L’Animale/06

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Mercvre de France (p. 72-89).
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VI

Laure, en peignoir, tenant sur sa gorge moite les deux bouts d’un fichu, parlait au clerc d’un ton saccadé, ne le regardant même pas.

— Vous comprenez bien, monsieur Séchard, c’est pour broder… Il faut m’écrire là-dessus : Musique, en grosse ronde, avec des paraphes. Moi, je n’ai pas une assez belle main… j’irais de travers.

Elle ajouta familièrement :

— Non ! Ce qu’il fait chaud ! Nous aurons sûrement de l’orage.

Pour éviter de le voir de face, elle se posta derrière le jeune homme, qui étalait un papier transparent dans ses minutes.

Le saute-ruisseau avait un peu grandi, s’était formé ; de dos, il ressemblait presque à un homme, quand on ne connaissait pas son œil rouge et sa figure d’infirme boudeur. Courbé sur ce travail nouveau, il s’appliquait de son mieux. La patronne voulait fabriquer un rouleau de musique et broder justement de la ronde ; c’était une bien bonne idée qu’elle émettait, sa patronne ; il se montrerait digne de la confiance qu’on avait en lui ! Une grimace tordait sa bouche. De temps en temps, il suçait son porte-plume, tout usé par cette manie, puis commençait une lettre, tournant la main en rond avec la désinvolture du personnage très habile à réussir les tortillons inutiles. Laure, toujours plantée derrière lui, examinait ses cheveux d’un brun pauvre, soigneusement peignés, séparés par une raie sur le côté qui avait été certainement tracée à la règle, et exhalant une étonnante odeur de jasmin. Le clerc se parfumait. Elle eut envie de rire, puis elle dit d’une voix douce :

— Vous êtes très fort, monsieur Lucien.

— Oh ! l’habitude, mademoiselle, répondit-il, tandis qu’une nuance rose s’extravasait dans les chairs de son cou et gagnait sa nuque.

Mais, au moment d’achever un élégant délié, sa plume cracha, inonda le papier d’une série de petites malpropretés.

— Quel malheur ! murmura Laure.

— Bah ! je vais tout refaire, dit le clerc avec philosophie.

Et il incrusta son nez sur une autre feuille.

— Ce que vous devez me bénir ! soupira Laure, mettant sa main près de la sienne pour étaler le papier.

— Moi, je suis très content, très content. D’ailleurs, il va tonner, et je n’ai jamais pu copier des rôles quand il tonne.

— Tiens ! Vous êtes donc nerveux, vous ?

— Des fois ! riposta le jeune homme, l’air de railler.

Et son œil se releva vers la jeune fille. Laure essaya de supporter ce regard de borgne, frissonnant légèrement. Plein de larmes figées sous sa taie sanglante, brouillé par des cils poussant là-dedans comme des épines qui hérisseraient une plaie, cet œil rouge avait un aspect terrible à côté de son frère tout bleu myosotis, ridicule on ne savait pas pourquoi. Et le visage était correct autour de la tache pourpre. Une naissante moustache estompait une lèvre bien retroussée, les dents étaient saines si le sourire conservait une expression de tristesse méchante ; la peau, d’une teinte ivoirine, devait être extraordinairement agréable au toucher ; elle avait le satiné de ces vélins dont il se servait pour les copies précieuses, toute la finesse d’une peau de femme… Laure lui sourit. Il rebaissa la tête, troua le papier transparent à la lettre u.

— Mais, sacré bon sens, cria-t-il, je ne fais que des sottises, aujourd’hui !

— Vous voulez trop perfectionner, riposta Laure.

— Non ! non ! C’est l’orage. Tenez ! je crois que je casserais tout.

Son porte-plume tomba. Il aspira une bouffée de brise brûlante, péniblement, et s’essuya le front. La fenêtre de l’étude était ouverte, donnant sur ce puits de cour où chauffaient les angéliques comme dans une fournaise. Malgré les persiennes à demi-closes, on sentait la pénétrante odeur de leur verdure. Un rayon de soleil barrait d’or les cartonniers solennels et apportait à leur gravité tout un bal d’atomes folâtres. Laure se laissa choir sur un des sièges de cuir.

