divisent l’opinion des chasseurs : l’un qui consiste à laisser faire les chiens après avoir consulté le vent, et l’autre qui veut au contraire qu’on commande toutes leurs manœuvres. Les partisans de la première méthode s’appuient sur l’autorité de Beckford, qui a écrit que les chiens abandonnés à eux-mêmes tueraient rarement le renard. On a pourtant observé dans divers cas qu’ils en savaient sur certains points plus que les chasseurs eux-mêmes, et qu’ils n’avaient pas toujours besoin des avis du huntsman, ni des whippers-in, après une fausse course, pour reconnaître eux-mêmes leur erreur et pour changer de direction. Il y a ici, comme dans la science de la guerre, un point difficile à saisir et à fixer : c’est une question de goût, de tact et d’expérience. De jeunes huntsmen, jaloux de montrer leur talent, ne laissent aucune initiative à leurs soldats (ce sont les chiens que je veux dire), et les tiennent sans cesse sous la main. L’inconvénient de ce système porté à l’extrême est d’enlever aux chiens toute confiance en eux-mêmes. Ils apprennent ainsi à ne s’appuyer que sur le maître, tandis que c’est sur leur valeur et leurs instincts qu’ils devraient surtout se reposer. Aux yeux de tout chasseur enthousiaste, ce sont de nobles et puissantes créatures ; il règne parmi elles une rivalité qui n’exclut point le sentiment de la hiérarchie. Les chiens de chasse se connaissent entre eux, et semblent rendre hommage à la diversité des dons naturels. Vous les verrez, sur le champ de bataille, céder leur place par déférence à un autre chien qu’ils savent mieux faire qu’eux à un moment donné, quitte à reprendre ensuite leur rang, quand l’effet qu’ils voulaient produire a été atteint. Les hommes s’attribuent dans plus d’un cas leurs exploits, et quand j’entends dire aux chasseurs : « Nous avons tué vingt renards cette saison-ci, ou les chiens ont manqué le renard ce matin, » je me demande si les sportsmen ne ressemblent point à ces généraux qui prennent pour eux toute la gloire du succès, tandis qu’ils rejettent la responsabilité de la défaite sur leurs soldats. Loin de nous cependant l’idée de rabaisser les fonctions des whippers-in qui sont très certainement utiles, car sans eux la meute ressemblerait à un navire sans pilote. Tout ce qu’on peut regretter avec Nemrod[7], c’est qu’il n’existe pas jusqu’ici en Angleterre de caisses de secours pour soulager la vieillesse d’une classe d’hommes qui ont mille fois risqué leur vie pour l’amusement des riches, et qui se trouvent souvent fort dépourvus quand vient pour eux le déclin des années.

Au-dessous des whippers-in se range, dans l’organisation de la chasse, le feeder (nourrisseur des chiens), dont j’ai expliqué les fonctions en parlant des chenils de Berkeley-Castle. Enfin, comme nous revenions avec le sportsman de notre promenade à travers les champs, nous rencontrâmes un homme monté sur un petit poney et suivi de quelques chiens terriers, qui se glissait mystérieusement au milieu des broussailles et des halliers. « Cet homme, me dit mon guide, est cette nuit le martyr de nos plaisirs de demain. Nous l’appelons le earth-stopper. Sa charge est très importante ; elle consiste, ainsi que vous l’indique le mot anglais, à boucher les trous et les terriers dans lesquels pourrait se réfugier le renard quand il est poursuivi par les chiens. Ce personnage nocturne est bien un des caractères les plus pittoresques et comme le loup-garou du fox-hunting. Sans ses humbles services, il n’y aurait guère de chasse, car ce que maître renard connaît le mieux est le chemin de son gîte, et une fois là il est à. peu près impossible de le déloger. Pauvre earth-stopper ! — la nuit qui précède une chasse, il n’y a point pour lui de lit à espérer, et cela qu’il neige ou qu’il vente. Vous me demanderez peut-être pourquoi il choisit les heures les plus mornes et les plus ténébreuses pour se livrer à son travail. Il y a de cela une raison bien simple, c’est la nuit que le renard sort pour chercher sa nourriture. Si donc le earth-stopper faisait sa besogne trop tôt dans la soirée ou trop tard dans la matinée, il courrait grand risque d’enfermer à domicile le héros de la fête. Tel que vous le voyez, il va voyager des milles avant que sa tâche ne soit accomplie, et malheureusement toutes les nuits d’hiver ne ressemblent point à celle-ci : il y en a beaucoup de froides et de sévères durant lesquelles ses membres tremblent comme la dernière feuille qui pend aux arbres. Le stopper s’est entendu d’avance avec les maîtres de la chasse pour savoir quels sont les couverts que l’on battra dans la journée du lendemain, et à présent cela lui suffit ; il sait parfaitement ce qu’il doit faire. Voyez-le, armé de sa bêche et d’une pioche, fourrer, à la clarté de la lune, des poignées d’épines, des broussailles ou des pierres à l’entrée des trous dans lesquels le renard pourrait chercher un asile et se moquer ainsi des chiens. Qui sera bien attrapé demain dans la matinée ? Ce sera le fin matois, qui, voyant tous les moyens de retraite fermés derrière lui, sera obligé de se jeter dans la plaine ouverte ou dans les bois, où il aura désormais à courir pour sa vie. Eût-il plusieurs domiciles dans le voisinage, il les trouvera tous verrouillés, et prendra malgré lui la clé des champs. Après la chasse, le earth-stopper recommencera un autre genre de travail, qui consiste à déboucher les trous ou les terriers de manière à laisser le moins de traces possible de son premier ouvrage de nuit. »

