L’Animale/03

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Mercvre de France (p. 30-44).
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III

Laure eut une maladie de langueur vers sa dixième année. Elle ne mangea presque plus, recherchant des mets impossibles, des crudités ou des gâteaux dont elle avait l’envie juste à l’heure du potage. Sa mère ne lui laissait pas, comme on dit, poser les talons par terre ; elle s’ingéniait à lui découvrir un quinquina point trop écœurant. Son père lui tâtait le pouls avec une émotion cérémonieuse qu’il ne prenait pas la peine de dissimuler, et qui impressionnait la fillette, la faisant se replier de plus en plus sur elle-même. On supprima la classe, le catéchisme, les visites, les courses à la ferme qu’on possédait du côté de Pivasse, un hameau proche d’Estérac ; on supprima les leçons de piano, les cours de dessin et l’apprentissage de la broderie chez la lingère voisine.

Il aurait fallu peut-être remplacer tout cela par des leçons de gymnastique ; mais, à Estérac, la gymnastique avait une réputation d’indécence si bien établie que personne n’y songeait. Le médecin, appelé, parla de croissance et d’affection nerveuse ; il ordonna un vin ferrugineux dans lequel M. Lordès introduisit, religieusement, une de ses dernières créations, histoire de le parfumer.

Elle respirait, dans la cour où elle allait jouer, un air tiède, aux relents de moisi, que masquaient les senteurs des robustes angéliques. Elle se promenait gravement, réfléchissant à la tristesse d’être isolée, pour s’amuser, se disant qu’elle aurait tendrement aimé un petit frère. À l’étude, il y avait bien un jeune clerc de quinze ans, saute-ruisseau si chétif qu’on l’eût pris pour un gamin ; mais Laure n’en voulait pas approcher, détestant d’instinct les infirmes, car il était borgne et vous examinait de son œil chassieux avec une fixité décourageante. Dans la grande fenêtre verdie donnant sur cette cour, on apercevait, de temps en temps, l’œil de ce clerc comme une tache sanguinolente s’appliquant sur la vitre, et Laure frémissait d’un dégoût qu’elle n’essayait pas de dissimuler. D’ailleurs, ce clerc n’y voyait que pour écrire, prétendait son père ; encore fallait-il qu’il frottât le papier du bout de son nez remarquablement aigu. Elle gagnait le coin sombre où s’épanouissaient les plantes sacrées, elle pénétrait sous leur voûte obscure, s’étendait somnolente à l’ombre de ces branches savoureuses qui l’imprégnaient de leur odeur forte comme l’odeur d’un secret rut de fleur. À quoi pensait-elle ? À rien de bon. Elle se tournait et se retournait dans sa vie pour essayer d’en briser les parois, la trouvant déjà trop étroite. Ainsi font les jeunes fauves dans la cage, se tournant et se retournant pour découvrir une issue à quelques vilains coups de leur part. Sans amertume, elle ne reprochait pas à ses parents ou à ses institutrices les punitions qu’on lui avait administrées, elle ne concevait pas une vie exempte de punitions, c’est-à-dire exempte de l’envie de mal f aire. Sa plus grande sagesse était une indifférence colossale pour tout ce qui ne lui présentait pas la jouissance immédiate d’une gourmandise ou d’une coquetterie. Sauvage comme une Peau-Rouge, ses diverses civilisations se résumaient en désir d’un fruit défendu, d’un ruban, d’une verroterie surtout ! Les perles, les boutons, les paillettes la ravissaient. Elle avait inventé un jeu très silencieux, d’une extraordinaire simplicité. Il consistait à faire la marchande avec des pendeloques d’un ancien lustre relégué au fond du grenier.

Ces morceaux de cristal taillés à facettes, ces prismes qu’elle se posait sur un œil en regardant le ciel, la comblaient de félicités. Son père lui avait expliqué longuement les curieuses expériences qu’on peut produire en s’aidant du prisme, et les cigares allumés sous la loupe que chauffe le soleil, et la très précieuse décomposition du spectre solaire, mais l’enfant, sans sourciller aux manifestations pédantes de M. Lordès, ne répondait rien, prenait des figures éblouies, puis se sauvait pour jouer avec sa verroterie d’une manière moins savante. Elle alignait les bouts de cristal taillés, les plus petits d’abord, les plus gros ensuite, appelait le mur monsieur ou une chaise madame, et le trafic de sauvagesse commençait.