— Je n’en peux plus, moi aussi… Et dire que notre maison est une des plus fraîches de la ville.

Elle fit glisser son fichu, découvrant le haut de son peignoir déboutonné, rejeta ses cheveux de gauche à droite.

— Je crois, murmura Lucien, frisant son ombre de moustache d’un geste grotesque à cause de sa figure, je crois que monsieur votre père ne rentrera pas sans tremper sa veste.

Laure, les deux mains ballantes, allongea ses jambes, réunit ses pieds pointus, se tendant toute comme une flèche prête à partir.

— Et maman, donc ! Si vous la voyiez, monsieur Lucien, elle vous ferait pitié ! Une vraie lessive. Elle en fume !… Elle est dans la cuisine à nous rôtir un poulet. Ah ! c’est bien le jour de tourner une broche ! et Joséphine qui a failli ôter un jupon…

À cette pensée que Joséphine, l’embéguinée, voulait ôter quelque chose, ils éclatèrent. Laure tira son mouchoir pour s’éventer. Lucien suçait le bout de sa plume avec une sorte de gloussement. Tout d’un coup, le rayon de soleil prit une mauvaise nuance plombée, un des volets se rabattit furieux sur l’autre, tous les cartonniers tressaillirent. Laure sauta jusqu’au bureau du clerc :

— Vous n’avez pas peur, vous ? j’ai cru qu’on entrait par la fenêtre ! Alors… c’est que vous n’êtes pas nerveux, quoi que vous en disiez…

— Ça dépend !… j’ai seulement des impatiences dans les jambes. Oh ! ça s’annonce bien… nous aurons un fameux orage.

Il se leva pour saisir une troisième feuille de papier. Un moment, ils se trouvèrent face à face dans une demi-obscurité. On ne voyait du jeune clerc qu’une forme de joli garçon, vêtu d’un complet pas cher, mais à la mode, une forme d’homme de dix-neuf ans, un peu mince, pourtant d’allures très viriles. Mademoiselle Lordès serra les dents sous le regard sinistre qu’elle devinait sans oser le chercher :

— Vous avez de la chance, monsieur Lucien. Moi, je tremble. Tenez…

Elle lui tendit les mains. Il hésita, le temps d’un éclair, puis, retombé à la pleine ombre, plus sûr de ses moyens d’action, le jeune homme saisit les mains qu’on lui offrait, attira la jeune fille contre sa poitrine haletante :

— Pourquoi tremblez-vous ? C’est peut-être aussi moi qui vous fais peur…

Sa voix s’éteignit, navrée. Il venait de rire : il allait pleurer. Laure fut toute bouleversée par son accent :

— Mon pauvre monsieur Lucien ! soupira-t-elle.

— Oh ! ne vous défendez pas, reprit-il, c’est bien naturel, je ne suis pas beau, et vous êtes, vous, une si jolie fille…

— Lucien, vous vous trompez, je n’ai pas peur de vous… Comme ça, dans le noir, vous ne paraissez pas trop mal, je vous assure.

Elle s’était détournée un peu, s’adossait contre lui, le frôlant de tout son corps. Elle ne savait guère ce qu’elle faisait, se caressant à lui, simplement comme une chatte qui a trouvé un coin de meuble qui lui plaît et se frotte le museau, persuadée que le meuble ne se plaindra pas du jeu. L’occasion y aidant, elle n’était point fâchée de coqueter devant un mannequin d’homme. Soudain, le clerc se pencha, l’enveloppa de ses bras fiévreux et la ploya sous un baiser.

Elle se redressa rageuse :

— Vous me dégoûtez, vous ! Qu’est-ce qui vous prend ? Je ne suis pas un gibier pour vous, monsieur Lucien Séchard !…

Il lui saisit les poignets et lui dit d’un ton sifflant :

— Oh ! je vous connais… je sais, allez, tout ce que vous êtes, mademoiselle Laure !

— Tu me connais, toi ! rugit-elle se retournant, le feu aux joues.