Le sportsman, après m’avoir fait connaître le personnel du fox-hunting, depuis le master jusqu’à l’earth-stopper, appela mon attention sur ce qu’il appelait le héros de la journée. Pour bien chasser, il faut un bon état-major, de bons chiens, de bons chevaux et un bon renard. Ceux qui n’ont jamais pratiqué les exercices du sport s’imaginent volontiers que tous les renards se valent ; c’est une grande erreur. Il y a d’abord les renards de sac (bag-foxes), qui viennent du continent, et dont les Anglais ne font aucun cas. Ces étrangers n’ont ni le feu ni le caractère sauvage des renards britanniques. Se trouvant d’ailleurs dépaysés, ne connaissant ni les ressources stratégiques de la nouvelle contrée où ils revoient la lumière en sortant du sac, ni les moyens de retraite, ni la limite des bois ou des vallées, ils n’opposent aux vrais chasseurs qu’une résistance misérable ; les chiens eux-mêmes les dédaignent. On a vu plus d’une fois, au moment où l’un de ces renards de sac était lâché, les meilleurs limiers de la meute refuser de prendre leur place habituelle à la tête du corps d’armée. En effet, de tels renards courent plutôt à la manière des lièvres, et ne sont bons, à défaut d’autres, que pour donner, comme disent les fox-hunters, du sang aux chiens de chasse ; encore ces derniers, quand ils ont goûté une fois un bon renard sauvage et bien portant, ne veulent plus toucher, même du bout des dents, à une pareille charogne (such carrion). C’est à l’intrusion des renards français dans la Grande-Bretagne que tous les chasseurs anglais attribuent depuis quelques années le déclin partiel d’un exercice qui se rattache si intimement à l’histoire et aux mœurs champêtres de nos voisins. Il y a ensuite les renards qu’on élève à la main en Angleterre ; mais ils ne valent guère mieux que les renards de sac, et l’on a beau les forcer ensuite à vivre dans un terrier, ils ne reprennent jamais le vrai caractère de leur race. Le seul animal que les sportsmen dignes de ce nom aiment à chasser est le bon vieux renard breton, qui se perpétue depuis des siècles en dépit des chiens, des clôtures, des chemins de fer et des progrès de la charrue ; encore ce dernier lui-même s’est-il fort amolli depuis une trentaine d’années au milieu des délices de Capoue. Le grand nombre de chasses réservées et de parcs où l’on élève en quelque sorte le gibier à la brochette lui a fourni de trop belles occasions dans les campagnes du royaume-uni pour satisfaire ses appétits gloutons. Où trouver aujourd’hui, sinon peut-être dans quelques districts sauvages de l’Ecosse, cet animal long, maigre, efflanqué, affamé, si commun au dernier siècle, et qui courait comme le vent depuis le lever jusqu’au coucher du soleil ? Auprès de lui, le renard moderne est une marmotte : gras, épais et court, il a tous les airs d’un alderman de Londres qui vit de quartiers de chevreuil et de soupe à la tortue. Du moins il est brave, et, comme il se trouve ici chez lui, il sait beaucoup mieux se défendre que ceux qui viennent des pays étrangers.

La première chose pour un chasseur est d’arriver à connaître et à estimer son ennemi. On a prêté au renard toute sorte de défauts, sans doute pour se ménager le droit de le détruire en toute sûreté de conscience. Consultez pourtant les veneurs, et ceux qui sont de bonne foi vous diront tous qu’il vaut mieux que sa réputation. Il est bien vrai qu’il ne se fait point scrupule, l’occasion aidant, de tordre le cou à une poule ou à un dindon jusque dans l’intérieur de nos fermes ; mais après tout il vole pour vivre, et beaucoup de ceux qui le condamnent sans l’entendre n’agiraient peut-être pas mieux, s’ils se trouvaient placés dans les mêmes circonstances. Une des qualités qui recommandent le renard à l’estime des chasseurs est l’amour qu’il témoigne pour ses petits. Aussi, tout en débarrassant le pays d’un animal nuisible, ont-ils adopté pour règle d’agir loyalement envers lui et de lui faire tous les honneurs de la guerre. Des sportsmen indignes de revêtir l’uniforme de chasse, et qui avaient tué par manière de divertissement brutal de jeunes portées ou mutilé des renards adultes, ont été mis à l’index dans toute la Grande-Bretagne par la confrérie des chasseurs. Nul de leurs confrères qui se respectent ne voudrait aujourd’hui pour rien au monde galoper dans leur société. Les généreux fox-hunters n’hésitent même point à donner au renard, quand les lois ou les usages de la chasse l’exigent, une chance pour sauver sa vie. N’ont-ils pas déjà sur lui assez d’avantages ? Quand les chiens s’élancent à sa poursuite, ils ont le ventre creux ; le renard au contraire a mangé toute la nuit et quelquefois si bien mangé qu’il ne retrouve plus ses jambes à la course. Et puis les chasseurs ne sont-ils pas cent contre un ? Je me demande même si être tué par tant de monde, c’est réellement être vaincu. Cela montre assez que le renard, pour tenir tête aux hommes, est obligé d’avoir recours à beaucoup de ruses de guerre. La vie de cet animal n’est d’ailleurs bien connue que par les chasseurs. Tout huntsman qui aspire à la perfection de son art doit étudier à fond les mœurs et l’histoire naturelle de maître fox. Je n’entends pas ici l’histoire qui s’apprend dans les livres, mais celle qui s’acquiert par la pratique. Le renard est sans doute né rusé, mais ne peut-on pas dire surtout qu’il le devient ? Un jeune renardeau donnera volontiers dans les pièges ou les embûches qu’on lui dresse ; mais il gagne vite de l’expérience, et s’il échappe une fois au danger, vous ne l’y reprendrez plus aisément. Il y a de vieux renards qui déroutent les chiens durant trois ou quatre années de suite, protégés qu’ils sont par d’épais couverts et par une tactique très savante. On m’a parlé d’un de ces rusés animaux que les chasseurs avaient surnommé entre eux le renard du diable, et qui semblait véritablement avoir signé un pacte avec l’esprit malin. Il fallut les efforts persévérans d’une excellente meute pour rompre le charme, et quand les chiens réussirent enfin à s’emparer de lui, il ressemblait à un loup, tant il était de grande taille et avait la mine farouche.