— Si vous le désirez, monsieur, je vous vendrai trois diamants pour trois couteaux. Ah !… vous ne voulez pas ? Eh bien ! gardez vos couteaux, je garde mes diamants.

Ses poupées l’enthousiasmaient peu. Un être qui dit papa et maman, toute la vie, autour de vous, cela lui semblait une perspective assez désagréable pour une dame. Pour une petite fille, le simulacre de cet être-là ne l’intéressait pas autrement. Elle s’arrangeait de façon à posséder la plus belle poupée de la ville, et la mettait dans le tiroir d’une commode sans s’en inquiéter davantage. Les livres dorés sur tranche, enluminés, l’exaspéraient, ne différaient guère des pensums, et les jeux réputés instructifs l’assoupissaient quelquefois tout doucement sur les genoux de son père. Le notaire ne rêvait qu’au précepte : instruire en amusant. C’était son fétiche, sa monomanie. Tout lui servait de tremplin pour y faire sauter trois ou quatre phrases techniques destinées à étonner son écolière ; malheureusement, l’écolière, que cette clownerie macabre agaçait, ne voyait, de son côté, que le moyen de s’amuser en s’instruisant, et elle lâchait vite les jeux sérieux, revenant à la verroterie. Madame Lordès haussait les épaules. Une fille en sait toujours assez quand elle peut compter des perles jusqu’à cent.

Un dimanche, la cuisinière fit signe à Laure de sa porte. Elle abandonna son sac de diamants dans les angéliques et courut vers la cuisine. Dans la pénombre de la vaste pièce, près du fourneau brûlant toujours comme le creuset de l’alchimiste, Laure aperçut un garçonnet de son âge qui tenait une corbeille, de l’envergure d’un énorme nid, pleine d’œufs d’oiseaux.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle curieusement.

— Ah ! mademoiselle, lui répondit la bonne, c’est le remède à votre maman, un vrai régal je vous jure. C’est des œufs de pie pour faire une omelette. On dit, dans les campagnes, que l’omelette d’œufs de pie guérit du mal de langueur.

Ce garçon avait raflé au hasard œufs de pie, œufs de merle, œufs de chardonneret, œufs de rossignol (ceux-là bruns piqués de points rouges), et des œufs de colombe.

Madame Lordès entra, suivie du notaire. La mère s’extasia, le père éclata de rire, tout en convenant que les remèdes des bonnes femmes ont souvent des effets inattendus. Il se piéta pour dire que, l’œuf contenant le principe de la viande de volaille sous son plus mince volume, les œufs d’oiseaux, ces êtres si vifs, si agiles, devaient… Il s’embrouilla et darda des regards féroces sur le petit paysan ahuri.

La bonne prépara la poêle, mit à fondre une onctueuse graisse d’oie pendant que les enfants cassaient les œufs de leurs mains expertes à manier les objets microscopiques. Ces œufs les amusèrent avec leur jaune gros comme une lentille, leur blanc qui n’aurait pas rempli un dé à coudre. C’était la véritable dînette des écoles buissonnières.

— Déjeunez, mes enfants, dit le notaire avec importance ; et toi, Laure, ma petite, sois aimable, fais les honneurs. Tu dois remercier ce garçon de la peine qu’il a prise et oublier qu’il n’est pas de ton rang.

Il sortit.

Madame Lordès, discrètement, les laissa finir leur dînette seuls. Laure sentait déjà que le remède opérait. Elle questionnait fiévreusement son hôte et l’accablait de cuillerées de confiture, qu’elle mettait sur son pain à elle pour lui faire goûter à lui. Ils échangèrent leur nom. Il s’appelait Marcou, un diminutif de Marc. Il allait faire sa première communion comme elle, et il savait des choses sur le catéchisme qu’elle ignorait. La bonne leur fourrait des tapes dans le dos, en répétant : « Si on ne croirait pas un petit mari et une petite femme ! » Très égayés par le vin pur dont ils eurent le droit d’arroser l’omelette, ils décidèrent de s’amuser aux diamants dans la cour.

