L’Angleterre et la vie anglaise/39

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L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 161-192).
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L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XXXVIII.
LA VIE POLITIQUE.
V. - LA CHAMBRE DES PAIRS ET L'EGLISE D'ETAT.



Tout le monde sait qu’à côté de la chambre élective s’élève chez nos voisins une chambre héréditaire. D’après la lettre de la constitution, la pairie anglaise est le second pouvoir de l’état ; elle vient immédiatement après la reine. De quels honneurs n’est-elle point entourée ? Elle ouvre dans ses rangs des perspectives chères à toutes les ambitions. Sur ses bancs de velours cramoisi viennent s’asseoir dans toute la majesté de la gloire et de la vieillesse les hommes d’état, les historiens éminens, les magistrats qui ont conquis l’estime du pays. Comment donc se fait-il que dans une précédente étude sur le parlement[1] nous ayons à peine indiqué le rôle de la chambre des lords ? C’est qu’en dépit des grands noms et des grands souvenirs qui s’y rattachent cette illustre assemblée n’exerce point une action très directe sur le pays. Isolée dans les hauteurs de la constitution, elle abandonne à d’autres la véritable direction des affaires. « La chambre des communes est souveraine, elle est l’état, » c’est M. Disraeli lui-même qui l’a dit. De ce côté part l’initiative de toutes les mesures qui intéressent l’équilibre des finances, la distribution des impôts, la législation du royaume. Inspirée elle-même par le souffle des émotions populaires, la chambre des communes fait et défait les gouvernemens. Elle édicte ses volontés ou celles du pays sans prendre conseil d’aucune autre assemblée. Pour qu’on s’aperçoive au contraire de l’importance de la chambre des lords, il faut entre les pouvoirs rivaux un de ces chocs qui impriment tout à coup une forte secousse à l’opinion publique. Un événement de ce genre vient de rappeler sur la pairie, qu’on oubliait un peu, l’attention de toute l’Angleterre. Nous en profiterons pour chercher le caractère historique de cette institution qu’environne l’éclat des siècles, et pour expliquer la nature des liens qui l’engagent envers l’église. La lutte qu’elle soutient devant le pays Sous amènera naturellement sur le terrain des élections de 1868. Cette résistance, je crois, est pleine d’enseignemens, et donne une idée des obstacles avec lesquels doit compter le progrès dans un état libre, mais soumis à la sanction de l’aristocratie.


I

Entre la salle où les représentans des communes tiennent leurs séances et celle où se rassemblent les lords de la Grande-Bretagne, quel contraste ! La première est d’un caractère simple et grave, tandis que la seconde se montre écrasée d’ornemens. Le regard ne sait vraiment où se reposer au milieu de cette profusion, et, il faut bien le dire, de cette confusion de richesses. Est-ce le trône qui doit avant tout appeler notre attention ? Sous un massif dais en bois de chêne sculpté, entièrement revêtu d’or, s’élève le fauteuil gothique de la reine, à droite et à gauche duquel sont posés deux autres sièges, l’un que la mort a laissé vide, l’autre sur lequel prend place le prince de Galles à l’ouverture de chaque session. L’estrade qui supporte ces insignes de la souveraineté est recouverte d’un tapis écarlate, armorié de roses et de lions héraldiques. Douze grandes fenêtres à vitraux coloriés, représentant les rois et les reines d’Angleterre depuis Guillaume le Conquérant, écrivent en raits de lumière l’histoire de la monarchie. Les lourdes nervures du plafond ressemblent à autant de barres d’or entre lesquelles se détachent en relief des fleurons et d’autres ornemens symboliques. Six peintures murales couvrent les arcades et les parois que n’ont point envahies à une certaine hauteur les sculptures, les arabesques et les rondes-bosses. Le choix des sujets a été naturellement dicté par les traditions et les sympathies de la noblesse anglaise. Ce sont l’Esprit de chevalerie, la Religion, l’Esprit de justice, le Baptême d’Éthelbert, le Prince Noir recevant la jarretière des mains d’Édouard III, Henri, prince de Galles (plus tard Henri V), envoyé en prison par le juge Gascoigne et reconnaissant l’autorité de la loi[2]. A quoi servirait d’ailleurs de décrire toutes les décorations de cette somptueuse demeure, home ? Des blasons, des écus, des bannières, quelques-uns des fabuleux animaux de la création héraldique taillés dans le bois ou le métal, mille accessoires, mille couleurs qui se heurtent les unes les autres comme dans un vaste kaléidoscope. Certes l’architecte et les artistes de talent qui l’ont aidé dans son œuvre n’ont épargné ni leur temps ni l’argent de l’état pour faire parler ces murs, et néanmoins il ne s’en dégage aucune idée précise. Si j’en crois les termes du programme, on a voulu exprimer par des signes extérieurs le type de l’aristocratie anglo-saxonne. L’intention était excellente, je me demande seulement jusqu’à quel point elle a été exécutée avec succès. Est-ce la richesse de la pairie du royaume qu’on s’est proposé en quelque sorte de jeter aux yeux ? Est-ce d’un autre côté une invitation qu’on lui adresse de se complaire dans les splendeurs évanouies de la féodalité ? Ces deux points de vue ne seraient nullement sérieux. N’aurait-il pas mieux valu indiquer que, tout en défendant ses prérogatives, la noblesse britannique sait s’identifier, quand il le faut, à l’esprit et aux conditions de la société moderne ?

Un vieil usage veut que les pairs en entrant dans la salle se tournent vers le trône et le saluent, comme si le souverain y siégeait en personne. Cette coutume rappelle du moins l’origine de la chambre des lords. C’était le conseil du roi, présidé par lui-même et composé des barons dont les domaines se trouvaient places sous le contrôle immédiat de la couronne. L’orgueil de la pairie anglaise est pourtant de se rattacher à un tout i autre souvenir historique. Entre les fenêtres et les fresques de la salle des séances s’étend une rangée de niches destinées à recevoir les statues des fiers barons qui arrachèrent au roi Jean la grande charte. des libertés communes, magna charta commanium libertatum[3]. Chez nous, c’est la royauté qui a triomphé de l’aristocratie ; chez nos voisins, c’est au contraire la noblesse qui a vaincu et limité la monarchie. Ce seul fait met un abîme entre l’histoire des deux pays. La victoire, ayant été obtenue par les efforts combinés de la noblesse et du clergé, tourna tout naturellement au profit de ces deux ordres. Les archevêques, les évêques, les abbés, les comtes, les hauts barons, forcèrent le souverain à les convoquer de temps en temps, et de ce jour-là date l’indépendance de la chambre des lords comme second pouvoir de l’état. Il ne faut d’ailleurs point oublier que, tout en revendiquant leurs privilèges confisqués par le gouvernement de la conquête, les nobles saxons bardés de fer et campés dans les plaines de Runnemede réclamèrent aussi les droits des autres sujets. Dans cette vieille charte était déposé le germe des libertés personnelles et sociales qui font aujourd’hui la gloire du citoyen anglais. Doit-on après cela s’étonner du respect que témoignent nos voisins pour une aristocratie qui sut associer les destinées de la nation aux heureuses conséquences de sa lutte contre le pouvoir absolu ?

En principe et comme institution parlementaire, la chambre des lords remonte très certainement jusqu’à la magna charta ; mais en est-il ainsi des membres qui la composent ? On ne rencontrerait plus aujourd’hui parmi les pairs du royaume-uni un seul descendant en ligne directe des vingt-cinq courageux barons qui conquirent à la pointe de l’épée ce monument de haute sagesse politique. Les Anglais donnent plus d’une raison pour expliquer un tel fait, qui a lieu de surprendre à première vue. Deux puissantes armes ont surtout contribué à frapper de mort civile les rejetons des très anciennes familles : ce sont les lois d’impeachment et d’attainder[4]. Quelques détails suffiront à expliquer le caractère de ces deux genres de poursuites exercées par le parlement sur ses propres membres. Tout député de la chambre des communes étant convaincu qu’un de ses collègues ou un lord a commis des actes gravement entachés d’arbitraire, de trahison ou de déloyauté a droit de demander qu’il soit mis en accusation, impeached. Si la majorité y consent, l’accusé est alors envoyé, au nom des communes, devant la barre de la chambre des lords. Ces derniers fixent le jour du procès, qui a généralement lieu dans Westminster-Hall, et la cour est présidée par le lord high steward (grand-sénéchal). Le prévenu, confié aux mains de l’huissier de la verge noire, paraît devant ses juges. Un comité de managers (commissaires), représentant la chambre des communes, est charge de soutenir les chefs de l’accusation, auxquels l’accusé et son conseil ont toute la liberté de répondre. Quand les moyens d’attaque et de défense sont épuisés, commence un autre ordre d’épreuves. Le grand-sénéchal demande successivement à chacun des pairs, en commençant par le plus jeune, s’il croit l’accusé coupable des faits qu’on lui reproche. Le lord interpellé se lève sans quitter sa place, et la tête découverte, la main sur sa poitrine, répond oui ou non (guilty ou not guilty), en ajoutant : « Sur mon honneur. » Le dernier qui donne son opinion est le grand-sénéchal. Il proclame ensuite le résultat du jugement. Dans les soixante années qui précédèrent la révolution de 1788, il y eut en Angleterre quarante cas d’impeachment ; on n’en compte aujourd’hui que deux depuis plus d’un siècle[5]. De ce que la loi frappe moins souvent, il ne faudrait pourtant point conclure qu’elle soit tombée en désuétude. Beaucoup de législateurs anglais sont de l’avis de Burke et de lord Brougham, qui considéraient le décret d’impeachment comme le plus ferme gardien des institutions libérales. Les hommes d’état, les fonctionnaires publics sans distinction de rang ni de naissance, les ministres, tous sentent ainsi suspendu au-dessus de leur tête le glaive de la responsabilité.