Un des points d’histoire naturelle qui ont le plus occupé les chasseurs et les savans, quoique la cause n’en soit pas encore très connue, est l’odeur du renard qui se prolonge dans la direction du vent. C’est pourtant sur ce problème obscur que s’appuie tout l’art du fox-hunting. Cette odeur bien connue des chiens de chasse semble d’ailleurs être relative à l’âge ou à la nature des individus, et augmente ou diminue selon les sensations de l’animal poursuivi, telles que la crainte, la fureur, le désespoir. Le plus extraordinaire, c’est que le renard semble avoir conscience de ce vestige qui trahit les mouvemens de sa course et qui attire derrière lui toute la meute. Dans les momens critiques, il cherche et trouve souvent le moyen de se rendre inodore, c’est-à-dire invisible, car, dans la plupart des cas, les chiens ne voient le renard, si je puis m’exprimer ainsi, que par le flair. Il lui suffit pour cela de traverser un ruisseau et de laver ainsi, comme disent les chasseurs, cette forte odeur qui doit causer sa perte. Les chiens déroutés sont alors quelque temps avant de retrouver la piste de leur ennemi, et ils le poursuivent durant quelques minutes plutôt par sentiment que sur des indications positives. Il est facile de comprendre par là quelle importance attachent les hommes de l’art à chasser dans le vent ; c’est la première condition du succès.

Les explications du sportman m’avaient préparé à saisir l’ensemble de la chasse au renard. Nous assistâmes le lendemain à cette scène pittoresque, dont les Anglais ne se lassent jamais. Malheureusement le succès ne répondit point à nos espérances. Après une course brillante, on perdit le renard, que les chiens avaient forcé hors de ses quartiers favoris, et il était trop tard pour en chercher un second. Malgré le fâcheux résultat de la journée, mon ami, qui est connaisseur, n’en donna pas moins de grands éloges à la manière dont la chasse avait été conduite. « Il y a parmi nous, me dit-il, les artistes et les hommes d’affaires ; les premiers cherchent le sport, les seconds ne se soucient que de tuer le renard. Je me rangerai, modestie à part, parmi les artistes, et je dis que des défaites imméritées font souvent plus d’honneur à la meute et à la troupe des chasseurs que certaines victoires dues au hasard. « Mon ami le sportsman n’avait pas l’intention de prolonger son séjour parmi les gais meltoniens, ainsi qu’on les appelle en Angleterre, et il me proposa de m’emmener dans son comté, où je verrais, ajouta-t-il, la chasse au renard telle qu’elle se pratique au milieu des populations agricoles. J’acceptai de grand cœur son invitation, et nous continuâmes notre voyage. Ce comté, que je ne puis nommer par des raisons de convenance qu’on comprendra tout de suite, est un des plus célèbres pour le fox-hunting, et dès notre arrivée nous pûmes assister à un divertissement qui se renouvelle, dans l’endroit où nous étions, trois fois la semaine.


