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L’Animale/02

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Mercvre de France (p. 16-29).
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II

Laure Lordès était née à Estérac. À Estérac, la petite ville méridionale, il y avait une grande maison silencieuse comme le fond d’un puits. Deux ovales de cuivre la blasonnaient au-dessus de sa porte peinte en vert mousse. Le perron de pierre était vert, du même vert que la porte, et les murailles s’ornaient d’herbes fines, et les panonceaux se vert-de-grisaient, et les vitres des fenêtres avaient des teintes émeraude. À l’intérieur du logis, les bureaux du notaire se meublaient de cartons verts, tirant sur le bleu. Un tapis, très usé, qui avait dû être vert, amortissait les pas.

Derrière la maison, une cour où poussait le gazon, entre les pavés, s’enguirlandait de vignes dont les feuilles épaisses avaient une couleur si sombre qu’elle faisait peur ; ce n’était ni une vigne folle, ni une vigne vierge, et elle produisait, narquoisement, quelques grains de verjus ne mûrissant jamais. Dans un coin de la cour un plant d’angéliques s’épanouissait, d’une hauteur phénoménale. Les terres des cours closes sont pleines de caprices : on y sème du persil, et il vient de la ciguë. Elles secrètent à proximité des humains des sucs vénéneux, et les plantes les plus inoffensives y distillent souvent des poisons, qu’elles cachent sous une rare somptuosité de végétation. Le notaire d’Estérac avait semé dans ce coin de cour d’abord des fuchsias ; de son côté, une brise inconnue avait apporté une graine d’angélique ; les fuchsias, bien soignés, fumés, sarclés, arrosés, mis en pot l’hiver, étaient tous morts les uns après les autres ; mais, en revanche, la graine de hasard fit une tige, la tige une belle plante, et la belle plante devint bientôt un arbrisseau.

Puisque les angéliques réussissaient, le notaire se décida pour une plate-bande d’angéliques. Ce lui valut les plus douces jouissances de sa vie. Oh ! les angéliques énormes et vertes comme des parasols de fées ! Oh ! les angéliques aux feuilles retombantes comme des rideaux, les angéliques mêlant les saveurs de la sacristie aux saveurs de la confiture, les angéliques perverses dont les côtes sucrées sont mangées par les enfants et tuent les rats, disent les vieilles femmes ! Oh ! les angéliques perfides aimant les angles des murs où il fait noir, les chaleurs d’étuves et l’obscurité, qui dilatent les odeurs et les tournent en aphrodisiaques pour les sens des animaux ! M. Lordès, le notaire, avait un respect attendri de ces plantes venues là en bohémiennes et s’incrustant dans un mauvais terrain comme chez elles. Il les émondait lui-même et offrait aux rares clients de son étude les tigelles sacrifiées par son sécateur. Madame Lordès, à la saison, confisait les fortes côtes soigneusement blanchies à l’eau bouillante, et les cristallisait dans un sirop de sucre qui représentait le plus important mystère de son ménage. Les angéliques réalisèrent tous les rêves, elles tinrent lieu de jardin, de corbeilles, de légumes, d’arbres, de tonnelles, de point de vue, de ciel. Elles spécialisaient l’étude et le notaire. On disait : les angéliques de M. Lordès, ou encore : les angéliques de notre notaire, tout simplement. Depuis quinze ans elles étonnaient la clientèle. Des curés venaient les visiter avec des hochements de tête perplexes. Des esprits forts disaient : hautes comme les angéliques de Lordès. Des femmes souriaient pour les plantes à parfum, et elles touchaient, retirant leurs gants, le satiné singulier de cette verdure. M. Lordès, alors, se permettait une plaisanterie facile : « Du temps qu’on s’habillait avec des feuilles, j’aurais eu de quoi tailler de belles jupes à ces dames ». Si on se récriait, madame Lordès, une créature épaisse, montrait sa poitrine et se faisait triomphalement un tablier avec l’étoffe luisante. On demeurait devant les angéliques dans des poses réfléchies, causant d’un ton bas de dévotes à l’église, supputant le nombre restreint des surprises que la nature ménage aux gens de bien. Souvent, à travers les larges feuilles, derrière une branche, brillaient deux yeux, deux escarboucles.

