L’Animale/05

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Mercvre de France (p. 55-71).
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V

Auréolé par un vitrail, ce jeune abbé leur prêchait la modestie, et, d’un geste lent, semant des rayons du bout de sa manche de mousseline, il les bénissait en les appelant les brebis du bon pasteur. Très droit, la tête pâle, les yeux fendus en amandes, il avait la silhouette, moins le dragon et le glaive, du chevalier Saint-Georges qu’on apercevait tout au fond de la nef. Laure l’écoutait sans l’entendre. Elle venait là, suivie de sa bonne, parce que ça tuait le temps et que l’église est le seul salon possible dans une petite ville. Elle se confessait peu, communiait trois fois l’an, mais ne manquait pas un exercice du Mois de Marie, car elle espérait toujours y rencontrer une occasion. Un feu intérieur la consumait ; elle affectait de grandes gaietés à propos de tout, dissimulant par habitude, et le désespoir la rongeait, elle ne savait plus que faire de sa peau. Femme avant l’heure, déjà prête à marier, malgré l’apparente ingénuité de ses dix-sept ans, Laure n’avait plus le prétexte des jeux enfantins pour apaiser ses fièvres ; elle ne passait plus ses vacances chez les Pauvinel. Ses classes terminées, ses compagnes, ses compagnons dispersés ou repris par la vie étroite de la famille, elle restait isolée entre un père toujours paperassant et une mère occupée de détails puérils. À l’étude, griffonnant, le nez collé sur son travail, toujours le même clerc, ce Lucien Séchard, surnommé le borgne, un infirme, dont l’œil rouge l’avait tant révolutionnée aux diverses époques de ses gamineries. Dans la rue, il ne passait personne…

Ce que Laure cherchait, c’était un esclave, un homme qui l’aimerait pour l’attrait du plaisir, qui ne gâcherait rien au courant de son existence de fille honnête, se soumettrait à tous ses caprices, surtout serait d’apparence ingénue comme elle. Et, en regardant le jeune abbé qui s’éloignait de la chaire, elle y songea. Derrière elle, sa bonne, une vieille créature embéguinée, espèce de sœur des pauvres, faisait un bruit monotone de lèvres en égrenant un chapelet.

Depuis le départ de la grosse cuisinière Louise, toute rebondie, qui s’esclaffait volontiers, on supportait cette sorte de chouette dans la maison, et rien ne réjouissait plus la cour silencieuse, les sombres feuillages de la vigne, les angéliques contre les murs aveugles ; rien ne semblait rire autour des Lordès, ni gens, ni animaux, ni plantes.

Plus vertes que jamais, les fenêtres s’ouvraient rarement, le notaire craignant les courants d’air pour ses rhumatismes ; madame Lordès, malade, tout à fait obèse, n’allait plus que de son fauteuil à la cuisine où le fourneau, d’un noir d’enfer, brûlait éternellement sans jeter de lueurs.

Laure laissa tomber son front dans ses mains. On chantait des cantiques, des fumées odorantes se dégageaient de l’autel orné de fleurs sur lequel se dressait, au milieu d’un cache-pot en faïence de tons criards, une angélique offerte par la fille du notaire.

Non, cela ne pouvait pas durer. Elle passait les nuits trop affreuses, et c’était idiot de lutter comme une vierge puisqu’elle ne devait plus être vierge grâce aux fatales inventions de Marcou, ce rustre qui l’avait faite femme bien avant l’âge ! Non, elle renonçait à la pudeur et aux sommeils classiques de l’innocence sous les rideaux blancs ! N’importe quelles amours seraient moins honteuses que ses dépravations solitaires. Elle portait l’amour dans le sang, c’était certain, et elle marmotterait des dizaines de chapelet plus tard, quand elle aurait la tournure de la vieille servante qui priait derrière elle ! Pourquoi lui faudrait-il attendre un mari si longtemps ? Et avec ça que les maris poussaient dans les rues d’Estérac ! On n’imaginait pas combien ces garçons de la ville se montraient placides. Où trouvaient-ils des apaisements à leurs fièvres ? Gamins, ils se pendaient après ses nattes ; aujourd’hui, tous la fuyaient ou la saluaient de très loin, Il existait donc des coins pour s’embrasser qu’elle ignorait encore ? Se marier ? Elle n’y tenait pas beaucoup, ayant bien deviné que le mariage n’assouvissait pas les créatures de sa trempe. Elle rêvait d’une autre vie, d’un cloître, si on voulait, mais d’un cloître où l’on se trouverait deux de sexe différent, perpétuellement en tête-à-tête sur des coussins de velours.