III

Il n’est guère de scène plus intéressante qu’un rendez-vous de chasse au renard dans les campagnes ; les chaudes poignées de main qu’échangent entre eux les sportsmen, le piaffement des chevaux, le claquement des fouets, les aboiemens sonores des chiens, qui témoignent leur impatience et semblent parfaitement savoir ce qu’ils viennent faire, tout annonce un jour de fête. Ce rendez-vous (meeting) était fixé au centre des couverts (coverts) qu’on se proposait de battre dans la matinée. Au moment où nous arrivâmes, mon ami et moi, sur le terrain, nous trouvâmes un groupe de fermiers et de chasseurs assemblés, parmi lesquels se détachait une belle et jeune chasseresse à cheval, revêtue d’un costume un peu extravagant, mais dont les joues, animées par l’air frais du matin et par l’attrait d’un divertissement favori, brillaient des couleurs les plus vives et pourtant les plus délicates. La conversation roulait, selon l’usage, sur le temps de la journée, qui promettait d’être favorable ; il n’y avait ni épais brouillard, ni vent impétueux, — ces deux grands ennemis de la chasse au renard. Aussi les sportsmen et les fermiers se saluaient-ils entre eux de cette exclamation toute britannique : Fine morning ! (une belle matinée). D’autres chasseurs arrivaient de moment en moment ; il était curieux de les voir chevaucher tranquillement le long des bruyères découvertes, ou déboucher tout à coup de derrière un taillis avec leurs habits rouges. Enfin parut le squire ; c’était un homme d’une soixantaine d’années, mais encore très vert, et dont les manières à la fois, nobles et affables annonçaient le plaisir qu’il éprouvait lui-même à donner aux autres le divertissement de la chasse. Mon ami le sportsman voulut me présenter à lui. « C’est un excentrique, me dit-il ; mais il aime les étrangers et il lit la Revue des Deux Mondes, il vous accueillera bien. « Il me tendit en effet la main avec cette franchise et cette cordialité anglaises que je préfère à toutes les cérémonies de la politesse. Après avoir échangé les saluts d’usage et avoir lancé çà et là quelques plaisanteries intraduisibles qui ne font rire que les Anglais, le squire prit le commandement en chef de son armée. Sur un geste et une parole qu’il adressa au veneur (huntsman), les chiens, qu’on ne retenait jusqu’ici que par l’autorité du fouet, furent lâchés dans les coverts. Le lieu de la scène ne répondait pourtant guère à l’idée qu’on se fait d’un endroit couvert ; c’était une étendue de terrains en friche à peine voilés par une couche d’herbe maigre, dure et pelée, sur laquelle on avait sans doute mené paître des ânes ou des oies ; il est vrai que de distance en distance s’élevaient au milieu de ces landes des broussailles très serrées, des bruyères impénétrables, des touffes compactes de chardons, enfin des forêts de genêts épineux qui montaient à une certaine hauteur, mais pas assez pour donner de l’ombrage. C’est dans ces buissons qu’il s’agissait de trouver le renard. Aussi le huntsman avait-il donné le signal aux chiens en s’écriant : Hark-in, hark-in ! there dogs ! exclamations qui répondent à notre ancienne formule de chasse : Harlou ! harlou ! ici, mes bellols ! On les excitait ainsi à tenir l’oreille ouverte et à chercher.

Le covert présentait alors un spectacle extraordinaire. Chaque broussaille et en quelque sorte chaque feuille remuait comme si elle eût été animée par un esprit mystérieux. On peut dire avec les Anglais que toute la sombre bruyère vivait. Cette illusion est produite, on le devine, par le travail des chiens, qui sont devenus à peu près invisibles, mais qui font sonner les tiges mortes, remuer les branches et palpiter jusqu’aux brins d’herbe. De temps en temps néanmoins ils se montraient, et leur robe blanche, marquée de taches noires, contrastait avec la couleur des fougères sèches et des roussâtres arbustes. Tous ces chiens étaient admirables de patience et se glissaient dans les passages les plus étroits : il est vrai que le huntsman les encourageait du geste, de la voix et de l’exemple. Il les appelait tous par leur nom et leur tenait un langage tout nouveau pour moi, mais qui leur semblait parfaitement familier. Un profond silence régnait parmi les chasseurs. Tout à coup un aboiement, sourd comme celui d’un chien qui rêve, partit de l’épaisseur d’une des broussailles ; à ce défi (challenge), d’autres voix canines répondirent comme autant d’échos, et furent suivies d’accens plus distincts. Ces aboiemens, le dernier surtout, proclamaient que le renard était trouvé. Il s’agissait maintenant de le forcer à sortir de ses retranchemens ; ce fut l’affaire de quelques minutes. Tally-ho ! tally-ho ! gone away ! (voi-le-ci allé ! s’en va, chiens, s’en va !)[8], s’écria le premier whipper-in sur une sorte de ton musical impossible à noter ; le huntsman sonne de la trompe, les chiens dispersés se réunissent en un corps d’armée, et tous les chasseurs, piquant des deux, partent à un galop d’enfer. Ici en effet commence la course.