Elle paonnait devant le paysan embarrassé d’une blouse neuve et de forts souliers à clous. Elle le mena sous les angéliques ; ils s’assirent dans la demi-obscurité de la voûte verte, où régnait une fraîcheur odorante comme dans cette cuisine de riches. Le garçonnet écarquillait les yeux, admirant ce feuillage gigantesque.

— C’est des betteraves ? demanda-t-il.

— Tu es bête toi-même, répartit Laure le pinçant ; c’est des plantes sucrées qui se mangent le jour de l’an dans des boîtes.

— Allons-nous en ! La tête me tourne ! ajouta-t-il.

— Non, restons là, nous jouerons à dormir. Tiens, comme ça. Nous nous sommes arrêtés dans une auberge, au coin d’un bois… des voleurs nous cherchent pour nous voler nos diamants… cache-les sous ta blouse. Nous sommes un monsieur et une dame. Comment allons-nous nous appeler ? Tant pis ! Tant pis ! nous ne nous appellerons pas, je ne trouve pas de noms. Et puis, nous avons peur, nous nous couvrons la figure.

Elle lui jeta son tablier sur la tête, le forçant à s’étendre près d’elle. Complaisamment il imita le bruit des voleurs qui essayent de démolir l’auberge. De loin, M. et madame Lordès, entourés de leurs visiteurs des journées dominicales, murmuraient à ces cris aigus, ces hou ! hou ! furieux des enfants :

— Hein, les gaillards, ils s’amusent ferme ! Notre Laure aura de l’appétit ce soir !

— Toi qui te moquais de mon omelette d’œufs de pie, — ajoutait la mère triomphante.

Mais bientôt le silence se rétablit, un silence singulièrement profond. Les angéliques, immobiles, dans la tiédeur de cette après-midi de printemps, semblaient se faire les complices d’un mystère. Elles avaient un aspect si impénétrable, des feuilles si enveloppantes et un arome si étourdissant, qu’on les eût prises pour de grandes dames sournoises étalant leurs jupons sur une chose qu’on ne doit pas voir…

Laure tenait le garçonnet serré contre elle. Ils se regardaient, les prunelles noyées d’une langueur, la peau moite et les lèvres sèches. Leur gosier ne pouvait plus formuler de sons humains, ils avaient des grognements de bêtes qui se flairent et se reconnaissent. Marcou résistait, au début de ce nouveau jeu ; il riait, se débattait, n’osait pas lui livrer sa peau nue, bien qu’il fût baigné de frais. Il ne s’abandonna que parce qu’elle l’embrassa très tendrement dans la poitrine, à la place où il avait des petites taches de sein comme elle-même, ce qu’elle lui prouva en écartant sa chemisette. Ils se frottèrent, museau à museau, cœur à cœur, sachant qu’ils faisaient mal, le garçon craignant éperdument l’irruption des parents ou de la bonne, et la fille ayant peur pour le plaisir d’avoir peur, de se bien persuader qu’elle commettait des actions défendues. Ils ignoraient le nom de ce jeu, ne se demandaient pas du tout pourquoi ils y jouaient. Ce besoin de se frotter leur était poussé comme un appétit subit de fruit vert. Ils se savouraient l’un l’autre avec des dents irritées, la salive plus rare, dans le même état que ceux qui goûtent pour la première fois à de l’épine-vinette. C’était délicieux et douloureux, et tout de suite ils avaient compris que ça ne finirait jamais, qu’ils n’apaiseraient pas cette faim enrayante de sensations acidulées, qu’ils mordaient dans le vide.

Non seulement le jeu fut repris à chaque retour du garçonnet, mais encore la jolie petite Messaline en herbe y convia les fils du capitaine de gendarmerie, deux gros sournois que leur père amenait chez le notaire pour manger de l’angélique… Jusqu’au jour où Marcou afficha des audaces qui le firent mettre à la porte par la bonne, lui, le balourd sacrifié aux autres mieux élevés, sachant mieux dissimuler leurs instincts de malpropres jeunes animaux flaireurs de jupes.

— Tiens ! Le petit Marcou ne revient plus, remarqua madame Lordès, un dimanche, à table.

— Ma foi, madame, riposta la bonne qui distribuait le pain, ce n’est pas dommage. Ces garçons de paysans ont de sales manières !