Elle cherchait une occasion de se donner, avait disposé toutes ses batteries pour ne risquer aucun scandale. Oh ! elle saurait dicter ses conditions, elle possédait toutes les sciences nécessaires, et ce n’était ni l’esprit ni la beauté qui lui manquaient. Oui, ce jeune abbé la tentait, à présent. Plus elle y réfléchissait, plus elle se disait que le salut était là ! Des bruits couraient sur son compte ; on le croyait en disgrâce à Estérac, une bien petite ville pour lui, qui sortait d’un chef-lieu.

En attendant mieux, il remplaçait le curé, devenu impotent.

La pensée d’un sacrilège ne révoltait pas mademoiselle Lordès ; elle en apprenait de drôles au sujet des curés, son père ne se gênant guère pour déboutonner les frocards quand le capitaine de gendarmerie dînait chez eux. Des hommes comme les autres, affirmaient ces deux messieurs en sirotant leur café, laissant se récrier madame Lordès, qui n’aimait pas ces discours pimentés, mais qui finissait toujours pas en rire de bon cœur. … Des hommes comme les autres, seulement ils gardaient les convenances et ne s’amusaient qu’à coup sûr. Puisque les jeunes filles et les prêtres étaient forcés de nourrir au fond de leurs entrailles une bête : la Luxure, sans jamais avouer ses ravages, ne pouvaient-ils se réunir contre l’ennemi ? Mettre leurs bêtes ensemble, les parquer en la communauté du plaisir ? Laure releva le front, s’examina, l’œil glissé de côté, sous les cils. On l’avait délivrée des sarraus et elle s’habillait selon ses goûts, dans des vêtements très collants, moulant ses formes, ce qui paraissait simple et enfantin au premier aspect. Elle portait une robe de lainage brun, une jaquette de drap noir, bien serrée à la taille, un modèle parisien que sa mère lui avait laissé choisir À la Reine Berthe, le magasin chic d’Estérac. Ses lourds cheveux, tressés en une seule natte énorme, roulaient de gauche à droite sur ses épaules, comme doués d’une puissance qui leur était propre, battant ses flancs ou accrochant des personnes au passage. Coiffée d’une toque de loutre l’hiver, l’été d’une toque de plumes de paon, elle n’avait jamais d’autres chapeaux. Ce n’était pas par économie : elle trouvait que ce genre de coiffure faisait valoir la longueur de ses yeux et lui laissait la tête libre pour le jour où elle désirerait la frotter à la tête d’un voisin. Aurait-elle, ce jour-là, le temps d’ôter une coiffure, savait-on où et comment on se rencontrerait ? Tête de fauve ou tête d’oiseau, elle ne se préoccupait pas des modes. Sa mère recevait un journal intitulé : le Courrier de l’Élégance, qu’elle n’ouvrait pas, délestant les lectures et les gravures qui font les femmes en bois.

D’une beauté singulière, sa face s’allongeait en conservant sa mine d’enfant sérieux qui a des remords. Elle avait le nez arrondi, un peu ridé du bout, un nez de panthère ou de chatte, ses lèvres tombantes se ciselaient des deux côtés en virgules voluptueuses ; son teint, très mat, s’ombrait sous les yeux ; ses sourcils, en fer de flèche, pointus aux angles du front, allaient se perdre dans la racine de la chevelure ; son regard était doué d’une mobilité extraordinaire à cause de ses pupilles se rétractant et ne devenant plus qu’un trait, une mince fissure noire barrant les prunelles brunes striées de jaune.