La différence entre l’impeachment et l’attainder est que dans le premier cas ce sont les communes qui accusent et les lords qui jugent, tandis que dans le second l’arrêt est rendu par l’une et l’autre chambre. Un bill d’attainder suit devant le parlement la même marche que tous les autres bills. Pour qu’il y ait condamnation, il faut qu’elle soit prononcée successivement par la chambre des communes, la chambre des lords et la couronne. La personne frappée de flétrissure (attained) est morte aux yeux de la loi. Le sang qui coule dans ses veines est du sang avili, corrompu (corruption of blood), et la tache se transmet à ses descendant On conçoit que dans les temps orageux de l’histoire, quand il était si facile de trouver et même d’inventer au besoin des crimes d’état, cette loi d’attainder ait puissamment contribué à ébrancher l’arbre primitif de la pairie anglaise. Il s’en faut pourtant de beaucoup que les rejetons des très anciennes baronnies aient tous été atteints par la même cause de déchéance. Il en est plusieurs qui se sont dégradés et condamnés eux-mêmes. Les uns se ruinèrent par la fureur du jeu, d’autres, pour mener grand train dans le monde, contractèrent des emprunts qui finirent par dévorer leurs vastes domaines. Un pair sans voiture, sans laquais, sans moyens extérieurs de maintenir sa dignité, comprenait lui-même qu’il était déplacé dans les rangs de la noblesse. Pour l’honneur de l’ordre, ses confrères prêtaient, dit-on, la main aux créanciers, et cherchaient sourdement à se débarrasser d’un membre appauvri. Beaucoup disparurent ainsi sans bruit et s’éteignirent dans l’obscurité. La famille survivait quelquefois à ces désastres personnels, mais le titre s’était éloigné d’elle à jamais. Quelques-uns de ces lords ruinés s’exilèrent volontairement de leur contrée, et allèrent promener sur le continent leur mauvaise fortune ; d’autres, plus fiers ou moins connus, cherchaient à se cacher dans l’oubli, dans la foule, dans la qualité d’étranger. Parmi ces nobles déclassés et dépaysés, on cite surtout Henri Holland, duc d’Exeter et beau-frère d’Edouard IV, qui durant une douzaine d’années rôda dans les Flandres d’une ville à l’autre, nu-pieds, en haillons, demandant l’aumône et tirant son chapeau à ceux qui passaient sur la route. Les guerres civiles, les complots, les divisions dû royaume, contribuèrent aussi beaucoup à la chute de certaines maisons nobiliaires. Ceux des lords, par exemple, qui avaient embrassé la cause de Marie Stuart contre la reine Elisabeth payèrent souvent bien cher leur illusion et leur aveugle dévoûment chevaleresque. Il suffira de nommer parmi eux Charles Nevill, qui avait porté le titre de comte de Westmoreland, et qui, réfugié plus tard dans les Pays-Bas, n’y trouvait point un toit de chaume où reposer sa tête, tandis que ses manoirs et ses domaines étaient vendus par l’état à une autre famille. Les infortunes du roi Lear ont été partagées par plus d’un noble, errant, lui aussi, sous la pluie et le tonnerre, et n’ayant plus même un fou pour le consoler. On retrouve non-seulement à l’étranger, mais aussi dans les rangs obscurs de la société anglaise les restes des grands naufrages qui ont englouti des races aristocratiques. Naguère s’éteignait à Shrewsbury, dans la maison des pauvres (workhouse), une jeune fille de dix-sept ans connue sous le nom d’Emilie : c’était la dernière des Taillebois, barons de Kendal. On parlait aussi à Londres, il y a quelque temps, d’un Stephen Penny, fossoyeur du cimetière de Bayswater et descendant de Thomas, duc de Glocester, fils d’Edouard III. Vit-il encore ? Je ne sais, et malgré quelques recherches je n’ai pu le retrouver. Toujours est-il que sa noblesse était authentique, et que, si telle eût été sa fantaisie, il eût eu le droit, comme on l’a dit, de blasonner ses armes royales sur l’un des corbillards qu’il lui aurait plu de choisir pour carrosse[6].

Il est naturel de se demander par qui ont été remplis les vides que faisaient de siècle en siècle dans les rangs de la pairie la loi d’attainder, les revers de fortune et souvent aussi les extravagances des anciens lords. Le commerce et l’industrie ont successivement enté beaucoup de branches nouvelles sur le tronc mutilé de la noblesse britannique. Le premier des Campden tenait une boutique de mercier dans Cheapside, et l’on prétend qu’il continua toute sa vie à servir les pratiques, même après avoir sauté du comptoir à la chambre des lords. La maison ducale des Leeds fut fondée par un apprenti horloger, Ned Osborne, qui, ayant sauvé la fille de son maître au moment où elle se noyait, obtint en retour de l’épouser. Berks, le premier des Norreys d’Ockwell, était cuisinier de la reine Elisabeth. La famille de lord Rosebery descend d’un honnête typographe qui, vers 1616, avait obtenu le privilège d’imprimer en anglais et en latin pendant vingt et un ans une brochure intitulée God and the king (Dieu et le roi). George III, qui durant son règne nomma beaucoup de pairs, ne créa qu’un seul duc, et c’était le fils d’un apothicaire de Londres. La liste est longue et curieuse de tous les membres de la chambre haute qui sont arrivés aux honneurs par le travail, les affaires et l’intelligence. On se tromperait toutefois, si l’on croyait que ces accessions, en infusant du sang nouveau dans les veines de la noblesse anglaise, aient beaucoup modifié l’esprit de cet ordre. C’est plutôt tout le contraire qui a eu lieu. Les parvenus, puisqu’il faut les appeler par leur nom, sont souvent ceux qui apportent à l’aristocratie les passions les plus acerbes et les préjugés les plus tenaces. Avec un zèle de néophytes, ils s’identifient de cœur et d’esprit aux intérêts, aux traditions et aux mœurs de la classe qui veut bien les admettre à partager certains honneurs. Aussi, quoique la pairie britannique se soit plusieurs fois renouvelée et qu’elle se renouvelle encore tous les jours, le génie de l’institution est demeuré à peu près le même. Les lords diffèrent sans doute entre eux d’opinion tout aussi bien que les autres hommes ; c’est même dans leurs rangs que se rencontrent quelquefois les plus ardens et les plus intrépides défenseurs de la démocratie. Lorsque éclata la révolution française, le comte Stanhope renonça par principe à tous les insignes extérieurs de la pairie : c’était le républicain le plus avancé qu’il y eût en Angleterre[7]. A part ces conduites personnelles qu’on met d’ordinaire sur le compte d’une certaine excentricité de caractère, il est bien évident que la pairie est le palladium de la noblesse. Le fait n’étonne et n’indigne personne en Angleterre, où l’on admet sans peine que tous les intérêts de la société doivent être constitués dans l’état. On se demande seulement si l’aristocratie n’est pas représentée deux fois, d’abord à la chambre des lords et ensuite à la chambre des communes, où elle compte tant de membres influens. C’est un des argumens que firent valoir les libéraux en faveur de la dernière réforme électorale.

La chambre des lords se compose de deux élémens bien distincts, l’un spirituel et l’autre temporel. L’archevêque de Canterbury vient dans l’ordre hiérarchique immédiatement après le plus jeune duc de la famille royale. Ceux d’York et d’Armagh, selon la date de leur consécration, prennent rang avant ou après le lord-chancelier. Trente évêques, à la tête desquels se placent ceux de Londres, de Durham et de Winchester, se succèdent sur le banc qui leur est réservé. Il y a pourtant entre eux et les autres membres de la chambre une différence dont il faut tenir compte : les évêques sont lords du parlement, mais ils ne sont point pairs du royaume. Dans le cas d’un crime capital, ils seraient jugés par le jury tout comme les autres sujets et non par l’assemblée à laquelle ils appartiennent. La raison de cette disparité est facile à saisir : ils ne sont pas de sang noble[8]. Siègent-ils au parlement en vertu de leur charge ou par suite des domaines temporels attachés à leur siège épiscopal ? C’est un point sur lequel les juristes anglais ne sont point très d’accord entre eux, et qui d’ailleurs ne changerait rien aux privilèges du clergé. Les lords ecclésiastiques se distinguent en outre par quelques signes extérieurs : dans les séances ordinaires, les pairs laïques portent leurs habits de ville, tandis que les évêques se montrent toujours revêtus de leur rochet et des autres ornemens de leur ordre. L’élément spirituel, quoique beaucoup réduit de ce qu’il était dans les anciens parlemens, joue encore un rôle très considérable. Ce n’est pas tant le nombre des évêques au sein de l’assemblée, c’est l’alliance intime du principe religieux et de l’aristocratie anglaise qui constitue leur force. Cette alliance est écrite dans les usages de la pairie et jusque dans le caractère même de la salle où se tiennent les séances. Est-ce une chapelle ? On le dirait presque au jour mystérieux que versent les vitraux, au ton sévère des peintures. Une cérémonie qui a souvent lieu le matin complète l’illusion. Le public alors n’est point admis dans la salle ; mais, grâce à une faveur spéciale, quelques étrangers obtiennent de se glisser dans un corridor, d’où à travers un treillis doré ils perçoivent une scène assez significative. Vers dix heures et demie, précédé de trois assistans dont l’un porte la masse (mace-bearer), l’autre la bourse (purse-bearer), et dont le troisième accompagne seulement, entre le lord-chancelier. Il s’avance vers le fameux sac de laine[9] qui se trouve placé en face du trône, et à côté duquel l’un des évêques (ordinairement le plus jeune) attend pour commencer l’office. Les assistans déposent sur le banc la masse, le grand sceau de l’état, puis se retirent dans un coin près de la porte qui conduit à la chambre du prince, prince’s chamber. L’évêque et le chancelier s’agenouillent les mains jointes devant le sac de laine et récitent à demi-voix des prières que répètent mentalement trois ou quatre lords dispersés dans la salle. Le spectacle est édifiant, mais qu’il est loin de nos mœurs !

Ces deux institutions, l’église et la pairie, ont entre elles des intérêts communs qui les rapprochent. L’une et l’autre ont traversé des épreuves qu’elles n’ont point oubliées. A l’époque de la lutte entre Charles Ier et le parlement d’Angleterre, la chambre des lords sombra dans le naufrage de l’épiscopat et de la monarchie. Ce fut la chambre des communes qui prit bravement en main la direction suprême des affaires. Seule elle osa déclarer qu’un roi se rendait coupable de trahison quand il attentait à l’existence de son parlement, et, après avoir institué une cour de justice pour le procès de Charles Ier, elle soumit, selon l’usage, sa décision à la chambre des lords. Seize pairs du royaume se trouvèrent présens à cette séance mémorable ; c’était beaucoup, car depuis quelque temps, sachant très bien que leur autorité était illusoire, les pairs s’abstenaient de paraître dans la salle des délibérations. A l’unanimité, ces seize lords annulèrent le vote des communes, et fixèrent à dix jours de distance leur prochaine réunion. Avant que les dix jours ne fussent écoulés, le roi était jugé et exécuté. Quand ils se rassemblèrent de nouveau après l’ajournement, les pairs, pour se donner une contenance, votèrent quelques lois d’intérêt public, et les transmirent aux communes, qui n’y prêtèrent aucune attention. Un peu plus tard, la chambre haute fut déclarée inutile et dangereuse. Cromwell cependant créa un assez grand nombre de pairs ; il aurait bien voulu avoir une chambre des lords, mais il ne put y réussir. Les anciens pairs du royaume refusèrent de se rallier, et quant aux nouveaux, ils préféraient siéger dans la chambre des communes. Le fait est que la volonté du protecteur luttait alors contre un ordre de difficultés invincibles. La république était dans les croyances religieuses des puritains, de même que l’ancien édifice féodal s’appuyait tout entier sur les doctrines de l’église établie. On s’en aperçut bien à la restauration, où la monarchie, l’épiscopat et la pairie anglaise reparurent ensemble et par une sorte de commun effort sur l’horizon politique.