C’étaient des cris, une mêlée, un tourbillon d’hommes, de chevaux et de chiens affrontant l’espace avec la fureur, du vertige. La meute surtout se montrait admirable d’élan, de discipline et de courage ; il était curieux de voir les chiens traînards regagner leurs rangs jusque sous les pieds des chevaux et souvent au risque d’être écrasés. Bientôt pourtant l’ordre s’établit, un ordre parfait, malgré l’impétuosité de la course. Cette ardeur elle-même ne tarda point à se ralentir un peu d’après les conseils du squire ; mais ici se présenta un autre genre de difficultés. J’avais espéré que le renard poursuivi nous conduirait à travers une belle plaine ouverte qui se déroulait paisiblement sur la droite ; dans sa malice, il se garda bien d’en rien faire, et nous attira tout au contraire sur un terrain inégal, entrecoupé à chaque instant de haies, de fondrières et de broussailles, d’où il comptait bien gagner la lisière d’un bois. Ces obstacles furent franchis d’un bond par les chiens, dont plusieurs roulèrent néanmoins les uns sur les autres au fond d’un fossé pour se relever aussitôt et reprendre leur élan. Leur exemple fut vaillamment suivi par les chevaux et les cavaliers, qui sautèrent comme des écureuils par-dessus toutes les clôtures. Pour quiconque n’est point accoutumé à cet exercice, il y a de quoi se rompre le cou à chaque minute. Heureusement quelques enfans guidés par l’appât du gain ouvraient les barrières de bois qui divisent les propriétés, afin de laisser passer l’arrière-garde des cavaliers maladroits. Je me rangeai tout de suite, je l’avoue, parmi ces derniers, car c’est tout ce que je pouvais faire que de me tenir en selle sur un semblable terrain et au milieu d’une course si précipitée. Le cheval que mon ami le sportsman m’avait prêté pour la circonstance était, à l’entendre, doux comme un mouton : soit ; mais il y avait beaucoup trop en lui de la nature des moutons de Panurge, car, voyant sauter les autres, il voulait toujours sauter lui-même. J’avais, il est vrai, devant les yeux, pour m’encourager, l’exemple d’un gros fermier qui, malgré son poids, semblait ne rien craindre ; il bondissait sur la selle d’une manière effrayante à chaque tour de force qu’essayait son cheval ; puis, comme les montagnes soulevées par un tremblement de terre, il retombait invariablement sur sa base. Quoique distancé par l’avant-garde des chasseurs, je n’en suivais pas moins la chasse d’assez près pour en saisir les principaux détails. Je voyais les chiens courir sur une hauteur ; leurs langues, qui flottaient en quelque sorte au vent comme des chiffons rouges, annonçaient à la fois la fatigue, l’ardeur et la soif du sang. Tout à coup ils s’arrêtèrent ; le mouvement de leurs queues trahissait l’inquiétude d’avoir perdu le renard. Le huntsman, d’accord avec les whippers-in, après avoir consulté le vent, changea un peu la direction de la meute, ce qui ramena la chasse de mon côté. Au moment où les hommes escaladèrent pour revenir sur leurs pas les obstacles qu’ils avaient déjà franchis tout à l’heure, je vis distinctement à distance un des sportsmen tomber de cheval en sautant par-dessus un fossé, et, comme je ne le vis point se relever, il était à croire qu’il avait reçu une blessure grave. J’en avertis un de mes voisins qui fit semblant de ne point m’entendre. À la chasse au renard, on ne s’arrête point pour ces misères-là. Comme le terrain sur lequel nous nous trouvions maintenant était une grande plaine unie, je donnai plus de liberté à mon cheval, qui partit ainsi qu’un trait, et alla rejoindre le groupe des autres chevaux, avec lesquels il semblait avoir à cœur de mesurer ses forces. Le paysage vu ainsi, au galop d’un hunter, prend un aspect singulier avec les grands arbres dépouillés qui passent devant vous comme des fantômes, les groupes de gypsies qui s’appellent les uns les autres sur les hauteurs en se montrant du doigt la direction du renard, puis de loin en loin un cabaretier qui accourt sur le bord de la route avec un visage rayonnant, comme s’il espérait que le renard sera tué dans le voisinage (ce qui ferait vendre son ale et son eau-de-vie), ou bien qu’un des chasseurs s’enfoncera une côte dans le prochain ravin. — Après tout, autant là qu’ailleurs ! Son espérance passe avec la cavalcade, autant en emporte le vent.

« En avant ! en avant ! entendis-je résonner à mes oreilles ; le renard aura du bonheur cette fois s’il échappe, les chiens le tiennent. Courage, chiens, courage ! » La meute semblait en effet redoubler de vigueur et de résolution ; on eût dit qu’elle sentait la perte de son ennemi. Les chasseurs de leur côté pressaient les flancs de leur monture, les fouets claquaient, les chevaux suaient et soufflaient, laissant derrière eux dans l’air frais et vif un nuage de fumée. Ici la plaine s’interrompit brusquement, et je me trouvai en face de débris de murailles derrière lesquelles s’élevait une espèce de clos (orchard). Toute la bande des chasseurs avait disparu ; j’entendais pourtant un grand bruit de voix et un frôlement de branches, d’où je conclus que les chevaux avaient escaladé en un clin d’œil les parties ruinées du vieux mur. Comme je ne me sentais pas de force à en faire autant, je cherchai un chemin détourné pour me rendre sur le lieu de la scène. Quand j’arrivai, le renard venait d’être tué par les chiens, et le cri de mort (who-whoop !) retentissait de tous les côtés. Le huntsman avait mis pied à terre ; après avoir coupé la queue du renard (brush), que l’on conserve comme un ornement, il éleva au-dessus de sa tête le cadavre de l’animal, qu’il tenait à deux mains par les pattes. À la vue de ce trophée, les applaudissemens et les cris de joie éclatèrent parmi les chasseurs ; mais ce fut bien autre chose de la part des chiens. Réunis en cercle autour du huntsman, ils firent retentir l’air des aboiemens les plus sauvages et les plus intéressés. Après avoir balancé le renard, le veneur le jeta au milieu des chiens, qui le dévorèrent en un instant ; c’était à qui voudrait en avoir sa part. L’avidité que témoignent les fox-hounds pour la chair d’un animal qui appartient à leur famille (canis vulpes) a lieu d’étonner les naturalistes. Peut-être ressemblent-ils à certains cannibales qui, sans faire de l’homme leur nourriture habituelle, trouvent après la bataille un goût délicieux à la chair de leur ennemi, — le goût de la vengeance. Cependant la chasse était terminée ; le squire congédia les fermiers et une partie des chasseurs avec un geste d’autorité paternelle qui semblait dire : « Tout le monde a fait son devoir. »