Laure était relancée, d’heure en heure, par une série de petits conseils abrutissants que les mères croient séant de répéter pour l’honneur du corps, et Laure, folle de son corps, n’y mordait pas ; elle s’aimait trop, d’ailleurs, pour ne pas être logique lorsqu’il le fallait. Ostensiblement, elle vivait selon les coutumes d’Estérac. Pouvait-on lui en demander davantage ?

Assez contente du résultat de son examen, mademoiselle Lordès rapprocha son prie-dieu de la balustrade du chœur. Elle avait une place privilégiée, dans les premiers rangs des notables, et elle entendait d’une façon distincte les phrases latines que murmurait l’abbé. La voix du prêtre était harmonieuse, nuancée de dédain quand il se tournait vers son troupeau de jolies niaises et de vieilles dévotes. Dans ce printemps délicat de l’église, parmi les flots d’encens, les gerbes de fleurs, combien de cœurs fanés pour combien de marguerites fraîches étoilant le fond d’or lumineux de l’autel ? Ah ! s’il confessait des naïves décidées à tout lui dire, il possédait, lui aussi, de terribles sciences ! Il savait les secrets des langueurs qui les prennent au lit durant les rares matinées de paresse, et les irrésistibles désirs, quand, dans la rue, on frôlait le beau garçon du quartier. Il savait tout et par conséquent devait être capable de tout. Laure, à travers les volutes de fumée piquées d’éclairs, contemplait le jeune homme nimbé de sa couronne de cheveux bruns.

À quoi pensait-il, lui, dont les yeux ardents ne se baissaient pas volontiers ? Le factice enthousiasme que vous procurent les sons majestueux de l’orgue exaltait l’imagination de la jeune fille, et l’entraînait jusqu’à se pencher sur la balustrade pour le mieux voir. Leurs yeux se heurtaient. Il lui sembla que le prêtre avait remué les paupières l’espace d’un seconde. Laure se tourna du côté de sa bonne.

— Joséphine, dit-elle, vous rentrerez seule, je veux faire ma méditation.

La bonne dévissa lentement un œuf de buis, remit son chapelet dans sa coquille, et se mêla aux groupes de femmes qui sortaient. Les cierges s’éteignirent, les dernières dévotes s’éloignèrent. Laure demeura devant l’autel, méditant. Les enfants de chœur, à leur tour, se sauvèrent, se bousculant pour aller plus vite. Le jeune abbé, sur le seuil de la sacristie, enlevait son rochet de dentelles, mettant, à prendre ce soin, toutes les précautions d’une mondaine. Laure le guettait.

Elle franchit l’espace qui la séparait de lui d’un pas rapide, sans faire la génuflexion traditionnelle des fervents vis-à-vis de l’autel, et elle pénétra dans la sacristie.

— Monsieur l’abbé, dit-elle, d’une voix sourde, je voudrais vous parler.

— Comment, c’est vous, mademoiselle ? fit l’abbé avec un empressement poli ; je vais profiter de l’occasion et vous remercier pour la belle plante que vous avez offerte à notre Mois de Marie. On dirait un palmier, cette angélique…

Laure s’appuya au chambranle de la porte. Comme elle se taisait, immobile, sa figure paraissant très pâle dans la pénombre, le prêtre eut la sensation qu’il se passait une chose anormale. Il demanda, subitement inquiet :

— Que désirez-vous, mademoiselle ?

Elle répliqua, posant sa main sur sa poitrine :

— J’ai mal !

— Vous êtes souffrante ! Ah ! mon Dieu !

Et il s’effara devant cette créature presque inconnue qui venait droit à lui pour chercher du secours. Il avait déjà rencontré sur sa route ces yeux quémandeurs et cette bouche féline de torturée d’amour, et déjà il s’était dit, car il observait les femmes, que cette jeune fille devait souffrir physiquement ou cacher un tourment moral. Elle semblait mystérieuse, dans ses vêtements sombres, comme une urne de bronze, mais si gracieuse de ferme…

— Excusez-moi, monsieur l’abbé, j’ai peur… je ne pourrais pas traverser l’église, je tomberais… ma bonne est partie… Permettez-moi de m’asseoir et ne me quittez pas, je vous en conjure.