Parmi les lords temporels, les uns (et c’est le plus grand nombre) tiennent leur dignité de la naissance, les autres ont été nommés par le gouvernement. Il faut d’ailleurs bien distinguer entre les pairs anglais, créés généralement à perpétuité, les pairs irlandais, élus pour la vie, et les pairs écossais, choisis pour chaque parlement, don, la durée légale est, comme on sait, de sept années. Tous les titres de l’ancienne noblesse se trouvent représentés à la chambre haute, où l’on comptait en 1867 : 1 prince du sang (le prince de Galles), 2 ducs appartenant à la famille royale, 20 autres ducs, 19 marquis, 110 comtes, 22 vicomtes et 209 barons. Le nombre des pairs n’est limité par aucune loi du royaume[10]. Tous les souverains qui se sont succédé sur le trône d’Angleterre ont conféré cette dignité à quelques-uns de leurs sujets, soit pour récompenser des services publics, soit pour équilibrer dans l’état la situation des pouvoirs. Toutes les fois, par exemple, qu’une mesure jugée nécessaire rencontre de la part de la chambre des lords une résistance indomptable, le gouvernement n’a guère d’autre alternative que de renouveler, comme on dit, le sang de la pairie[11]. Souvent même la seule menace d’un tel acte politique suffit pour vaincre l’opposition de la majorité, car, extrêmement jaloux de leurs privilèges, les lords n’aiment point du tout qu’on les étende à un plus grand nombre de membres. Le ministère, quel qu’il soit, n’exerce d’ailleurs cette pression que dans des cas très graves et pour ainsi dire à la dernière extrémité. En 1856, lord Palmerston avait voulu nommer des pairs anglais à vie ; mais la chambre refusa de le suivre dans cette voie. Un des argumens que font valoir les partisans de l’hérédité est qu’une chambre des lords élective dégénérerait bien vite en un docile sénat destiné à servir les caprices et les vues du chef de l’état.

Quoique la pairie se transmette avec le sang, on cite du moins quelques cas où cette prérogative a été sinon reconquise, du moins redorée par le génie. Ayant atteint l’âge de vingt et un ans, Byron se souvint qu’il était pair d’Angleterre, et, sans un ami pour l’introduire, alla contre l’usage se présenter lui-même à la chambre des lords. Il fut reçu dans une des antichambres par quelques-uns des officiers de service, auxquels il paya les frais de son installation. L’un de ces huissiers sortit alors pour prévenir le lord-chancelier qu’un inconnu nommé George Gordon Byron était là, et demandait à siéger. Quand il entra dans la salle, le jeune pair était plus pâle qu’un spectre ; on lisait sur ses traits mâles et expressifs l’indignation de l’orgueil humilié. Il passa devant le sac de laine sans y jeter un regard, et s’avança vers la table où le magistrat d’office devait recevoir son serment. Le chancelier quitta enfin sa place, et, allant droit à lord Byron, lui tendit la main avec un soupire. Offensé, le nouveau-venu se contenta de répondre par un mouvement de tête et de présenter l’extrémité des doigts. Il y avait peu de monde dans la salle, et la séance était morne. Lord Byron alla négligemment s’asseoir sur l’un des bancs vides qui s’étendent à la gauche du trône et qu’occupent d’ordinaire les membres de l’opposition, puis il sortit au bout de quelques minutes. Les causes de cette froide réception sont assez connues : le grand-oncle de lord Byron avait été jugé par la chambre pour avoir tué en duel M. Chaworth d’Annesley ; son père, après une vie orageuse, s’était éteint dans l’obscurité, et quant à lui il n’était encore connu dans le monde que par des essais (The Hours of idleness). Il n’en fut pas moins profondément mortifié de son isolement et de la. négligence de ses nobles confrères à son égard. « Je veux n’avoir rien à faire avec eux, dit-il en sortant à son ami Dallas ; maintenant que j’ai pris possession de mon siège, je pars et je m’en vais vivre à l’étranger. » Plus tard, quand il eut redonné de l’éclat à un nom terni, Byron prononça devant la chambre quelques discours qui produisirent un grand effet, deux, notamment en 1812, à propos de la misère des ouvriers de Nottingham. Tel n’est pourtant pas le monument le plus visible qu’il ait laissé dans la maison du parlement. A côté d’autres sujets tirés de Chaucer, de Spenser, de Shakspeare, de Walter Scott, figure dans ce qu’on appelle la salle des poètes (poets. hall) une fresque représentant la mort de Lara. Le génie est vengé[12].

La chambre des lords se gouverne elle-même en vertu de très anciens usages. Son président, qui est d’ordinaire le lord-chancelier (ce pourrait être au besoin le garde des sceaux) ne décide point, comme fait le speaker à la chambre des communes, de la régularité des procédures ; c’est l’assemblée qui se charge de prononcer en pareil cas. Chaque orateur adresse la parole à la réunion tout entière (my lords)[13]. Le sac de laine, en vertu d’une fiction légale, est même censé ne point faire partie de la chambre, et celui qui l’occupe pourrait présider sans avoir un vote. Quand il veut parler, le lord chancelier s’avance jusqu’au banc des ducs : c’est alors seulement qu’il entre, comme on dit, dans l’assemblée. Les pairs peuvent voter de deux manières, en personne ou par procuration, proxy. Présent, chacun d’eux se sert des mots content ou non content pour déclarer qu’il approuve ou qu’il rejette le projet de loi dont la discussion vient d’être épuisée. Absent, il exerce le même droit au moyen d’un papier signé qu’il a remis à un autre pair. Cette dernière forme de vote est hautement condamnée en Angleterre, et ne tardera pas sans doute à être abolie. Comment, se dît-on, un membre qui n’a point assisté aux débats est-il à même de se former une opinion raisonnée ? En dehors de la chambre, les pairs jouissent de certains privilèges. Ils ont le droit assez vaguement défini et assez illusoire en pratique d’entrer quand bon leur semble dans le palais du roi ou de la reine et de lui donner leur avis sur la marche du gouvernement. Ils ne peuvent être arrêtés pour dettes. Accusés d’un crime, ils ne seraient point jugés par les tribunaux ordinaires. Outre ces prérogatives, qui sont communes à tous, quelques pairs jouissaient encore, il y a un siècle, de certaines distinctions n’appartenant qu’à leur famille, mais dont le temps a fait justice et qu’on regarderait aujourd’hui comme excentriques ou puériles[14]. Tout le monde sait qu’il y a des pairs d’Angleterre ; plusieurs ignorent peut-être qu’il existe aussi des pairesses. L’état, voulant honorer les services d’hommes qui étaient morts à la guerre ou dans des entreprises glorieuses, a quelquefois élevé leur veuve à cette dignité. Dans les temps modernes, l’une des pairesses ne dut pourtant un tel titre qu’à son mérite personnel et à l’affection qu’elle avait su inspirer. Le duc de Clarence, alors libre de tout engagement, avait fait la cour à miss Wykekam de Swalcliffe, et lui avait offert sa main, qu’elle refusa par délicatesse. Étant monté sur le trône, Guillaume IV se souvint de celle qu’il avait aimée et pour laquelle il conservait une profonde estime. A partir de 1834, le nom et le titre de la baronne Wenham figura sur le registre de la chambre des lords.

Quoique habitant le même palais que les députés des communes, les pairs sont bien chez eux ; ils ont leur vestiaire, leurs corridors richement décorés de peintures, leur chambres de comité et leur salle à manger, qui frappe surtout par la magnificence. Un plafond chargé de pendentifs et d’arabesques, des portes richement sculptées, des tentures délicates ou somptueuses, des murs à panneaux, des cheminées dont le marbre est fouillé à jour et revêtu d’ornemens, tout annonce bien les habitudes de luxe et de bien-être si chères à l’aristocratie anglaise. Cette salle à manger s’étend en face de la Tamise, derrière la bibliothèque des lords. Le service s’y fait au moyen de machines intelligentes qui apportent les plats, les rafraîchissemens, les boissons, des profondeurs de la cuisine ou de la cave, comme par magie. Quant à la salle des séances, elle est le plus souvent déserte durant la journée. Quiconque pénètre alors dans la chambre y trouve pourtant quelquefois un groupe de trois ou quatre sévères personnages revêtus de longues robes et qui semblent gravement affairés : ce sont les law lords. On nomme ainsi les membres de l’auguste assemblée ayant rempli autrefois ou qui remplissent encore aujourd’hui des fonctions judiciaires. Il ne faut point oublier que la chambre des lords est la suprême cour de justice du royaume, le dernier tribunal d’appel pour les jugemens rendus par tous les autres tribunaux. Cette juridiction ne peut d’ailleurs s’exercer que par un très petit nombre de pairs ayant fait du droit l’étude spéciale de toute leur vie.

Les vraies séances ont lieu la nuit, comme à la chambre des communes ; mais quelle opposition de figures, de situations et de mœurs entre les deux assemblées ! Certes personne n’oserait refuser à la chambre des lords l’éclat des noms et des talens : que lui manque-t-il donc ? La vie ; elle ressemble trop à un musée de gloires nationales. Les réunions sont d’abord peu nombreuses et comptent rarement dans les cas ordinaires plus d’une soixantaine de. membres ; trois suffisent pour rendre une décision légale. Parmi, les membres de l’aristocratie anglaise, plusieurs voyagent à la. recherche : d’un meilleur climat, d’autres grands amateurs d’objets d’art, de scènes émouvantes ou de plaisirs, ont vraiment très peu d’opinion politique, et abandonnent volontiers à des mains plus exercées le fardeau des affaires. Peut-être aussi la chambre haute a-t-elle la conscience du peu de pouvoir qu’elle exerce sur l’opinion publique. Les Anglais sont fort revenus, quoi qu’on en dise, de la superstition du sang. Richesse, autorité, influence sociale, l’aristocratie britannique possède tout cela, et pourtant ce n’est plus aujourd’hui ce que nos voisins appellent la classe gouvernante. Il y a sans doute quelques descendans d’anciennes familles qui, formés de bonne heure aux usages du monde, héritiers des grandes traditions de leur parti, élevés dans les universités d’Oxford ou de Cambridge, où ils portent un costume qui les distingue des autres étudians, initiés très jeunes aux mystères de la vie politique et rompus aux luttes de la parole, dédaignant les faciles jouissances de l’oisiveté, aspirent à jouer un rôle dans l’état. Ils y parviennent pour la plupart, mais à la condition d’être de leur temps et de sacrifier bravement leurs goûts, quelquefois même les intérêts de leur caste, à l’invasion lente, pacifique, inéluctable de la démocratie. Les titres de noblesse peuvent bien encore désigner le talent et le mérite personnel à l’attention du pays ; qu’ils sont loin de les suppléer ! L’aristocratie britannique tient la terre, ou plutôt c’est la terre qui la tient ; mais, si par la fortune et les lumières elle règne jusqu’ici dans les campagnes, son influence est assez faible dans les villes. La pairie a dû nécessairement beaucoup perdre de son ancien prestige en un siècle où la valeur des hommes d’état se mesure surtout à leurs œuvres, et où il ne suffit plus de montrer une longue suite d’aïeux, pictos ostendere vultus, pour gouverner les masses. Tout en respectant le principe d’hérédité appliqué à certaines fonctions publiques, les Anglais d’aujourd’hui n’accordent leur confiance et leurs vives sympathies qu’aux représentans qu’ils se choisissent eux-mêmes. On ne se préoccupe guère de la chambre des lords que quand il s’agit d’obtenir sa sanction en faveur d’une loi qu’elle n’a point faite, dont elle a même souvent toute raison de craindre les conséquences, et que veut lui imposer, bon gré, mal gré, la chambre élective.