— C’est Laure qui est là, disait M. Lordès.

— La gamine, ajoutait madame Lordès, est toujours fourrée là comme une sainte dans sa niche.

La mère l’avait mise au monde passé la quarantaine, ayant déjà désespéré de sa naissance, et la petite Dieudonnée pouvait saccager leurs plantes favorites : on la gâtait. Quand elle fit des pas toute seule, on la mena devant la forêt en miniature et cette merveille l’éblouit ; des témoins dignes de foi la virent battre des mains et l’entendirent s’exclamer de plaisir. Dès l’âge de raison, elle pénétra sous la voûte obscure que formait leur bosquet nain et s’accoutuma aux senteurs violentes qu’exhalaient ces larges feuilles. Saturée de ce parfum, nourrie des tiges confites, ombragée par leurs ombelles et fleurie de temps en temps d’une grappe de leurs fleurs blanches modestes dites : fleurs de religieuse, il semblait que l’enfant fût, elle aussi, une sorte d’angélique destinée à étonner la ville. D’ailleurs, il est bien de déclarer que son approche ne tuait pas les souris. Elle était réservée, d’une pâleur de corolle, poussait des cheveux immenses, des cheveux noirs, luisants, et son haleine embaumait ceux qui, par hasard, la baisaient sur la bouche.

Au moral, l’enfant présentait des anomalies singulières.

Innocente, et cependant troublée par des idées ridicules, la crainte du mal était chez elle tellement intense qu’on l’eût prise pour du remords. Avait-elle vécu trop longtemps au ventre de ses parents… avant de vivre, pour savoir ainsi qu’on peut être coupable sans commettre de crime ? Toute frêle, toute pâlotte, avec ses yeux noirs cernés, ses cheveux roulant en une seule tresse dans son dos comme une énorme couleuvre, elle marchait sur la pointe du pied, regardait par les trous des serrures, se glissait, en toussant, dans la cuisine quand un homme causait avec la bonne, et vous magnétisait de caresses froides jusqu’à ce qu’elle eût obtenu ce qu’elle désirait. Bien élevée, beaucoup trop bien élevée pour sa taille, elle savait qu’il y a des histoires qu’il ne faut point chercher à éclaircir, d’instinct elle détournait les yeux quand une nourrice démaillotait un nourrisson du sexe masculin. Elle était jolie, appréciait ses avantages dès l’âge de sept ans ; le premier compliment qu’elle reçut l’étonna moins que sa première punition. Une fois, elle posa une question bizarre à ses parents. Elle voulut savoir pourquoi le Jésus, sur la croix, portait une ceinture… puisqu’il était mort ? Et s’il y avait des Jésus tout nus dans des églises. Sa mère conta l’histoire à toute la ville, tant elle la trouvait délicieuse. Son père en rigola terme au café, entre vieux messieurs, et laissa suinter, sur ce scabreux sujet, quelques aphorismes de circonstance. — On était bête quand on était petit. — Les filles, malgré tout, étaient plus avancées que les garçons. — On devrait dire des vérités aux enfants, même qu’ils ne sont pas nés sous des angéliques. — Il termina son discours sur la manière d’élever les enfants par une phrase lue dans une œuvre de Victor Hugo, dont la concision ahurissante lui plaisait.

Madame Lordès, croyant sa fille selon son cœur, c’est-à-dire chaste, penchait pour la précocité de sa vertu ; M. Lordès, républicain depuis la guerre de 1870, optait pour une curiosité bien naturelle et dénotant une intelligence peu commune.