Une partie de chasse ressemble à la plupart des nouvelles institutions anglaises, qui commencent par un meeting et finissent par un banquet. Le squire nous invita, mon ami le sportman et moi, à dîner dans son manoir. Il y a un ancien proverbe anglais qui dit : « Affamé comme un fox-hound. » Je ne tardai point à m’apercevoir que les chasseurs de renard ne le cédaient point en appétit aux vaillans chiens compagnons de leurs plaisirs. La belle chasseresse elle-même prouva bien qu’elle ne se nourrissait point de roses, ainsi que semblait pourtant l’indiquer la couleur de ses joues. Ce goût de la chasse est partagé par quelques autres femmes de la Grande-Bretagne ; on cite en Écosse une lady qu’à cause de la nature sérieuse de ses études et de son amitié pour le renard les Écossais ont surnommée Minerve dans un salon et Diane parmi les chasseurs. Les convives parlèrent surtout de leurs exploits durant la journée ; on signala aussi plusieurs chutes de cheval dont une seulement présentait de la gravité. Ces accidens sont si communs qu’à moins de complications dangereuses ils excitent plutôt le sourire que la pitié. La caricature les a illustrés en Angleterre sous toutes les formes. Les chasseurs, de leur côté, mettent une sorte de point d’honneur à se rompre les os avec la plus parfaite indifférence. L’un d’eux, ayant roulé dans un fossé et voyant son cheval passer pardessus lui avec la selle vide, s’écria : « N’avais-je pas toujours dit que Jemmy (c’était le nom du cheval) ferait un bon sauteur ! » Un autre qui, en tombant, s’était cassé la jambe, dit à un confrère qui lui demandait de ses nouvelles sans descendre de cheval : « Ne faites point attention ta moi ; mais, si vous repassez par ici, donnez-moi des nouvelles du renard, je crains que les chiens n’aient pris une mauvaise route. « Le fox-hunting ne doit-il point avoir pour les Anglais des attraits bien extraordinaires, puisque la passion de ce divertissement résiste chez eux aux leçons les plus sévères ? On racontait précisément à table l’aventure d’un sportsman qui était au lit, — on y serait à moins, — pour s’être brisé une côte et blessé grièvement le bras. « Dans combien de temps, demanda-t-il au médecin avant toute autre question, serai-je à même de rejoindre mes amis et de reprendre ma place dans l’avant-garde de chasse ? — Ne songez point à cela maintenant ; il vous faut du repos. — Que dirait-on de moi, docteur, si je n’assistais point cette année à la clôture du fox-hunting. — Et quand est la clôture ? — Dans trois semaines. — Eh bien ! j’espère que dans trois semaines vous serez en état, mon cher monsieur, de vous rompre tout à fait le cou, » telle fut la réponse du docteur. Les événemens tragiques ne sont pas rares en effet à la chasse au renard, et je pourrais nommer plus d’un lord d’Angleterre qui a trouvé la mort dans cet amusement.

Où est le mérite, dira-t-on peut-être, d’un stoïque courage dépensé pour un but frivole et stérile ? Je ne cacherai même point que tel est un peu mon avis ; mais les fox-hunters envisagent les faits à un autre point de vue. Suivant eux, ce n’est pas seulement le type des chevaux de guerre que la chasse au renard maintient intact dans la Grande-Bretagne ; cet exercice périlleux développe aussi la science de l’équitation, et forme le noyau d’une excellente cavalerie. Ils invoquent à l’appui de leur opinion l’autorité du duc de Wellington. Ce dernier regardait si bien le fox-hunting comme la pépinière de la cavalerie anglaise, qu’il préférait toujours des chasseurs de renard pour ses aides-de-camp, et qu’il fit plusieurs fois des sacrifices afin d’encourager ce genre de sport. On lui parlait un jour d’une meute qu’on se proposait d’organiser par souscription et des difficultés matérielles que rencontrait cette entreprise. — Eh bien ! répondit-il laconiquement, recueillez ce que vous pourrez, et inscrivez mon nom pour la différence. — Cette différence fut de 600 livres sterling par an ! Qui ne se souvient, s’écrient encore les sportsmen enthousiastes, de cette furieuse charge de cavalerie, à Balaclava, qui excita la surprise des Français eux-mêmes ? Elle était conduite par un brave chasseur de renard. On peut par là se faire une idée, selon eux, de ce que serait un régiment composé de fox-hunters, et sans aucun doute il s’en formerait un au jour du danger dans tous les comtés de l’Angleterre, s’il s’agissait de combattre une armée d’envahisseurs. Ce dernier point de vue mérite surtout d’arrêter l’attention depuis l’origine du mouvement des volontaires, qui annonce chez la nation britannique la ferme résolution de s’appuyer en grande partie sur elle-même pour la défense intérieure du pays.