II

Dans la nuit du 29 au 30 juin 1868, l’assemblée des pairs s’était comme transformée. Elle ne ressemblait plus du tout à la définition qu’en donnait un jour Thackeray, « un olympe sans dieux ; » les dieux étaient revenus. A la solitude dont se plaignent trop souvent ces voûtes dorées avaient tout à coup succédé le bruit, l’éclat, une mise en scène imposante. Au dehors, la salle d’attente, Saint-Slephen’s hall, était bordée dans toute sa longueur d’une double haie d’étrangers qui sollicitaient la faveur d’être admis dans les galeries de la chambre, et combien d’entre eux espéraient contre tout espoir ! L’opinion publique, d’ordinaire très indifférente envers les décisions des lords, s’était réveillée comme en sursaut, se souvenant qu’après tout il existe, selon la constitution anglaise, un second pouvoir dans l’état. Le vestibule, les couloirs, les escaliers, étaient assiégés par une foule épaisse et curieuse. Les huissiers, revêtus de soie, véritables maîtres des cérémonies, allaient et venaient d’un air affairé. L’enceinte de la chambre elle-même présentait un grand spectacle. Les marches du trône étaient occupées par une colonne serrée de conseillers d’état, privy councellors, qui ont le privilège de remplir cette incommode place d’honneur. Les membres de l’autre chambre, rangés soit en bas et de plain-pied avec les pairs, soit dans la tribune supérieure qui leur est réservée, se pressaient en quelque sorte autour de l’événement de la soirée. Les femmes de l’aristocratie en magnifique toilette, les unes assises, les autres debout, et pour ainsi dire écoutant aux portes, tant les galeries étaient encombrées, répandaient sur cette grave réunion un charme d’élégance et de beauté. Un grand nombre de lords étaient à leur poste, et parmi eux, à la blancheur des surplis, aux ornemens d’église, se faisait remarquer le banc des évêques. On désignait d’un autre côté un groupe à part composé du prince de Galles, du duc d’Edimbourg et du duc de Cambridge. Une atmosphère chargée d’attente et de préoccupations sérieuses pesait sur l’assemblée. De quoi s’agissait-il, et quelle était la cause de cette émotion ? C’est ce qu’il nous faut rappeler en peu de mots.

M. Gladstone avait proposé à la chambre des communes d’abolir comme établissement de l’état (disesiablish) l’église anglicane en Irlande, et cette mesure, après trois épreuves, avait été votée par une majorité définitive de 65 voix. Pour que le bill eût force de loi, il lui fallait maintenant obtenir la double sanction de la chambre des lords et de la reine. Dans les cas ordinaires, on s’inquiète assez peu de l’assentiment de la couronne, qui est comme assuré d’avance à tous les actes parlementaires. Cette fois pourtant, la circonstance était particulière, et aurait pu donner lieu à des doutes, car la chambre élective demandait au pouvoir royal de renoncer à l’un de ses privilèges, celui qu’il avait exercé depuis trois siècles, et dont il avait quelque raison de se montrer jaloux, — la nomination aux bénéfices vacans de l’église protestante d’Irlande. D’un autre côté, quelques zélés défenseurs du trône et de l’autel soutenaient que la reine Victoria n’était point libre dans cette question, qu’elle s’était engagée le jour de son couronnement envers l’ancien état de choses. La constitution ne lui donnait-elle point en outre le droit de résister aux exigences des communes ? Si l’on avait pu concevoir soit des illusions, soit des craintes à cet égard, un message de la reine ne tarda point à les dissiper : elle déclarait s’en remettre avec toute confiance à la sagesse de son parlement. Une fois de plus, celle qui tient aujourd’hui le sceptre de la Grande-Bretagne avait compris son véritable rôle. Nos voisins ont sur nous le grand avantage de ne point se payer de mots. Un peuple, selon eux, peut très bien avoir une constitution sans jouir pour cela du gouvernement constitutionnel, de même qu’un despotisme plus ou moins limité par un parlement ne réalise à aucun titre les conditions du régime parlementaire. Ce qui à leurs yeux caractérise le vrai système représentatif, c’est l’abstention du souverain dans la conduite des affaires de l’état. Quoi qu’il en soit, l’obstacle s’étant abaissé du côté de la couronne, le nouveau projet de loi, suspensory bill[15], n’avait plus d’opposition à craindre que de la part de la chambre des lords.

Ici du moins la résistance devait être formidable. L’aristocratie anglaise, on l’a vu, s’appuie à l’édifice des croyances nationales. L’alliance de l’église et de l’état s’est comme incrustée dans les traditions de la noblesse. D’un autre côté, il serait bien plus facile de traiter avec les questions religieuses, si l’on pouvait en séparer les intérêts matériels qui s’y rattachent ; mais le moyen qu’il en soit ainsi ? Comment attendre que des hommes d’ailleurs éclairés et sincères se montrent très frappés de l’injustice des privilèges qu’ils partagent avec leur ordre ? Ge n’est donc point au banc des évêques qu’il faut demander avis sur les inconvéniens de l’église établie en Irlande. Ils sont, comme on dit, juges et parties dans leur propre cause. Les pairs laïques, il est vrai, ne se trouvent point retenus par les mêmes considérations ; mais des liens de solidarité les unissent de très près au clergé anglican. « Nous sommes tous dans le même vaisseau, » disait l’un d’eux à un évêque. Il y a par les gros temps un moyen d’empêcher les vaisseaux de couler à fond, et cette méthode bien connue des navigateurs, qui l’ont peut-être enseignée aux sages hommes d’état de l’Angleterre, est de faire la part de la tempête. La chambre des lords elle-même a plus d’une fois pratiqué de tels sacrifices ; mais qu’il est dur de s’y résigner du premier coup ! Ce qui enlevait beaucoup à l’intérêt de la soirée, c’est que la décision des pairs était connue d’avance. Tout le monde savait très bien qu’on n’allait point assister à une nuit du 4 août. Le clergé anglais, d’accord avec la noblesse, avait au contraire juré de défendre par tous les moyens ses prétentions sur l’Irlande.

La discussion fut tour à tour solide et ardente : pour l’élévation du langage, la force du raisonnement et la véritable éloquence, elle égala, si même elle ne surpassa, la grandeur des débats qui avaient eu lieu dans l’autre chambre sur cette question délicate. Le premier qui prit la parole au milieu du brillant et solennel auditoire fut le duc d’Argyll. Homme de son siècle, quoique fortement attaché à l’esprit de la Bible, nourri de sévères études, nullement étranger aux matières cléricales, il a dans le ton de la voix, dans le geste sobre et raide, tous les traits historiques d’un lord presbytérien. Il soutint le projet de loi de M. Gladstone. A ceux qui traitent de sacrilège la conduite des hommes d’état étendant la main sur les biens ecclésiastiques, il répondit fièrement que « l’argent donné à l’église n’était pas toujours de l’argent donné à Dieu. » Son discours sage, mesuré, un peu froid, s’adressait aux nobles sentimens de la nature humaine. Libéral, le duc ne se faisait guère illusion sur le sort réservé ce soir-là au bill de la chambre des communes ; . mais « la dignité d’un parti politique, s’écria-t-il, est d’envelopper sa fortune dans les mesures qu’il propose. La défaite en pareil cas est encore une victoire, car elle éclaire le pays. » C’était maintenant aux adversaires d’ouvrir le feu : ils ne pouvaient mieux choisir pour cette manœuvre que l’évêque d’Oxford. Entre les deux orateurs, le contraste est saisissant. Autant le duc d’Argyll s’était montré grave, autant le très révérend Samuel Wilberforce manie avec une rare habileté l’arme de la plaisanterie anglaise. Fertile en bons mots, en anecdotes, en allusions, frisant quelquefois le trivial, mais avec la légèreté savante d’un lettré maître de la langue et rompu aux études classiques, changeant de ton et d’expédiens oratoires à volonté, tour à tour amusant, vigoureux et pathétique, il est certainement un des types de l’éloquence qui réussit le mieux auprès de nos voisins. On l’a défini « un Garrick en manches de linon. » Il y a très certainement du comédien dans sa manière, mais il y a aussi du théologien, du rhéteur et de l’homme d’affaires. Certes l’évêque d’Oxford ne cherche nullement à dissimuler sa sollicitude pour les intérêts matériels de l’établissement[16] qu’il veut sauver. Dire que l’église protestante d’Irlande tomberait du jour où elle ne serait plus appuyée à l’état ni soutenue par les dîmes de la population irlandaise, n’est-ce point s’attirer la réprimande du maître : « O hommes de peu de foi ? » L’évêque d’Oxford avait été entraînant, ironique et passionné, lorsque après quelques discours beaucoup moins remarquables se leva du sac de laine le grand-chancelier, lord Cairns. On n’ajoutera rien à la masse des argumens qu’il fit valoir en faveur du maintien de l’église d’état en Irlande. Il fut admirable ; sa parole a toute la précision, l’autorité, l’énergie des magistrats anglais, sans en avoir la sécheresse ni la lourdeur. Deux heures et demie du matin venaient de sonner à l’horloge de Westminster. Le bill fut repoussé par une majorité de 95 voix.