Abasourdi, le prêtre se recula d’un mouvement machinal, referma la porte, ne détachant pas les yeux de sa bizarre visiteuse. Quel danger courait-elle ou courait-il ?

Une veilleuse brûlait dans un petit vase d’albâtre et les éclairait d’une lumière trouble.

Laure se dirigea vers une des stalles de bois sculpté qui meublaient la sacristie, puis, tout à coup, poussant un cri faible, elle tomba en arrière, se renversant de toute sa hauteur, et risquant de se briser la colonne vertébrale à exécuter ce tour de force. Sa tête sonna sur les dalles, rebondit ; elle ne bougea plus, étendue comme une morte sans que rien ne fût dérangé dans l’ordre exquis régnant autour de sa personne ; ses cheveux encadrèrent sa tête, prolongeant sa toque de loutre comme une nappe de fourrure ; les plis de sa jupe l’enveloppèrent correctement, et elle eut une pâleur plus idéale sous la noirceur des cils clos.

L’abbé prit son parti de l’aventure, en homme qui est humain avant d’être prêtre ; il glissa le verrou pour ne pas donner lieu à d’inutiles commentaires si on entrait, et courut saisir une burette sur la crédence.

Bouleversé, il répétait, les doigts tremblants :

— En voilà une histoire ! Seigneur ! La pauvre enfant !

Il attrapa un bout de mousseline qui traînait, lui frotta les tempes, les narines, lui tapa dans les paumes. Laure ne bougeait toujours pas.

— Et point d’air pur, ici ! ajouta-t-il, c’est désolant. Si elle était morte…

Affolé, il posa son oreille contre la poitrine de Laure : le cœur battait très fort à la vérité. Il hésita une seconde. Non, cela, il ne pouvait pas le faire. Ouvrir un corsage, même pour un bon motif, c’était trop scabreux. Il se connaissait bien, il ne toucherait pas au sein d’une femme sans perdre la juste notion des choses, et cette jeune fille avait une si étrange beauté qu’il serait prudent de ne plus s’exposer aux sottes tentations.

Une philosophie douce le retenait, maintenant, sur les pentes dangereuses ; il redoutait un nouvel orage, et, d’ailleurs, se rappelait à propos les derniers sermons de l’évêque : « Ne donnons pas prise aux médisances, monsieur l’abbé, tout est là. »

Il s’assit dans une des stalles, des sueurs froides le long du dos, regardant l’évanouie d’un œil fixe, comptant les minutes. Le sacristain pouvait venir, on pouvait réclamer une extrême-onction… lui déclarer un mariage ; la cloche pouvait aussi s’effondrer du haut du clocher, un vitrail éclater en mille miettes. Il s’attendait à tout, sauf à se tirer de là sans scandale. Et durant quelques secondes il vécut plusieurs existences. Il s’agissait, pour lui, de sa position, dont il avait fait son honneur, lui, le sacrifié volontaire ; il ne voulait pas échouer devant ces misérables corps de femmes qui tombaient, comme s’il en pleuvait, du ciel, où probablement ils n’auraient jamais leur place. Non ! non ! Il se leva pour la secouer, la pousser dehors morte ou vive. Et il s’arrêta de nouveau, songeant à cette sœur charmante qu’il avait si éperdûment aimée, cette autre femme pour laquelle il s’était dépouillé de sa fortune, de sa part de bonheur terrestre. Oh ! la petite sœur, la petite folle… chérie comme aux temps bibliques… n’avait-elle pas les cils noirs ? Sa tête se courba, ses yeux se fermèrent, il serra les poings.

Lorsqu’on l’appelait Armand de Bréville au lieu de M. l’abbé, il ignorait encore qu’on peut souffrir du mal d’amour même dans une affection fraternelle. Il le savait aujourd’hui, car chaque fois qu’il s’approchait d’une femme, il se souvenait de la chère mignonne rien qu’à l’émotion ressentie… Toutes les fautes qu’il avait commises en pensant à elle… Oh ! la petite sœur aux cheveux lourds, nattés derrière l’épaule, celle qui partageait ses jeux, celle qui disait : « Je veux un polichinelle en or ! » et qui avait obtenu, grâce au renoncement spontané de son frère, un beau mari, un homme d’argent… Le jeune prêtre revoyait les allées d’un parc, des verdures de luxe, un château romantique et deux petits bras blancs noués à son cou : « Frère, porte-moi ! » Oh ! les femmes, les femmes ! Il n’était pas vierge et n’avait pas eu de maîtresse ; il avait aimé en ignorant l’amour, et il souffrait cruellement, les lèvres dédaigneuses, ainsi qu’il est convenable de souffrir pour un garçon bien né. Quant à Dieu, cet éminent personnage de son monde, il le respectait. Voilà tout.