À table, je pus aussi m’apercevoir d’un des attraits de la chasse au renard, que je n’avais pas encore bien saisi jusque-là : cet attrait, c’est ce que les Anglais appellent convivialité. Dans les campagnes, grâce aux lignes de démarcation que tracent à chaque instant les usages de la société, les habitans seraient assez disposés à vivre seuls et retirés sur leurs terres. La chasse intervient alors comme le lien des réunions et souvent des amitiés durables. Dans plus d’un cas, elle efface la distance entre le gentleman et le nobleman. La science de la vénerie constitue une sorte de franc-maçonnerie dont les membres se fréquentent et s’entr’aident volontiers. Tout sportman est un frère pour les autres sportsmen. Je pus juger moi-même de l’influence qu’exerce ainsi la chasse sur tout un côté des mœurs anglaises par la liberté, les bons rapports et l’entente cordiale qui régnaient entre les convives. Le squire était gai et affable. Sa femme possédait, dit-on, des connaissances étendues ; mais, comme beaucoup d’Anglaises, elle mettait à cacher le fruit de ses études le soin qu’apportent les femmes dans d’autres pays à parler de ce qu’elles ne savent pas ou de ce qu’elles savent mal. Ne m’étais-je point trouvé à Olveston près d’une des filles du pasteur qui savait le grec et les mathématiques ? Je ne m’en serais jamais douté, si le secret n’eût été trahi par son père. Malgré cette réserve, la femme du squire n’en faisait pas moins les honneurs de chez elle avec une bonne grâce qui n’avait rien d’affecté. Les plaisirs de la société entrent certainement pour moitié dans les plaisirs de la chasse. Les anciens sportsmen parlent encore avec admiration d’Oakley house, résidence du feu duc de Bedford ; non-seulement cette troupe de chasseurs, dont le chef avait pris pour devise nulli secundus, avait élevé l’art de la vénerie à un degré qui n’a jamais été surpassé, mais la marquise de Tavistock, qui demeurait alors dans le château, jetait, dit-on, un charme inexprimable sur les réunions qui couronnent une dure journée de fox-hunting. Ne m’a-t-on point parlé aussi de M. Campbell, le laird de Saddell en Écosse, qui réunit les rares qualités d’un bon cavalier, d’un excellent chasseur, d’un poète et d’un chanteur remarquable ?

Les chasseurs anglais sont parfois des excentriques, comme tous les hommes que possède une manie dominante ; mais après tout c’est parmi eux que l’on trouve des caractères. Ceux qui étaient réunis avec moi autour de la même table, quoique appartenant, à ce que les Meltoniens appellent volontiers le style campagnard, ne manquaient ni d’esprit ni de gaîté. Leur conversation, qui roulait en grande partie sur la mort du renard, abondait en citations latines, habitude qui s’est conservée, je ne sais trop pourquoi, parmi les chasseurs instruits. Cette mort du renard est une épopée qui a commencé au moyen âge, mais à laquelle chaque jour, comme on pense bien, ajoute des épisodes nouveaux. L’animal aux abois a recours aux ruses les plus imprévues, et se réfugie souvent dans les endroits auxquels on s’attendait le moins pour échapper à la dent des chiens. Un renard avait dernièrement cherché un asile dans la cave d’un public house, qui se trouvait sur la route : il fut tué aux flambeaux par la meute acharnée ; un autre vint demander grâce en se glissant sous les larges jupes de lady Mary Stanhope, qui se promenait alors dans son parc. Les annales du turf célèbrent surtout l’esprit, la ruse et le courage du renard écossais. Les chiens avaient poursuivi un de ces animaux qui, serré de près par la meute, trouva moyen de grimper sur le toit d’une maison. De cette position élevée, il regarda tout autour de lui comme pour reconnaître l’approche de l’ennemi. Un vieux fox-hound le força dans sa retraite, escaladant les murs de la chaumière. Il allait saisir le renard, quand celui-ci prit le parti extrême de s’élancer dans le trou de la cheminée. Les chiens, qui avaient fini par suivre leur chef, regardèrent l’un après l’autre l’embouchure fumeuse du volcan, mais n’osèrent point s’y précipiter. Cependant le renard tomba comme une boule de suie sur les genoux d’une vieille femme qui se chauffait devant l’âtre, entourée de ses nombreux enfans. Qu’on se figure la surprise et l’effroi de cette pauvre famille écossaise à la vue d’un tel envahisseur ! Quand les chasseurs entrèrent dans la maison, ils trouvèrent le renard en possession de la cuisine, car la mère et les enfans s’étaient retirés dans un coin où ils se tenaient blottis et immobiles de peur. Dans le Dumfriesshire, on avait forcé parmi des rochers à peu près inaccessibles un autre renard qui prit enfin la fuite, poursuivi par les chiens. Il courut d’abord avec une grande vitesse ; mais peu à peu ses forces parurent épuisées, et la meute gagnait visiblement sur lui. L’un des chasseurs, qui galopait en tête de la cavalcade, vit la bête s’arrêter, déposer quelque chose à terre, regarder autour d’elle avec inquiétude, puis reprendre sa course. Cette dernière circonstance piqua sa curiosité : il lança son cheval vers le buisson où il avait vu le renard faire halte, et trouva un renardeau que la mère (car c’était une femelle) avait porté depuis deux milles entre ses dents. Pour récompenser ce trait d’affection maternelle, le maître des fox-hounds fit aussitôt interrompre la chasse.