Pour qu’on comprenne bien la situation dans laquelle se trouve maintenant vis-à-vis du pays la chambre des lords, il nous faut revenir sur ce qui s’était passé dans l’autre chambre au moment où avait été votée la proposition de M. Gladstone. Le cabinet, M. Disraeli en tête, venait d’éprouver une défaite, et l’usage du parlement voulait qu’il se retirât. On comprend très bien qu’un roi qui n’intervient jamais dans les affaires de son royaume échappe aux conséquences des actes qui s’accomplissent en son nom ; mais qu’un ministre qu’on a constamment devant les yeux en chair et en os, qui parle, qui agit, soit l’ombre irresponsable de la volonté du chef de l’état, c’est une fiction que n’a point encore admise le bon sens pratique des Anglais. M. Disraeli demanda quelques jours de répit, et à la suite d’une entrevue avec la reine, il laissa entendre que sa démission avait été refusée. Cette déclaration, quoique faite en termes très vagues, souleva une tempête dans l’assemblée. Bondissant sur son banc, M. Bright osa traiter le ministre de rebelle (worse than a fenian, pire qu’un fenian), pour avoir mis sa responsabilité à couvert derrière le trône. L’alarme se prolongea dans le pays, et la plupart des journaux anglais signalèrent avec indignation la conduite du cabinet tory. Plût au ciel que d’autres nations n’eussent point de meilleurs motifs pour se plaindre des dangers-du gouvernement personnel ! Sans vouloir justifier la résolution de M. Disraeli, et tout en tenant compte : au parti libéral de ses justes susceptibilités sur un point si grave, il faut dire que le chef du cabinet invoquait en sa faveur des circonstances très atténuantes. La dissolution du parlement était décidée en principe bien avant l’échec du ministère. En votant le reform bill de 1867, la chambre avait implicitement reconnu qu’elle était nommée par une fraction trop minime du pays, et avait ainsi signé à courte échéance son arrêt de mort. L’avis de la reine, dont M. Disraeli eut sans doute le tort d’entretenir l’assemblée, était qu’on attendît les élections prochaines pour voir, de quel côté se rangerait vraiment l’opinion publique. De là à maintenir un ministre contre la volonté de la nation, il y a certes bien loin ; mais les Anglais ont aussi leurs raisons pour se montrer ombrageux, toutes les fois qu’il s’agit des bases du gouvernement constitutionnel. Ni la reine Anne, ni les quatre George, ni Guillaume III, n’ont pu résister en certains cas à la tentation d’intervenir dans la lutte des partis. Et comment n’en eût-il point été ainsi à l’origine de la monarchie limitée ? Voilà un homme élevé dès sa naissance dans l’idée qu’il est supérieur aux autres hommes ; excepté la dette publique, tout lui appartient, le trésor royal, l’armée, la marine, les services publics, les colonies, il est le chef de l’état et de l’église ; mais que, prenant au sérieux l’illusion dont on l’entoure, il ose étendre la main sur la conduite des affaires, moins que cela, exprimer une opinion, un désir, ses sujets l’arrêtent tout court en lui disant : « Vous êtes roi, que cela vous suffise ; laissez-nous gouverner nos intérêts comme nous l’entendons. » Le fait est que le rôle de roi ou de reine constitutionnelle exige de rares qualités ; les Anglais le savent bien, et c’est l’une des causes de leur respect pour la femme qui occupe aujourd’hui le trône d’Angleterre.

Le parlement va être dissous, et les élections ne tarderont pas à se faire. Dans de telles circonstances, le vote de la chambre des lords à propos de l’église d’Irlande avait tout le caractère d’un appel au peuple. Les pairs ont donné leur avis ; c’est maintenant à la nation de prononcer. Dans un habile discours, lord Russell avertissait les adversaires du bill que plus d’un parmi eux aurait sans doute à revenir sur son premier verdicts Pareille chose ne s’est-elle point vue à diverses reprises ? Lors de la loi pour l’émancipation des catholiques, du reform bill de 1832 et du rappel des lois sur les céréales, bon nombre d’antagonistes n’ont-ils point successivement abandonné les positions avancées qu’ils avaient occupées d’abord ? La chambre des lords est un frein, mais c’est un frein intelligent qui cède à la pression du temps et des idées. Aussi les Anglais se montrent-ils beaucoup moins préoccupés de la résistance des pairs que de la signification du jugement qui va être rendu par le pays. Qui l’emportera aux prochaines élections, de l’église établie ou de la liberté de conscience ? Jamais question plus grave ne s’était adressée dès le début à une réforme politique plus radicale. Ce qu’il y a, je crois, à craindre de la part des nouveaux électeurs est la confusion des idées. Plusieurs d’entre eux ne sont sans doute que trop portés à juger la proposition de M. Gladstone au point de vue de leurs sympathies religieuses. C’est pourtant la considération qu’il faudrait écarter. Les croyances n’ont rien à voir dans la lutte qui vient de s’engager, et il est inutile d’en appeler à l’histoire de la réformation. Que, dans un temps où sur toute l’Europe l’église était indissolublement unie à l’état, l’Angleterre ait choisi la foi religieuse qui se prêtait le mieux à l’alliance du pouvoir et de la liberté, c’est un fait incontestable. Le protestantisme n’a certes point été étranger en Angleterre à la conquête du gouvernement constitutionnel. Une église établie qui, tout en maintenant sa dignité, se montrait soumise au contrôle des pouvoirs civils a pu rendre des services et surtout abaisser de grands obstacles. Aussi n’est-ce point le passé qui est en question, c’est le présent. Il s’agit de savoir si cette église d’état, à laquelle tout le monde rend hommage, ne s’affaiblit point en se soutenant dans l’île-sœur (sister island) par une injustice.

Les meetings succèdent aux meetings, et le signal du mouvement est parti du clergé. Jamais l’union protestante n’avait pris une part si directe ni joué un rôle si actif dans les élections. Un grand meeting des évêques dans Saint-James’s-Hall a en quelque sorte ouvert la marche. Si l’éclat des dignités, l’importance des positions sociales et la pompe des titres suffisaient à décider de la valeur d’une cause, ce début aurait été un succès, car à un grand nombre de prélats se mêlaient plusieurs membres de la noblesse et le lord-maire de Londres. L’effet moral n’a pourtant guère répondu à ce qu’on attendait. Est-ce le protestantisme qu’on prétend affermir par ces manifestations ? Dans ce cas, l’intention est excellente, mais le terrain des débats est mal choisi. Le clergé anglais combat cette fois pro aris et focis ; on l’accuse même de plus considérer les intérêts du presbytère que ceux de l’autel, et son langage, il faut bien le reconnaître, n’est point de nature à démentir cette opinion. L’église anglicane partage l’illusion de toutes les anciennes suprématies : elle croit que la richesse est la source de sa force et de son influence. N’est-ce point au contraire cette grande accumulation de biens, cette énorme opulence, si contraire à l’esprit de l’Évangile, qui lui aliène le cœur des populations ? Une doctrine se recommande non point par ce qu’elle possède, mais par ce qu’elle enseigne. Les évêques protestans jettent aujourd’hui ce cri d’alarme : « l’église de Rome est à nos portes ; » mais beaucoup se demandent en Angleterre si ce ne sont point eux qui ont ouvert au loup l’entrée de la bergerie. En favorisant au moins de leur silence le parti des ritualists[17], n’ont-ils point préparé les voies à une réconciliation avec le chef d’une religion étrangère ? Il est un peu tard dans tous les cas pour évoquer le fantôme du papisme quand on a laissé faire tant de sacrifices aux idées qu’il représente. La condamnation des Essays and reviews, la déposition de l’évêque Colenso, le langage tenu dans les convocations, ne sont guère de nature à inspirer de la confiance aux libres études historiques. Si l’église anglicane veut rappeler à elle les sympathies des penseurs et des esprits éclairés, qu’elle élargisse le champ des interprétations de la Bible. On peut sans doute préférer les adorateurs d’un livre aux adorateurs d’une statue de plâtre ; mais pourquoi toujours des idoles ? En ce qui touche l’église établie en Irlande, les évêques anglais paraissent méconnaître entièrement l’état des choses. Si après trois cents ans elle ne se trouve guère plus avancée que le premier jour de sa fondation[18], ils s’en prennent à l’ignorance des Irlandais, ils accusent le gouvernement, l’esprit d’incrédulité, tout, excepté eux-mêmes. N’est-ce point pourtant leur étroite alliance avec les autorités civiles qui en grande partie a frappé de stérilité leurs efforts de propagande ? Un incident fâcheux vint encore altérer l’effet du meeting tenu dans Saint-James’s-Hall. M. Stanley, doyen de Westminster, tout en approuvant la résistance de ses confrères au bill de M. Gladstone, insinua que l’église unie d’Angleterre et d’Irlande devrait nécessairement subir quelques changemens dans ses rapports avec l’état. A l’instant même, un tumulte épouvantable éclata dans l’auditoire. L’archevêque de Canterbury lui-même, qui présidait cette séance, n’eut point assez d’autorité pour apaiser l’orage, et l’orateur dut se rasseoir au milieu de violens murmures. Les esprits les moins prévenus se demandent ce qu’on peut attendre d’un clergé arrivé à un tel degré d’intolérance qu’il ne veut point souffrir la discussion même de la part d’un de ses membres les plus distingués. Ces saintes passions sont un véritable danger pour l’Angleterre, et il faudrait plaindre le chef politique décidé à se servir de pareilles armés pour s’assurer la victoire.

Il serait pourtant injuste de méconnaître qu’à côté de démonstrations où le clergé défend avec trop d’impatience sa propre cause le sentiment puritain de la vieille Angleterre s’est aussi alarmé des conséquences que pouvait entraîner l’abolition de l’église établie en Irlande. N’a-t-on pas fait depuis un siècle assez de concessions au catholicisme romain ? Est-il prudent de découvrir ainsi le protestantisme et de détruire les derniers remparts d’une forteresse déjà fort démantelée ? Ce qui ajoute encore à ces appréhensions, c’est le zèle compromettant avec lequel les catholiques ont accueilli la proposition de M. Gladstone. Beaucoup d’Anglais croient avoir de bonnes raisons pour se défier d’un parti religieux qui dans la lutte invoque la liberté, quitte à la confisquer le lendemain de la victoire. Ne l’a-t-on pas vu à l’œuvre dans d’autres pays ? La Grande-Bretagne elle-même n’a-t-elle point assez souffert des tentatives d’une église étrangère qui, sous Jacques II, travaillait par des voies ténébreuses au rétablissement du despotisme ? « Si c’est là qu’on veut vous mener, s’écriait un orateur dans un autre meeting auquel j’assistais, mille fois mieux vaut maintenir à tout prix notre position vis-à-vis de l’Irlande. Le droit d’examen en matières religieuses a été jusqu’ici le plus ferme boulevard de notre constitution. Toute mesure politique n’est point nécessairement bonne parce qu’elle émane d’esprits éclairés et sincères. Les divers partis se sont bien souvent trompés sur les moyens, et si les libéraux arrivaient à énerver la force du protestantisme en Angleterre, ils auraient travaillé de la meilleure foi dur monde contre la liberté. » Ces considérations, toutes puissantes qu’elles soient, n’ont pourtant point ébranlé jusqu’ici la confiance des massés dans ce qu’elles considèrent comme un devoir envers l’île-sœur. Du jour où les principes de la réformation seraient sérieusement menacés, c’est surtout au sein des sectes, c’est parmi les indépendans, les méthodistes, les wesleyens et dans l’église presbytérienne d’Ecosse que le vrai protestantisme trouverait ses plus ardens défenseurs. Or dans les circonstances présentes ils sont certes très loin de s’émouvoir. Les dissidens ont le courage de leurs croyances. « La justice, s’écrient-ils, l’égalité pour tous, et l’on verra ensuite de quel côté se trouve l’église du Christ. » Leurs ministres ont généralement appuyé le projet de M. Gladstone.