Laure prit un morceau de pain dans le panier, fixa ses prunelles sur la bonne, en murmurant d’une voix douce :

— Louise a raison, maman, ce petit garçon est mal élevé. Il dit de vilains mots. Je ne veux plus jouer avec lui, moi.

Et la bonne, magnétisée par ces yeux noirs, scintillants d’une humidité fluide, se sentit émue, ne voulut rien expliquer à ses maîtres, par respect pour une si touchante ingénuité.

Il revint. Un matin de marché, on le vit s’asseoir sur le perron, la tête basse, tout navré, montrant une tristesse d’homme qui faisait peine. Laure, debout près d’une croisée ouverte, l’examinait en pinçant les lèvres et avec quelque chose de mort pour lui dans les prunelles, jamais elle ne lui pardonnerait sa maladresse. Quel pataud ! Aller compromettre tout l’avenir d’un jeu si bien inventé ! Les fils du capitaine de gendarmerie, au moins, savaient se mieux tenir et ne prenaient pas des initiatives ridicules. Marcou la dévorait du regard. Il serait entré par la croisée sans la terreur qu’il avait du notaire. Sa blouse neuve bouffait autour de lui comme un ballon bleu, et ses maigres jambes, terminées par de gros souliers de cuir pleins de poussière, lui donnaient un aspect des plus réjouissants. Laure éclata de rire, lui tourna le dos. Quelqu’un arriva qui ferma la fenêtre, Marcou se retira lentement, un pli creusé au milieu du iront. Il se retrouvait seul à présent, livré aux affreuses consolations des petits hommes trop tôt réveillés. Pendant que ce cœur naïf se serrait dans l’angoisse d’un premier chagrin d’amour, Laure Lordès demandait son chapeau, celui qui avait des nœuds de satin mauve, pour aller rendre une visite.

Peu à peu, ce fut, le long de cette rue d’Estérac, une espèce d’épidémie nouvelle. Soit que ce quartier de la ville eût une exposition malsaine, soit que, situé en contre-bas de la place de l’église, il y eût plus d’ombre, plus de relents de ruisseaux, plus de coins de murailles moisies, plus de portes cochères complaisantes, les enfants de cette rue-là dépérirent les uns après les autres, et particulièrement les petits garçons. Les familles ne s’effrayèrent pas tout de suite de cette maladie. Si les enfants manquaient d’appétit et de couleurs, c’est qu’ils mangeaient trop de fruits ou de sucre. Des mères vinrent chez les Lordès pour supplier la femme du notaire de ne pas les gâter, le dimanche.

Madame Lordès souriait aristocratiquement. Elle aimait ce rôle de protectrice des voyous. Il ne lui déplaisait même pas qu’on s’offrît une indigestion chez elle. Si Laure semait des friandises sur ce jeune troupeau de gourmands, elle était bien libre, et cela ne prouvait que la bonté de son cœur.

— Nous ne sommes pas des richards, déclarait M. Lordès, mais quand nous traitons nos jeunes convives, nous avons toujours une boîte d’angéliques à leur disposition. Les enfants sont les enfants, que diable !

Et la grande cuisine, les jours fériés, se remplissait de galopins. On mettait les rallonges à la table, et l’on fabriquait des crêpes. De l’étude, le notaire surveillait les jeux de la cour, c’est-à-dire qu’il pérorait avec ses amis en leur désignant, de temps en temps, les soldats de l’avenir qui simulaient l’assaut des plantes vertes, ou les ménagères futures qui déshabillaient la poupée de sa fille dans un coin. Laure, se défiant toujours des femelles, tâchait de les parquer autour d’un jeu avouable, et elle courait ensuite où l’appelaient ses devoirs de maîtresse de maison. Elle semblait adorer le bruit, les furieuses disputes, envenimait toutes les querelles pour s’échapper cinq minutes à l’écart, suivie d’un favori.

Une entente cordiale régnait parmi les plus épris de ses charmes. Dépouillée de vanités et de querelles fanfaronnes, cette miniature d’humanité avait une énorme analogie avec l’autre.