Laure fit un mouvement. L’abbé se réveilla de ses songes.

— Enfin ! s’écria-t-il se penchant sur elle.

La jeune fille ouvrit les yeux, eut un air confus.

— Je vous embarrasse, monsieur l’abbé, dit-elle, je vais essayer de me relever.

Elle se redressa, se cramponnant à son genou.

— Je vais vous expliquer, monsieur l’abbé, reprit-elle avec une grande douceur de voix, c’est une maladie nerveuse qui me jette par terre sans que j’aie le temps de prévoir ses accès. Je tombe n’importe où, et j’ai toujours très peur de rester seule. Ma bonne était loin, je ne voyais plus personne…

Elle respira, arrondissant ses bras au-dessus de son front pour arranger sa toque, lisser ses cheveux.

— Il ne faut point parler de cet accident, ajouta-t-elle, car j’ai honte de ma maladie, et mes parents seraient chagrins si on la découvrait… Vous, monsieur, vous êtes un confesseur, ce n’est pas la même chose, un confesseur c’est comme un médecin…

— Elle est hystérique, pensa l’abbé tout attendri par ces phrases proférées d’un ton bas, timide, mélangé d’une sorte de résignation enfantine.

— Pourquoi auriez-vous honte, mademoiselle ? Dieu vous éprouve, sans doute, terriblement, mais il a ses vues sur vous. Nos souffrances effacent nos péchés. Des saints ont prétendu que nos maux physiques nous rachetaient des années de purgatoire.

Il débitait ces mots un peu vides de sens tout en examinant cette créature souple qui se levait avec des gestes si chastes et conservait une allure si digne. Il était ravi de la savoir hors de danger, mais une curiosité profane le tenaillait à l’égard de l’hystérie. Il se trouvait donc en présence de ce mal mystérieux qui avait torturé jadis les possédées de Loudun, de ce mal produisant à la fois la douleur et la volupté. Ah ! s’il avait osé, il l’aurait questionnée. D’instinct, Laure choisissait la situation la plus intéressante pour une femme destinée à séduire un prêtre ; et, du reste, n’était-elle pas dans le cas spécieux des hystériques par simulation ?

— Moi, vous savez, monsieur l’abbé, continua-t-elle, ça m’est égal. Je ne tiens pas à me marier, mais je désole mes pauvres parents qui disent que je ne rencontrerai pas d’homme qui veuille de moi. Alors, il faudra que j’entre dans un couvent, peut-être !… Ça les ennuie.

Elle se dirigea vers la porte.

— Je vous remercie, monsieur, lui dit-elle humblement, et pardonnez-moi : je n’ai pas réfléchi que ce n’était pas convenable…

Elle chercha la clef, l’agita un instant dans la serrure. L’abbé se précipita, très ému :

— J’avais glissé le verrou, balbutia-t-il, car je craignais les curieux.

Et il s’effaça pour la laisser passer. Elle s’en alla, se traînant comme un oiseau blessé et s’appuyant sur toutes les chaises de l’église. Quand elle eut atteint le porche, l’abbé, qui la suivait du regard, sentit un frisson lui glacer les membres. Elle pouvait tomber victime d’une seconde attaque, se briser le crâne, malgré l’épaisseur de ses cheveux. Était-ce bête, cette soutane qui l’empêchait d’offrir son bras aux femmes malades !

La charité doit, nécessairement, revêtir, en certaines circonstances, les allures mondaines… ou ce n’est plus la charité !