S’agit-il après tout de détruire le protestantisme en Irlande ? Non vraiment, on propose au contraire d’abaisser l’obstacle à ses progrès. Il serait sans doute à désirer pour l’intérêt des deux pays que l’Irlande et l’Angleterre eussent la même foi religieuse. Cette uniformité de croyances aurait écarté bien des malheurs, adouci les haines, épargné plus d’un crime ; mais a-t-on pris le meilleur moyen pour qu’il en fût ainsi ? Ce qui a le plus nui jusqu’à ce jour dans l’esprit des Irlandais à l’église anglicane, c’est son caractère officiel et politique. On ne l’a point demandée, elle s’est imposée, et fait nécessairement partie d’un ordre de choses qui réveille dans le cœur de la race soumise des souvenirs humilians. L’établissement forcé d’un clergé qui n’a pour lui ni les convictions ni les sympathies du plus grand nombre n’est peut-être point le grief le plus sérieux dont se plaigne l’Irlande, mais c’est à coup sûr celui qui frappe le plus l’esprit des masses. En voulant dicter ses articles de foi aux vaincus, l’Angleterre a au contraire fourni des armes aux superstitions qu’elle voulait combattre, et planté sur le clocher de chaque village un drapeau de discorde qui ralliera toujours les mécontens. Le catholicisme est en Irlande le symbole de la vieille nationalité précisément parce que l’église protestante est l’un des signes de la conquête. Ce qui donne de la vie aux religions est trop souvent ce qui s’y mêle d’étranger à leur principe. Les Irlandais, en s’obstinant à rester catholiques, ont couvert d’un manteau sacré leurs intérêts meurtris, leur amour-propre froissé, leur patrie éteinte. Entre deux églises dont le centre était également situé au-delà des eaux, ils ont choisi Rome contre l’Angleterre. Pour le reste du royaume-uni, le protestantisme a été un bienfait ; pour l’Irlande, il a été une très lourde charge. Obligée de payer un culte qu’elle ne pratique point, elle regarde d’un œil d’envie l’église du riche nourrie par l’église du pauvre. C’est bien en vain que les Anglais vantent, et pourtant avec raison, les vertus, les lumières du clergé protestant. « Que vous vouliez pour vous de l’église établie, leur répondent les Irlandais, nous n’avons rien à y voir ; mais que vous en vouliez pour les autres et surtout pour d’autres qui la repoussent, là est l’injustice. » Beaucoup persistent à se demander si l’effet n’eût pas été bien différent dans le cas où les idées de la réformation se fussent présentées à l’Irlande sans le signe de la domination anglaise. C’est la protection qui les a désignées à la défiance et à l’antipathie des masses[19]. Le moyen de réparer les fautes commises n’est-il point aujourd’hui dans la liberté ? Plus on écartera des croyances religieuses la main de l’état, et plus on aura lieu d’espérer les fruits d’une propagande active et désintéressée. Dans un pays comme la Grande-Bretagne, où tout se fait par l’initiative personnelle, une institution officiellement chargée par la couronne de travailler à la conversion des âmes n’est-elle point une choquante anomalie ? Que le protestantisme s’introduise en Irlande, mais qu’il y pénètre par les sociétés bibliques, les missions volontaires, l’intervention d’un clergé ne prélevant plus la dîme ; c’est le seul moyen pour lui d’exercer une influence vraiment efficace sur les esprits et sur les mœurs.

Quel est, au sujet du projet de loi rejeté par la chambre des pairs, l’avis des classes ouvrières ? Telle est la question qui préoccupe beaucoup les hommes d’état, et qui sera bientôt résolue par le scrutin. Le reform bill de 1868 a en effet créé toute une nouvelle couche d’électeurs avec lesquels il faut maintenant compter. Une des forces de la démocratie est qu’elle adopte volontiers toutes les souffrances et sympathise avec le malheur. Les ouvriers anglais s’intéressent aujourd’hui à l’Irlande, de même qu’ils tendaient, il y a quelques années, une main amie aux esclaves noirs d’Amérique. Le sentiment de la justice a été plus fort chez eux que l’antagonisme des races. Il ne faudrait sans doute point juger de tous les ouvriers anglais par ceux qu’on rencontre dans les meetings libéraux ; mais il est très certain que beaucoup d’entre eux ont abjuré leurs anciens préjugés envers l’Irlande, on peut même dire leurs antipathies, du jour où ils l’ont crue opprimée par leur propre église. Un fait a d’ailleurs contribué à leur ouvrir les yeux. Quiconque a observé de près le fenianisme est bien forcé de convenir que la question religieuse y tient très peu de place. Le mouvement est parti de l’Amérique, la terre de l’égalité des cultes. Ce parti fenian n’a pas plus trouvé grâce aux yeux du parti catholique qu’il n’a rencontré faveur auprès du clergé protestant. On peut lui reprocher bien des tentatives funestes, mais on ne l’accusera jamais d’avoir soulevé en Irlande l’étendard du papisme. Ceux même qui, comme M. Gladstone, proposent de rompre le lien entre l’église et l’état avouent très franchement que cette mesure aura peu d’influence directe sur l’ennemi ; tout au plus contribuera-t-elle à éteindre les germes de mécontentement dont se nourrit l’agitation feniane. La vérité n’est-elle point que l’Irlande, quoique très attachée à ses anciennes traditions catholiques, comprend toute la première les dangers qu’elle courrait en donnant trop de pouvoir à son clergé ? Le fenianisme d’un autre côté ne se maintient que par les justes griefs sur lesquels il s’appuie ; livré à lui-même, il est très faible. Il a bien pu arracher en plein jour des prévenus aux mains de la police, faire sauter les murs d’une prison et atteindre d’une balle un des fils de la reine ; mais jusqu’ici il n’a point ébranlé une seule pierre de l’édifice social fondé sur la liberté. L’arme la plus victorieuse pour le combattre est la logique. Tout ce qu’on accorde à l’Irlande est autant d’enlevé au foyer de la révolte. Il importe assez peu d’examiner si, comme le prétendent les évêques protestans, les Irlandais entendent très mal leurs intérêts en réclamant contre l’institution dont on a bien voulu les honorer : le fait est qu’ils réclament. De deux choses l’une, ou l’église établie est un bienfait pour l’Irlande, ou c’est une charge ; si c’est un bienfait, il n’y a aucune raison pour le continuer à des hommes qui s’en montrent si peu reconnaissans, et si au contraire c’est une charge imposée par la race conquérante à la race conquise, l’équité veut qu’on l’abolisse.

Dans toute cette affaire, le clergé anglais, et je le regrette sincèrement, a bien plus l’air de défendre sa bourse que de combattre pour ses croyances. Il tient beaucoup sans doute à sa suprématie en Irlande ; mais qu’il se montre encore bien autrement jaloux des avantages matériels qui s’y rattachent ! De tous les clergés, c’est pourtant celui qui est le moins fondé à se plaindre quand le parlement lui demande des sacrifices. En acceptant et recueillant autrefois la succession de l’église catholique romaine, l’église d’Angleterre a par cela même reconnu à l’état le droit d’intervenir dans la destination et le maniement des biens ecclésiastiques. Le gouvernement crut alors servir l’intérêt général en retirant les dotations d’un sacerdoce qui ne répondait plus aux besoins des temps ni aux vues de la nation pour les transférer à un autre beaucoup mieux en harmonie avec les tendances de l’esprit moderne. Ces motifs, qui déterminèrent alors la conduite des autorités civiles, ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux qu’on invoque aujourd’hui contre l’existence de l’église établie en Irlande. Il ne s’agit nullement cette fois de dépouiller un clergé au profit d’un autre ni de chercher le véritable type des croyances nationales. L’état obéit à des considérations d’un ordre beaucoup plus pratique. Il se demande s’il ne conviendrait pas de rompre le lien qui l’attache à l’église anglicane d’Irlande, parce que cette église a failli à sa mission et déplaît souverainement aux Irlandais. On attendait d’elle une victoire en faveur du protestantisme, et elle a fortifié la résistance aux idées de la réformation[20]. On lui demandait de rallier à la mère-patrie des sujets fidèles, et elle a créé des fenians. Une institution ne répondant point du tout, après trois siècles, au but pour lequel on l’avait fondée trouve difficilement grâce auprès de nos voisins, qui consultent en tout la question d’utilité. Un arbre se juge à ses fruits : où sont les fruits de cette expérience ? En ne faisant pas de bien, l’église officielle a fait du mal, car elle a entretenu au sein des populations dissidentes l’animosité contre l’Angleterre. Payée à contre-cœur, jalousée par le clergé indigène, étrangère sur la terre conquise, elle a servi à perpétuer de tristes et irritans souvenirs. L’esprit de contradiction envers les maîtres, cette dernière arme des vaincus, a endurci le cœur des Irlandais dans la foi aux doctrines de Rome. Ils se sont ainsi habitués à attendre leur délivrance du dehors, aujourd’hui de la France, demain des États-Unis d’Amérique. Dans ces circonstances critiques, l’état n’a-t-il point le droit de reprendre à l’église anglaise ce qu’il lui a donné ? On l’avait comblée de biens pour qu’elle accomplît une œuvre, et elle a été inutile.

La mesure que proposent les libéraux pour pacifier l’Irlande contient deux clauses très distinctes, le disestablishment, c’est-à-dire le retrait du privilège accordé à l’église d’état, et le disendowment ou recouvrement d’une partie des biens qui lui avaient été affectés. C’est la menace de cette seconde tentative qui a surtout excité chez le clergé anglais un frémissement d’inquiétude. Tous les pays ont leur spectre rouge ; chez nos voisins, ce spectre se nomme la spoliation, et il manque rarement son effet chez un peuple riche, très attaché aux droits de la propriété. De même que dans une foule, quand quelqu’un crie « au voleur, » tout le monde met la main dans ses poches, ainsi tout corps de l’état qui se dit dépouillé est à peu près sûr de jeter l’alarme dans la société britannique. L’aristocratie, la classe moyenne, les ouvriers eux-mêmes, ont tant d’intérêts communs à défendre qu’ils tremblent à l’idée de voir n’importe qui dépossédé. Il s’agit pourtant de savoir ce qu’il y a derrière ce fantôme dont l’église anglicane juge à propos d’exploiter les terreurs. La proposition de M. Gladstone déclarait que tous les droits personnellement acquis seraient sauvegardés. On n’abolira pas l’église établie en Irlande, elle s’éteindra. Le ministre protestant investi d’un bénéfice mourra dans son presbytère, et toute la vie continuera de jouir des avantages que lui confère aujourd’hui sa charge, A supposer même qu’on rachète ses services et ses droits pour une somme d’argent, ce sera toujours avec son consentement, et lorsqu’il aura bien reconnu que la compensation offerte par l’état est suffisante. Ce n’est donc pas lui du moins qui sera spolié. Il y a longtemps qu’un esprit éminent et vigoureux, ayant le rare courage de regarder les questions en face, M. Stuart Mill, avait fait justice de ces artifices de langage[21]. « Il n’y a point de perte, disait-il, quand on ne sait et ne peut dire qui a perdu. Les lois sur la propriété ont été faites pour la protection des hommes et non des phrases. Aussi longtemps que l’on n’enlève point le pain à nos semblables, nous nous inquiéterions assez peu, quand même tout le dictionnaire anglais irait demander l’aumône dans les rues. Que ceux qui regardent comme un vol pour une nation de reprendre ce qui lui appartient nous disent à quelle personne on a fait tort, non à quelles lettres ou à quelles syllabes. » Tout compte fait, on trouvera, si la mesure s’exécute, qu’il n’y a eu de dépouillé qu’un être déraison, — l’église.