Certain jeudi, durant lequel Laure se cacha complètement sous les feuilles parce qu’il pleuvait, le clerc de l’étude vint jusqu’aux angéliques ; il rencontra là les fils du capitaine de gendarmerie qui attendaient et faillit gâter sérieusement la récréation. Les garçons perdirent la tête, indiquèrent que Laure était là. Alors le clerc ne dit rien de ce qu’il aperçut : il se retira, ne chercha pas à revenir. On informa Laure, qui haussa les épaules en répétant : « Vous êtes des bêtes ! » car elle ne craignait guère cet œil de borgne s’il la dégoûtait.

Entrant dans son onzième année, Laure, maintenant, continuait ses classes. À cause de la croissance, on lui permettait toujours une foule de fantaisies, on tolérait les pires escapades sous le spécieux prétexte qu’un enfant qui se forme a besoin de mouvement (et aussi pour ne pas déranger la domestique). Tantôt on lui confiait des commissions chez les fournisseurs. Tantôt la petite une telle l’avait priée d’avertir sa mère qu’elle était en retenue. Aux leçons, elle récoltait des nouvelles des frères par les sœurs. Elle savait à quel endroit Jacques jouait aux billes, et quelles rues prenait Jean pour aller au catéchisme. De la sorte, elle se trouvait perpétuellement en retard. Le catéchisme était un rendez-vous merveilleux. Ça réussissait vis-à-vis de tout le monde, et puis les filles, les garçons pouvaient se mêler, on ne les blâmait pas en les voyant se grouper sur la place du parvis. Les bonnes se mettaient à jacasser de leur côté, pendant qu’on se glissait des billets entre grands et qu’on se poussait du coude entre plus petits. Au catéchisme, parmi les bousculades avec les chaises vides, Laure préparait ses recrues, fixait son choix, leur offrait des images de piété dont elle garnissait son carton à dessin. Elle avait des allures si serpentines, des gestes si souples, si enveloppants, qu’il eût fallu être bien sot pour lui résister.

Quelques-uns, sentimentaux, lui juraient un serment d’amitié pour la vie. D’autres, jaloux, pleuraient quand elle leur faisait une infidélité. Selon les tempéraments, elle était leur petite mère ou leur petite femme, mais presque toujours elle s’adressait aux gamins plus jeunes qu’elle, redoutant les garçons déjà formés, de treize et quatorze ans, qui la regardaient sous le nez avec des grimaces railleuses ou obscènes. À ceux-là elle imposait le respect par des attitudes royales, une indifférence absolue, souvent des phrases froidement polies.

Un jour, le fils d’un professeur du collège lui soupesa les cheveux malicieusement, en lui demandant si c’était la queue du cheval de son papa. Elle lui flanqua une paire formidable de gifles, qui retentit dans toute l’Église. Le curé interrompit la leçon pour pouffer au fond de son gros livre. En voilà une qui n’y allait pas de main morte ! Jeux de mains, jeux de vilains ! Et il gronda le garçon, la fille du notaire n’étant pas, après tout, la première venue.

La cérémonie des robes blanches fut un triomphe de jeune épousée pour Laure Lordès. Ses petits mâles, ébahis, la contemplèrent tout un dimanche vêtue de mousseline, perdue dans une auréole de cierge et jolie, plus jolie qu’une sainte. On collationna dans toutes les maisons, le vin fin et les liqueurs généreuses coulèrent pour ce petit peuple d’élus.

Ces joies divines, mélangées de quelques remords, causèrent des attendrissements. Les mères tamponnaient les yeux de leurs filles en leur parlant du ciel et des sacrifices qu’elles avaient faits pour que leurs petites eussent des costumes dignes de la solennité. Laure, sachant que ça serait très remarqué, demanda pardon à ses parents publiquement pour tous ses péchés, toutes ses désobéissances. Elle songeait peut-être sérieusement à se débarrasser du tas, qu’elle jugeait lourd, puisqu’elle en trouvait l’occasion. Madame Lordès sanglotait, murmurant :

— Mon pauvre ange ! Est-il Dieu possible !… Ah ! mesdames, moi qui n’en ai jamais que de la satisfaction.

M. Lordès, malgré son républicanisme bien connu, dut sortir du salon, trop émotionné pour ne pas éclater devant les voisins. Il s’enfuit dans la cour, près des angéliques, et là pleura comme un veau. Ces mousselines blanches lui avaient chaviré le cœur : effet d’œufs à la neige quand on a trop dîné.