— Ça félonne, hein ? te voilà plus colère que lorsque je t’embrassais. Ah ! misérable petite folle… petite gueuse, petite sotte, scanda-t-il, posant trois fois son index sur la bouche de Laure pour l’empêcher de protester. Oui, je sais tout… tout… tout… Je n’ai qu’un œil, mais j’y vois clair… Tu m’as rendu fou, tant pis ! je te manque de respect… Ah ! si tu n’étais pas belle… je me vengerais, va ! Répète un peu que je te dégoûte…

— Vous savez tout, balbutia-t-elle, et la preuve ?…

— La preuve ? répliqua-t-il ricanant. Écoute-moi sans regarder la porte… je te tiens ferme… La preuve ?… Petite étourdie ! Tu es allée, hier, près de la terrasse de la cure… au lieu d’aller acheter de la laine chez la mercière ; tu as envoyé un baiser, comme ça, des doigts, à l’abbé Bréville qui lisait son bréviaire sous les noisetiers… Tu es amoureuse d’un prêtre. Si ce n’est pas honteux… Et ce prêtre ne t’a pas seulement remarquée. Autrefois, tu étais amoureuse du paysan Marcou, celui qui portait des pêches et des raisins à la saison des vacances… Vous n’aviez pas plus de dix ans, vous le laissiez vous embrasser : je l’ai vu, là, sous les angéliques… Oh ! je t’aurais tuée !… Ça fait mal de regarder quand on ne peut pas jouer au même jeu… Pourquoi es-tu venue ici… m’agacer ! Tu n’es pas un gibier pour moi… Elle est bonne, l’histoire… je ne suis qu’un chien, je te gêne, tu voudrais bien me faire chasser… On me remplacerait par un joli clerc, frisé, musqué, un clerc de

Paris… mais non, ça coûte, les clercs de Paris, et ton père est trop avare ; il me gardera parce qu’il me paye moins qu’un autre, entends-tu ! Et je resterai ici, pour mon pain ! Ça m’est égal ce que je gagne…

Et il ajouta, pris d’une langueur douloureuse qui le suffoquait :

— … Ça m’est égal, car je t’aime, je te veux depuis toujours, moi, l’horreur de garçon dont la figure te dégoûte…

Laure, à la fois furieuse et charmée, se mit à pleurer.

— Oh ! Tais-toi !… Est-ce que je pouvais me douter. Ton œil te fait si drôle. On dirait que tu boudes tout le monde… Tu m’as espionnée, c’est du propre ! D’abord, tu te trompes. Tu n’as rien vu… Fallait causer, grande bête !

— J’aurais dû, en effet, te dénoncer à ton père. Au moins, je ne me serais plus régalé du spectacle… Tantôt celui-ci, tantôt celui-là, et tu leur donnais des gâteaux par-dessus le marché… Moi, ça me mettait la folie dans le sang. Tu pleures ? j’ai pleuré souvent des nuits entières, moi, mordant mon traversin.

— Lucien, nous serons des amis, à présent ; il faut me pardonner, murmura-t-elle câline, lui passant ses bras autour des épaules. C’est vrai que je suis amoureuse… et je ne sais pas trop de qui, j’ai la chair tendre, ma peau flambe tout de suite… Est-ce que c’est de ma faute ! je n’y comprends rien. Tu ne me trahiras pas, dis, Lucien, mon cher petit Lucien ? Mais… comment t’expliquer, je ne peux pas te regarder.

Lucien Séchard se cacha le visage dans ses cheveux dénoués. Les éclairs se succédaient, brillant entre les persiennes comme des reflets de lames aiguës.

— Mon Dieu ! sanglota-t-il.

— Console-toi, poursuivit-elle, se voyant la maîtresse du champ de bataille, tu es un homme. Il y a des choses impossibles, enfin !

Il eut un tressaillement au fond de son être martyrisé.

— Tu as dit : impossible ! Allons donc ! je veux, tu veux ! Qu’est-ce qu’il y a d’impossible, maintenant ?

— Non ! non ! je te dis la vérité, Lucien ! Coupe-toi la tête, alors !

Il y eut un silence et il s’agenouilla, se faisant un bandeau de l’étoffe de son peignoir.

— Même si je reste ainsi, toujours, à tes pieds, te suppliant ?

— Tu es stupide.

— Même si je ne t’embrasse que la nuit !

— Ah ! dans ma chambre, pour que ma mère nous pince.

— Même si je mets un masque.

Elle pouffa.