Est-il d’ailleurs vrai de dire qu’on veuille lui enlever quelque chose qui lui appartienne ? Détourner d’elle la dîme, l’argent des laïques, n’est à coup sûr point un acte d’extorsion. Tout le monde sait que l’extorqué est ici le paysan catholique d’Irlande. Il est vrai que l’église établie possède en outre des biens très considérables connus sous le nom d’endowments, dotations. L’état touchera-t-il à ces biens, et dans quelle mesure ? C’est un point à déterminer plus tard par les débats des deux chambres. Déclarons pourtant tout de suite que les Anglais, tout en respectant les anciennes fondations, se demandent jusqu’à quel point ils se trouvent liés par la volonté des morts. De ce qu’un homme qui a vécu il y a plusieurs siècles crut bien faire en laissant sa fortune à une œuvre quelconque, s’ensuit-il que cette œuvre soit nécessairement utile ? S’il était donné aux anciens donateurs de revenir à la lumière, beaucoup parmi les plus intelligens d’entre eux reconnaîtraient sans doute l’avantage de refaire leur testament. Qu’on suppose, par exemple, des fonds laissés autrefois à une université quelconque pour établir un cours d’astrologie judiciaire ; nul, je crois, ne trouverait à redire dans le cas où ces mêmes fonds seraient appliqués <de nos jours à une chaire d’astronomie. L’église anglicane paraît bien avoir reconnu elle-même la vérité de ce principe. Parmi les biens dont elle jouit, une partie a été léguée sous forme de dotation à l’ancienne église catholique, et elle ne s’est point fait scrupule de s’attribuer ce patrimoine, se regardant sans doute comme la plus digne de succéder aux beaux temps du christianisme et la plus capable de faire un usage judicieux de telles richesses. A part ceux qu’on dépouillait, nul ne s’est plaint en Angleterre de cette mesure. Une obéissance servile qui s’attacherait trop à la lettre de tels contrats et en oublierait l’esprit tendrait à faire des trépassés les arbitres souverains à perpétuité de la destinée des vivans. Tout ce que demandent en pareil cas le bon sens et la justice, c’est que la destination du legs se rapproche le plus possible de la volonté du légataire. Il y aurait par exemple détournement des fonds attribués à l’église établie en Irlande par d’anciens bienfaiteurs, si ces fonds étaient employés par l’état à fondre des balles ou à couler des canons. Le clergé protestant aurait alors quelque raison de crier au sacrilège, non que l’argent ait par lui-même rien de sacré, mais parce que l’intention des fondateurs aurait été brutalement méconnue. Tous ceux qui anciennement ont laissé des dons à l’église avaient très certainement en vue la culture intellectuelle de la nation irlandaise. N’est-ce point alors favoriser leurs desseins que de consacrer aujourd’hui à l’instruction publique le fruit de leur générosité ? Aussi telle est la voie que se propose de suivre le parti libéral.

Quoique les tories ne se soient jamais expliqués clairement à cet égard, on a prêté un instant à leur chef, M. Disraeli, la velléité de rétribuer le clergé catholique en Irlande. On aurait alors deux églises d’état, dont la seconde présenterait tous les inconvéniens de la première sans en offrir les avantages. Un clergé salarié est d’ailleurs absolument contraire aux idées et aux usages de nos voisins. L’opinion publique s’avance depuis quelque temps dans une direction tout opposée. Une société de libres esprits qui s’intitule elle-même libération society demande ouvertement la séparation de l’église et de l’état. C’est même de ce côté, s’il faut en croire l’évêque d’Oxford, que partiraient les attaques contre l’ordre de choses établi en Irlande. N’osant point assiéger de front la citadelle, ces habiles stratégistes auraient pris une voie détournée pour surprendre un des bastions les plus avancés de la puissance cléricale. M. Gladstone et ses amis renient pourtant toute participation avec ces doctrines. Suivant eux, une église d’état peut être bonne ou mauvaise selon les lieux, les temps et les conditions sociales. Elle est mauvaise en Irlande, où elle ne rallie qu’une minorité insignifiante, et où elle fournit aux mécontens un sujet éternel de récriminations contre le gouvernement. Sur un tout autre théâtre de faits, elle a rendu et rend encore des services, oppose une barrière aux traditions du catholicisme romain, et incarne en quelque sorte les idées de la réformation religieuse dans une solide hiérarchie. En Irlande, elle est étrangère ; en Angleterre, elle est nationale. Cette différence suffit très bien à expliquer comment les mêmes hommes qui demandent la séparation des deux principes pour l’île-sœur n’en veulent point du tout chez eux. Les libéraux déclarent avec énergie qu’il s’agit uniquement de détruire l’église d’état en Irlande, et Dieu me garde de soupçonner un instant la bonne foi de leurs assertions ! Je dois pourtant ajouter que ces assurances solennelles n’ont ni convaincu le clergé anglais ni calmé ses inquiétudes. Il a, comme on dit ici, flairé un rat, c’est-à-dire que sous cette première réforme politique il pressent des dangers bien autrement sérieux dans l’avenir. Quelle sera, se demande-t-il avec anxiété, la limite de ces exigences ? A supposer que les chefs du mouvement libéral soient sincères (et l’on n’a guère le droit de se défier de leur parole), n’y a-t-il point dans la marche des choses une logique plus forte que la volonté des hommes ? L’égalité des cultes ne franchira-t-elle point avec le temps l’étroit canal qui sépare l’Irlande de l’Angleterre ? En un mot, l’église protestante craint que la déchirure ne s’étende, et qu’après lui avoir arraché un membre de sa domination temporelle on ne lui demande plus tard bien d’autres sacrifices. Admettons que les esprits en viennent là. Le culte réformé ne ferait encore que subir une des conditions de la virilité des peuples modernes. Les religions dominantes ont le tort de raisonner comme si elles n’avaient à choisir qu’entre deux alternatives : être incorporées à l’état ou disparaître. N’est-ce point donner une triste idée de leur force et de leur mission divine ? Ma conviction est d’ailleurs que l’église anglicane, en raisonnant ainsi, ne se rend point justice. Elle, a pour elle les lumières, une longue influence acquise sur toutes les classes de la société, des services incontestables rendus à la raison humaine. Avec cela, on peut défier bien des événemens et des transformations politiques. L’exemple de l’Ecosse est là pour nous apprendre qu’un culte enté sur les convictions sérieuses des masses peut très bien vivre sans être soutenu par le gouvernement. Qu’on regarde aussi au-delà des mers les États-Unis d’Amérique, où chacun paie pour son église de même qu’il paie pour son club, et où le sentiment religieux n’a rien perdu à être libre. Le protestantisme anglais a quelque chose de mieux pour durer que l’alliance avec les pouvoirs civils : il a la confiance qu’il inspire aux esprits éclairés, et il ne tient qu’à lui d’étendre cet élément d’autorité morale.

Les craintes plus ou moins imaginaires qu’inspire au clergé la proposition de M. Gladstone viennent d’éclater dans une démonstration qui a eu lieu le 17 août au Palais de Cristal[22]. S’il fallait en croire les orateurs cléricaux, l’Angleterre se trouverait à deux doigts de sa perte. Rome serait à la veille de ressaisir sa proie par-delà les mers. Encore quelques années, et l’acte fondamental qui assure la succession du trône à une famille protestante serait rapporté par les chambres… Tout cela est sans doute fort exagéré : que l’église anglicane ne regarde point au dehors, c’est en elle qu’est l’ennemi. Le catholicisme ultramontain n’a de force que celle qu’on lui donne. Ou l’église établie représente la liberté de pensée en matières religieuses, ou elle ne représente absolument rien, et c’est pour avoir trop oublié son origine, trop déserté le terrain de sa véritable puissance, qu’elle a depuis quelque temps compromis sa situation dans le pays. Entre elle pourtant et un autre culte encore bien moins favorable aux droits de la raison, les sympathies des masses n’hésiteraient point un instant à se prononcer. Beaucoup de ceux qui réclament en faveur de l’Irlande un acte de sagesse et d’équité se retireraient aussitôt de la lutte ou passeraient du côté de M. Disraeli, s’il leur était prouvé que cette mesure dût entamer les conquêtes de la réformation. On comprend alors reflet de sinistres prophéties s’adressant à une nation très foncièrement protestante et facile à prendre l’alarme quand on lui parle de ses croyances menacées. La liberté est ici le drapeau que se disputent tous les partis, et chacun d’eux cherche à lui donner ses couleurs. Aussi les orateurs protestans demandent-ils fièrement à leurs adversaires ce qui resterait des droits politiques après un certain temps, si l’Angleterre livrait à l’ennemi les armes spirituelles dont elle s’est autrefois servie pour assurer sa victoire sur le despotisme. Cette intervention des idées religieuses dans une lutte électorale peut offrir des dangers, mais elle a sa grandeur. Il est curieux de voir une nation érigée en concile, maîtresse de ses croyances, et décidant d’un tour de scrutin quel sera le sort de son église. On se tromperait d’ailleurs beaucoup en cherchant dans le résultat, quel qu’il soit, une profession de foi contraire aux traditions nationales. Qui entend le mieux dans cette question les véritables intérêts du protestantisme, M. Disraeli ou M. Gladstone ? Tel est le problème qui s’agite en ce moment. Un nuage pèse sur les élections prochaines, et ce nuage, nous n’essaierons pas de le dissiper par de vaines conjectures. L’opinion libérale est après tout celle qui aurait le moins à souffrir d’une défaite. Un parti qui succomberait en Angleterre pour avoir voulu accomplir à ses risques et périls un acte de justice remonterait bientôt dans la faveur du pays. Certes rien n’annonce un naufrage ; mais honneur aux hommes d’état qui ont le courage et la force de le braver !

Au milieu de ces événemens, la chambre des lords occupe à coup sûr une position dont elle a le droit d’être fière. C’est entre elle et la dernière chambre des communes que va décider le pays. Si les électeurs lui donnent raison, elle aura remporté une victoire ? si au contraire ils lui donnent tort, son rôle est tout tracé. Beaucoup moins soumise que l’autre chambre aux impulsions du siècle. la pairie anglaise se donne le temps de la réflexion : elle hésite, elle résiste d’abord ; mais quand a-t-elle fermé l’oreille aux réclamations persistantes des masses ? Nui d’ailleurs ne s’effraie beaucoup de ces retards. Nos voisins se disent avec assez de bon sens que les conquêtes trop faciles sont sujettes à s’évanouir. Le progrès s’accroît des obstacles qu’il rencontre sur son chemin, et la résistance des lords surexcite la volonté de la nation ; Leur dernier vote à propos de l’église d’Irlande a été accueilli par le pays avec tristesse, mais aussi avec respect. C’était leur droit que d’exprimer un avis ; ils ont maintenant un devoir-à remplir : c’est celui d’éviter un conflit entre les pouvoirs de l’état. Si la majorité dans la prochaine chambre des communes partage les vues de M. Gladstone, serait-il sage de perpétuer un antagonisme dont tout le monde verrait alors les dangers ? Le peuple anglais s’irrite lentement, ses colères n’en sont que plus redoutables. Beaucoup parmi les lords soutiennent contre l’opinion publique une lutte dans laquelle ils savent très bien qu’ils seront vaincus tôt ou tard ; La trêve électorale, en appelant la discussion, n’a fait que répandre la lumière dans les masses et qu’affermir la conscience des partis. L’honneur de l’aristocratie anglaise, ses intérêts, ses traditions, tout, dans le cas d’un échec, lui conseillerait d’ouvrir les yeux aux besoins des temps et aux transformations nécessaires de l’ordre social : ce serait le moyen de ne point céder ensuite à une menace.