L’enfant n’était pas seulement avancée, elle était pourrie, d’une jolie pourriture de champignon blanc et brodé. Elle se montrait naturellement décomposée, comme les bulles qui s’arrondissent sur les ondes stagnantes, sur les mares où l’on a mis du chanvre à rouir, lesquelles bulles, très jolies, s’irisent de toutes les nuances de l’arc-en-ciel et n’en sont pas moins montées de l’infection. Née sous les angéliques, peut-être dans l’éclair de passion que la hauteur fabuleuse, la beauté inattendue, presque malsaine de ces plantes avait procuré à ses parents, conçue un jour d’orgueil, elle charriait dans ses veines (vertes sur sa peau blanche) des ferments terribles. Confite, elle serait une friandise d’amour ; à peine éclose, elle avait les hypocrisies des fleurs poussées tristement et qui détériorent des murs plus solides que des rocs. Nulle innocence ne pouvait, du reste, égaler la sienne, puisqu’elle était née avec le germe du mal. Elle était la faute même, et ce n’était pas sa faute. Ce notaire et sa femme qui végétaient réunirent tous leurs péchés en un seul rameau, qui leur jaillit brusquement au milieu de leur automne, après une fumure féroce. Tout d’un coup, leur jardin de fond de cour, moisi sous les épluchures, les entrailles d’animaux et les eaux de vaisselle, lança des angéliques, et, l’imitant, ils conçurent un ange des ténèbres. Sait-on comment s’y prennent des bourgeois naïfs pour arriver à ce but honteux de procréer un être qui persistait à ne pas venir ? Il doit exister une luxure effroyable : la luxure froide. Et Laure Lordès, l’angélique suave, était sans doute sortie de cette luxure-là. Des détails d’apparence insignifiante font des monstres. Il suffit de réunir tous ces détails pour posséder le secret de la formule magique créant des féminités épouvantables. Ce notaire, toujours assis, comptant et écrivant, recélait des choses troubles. Que peut-il naître d’un homme toujours assis ? d’un homme dont le cerveau ne voyage pas, dont les yeux ne sont occupés, sous un abat-jour vert, qu’à chercher les moyens d’augmenter une somme ? La mécanique pour l’argent invente la mécanique pour l’amour, et peut-il naître des êtres sains d’une mécanique ?

Rien de plus honnête que l’aspect de ce brave homme allant consulter des médecins sur son cas. Madame Lordès, délaissant la poésie des cierges brûlés à la mère du Christ pour obtenir un enfant, s’était soumise, ingénument, à toutes les tortures, le résultat devant la sanctifier. Ah ! ils y avaient mis, chacun, beaucoup de courage ! Réussir des angéliques n’était pas aussi difficile que réussir un enfant. S’ils avaient essayé de bon cœur, au début de leur mariage (qui ne se classait déjà pas dans les mariages d’amour), après quinze ans d’union ils éprouvèrent des dégoûts horribles. Il faut imaginer un homme crachant dans ses mains en disant : Allons-y ! une femme récitant des litanies en esquissant des poses libertines, pour juger de ce qu’ils eurent à souffrir, puis à se pardonner quand ils finirent par y gagner des habitudes. Derrière les vitres d’émeraude, la lune n’osa plus les contempler… Tout cela se fondrait, se mitigerait, pensait le mari, dès l’annonce d’une conception. Pour activer les boutures d’angéliques, n’avaient-ils pas acheté un lot de fumier de porc, le plus immonde des fumiers après celui des humains ! Et jamais feuillage ne répandrait plus douce odeur que ce feuillage privilégié… L’enfant issu de leurs petites infamies serait d’une essence précieuse : ils en répondaient tous les deux par la pureté de leurs intentions, sinon de leurs actes. Malheureusement, ni l’amour ni la nature ne bénirent le résultat. Aucune jouissance ne fit plus tendre leur cœur pour qu’il conçût un cœur généreux, aucun renouveau ne fit flamber leur chair pour qu’elle émît de la chair humaine. Ils fabriquèrent un enfant angélique, un végétal ; mais, outre sa vertu négative de plante d’ornement, il eut le don de servir d’aphrodisiaque. Ils coulèrent dans ce petit moule gracieux toutes les épices mangées, bues ou respirées, tous les bonbons équivoques, toutes les liqueurs sorcières, tous les aromes de décompositions musquées. À l’état latent, ils infusèrent dans ces veines bleues, vertes à force d’être bleues, tous les poisons sensuels avec la science miraculeuse des caresses et avec l’appétit de toutes les amours.