— Tu as vraiment des idées, Lucien…

Il redressa le front.

Il bondit, saisit un canif, sur le bureau :

— Je me fous bien que tu sois belle pour les autres, s’écria-t-il hors de lui, puisque je suis trop laid pour toi. Je vais t’aveugler !

Laure, épouvantée, s’élança vers la porte. Il courut après elle, s’empara de ses cheveux qu’il secoua brutalement.

Elle bégaya :

— Ce soir, ce soir, devant la croisée du salon. Oh ! mes yeux, mes yeux à moi… ne me crève pas les yeux, chéri…

Et, délivrée, car il avait jeté le canif, elle se sauva dans le corridor en rattachant son fichu.

Lucien Séchard, d’un pas chancelant, regagna son bureau. Il s’affaissa sur sa chaise ; un ruisseau de larmes coulait de son œil bleu, et l’autre, rouge comme une braise, lui cuisait de la plus atroce manière. Il s’épongeait la face avec son mouchoir, irritant cette plaie sans vouloir y faire attention, heureux de la creuser davantage, de l’envenimer jusqu’à se l’arracher une bonne fois.

Dans la cour, des gouttes d’eau tombaient, larges, sur les angéliques, et crépitaient, pleurs de l’orage après les pleurs d’amour ; tout sanglotait, tout s’effondrait autour de lui, et il avait bien prévu que cela finirait ainsi ! Il faisait trop chaud dans sa tête. Non, il n’irait pas au rendez-vous. À quoi bon, mon Dieu ! Les promesses coûtent peu quand on est une jolie fille, capable de mener la vie que Laure menait. Elle était venue pour constater qu’il avait bien le poison dans les veines, et maintenant elle se moquait de lui.

Il se coucha en travers de la table, les poings crispés. Amoureuse du curé d’Estérac ! Quelle malédiction ! Ce manège durait depuis un an. Elle regardait là-haut le ciel, tandis que lui, en bas, baisait le bord de sa robe, mendiant une caresse. Le monde était vraiment trop mal fait. Elle, qui redoutait le scandale, s’adressait à une soutane et risquait de se compromettre, en pleine ville, devant la terrasse d’une cure ! Si ça continuait, elle se planterait toute nue au milieu de l’église, un jour de sermon…

Lucien, encore hoquetant, ramassa ses papiers, tria l’ouvrage du lendemain et termina une copie. De temps à autre, il se rappelait leur scène et se demandait comment il avait pu lui dire toutes ces choses. Elles étaient sautées de ses lèvres sans même qu’il s’aperçût de leur fuite. Quelqu’un avait parlé pour lui dans sa poitrine. Quelle histoire, mon Dieu ! Et jamais plus il ne retrouverait cette occasion… Cinq heures sonnèrent à la vieille pendule de marbre noir, où une justice pesait un sabre sur ses balances de bronze. Il tonnait effroyablement. Le clerc alla fermer la fenêtre, ouvrit la porte, car il étouffait. M. Lordès rentrait : un cabriolet le ramenait tout ruisselant, et l’on entendit les cris de commisération de madame Lordès qui se précipitait sur son mari pour l’éponger — et l’empêcher de salir l’escalier. Laure dit, du salon, très fort :

— Papa, c’est un temps à ne pas fourrer un chien dans la rue. Tu devrais inviter M. Séchard à dîner.

Les parents éclatèrent de rire. Le notaire, une fois essuyé, monta, et, se débarrassant de sa serviette remplie de paperasses, il fit l’invitation :

— Dites donc, vous, mon garçon, voulez-vous manger un morceau, à la cuisine, sans façon ? Vous ne pouvez pas sortir par cette averse…

Le clerc comprit bien alors que c’était lui le chien, et, retenant ses dernières larmes, il refusa.

Durant des semaines, Lucien Séchard s’ingénia aux plus difficiles des combinaisons pour atténuer l’effet de son œil. Il questionna sa mère, une veuve de mœurs rigides, pour savoir si le taffetas d’Angleterre ça coûterait beaucoup. Celle-ci, qui ne voyait même plus la plaie de son fils, car il était borgne depuis l’âge de trois ans, lui rit au nez en l’appelant : grande bourrique ; et elle ajouta d’un air féroce :

— Tu ne vas pas conter fleurette aux filles, je pense, avec ce que tu nous gagnes ?