Le fox-hunting se rattache, on l’a vu, au caractère de l’aristocratie britannique. On est libre de trouver qu’elle pourrait faire un meilleur emploi de son temps ; mais il ne faut point oublier que la société anglaise s’appuie tout entière sur le principe de la division des services. Toutes les fois que dans les anciens temps l’honneur du drapeau national a été menacé, toutes les fois qu’il a fallu vaincre sur un champ de bataille, n’est-ce point vers la noblesse que le pays a tourné les yeux pour trouver des chefs et pour diriger les armées ? Cet état de choses a subi quelques modifications depuis ces dernières années, où les couches supérieures de la classe moyenne ont infusé un sang nouveau dans le corps des officiers anglais. L’aristocratie britannique n’en reste pas moins la caste guerrière par excellence. À elle le devoir de défendre la vieille Albion par l’épée, comme à ce que nous appelons chez nous la bourgeoisie le soin d’étendre l’influence et d’accroître les richesses du pays parle commerce. Or la Grande-Bretagne, malgré ses vastes possessions, n’est point toujours en guerre ; il a donc fallu trouver un simulacre de campagne qui, même en temps de paix, empêchât l’ardeur et les forces martiales de l’aristocratie de se rouiller dans l’oisiveté. Ce simulacre est la chasse, surtout la chasse au renard. Un tel exercice répond à la fois au rôle de la noblesse et aux idées des populations rustiques, lesquelles n’aiment rien tant qu’un squire en état de soutenir le mâle caractère de leur pays. C’est la qualité qu’ils admirent avant tout, et c’est souvent la seule qu’ils comprennent. Faut-il donc s’étonner si le fox-hunting, anathématisé par les puritains et les non-conformistes comme un exercice du diable, est au contraire encouragé par la haute église (high church), et se maintient en dépit de tout dans les campagnes du royaume-uni ? L’action est nécessaire à la race anglo-saxonne, et un divertissement qui accroît chez elle les qualités viriles, telles que l’esprit d’aventures et le mépris du danger, défie toutes les prédications, surtout quand il s’appuie sur les mœurs populaires, sur les nobles traditions de famille, et jusqu’à un certain point sur l’organisation politique de la société.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Olveston, qui n’est qu’un simple village, a pourtant sa chronique. On raconte que, lors de la conquête, Guillaume donna le manoir d’Aloston (un hameau voisin et enveloppé maintenant dans la même paroisse) à Gwarine de Metz, qui descendait de la maison de Lorraine. Son fils nommé Fulk lui succéda. Il jouait un jour aux échecs avec le roi Jean, quand celui-ci, furieux sans doute d’avoir perdu la partie, faillit casser la tête à son adversaire en lui assénant un grand coup d’échiquier. Fulk prit sa revanche, et, frappant avec le même assommoir, laissa le roi Jean à moitié mort.
  2. Il avait été membre de la haute cour de justice qui condamna Charles Ier à monter sur l’échafaud. Au moment où Cromwell venait de signer la sentence de mort, il barbouilla avec la plume chargée d’encre la figure de Harry Marten, qui se trouvait à côté de lui. On passa ensuite la même plume à Marten, qui, après avoir signé à son tour, répéta cette grosse plaisanterie sur le visage de Cromwell.
  3. Cette sorte d’imprécation n’est plus usitée aujourd’hui en Angleterre ; mais on la retrouve chez quelques auteurs du règne de Henri VIII.
  4. On ne trouve aucun document précis dans les annales du sport et des passe-temps britanniques qui permette de rapporter à une date certaine l’origine de cet animal, formé en quelque sorte par la main de l’homme. Si l’on accepte cependant l’autorité du révérend William Chafin, qui a écrit des anecdotes sur la chasse, la première meute régulière de fox-hounds fut établie à l’ouest de l’Angleterre par Thomas Fownes, esquire de Stepleton, dans le Dorsetshire, vers l’an 1730.
  5. Le courage des chevaux n’a d’égal que celui des hommes qui les montent. Comment ne pas citer l’exemple de M. Archibald Douglas, qui dans une steeple-chase avait eu trois côtes brisées presque au départ ? Dans cet état, il tomba au milieu d’une petite rivière avec sa monture, se tenant toujours en selle, et il laissa son cheval l’entraîner à huit mètres sous l’eau, plutôt que de quitter, comme bon cavalier, la place d’honneur.
  6. Auteur des Victimes de la Société (Victims of Society).
  7. Il existe en Angleterre toute une littérature de sport et plus spécialement de fox-hunting, à la tête de laquelle se placent aujourd’hui deux gentlemen très connus sous les pseudonymes de Nimrod et de Scrutator.
  8. La vieille formule française que nous citons répond au tally-ho des Anglais. Dans ces mots : s’en va, chiens, s’en va, ou sous-entend le renard. C’est lui qui part, et on exhorte les chiens à le suivre.