Après la naissance de leur fille, leur cuisine conserva des allures de laboratoire de chimie. Comme ils s’étaient adressés aux magies des aliments excitants pour créer, ils continuèrent le festin pour se donner les forces nécessaires à un élevage consciencieux. Sans cesse, madame Lordès rôdait autour du fourneau, une grande machine de fonte sombre encastrée sous une cheminée monumentale, dans une vaste pièce carrelée de grès verdâtre dont une des portes ouvrait sur la cour. M. Lordès ne dédaignait pas les couvercles des casseroles, et la bonne, une grosse lourde fille de ferme attirée dans la ville par l’attrait des riches mangeailles, aidait, de son mieux, les deux époux, tout en n’oubliant pas de prélever sa dîme. Éternellement allumé, le feu du fourneau sombre cuisait et recuisait les infernaux ragoûts du Midi, que dévorent les gourmets en clignant les yeux et en affectant de dissimuler leurs appétits, comme s’il s’agissait d’une envie de femme enceinte ou d’un acte libidineux. Les plats bordelais relevés de condiments venus des quatre coins du monde, les viandes rehaussées de frottis d’ail et de poivre de Cayenne, les sauces aux piments rouges, persillées de fines herbes plus ou moins vénéneuses, les fromages à l’échalote, la charcuterie au vin blanc, faisaient leur ordinaire, et de cet ordinaire aurait frémi un viveur blasé. Chez ces gens sages, tristes un peu, l’un presque dévot, l’autre presque philosophe, se mixturaient des repas de Romains de la décadence, et ce régime diabolique n’agitait plus leur sommeil, ils ne trouvaient même plus de goût à rien.

Tout était fade pour un homme qui saupoudrait ses aubergines d’une légère pincée de poudre de chasse, système fécondant indiqué jadis par un paysan madré au retour d’une consultation épineuse, et tout paraissait permis à une femme qui introduisait dans les rôtis de mouton un tantinet de sel d’oseille, afin de les empêcher de se gâter, quand le gigot, étant gros, devait faire trois fois. L’été, sur le dressoir de cette vaste cuisine aussi fraîche que le réfectoire d’un couvent, s’étageaient les pastèques, les melons à demi vidés de leurs graines et remplis ensuite de vieille eau-de-vie ou de kirsch. L’hiver, des chapelets de champignons, de cèpes découpés comme des rondelles de cuir fauve séchaient sous des fumigations de bois de lavande, recélant, dans leur causticité d’amadou, de véritables incendies d’estomac. Des bouteilles à large goulot contenaient le cornichon des pays du soleil, l’épi de blé cueilli avant sa maturité et mis à macérer avec des muscades, enfin les truffes, le royal empoisonnement des bonnes chères. Au courant du mois de septembre, toutes les tables se garnissaient de la dépouille des angéliques. Ici elles se figeaient dans le sucre candi, là elles infusaient dans le rhum avec des graines de coriandre et d’anis. Partout on voyait s’allonger, comme des tronçons d’un même serpent, les côtes énormes, d’un beau vert mort, prêt à renaître vert lumière sous une addition d’alun et de fleurs de violettes. Madame Lordès n’employait pas encore l’arsenic pour obtenir un vert métallique, mais cela lui arriverait un jour, du train où allaient les assaisonnements dans cette maison.

La conversation des époux se traînait du dernier moyen de confire sans dénaturer la fermeté de la plante au besoin qu’on éprouvait de stimuler ses digestions. M. Lordès — les clients, si rares, éloignés — se rendait à un certain placard, situé dans une chambre hermétiquement close, sans meubles, lirait des bocaux, des entonnoirs de cristal, du papier Joseph, et compulsait de vieux manuscrits prêtés par le curé d’Estérac.

Laure assistait aux multiples édulcorations, trempait ses doigts, suçait un morceau de cannelle qu’on jetait une fois le sirop passé. La gourmandise se développait en elle comme une religion. Le mystère de cette chambre, les dalles de la cuisine qui avaient des rapports avec celles de l’église, le ton sentencieux du notaire, la disposaient à croire que les liquoristes sont des prêtres et fabriquent des hosties où la divinité est agréablement remplacée par le sucre.