Il se rendit chez un pharmacien, acheta un peu de cette étoffe rose en cachette. Dans sa chambre il se calfeutra comme pour un suicide ; il découpa des ronds de différentes dimensions, et se les colla successivement ; mais ou ils étaient trop petits, et une auréole de pourpre cerclait le taffetas rose, ou ils étaient trop grands, et ils dissimulaient la joue. Ensuite, les cils, ces épines qui ressortaient de la plaie, poussaient de travers, lui rongeaient les chairs, les envenimaient jusqu’à les faire saigner quand il était surexcité, la moindre contrariété se portant sur son œil malade (et on aurait cru que tous les malheurs qui lui arrivaient devaient passer par ce trou béant !), les cils empêchèrent le rond rose de s’adapter correctement sur l’orbite. Il dut renoncer au taffetas d’Angleterre. Il essaya des lotions émollientes, espérant que l’inflammation se calmerait. Tous les yeux crevés n’avaient pas, enfin, cet aspect de braise fulgurante ! Les lotions attirèrent un mal jaune, une espèce de pus qui se mit à couler pendant deux jours, menaça de gagner l’œil sain et lui valut des exclamations de dégoût. Sa mère lui conseilla de ne plus se pencher sur son verre quand elle lui offrait du vin, et M. Lordès lui recommanda ses minutes d’une façon particulière.

Il ne tenta plus aucun remède, se borna aux calculs de ses effets de tête. Il s’inclinait d’un côté, baissait le front, se grattait les cheveux pour avoir l’occasion de poser sa main devant sa plaie. Cela finit par compliquer tellement sa vie, qu’il en négligea ses travaux. Espérant toujours qu’il rencontrerait Laure au bon moment, il se grattait perpétuellement les cheveux ou le sourcil, se frappait la tempe, affectant un geste de réflexion profonde. Lorsqu’il traversait le corridor, venant de la rue, montait à l’étude, il pouvait rencontrer la jeune fille, et il préparait une série de mouvements répétés la veille devant une glace. D’abord la cravate qu’il nouait, sa moustache qu’il frisait, ses cheveux qu’il rejetait en arrière. Au bureau, il posait son coude sur le papier, appuyant sa tête sur sa main, tirait son mouchoir, le secouait à hauteur de son œil.

Un jour, le notaire lui dit, impatienté :

— Sacrebleu, vous me donnez le vertige, Séchard, avec votre remue-ménage.

— Excusez-moi, monsieur, murmura le jeune homme, j’ai la migraine.

— Je crois bien, vous mettez de l’eau de Cologne sur votre mouchoir. Ça empeste !

Ces observations le calmèrent. Laure ne se montrant plus, il tomba dans un désespoir morne et songea un moment à lui écrire. Une prudence d’individu élevé parmi des paperasses compromettantes le retint. S’il écrivait, il ne pouvait pas envoyer sa lettre par la poste ; de plus, où déposer une missive amoureuse puisqu’il n’entrait jamais ailleurs qu’à l’étude ? Quand une des croisées du salon était ouverte, de la rue, en enjambant la balustrade, on serait allé jusqu’au piano, et seule mademoiselle Lordès jouait de cet instrument ; mais la bonne Joséphine essuyait le clavier tous les matins, et elle découvrirait nécessairement la lettre. Attendre une nouvelle occasion ? Laure avait fait redemander son modèle de broderie par son père ; Lucien savait bien, à présent, qu’elle ne reviendrait plus…

Elle poursuivait sa chasse au curé, redoublant sa dévotion, allant tous les dimanches à l’église vers l’heure du crépuscule, quand le prêtre se trouvait isolé, loin de ses enfants de chœur et de ses vieilles habituées du confessionnal. Ah ! c’était une dévotion bien entendue que celle de mademoiselle Lordès ! L’ancien curé se mourait, il ne confesserait pas toujours les jeunes filles, et, le nouveau l’ayant complètement remplacé, il faudrait bien qu’il la prît sous sa tutelle, reçût ses confidences ; et elle le traquait avec une patience de bête fauve qui sait que tôt ou tard elle posera sa griffe sur un pauvre ennemi tout tremblant !