Les circonstances dans lesquelles se trouve placée l’Angleterre montrent assez quel est le caractère politique de la chambre des lords. Issue de la noblesse, quoique aussi recrutée dans les rangs de l’intelligence, elle oppose à la fois une barrière aux envahissemens de la couronne et un frein aux impatiences de la nation. Sans goût particulier pour la démocratie, elle l’accepte comme une force inévitable dont elle cherche à discipliner les progrès. Lors du dernier reform bill, elle a donné sa sanction à une mesure qui devait beaucoup étendre l’influence des classes ouvrières sur les affaires de l’état ; on lui demande aujourd’hui un sacrifice qui coûte bien autrement à ses opinions. Il s’agit cette fois de l’église, sur laquelle l’aristocratie anglaise a toujours compté comme sur une alliée naturelle. Ses privilèges lui semblent atteints dès qu’on touche à ceux du clergé. Elle ne pouvait donc se résigner sans lutte à des concessions qui, d’après ses idées, doivent entraîner la ruine du culte dominant en Irlande. Cette attitude n’intimide personne, elle était prévue. Au pays maintenant incombe un sérieux devoir, celui de faire prévaloir sa volonté. Les Anglais n’attendent point de ceux qui les gouvernent des complaisances hypocrites : libertés, droits politiques, réformes dans les rapports de l’église et de l’état, ils savent très bien tout acquérir par eux-mêmes. Ce qu’ils demandent aux pouvoirs, établis, c’est de céder à propos et de ne point trop longtemps méconnaître la véritable tendance des esprits. Nos voisins ne veulent pas plus d’un état sauveur que d’un état épuisant dans de folles résistances les forces viriles du pays. Dans un temps où la terre n’est plus la source unique de la richesse, où l’industrie, le commerce, la science, conduisent également à la fortune et aux honneurs, l’aristocratie anglaise exerce bien chez elle une sorte de magistrature ; en tout cas, ce n’est plus une caste. Elle commande à la condition d’obéir ; on exige d’elle qu’elle se plie et s’accommode à tous les changemens, à tous les besoins des sociétés modernes. Certes les bommes éminens ne lui font point défaut : le caractère et le talent la défendent beaucoup mieux que l’éclat des titres contre l’indifférence des masses ; mais pour vivre il faut aujourd’hui aux vieilles institutions quelque chose de plus, — le courage du dévoûment. C’est en se rapprochant chaque jour de l’opinion publique, en sacrifiant dans l’église et dans l’état des privilèges condamnés par le temps, que la pairie anglaise peut encore conserver quelque prestige à la tête d’un pays libre, entre les souvenirs d’un passé féodal qui s’évanouit et les conquêtes de la démocratie qui s’avance.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1867, et aussi les livraisons du 1er février et du 1er juin 1868.
  2. C’est le même dont les aventures de jeunesse, le caractère farouche et les mœurs déréglées appelèrent l’attention de Shakspeare. Il en fit le héros de trois drames historiques. Le trait auquel la fresque se rapporte a été raconté de manières fort différentes par les chroniqueurs ; entre ces versions, l’artiste a choisi celle qui pouvait contenir une leçon utile. Le prince avait un serviteur favori qui venait d’être traduit devant la barre de King’s Bench. À cette nouvelle, il se rendit en grande colère au tribunal, et ordonna que le prisonnier fut mis en liberté. Tout le monde tremblait, à l’exception du juge, qui protesta au nom des lois du royaume. Le prince, exaspéré, essaya de délivrer lui-même son serviteur : on crut un instant qu’il allait tuer ou frapper le magistrat. Celui-ci, calme, immobile sur Bon siège, lui adressa gravement la parole : « Je tiens ici, lui dit-il, la place du roi votre père, et en son nom je vous somme de donner le bon exemple à ceux qui seront un jour vos sujets. Pour punir votre désobéissance, je vous envoie a la prison de King’s Bench, « Et le prince, jetant son arme, alla se constituer lui-même prisonnier.
  3. La bibliothèque du British Muséum possède deux très précieux documens : l’un est une adresse des barons, contenant sons forme d’articles préliminaires leurs demandes au roi, et sur laquelle celui-ci a apposé son sceau en signe de consentement. L’autre est la grande charte elle-même. Cette dernière fut signée, selon les uns, à Ruanemede ou Runneymead, une large plaine située sur les bords de la Tamise, dans la paroisse d’Edghara (Surrey), et, selon d’autres, dans une petite île de la rivière qui porte encore aujourd’hui la nom de Charter Island.
  4. Attaint veut dire tacher, flétrir ; l’impeachment est une mise en accusation.
  5. Ce sont ceux de Warren Hastings (1788) et de lord Melville (1805), gouverneur-général des Indes. Lord Warren Hastings fut accusé par les communes d’actes arbitraires et tyranniques. Le procès dura sept années, et se termina par un acquittement. Les représentans de la chambre des communes qui portèrent la parole contre lui devant la chambre des lords (managers) étaient Fox, Burke et Sheridan. Lord Melville, accusé de péculat, fut également acquitté, la pairie ayant jugé qu’il était plutôt coupable de négligence que de participation directe au détournement des fonda publics. En 1848 un député, M. Anstey, proposa, mais sans succès, de lancer un décret d’impeachment contre lord Palmerston.
  6. La chute des grandes familles n’a pas toujours été irrévocable. Le fils d’un père ruiné laissait dormir le titre, se livrant pour vivre à des occupations obscures et lucratives ; mais on cite plus d’un exemple de descendans qui, doués d’un mérite personnel et ayant ressaisi une fortune ; obtinrent d’être réintégrés sur le siège de leurs ancêtres.
  7. Tout porte à croire que vers 1802 il avait l’intention de donner un état manuel à ses deux fils, voulant faire de l’un un maçon, et de l’autre un tanneur ; mais à son grand regret ce plan fut déjoué par sa fille, lady Hester.
  8. Aussi leur dignité ne se transmet-elle point à leurs enfans, et leurs femmes ne portent-elles point le titre de ladies.
  9. C’est un symbole de l’esprit commerçant de l’Angleterre, un hommage rendu à l’industrie des laines, qui a été la première source de la richesse nationale. Il parait d’ailleurs qu’autrefois on se servait volontiers de balles de laine en guise de sofa.
  10. Il est aujourd’hui de 459 membres, dont le dernier créé est le baron Napier de Magdala.
  11. Lors du premier reform bill, Guillaume IV, effrayé de l’énergie des démonstrations populaires, consentit a déplacer la majorité de la chambre en créant de nouveaux pairs favorables à cette mesure.
  12. Byron, on le sait, n’a pas laissé d’héritier à la pairie, mais un descendant de sa famille mourut, il y a six ou sept ans, à Londres dans des circonstances assez extraordinaires. Tout jeune, il était parti pour l’Australie, où il vécut longtemps d’un travail manuel. Cette manière d’agir lui fut-elle inspirée par des querelles de famille, des goûts excentriques ou le sentiment de l’égalité humaine ? On ne l’a jamais su. Toujours est-il qu’à son retour en Angleterre il exerçait le métier de charpentier dans le voisinage des docks, et vivait dans un petit cabaret dont il avait épousé la servante. Cette fin mystérieuse ajoute encore à l’intérêt romanesque d’une famille sur laquelle se portera toujours la curiosité des Anglais.
  13. A la chambre des communes au contraire, il s’adresse à celui qui préside, mister speaker.
  14. Henri VIII avait accordé à John Forester, issu d’une famille de marchands, le droit de porter son chapeau sur la tête en présence du souverain. La même concession fut faite par le roi Jean à l’un des de Couci, et par la reine Marie à son général Henri lord Ratclifle. Ce privilège s’étendit plus tard aux descendans de chacune des trois maisons que nous venons de nommer. L’un d’eux y tenait encore au dernier siècle : il entrait dans la salle du trône le chapeau à la main, puis le mettait sur la tête pour affirmer son droit et se découvrait aussitôt par courtoisie. Un jour pourtant, en présence de George III et de la reine Charlotte, il resta si longtemps couvert que le vieux roi lui dit : « Je ne conteste pas votre droit, mais vous semblez oublier qu’il y a une dame dans la chambre. » Depuis ce jour-là, on n’entendit plus parler de ce privilège, renouvelé des grands d’Espagne.
  15. Ce nom, suspensory bill, lui vient de ce qu’il suspendait les pouvoirs de la reine sur l’église d’Irlande jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’une nouvelle législation eût réglé la matière.
  16. C’est le mot anglais, establishment, established church.
  17. C’est le nom qu’on donne à cette fraction de l’église haute qui a introduit dernièrement dans les temples les rites de l’église catholique, tels que les processions, les cierges, les fleurs, les ornemens sacerdotaux. Ce mouvement a un côté puéril, et un Anglais comparait les ministres qui le conduisent a « de grands enfans jouant à la petite chapelle ; » mais tout est sérieux dans les croyances, et il y a très certainement lieu de considérer le ritualisme comme un pont jeté sur l’abîme qui sépare de Rome l’Angleterre réformée.
  18. L’œuvre n’avance point ; reculerait-elle ? En 1672, la proportion des catholiques aux protestans était de 8 contre 3, tandis qu’aujourd’hui on compte 4,505,000 catholiques romains et 1,293,000 protestans, dont moins de 700,000 appartiennent à l’église anglicane.
  19. Une anecdote qu’on m’a racontée donner à une idée des sentimens qu’éprouve l’Irlandais pour le prêtre anglican, regardé par lui comme un fonctionnaire public et un homme riche. Un vieillard en guenilles, les cheveux et la barbe en désordre, entre un jour d’hiver pour demander l’aumône chez un ministre qui se chauffait devant une cheminée remplie de charbon de terre allumé. « Dans quel état vous êtes, mon brave homme, s’écrie le clergyman, on dirait que vous venez de l’enfer ! — J’en viens, répond sérieusement l’Irlandais. — Et qu’avez-vous vu là-bas ? — Mon Dieu ! les choses se passent à peu près comme ici : aux riches, le feu. »
  20. La preuve est que les Irlandais émigrés et fixés en Amérique perdent beaucoup de leur fanatisme religieux. Sur cette terre vierge où rien n’alimente l’hostilité des croyances, ils appartiennent bien plus à l’Union qu’à leur propre église.
  21. Dissertations and discussions political, philosophical and historical, by John Stuart Mill. — Voyez, t. Ier, Corporations and church property.
  22. Ce meeting, annoncé avec emphase, a manqué son effet. On s’attendait à un concours de 100,000 hommes, il y avait à peine 7,000 personnes.