Quand les portes matelassées se refermèrent avec un bruit profond, il respira. Sa philosophie reprit le dessus. Après tout, il l’avait échappé belle. Le sacristain ne saurait rien de ce pénible accident, les enfants de chœur, toujours si dépravés, ne le commenteraient pas… Évitons de donner prise aux médisances… À son tour, il sortit de l’église, oubliant de s’incliner devant l’autel, selon la coutume sacrée, parce qu’il était seul.

Le lendemain, l’abbé de Bréville se rendit chez le notaire.

Il remercia madame Lordès pour l’angélique et s’informa, d’un ton détaché, de la santé de mademoiselle Laure. Celle-ci vint apporter des biscuits, des liqueurs, la bouche rieuse, les yeux sombres, très cernés. Elle parla peu, mais quand le prêtre se retira, elle l’accompagna jusqu’au perron, et, au moment des dernières salutations, elle posa, en le regardant fixement, un doigt sur son sourire. Il répondit à ce signe d’intelligence par un clin de paupière discret. Non, bien entendu, il ne voulait pas la trahir, cette enfant si soucieuse de la dignité de ses parents, mais il regrettait beaucoup ce petit secret entre eux deux ; lorsqu’il la confesserait, il serait gêné ou maladroit.

De son côté, Laure se demandait s’il la devinerait un jour : Pourvu qu’il me comprenne, pensait-elle s’exaspérant ; nous ferions un joli couple ! Ah ! ce sera long !… j’en ai peur. Que d’obstacles, mon Dieu, à franchir ! Elle avait la confession, les visites aux chapelles, et puis ?… Où irait-elle de ce train-là, s’il demeurait incorruptible ? Il devait être froid, elle le supposait, rien qu’à se souvenir des soins qu’il lui avait donnés. S’il la croyait innocente, il se garerait des tentations ; s’il la croyait pervertie, peut-être s’en éloignerait-il par dédain, et Laure établissait ses calculs tout en comptant les points d’un ouvrage de tapisserie destiné à la fête de sa mère.

Un mois s’écoula, pour la jeune fille, dans la création de projets chimériques. Elle songea, un matin, à s’habiller en homme et à se faufiler derrière la cure d’Estérac, où il y avait une terrasse ombragée de noisetiers. La servante de l’abbé était une vieille béguine du genre de Joséphine, leur cuisinière ; de plus, on la disait sourde comme un pot.

Elle abandonna cette folle idée le soir même pour une autre extravagance ; elle lui écrirait, lui dirait sa grande passion, le forcerait à répondre en le menaçant d’un suicide scandaleux. Elle se releva, la nuit, commença un brouillon de lettre, et s’aperçut que les mots, sur papier blanc, étaient d’une crudité révoltante. Elle ne pouvait pas aligner ces choses-là… soit qu’elle n’eût pas l’art des tournures de phrases, soit qu’une pudeur lui vînt en déshabillant son âme, comme à l’époque lointaine où le paysan Marcou déshabillait son corps. Elle renonça résolument aux lettres d’amour. De réflexion en réflexion, elle finit par déplorer la comédie de l’attaque nerveuse. Avec cela qu’une malade pouvait tenter un homme bien portant ! Ah ! s’ils n’arrivaient pas tout de suite à s’entendre, la partie était perdue, car les occasions de se rencontrer se faisaient trop rares. Elle eut des crises de larmes au fond de son oreiller, des crises de fureur, se griffant les seins et maudissant ce prêtre qui s’étendait sur sa vie, maintenant, comme une ombre mortelle. Et le dimanche, quand elle l’écoutait prêcher de sa voix harmonieuse, elle se remettait à rêver, caressant une silhouette nue au milieu des plis austères de ses vêtements sacerdotaux.

La veille d’une cérémonie religieuse, elle alla le trouver dans la sacristie pour lui demander la permission de se confesser le soir après l’angélus. Il la salua timidement, lui répondit qu’il était occupé par un mourant, un propriétaire dont la maison était située à trois lieues de la ville, et la pria de revenir le lendemain, dès la messe basse. Le lendemain, ce fat le vieux curé, l’impotent, qui la confessa. Alors elle se désespéra tout à fait, et désormais s’abstint des sacrements.