On recevait peu dans la demeure du notaire, mais chaque visite était un nouveau sujet de discussions culinaires. On s’installait, le dimanche, après la messe, dans le salon, un salon lugubre orné seulement d’une suspension en terre cuite, percée de trous qui laissaient choir la chevelure verte d’une plante grasse ayant la transparence du verre filé. La table guéridon, à pieds d’acajou massif, se couvrait tout de suite de flacons bizarres. On servait aux hommes des eaux-de-vie épicées selon les nouvelles formules, aux dames on faisait passer la boîte d’angéliques, les biscuits, les liqueurs douces, en échangeant la plaisanterie d’usage.

— Il vaut mieux payer la note du pâtissier que celle du médecin.

D’ailleurs, aucune imagination ne s’éveillait plus haut que leurs paupières. Tout ce sucre, atténuant les effets des épices et le feu des alcools, leur procurait des griseries onctueuses d’où la politique et l’amour, deux sujets brûlants en province, étaient absolument exclus.

Le capitaine de gendarmerie, l’intime de la maison, de l’air abruti d’une sentinelle qui a froid, dégustait les liqueurs vertes, roses, jaunes, ambrées, comme un bœuf qui aurait bu par mégarde des eaux de toilette. Il n’avait qu’une réponse : « Ça sent le savon, votre sacrée machine ! »

Et le notaire luttait contre cette inertie avec tous les engins de destruction qui peuvent se fourrer sous une étiquette de liquoriste : « Voyons, capitaine, il y a encore celle-là, tendez-moi votre verre ! Vous allez m’en dire des nouvelles. C’est ma dernière création. J’ai trouvé la recette dans un journal de modes, et j’ai fait venir mes ingrédients de Paris. »

Le capitaine avalait, restait un moment tout rêveur, désirant y aller de sa bonne volonté : « Oui, oui, concluait-il, c’est fameux… un mélange d’eau de Cologne et de citron… Je ne déteste pas ça… pourtant… Non, tenez, je vais me rincer avec un peu de rhum pur : vous permettez ? »

Le notaire, vexé, feignait une gaieté bruyante : il sortait un instant, revenait avec un bocal de prunes, ce qui allumait les dames, car la prune remuera toujours la concierge sommeillante au fond du cœur de chaque provinciale… Laure, assise sur un tabouret, goûtait de tout dans tous les verres, sans préférence déterminée, puis elle emportait un bâton d’angélique pour jouer à la dînette. Elle aimait à manger ses friandises lorsqu’elle était seule et qu’on ne la regardait plus. Souvent, elle se glissait à quatre pattes derrière un fauteuil ou dans un coin de la cour ; là, elle croquait, mastiquait, flairait, goûtait en imitant les petits chiens qui dévorent, l’œil sournois et la queue entre les jambes, n’aimant pas les gêneurs. Nulle poésie ne sortait de cette fillette autre que celle de la brute : les jolis mouvements ou la drôlerie de l’attitude. Déjà très femme, puisque sans penser elle-même, elle faisait penser, et toujours gardant la crainte du mal, à l’état trouble, comme une idée de bête qui voudrait s’émanciper mais qui appréhende les coups, les liqueurs, les bonbons, les jeux, les récompenses, les médailles d’honneur ou les dîners fins, lui semblaient des choses d’autant meilleures qu’elles pouvaient être défendues certains jours. Elle avait remarqué, en jugeant avec sa logique de petit animal rusé, que tout ce qui était très bon s’accompagnait d’une sensation de mal faire. On ne prenait de plaisir bien réel qu’à dissimuler ses jouissances. Mangée en cachette, l’angélique était meilleure que l’angélique du dimanche, prise devant la société, d’un geste retenu de demoiselle raisonnable. Quand le chat de leur bonne volait une viande, à l’office, c’était quelquefois la viande dont on lui avait offert déjà un morceau et dont il n’avait même pas voulu. Laure Lordès savait se taire à propos, refusait une seconde assiette de crème, et, à l’office, allait se courber sur le plat, tirait sa langue en lapant comme un chat.