Lucien Séchard, de son œil unique, voyait les péripéties de la lutte à travers les murs. Il connaissait la toilette du rendez-vous, l’ombrelle de la promenade sous la terrasse des noisetiers, le négligé si gracieux des messes du matin, le bouquet que l’on se mettait au corsage le jour d’une confession possible ; et il devinait, aux allures folles de la jeune fille, les déceptions, les rebuffades, les crises de nerfs, la nuit, aussi les abandons solitaires, toutes les caresses épuisantes qu’il partageait à distance, en l’appelant très bas…

Dans la maison, les parents ne se doutaient de rien. Madame Lordès engraissait, M. Lordès courait les campagnes pour des contrats et rapportait des rhumatismes. Joséphine épluchait des légumes, au milieu de la cour, par le beau temps, devant son fourneau, par la pluie, et quelquefois cette servante reprenait son chapelet, marmottait une dizaine tout en poivrant un ragoût.

Un matin, Laure ouvrit le salon comme le jeune homme passait, et elle s’arrêta sur le seuil, désirant prononcer un mot : ils étaient vis-à-vis l’un de l’autre. Lucien fit tout de suite un geste fou, lança ses cheveux en arrière d’un tour de main rapide, et la jeune fille, hésitante, se souvint de ce qu’il voulait lui cacher. Elle referma la porte. Lucien monta en chancelant l’escalier de l’étude. Il était désespéré, car elle avait eu l’expression que l’on aura toujours à regarder un crapaud. Lucien pleura, le front plongé dans ses papiers timbrés. Le soir, à quatre heures, le notaire sortit et le laissa griffonner seul. Le clerc demeurait triste, et cependant il sentait venir quelque chose : derrière les murs de l’étude, derrière toutes ces paperasses poudreuses, un regard flambait. Laure le guettait, comme elle avait l’habitude, hélas ! de guetter le prêtre… Elle se détournait peu à peu de celui-ci pour examiner celui-là, qui l’aimait, ne fuirait pas ses prunelles de chaud velours et lui tendrait les bras… Lentement la porte du bureau s’ouvrit, ainsi que s’était ouverte la porte du salon le matin ; un frisson électrique secoua le jeune homme, et il l’aperçut, debout, le doigt posé sur ses lèvres. Il ne remua pas, ne dérangea pas son coude ni sa main, masquant son œil de son mouchoir tamponné.

— Vous avez donc mal à la tête, monsieur Lucien ? demanda Laure s’avançant, la voix douce.

Il répondit d’un ton sourd :

— J’ai toujours mal à la tête, moi !

Laure jeta un regard vif du côté de l’escalier, puis referma la porte ; mais, cette fois, elle s’enfermait chez lui.

— M. et madame Lordès sont sortis, dit-elle d’une voix plus grave, imitant Joséphine quand elle éconduisait une visite importune.

Le clerc faillit bondir.

— Et la bonne, où est-elle ? souffla-t-il.

— Elle est à l’église pour une petite dizaine de chapelet, monsieur Séchard.

Laure, maintenant, était près de lui, elle le frôlait de sa hanche. Il se leva brusquement, alla pousser la targette, rabattre les volets pendant que Laure s’asseyait dans le fauteuil de son père.

— Nous aurons donc encore un orage, monsieur Lucien ? dit-elle égalisant les plis de sa robe. Vous vous souvenez du dernier, hein ? ce qu’il a tonné ! Aujourd’hui, nous sommes au mois d’octobre, il fait moins chaud, n’est-ce pas ?

Elle riait d’un rire étrange, moitié gaîté, moitié sanglot. Lucien la saisit par la taille, s’agenouilla devant elle et posa sa tête endolorie sur ses genoux. Le malheureux garçon suffoquait.

— C’est pour me parler de la pluie et du beau temps que tu es là ? balbutia-t-il.

Laure glissait le long du dossier, tombait du haut de ce cuir vert comme une goutte d’eau glisse le long d’une large feuille. Un instant elle fut toute renversée entre les bras du jeune homme. Lucien, ébloui, n’osait plus.

— Allons, grande bête, tu vois bien que je ferme les yeux !…