L’Animale/08

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Mercvre de France (p. 110-132).
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VIII

Les deux fiancés contemplaient le paysage, n’osant pas se communiquer leurs réflexions. Après ce grand dîner de cérémonie, on les avait laissés seuls sur la terrasse, et la lune se levait, les noyant d’une mélancolie douce qui les empêchait de trou ver les phrases de circonstance ou simplement banales Henri Alban cherchait quelque chose de gracieux, en harmonie avec la belle soirée, tout en caressant son étui à cigares que, par politesse, il ne pouvait ouvrir. Laure, palpitante, les yeux humides, attendait une exclamation amoureuse qui ne venait pas.

À leurs pieds, la ville d’Estérac dormait dans une brume piquée ça et là des petits points d’or des lampes, et semblait un lac aux remous sombres reflétant des étoiles.

Lorsque la lune émergea, pas très ronde, d’une lumière un peu rougeâtre, l’air d’un œil triste au front de ce ciel de printemps, encore tout rempli de nuées sourcilleuses, Laure eut un tressaillement involontaire ; elle se rapprocha de lui et se mit à trembler pour de bon.

Était-ce la fraîcheur montant du jardin ou le regard étrange de cette lune dont la pâleur se mélangeait de sang, qui la faisait trembler ? Était-ce parce qu’elle se sentait trop heureuse et que sa joie l’angoissait subitement ?

Elle n’aurait su le dire.

Henri l’examinait à la dérobée. Il lui découvrait un genre de beauté qui ne lui plaisait guère. Ce profil de femme au nez court, au menton troué d’une fossette large, brisant la ligne, à la tempe étroite, aux yeux longs, tellement longs qu’ils avaient l’apparence d’une tente entre les bords soyeux de laquelle vous regarderait un chat sauvage, l’étonnait et le gênait à la fois. Cela déroutait tous ses préjugés sur l’éternel féminin, ses combinaisons de garçon ordonné, méthodique. Il aurait préféré une femme moins bien faite, aux hanches moins développées et à la figure plus régulière, plus comme les autres, La chevelure, par exemple, le rendait fier, et il se disait ; « Ce n’est pas la queue de souris de nos pauvres Parisiennes, qui n’ont que juste ce qui leur faut pour accompagner leur chapeau. » Malgré cette qualité essentielle, il relevait les tares avec le soin méticuleux d’un fiancé peu enthousiaste.

Elle était originale, facile à dégrossir et suffisamment prometteuse de bonne maternité, mais elle se souciait peu de sa toilette, portait d’anciennes modes collantes qu’on ne portait plus, qui vous la dessinaient nue au milieu de cent femmes habillées de draperies compliquées. Enfin, elle sentait bon la lavande comme un linge pur, elle était grave, calme, représentait bien une ignorante ne sachant qu’une chose : qu’elle a le temps, toute la vie pour apprendre ; et elle souriait d’un sourire contraint, comme l’enfant qui va s’éloigner prochainement de sa famille.

La perspective de leur voyage de noces à Paris, ce retour à ce luxe des plaisirs honnêtes : les théâtres, les restaurants chers, les courses en voitures parmi des rues illuminées, le charma une seconde. Il jouit d’avance de ses stupeurs et de ses ravissements de jeune pensionnaire provinciale lâchée dans le palais des joujoux. Certes, cela serait une date mémorable, elle se la rappellerait longtemps, elle y ferait de discrètes allusions, les soirs d’hiver, quand ils entendraient souffler la bise et se resserreraient l’un près de l’autre, elle préparant une layette, lui lisant son journal…

Si les affaires de l’étude marchaient, ils retourneraient à Paris, s’offriraient quelques excursions, des voyages du côté de la mer. Mon Dieu, en attendant, il allait se fixer d’une manière agréable. Pas une grosse fortune, et des beaux-parents singuliers : madame Lordès prononçait toujours trépas au lieu de mort, sauçait son pain dans le jus ; M. Lordès plaisantait comme un recueil distribué à la foire ; mais la fille serait vite façonnée aux jolies habitudes, elle n’avait pas leur langage vulgaire, puisqu’elle se taisait perpétuellement, une preuve de goût, et si elle aimait son intérieur, ses enfants, il ne lui demanderait pas des tours de force. Oh ! ce petit intérieur gentil qu’il rêvait ! Un train-train de charrette anglaise toujours bien tenue, et cependant point prétentieuse, attelée d’une aimable jument poulinière pas dure aux réactions, supportant le frein dans les descentes et venant prendre le sucre sur la main de son maître, sans qu’on ait jamais besoin du fouet !

Élevé par une tante rechignée, vieille fille maniaque, et son père, un veuf ayant eu des chagrins, Henri Alban désirait fonder une véritable famille, selon les idées qu’en donnaient les tableaux à la Charles Dickens, son auteur de prédilection. Armand de Bréville, du reste, répondait de l’avenir, et, pas plus dévot qu’il ne le fallait, car il n’allait pas aux manifestations religieuses, Henri remerciait son ami curé du fond du cœur ; il n’y a qu’eux encore, les jupons noirs, pour dénicher la perle dans l’huître !

C’est égal, il aurait voulu fumer. L’interdiction du cigare lui gâtait sa soirée de fiançailles.

Laure murmura d’une voix basse, troublée, coupée d’hésitations :

― La lune me fait peur. Voyez donc, monsieur, comme elle est rouge ?

Henri se pencha sur la terrasse, mit ses coudes et sourit :

— Je ne la regarde pas, mademoiselle, je vous regarde…

C’était absurde, cette entrée en matières, il le sentait, mais pour la province…

— Elle est rouge, rouge, répéta Laure qui pâlissait, se rapprochant de lui.

Henri lui prit le poignet, très lentement, ne voulant pas l’effaroucher, et il ajouta :

— Nous allons être bien heureux, n’est-ce pas, ma chère petite fiancée ?

Laure lui donna sa main, et, sans qu’elle s’en rendît compte, elle livra un à un ses doigts qui s’enlacèrent à ceux du jeune homme ; ils joignirent ainsi leurs paumes. Durant ce témoignage de confiance, Henri se souvint que la dernière maîtresse qu’il avait eue, la seule peut-être aimée plus qu’un bel objet d’art, lui pressait les doigts de cette façon aux heures de l’intimité, et il se mit à rire tout à fait :

― Êtes-vous nerveuse, mademoiselle Laure ?

— Je ne sais pas, monsieur Henri.

— Puisque vous avez peur de la lune !

— Près de vous, je n’ai plus peur de rien, répéta-t-elle.

Henri porta la main de la jeune fille à ses lèvres et la baisa très légèrement. Laure faillit s’évanouir. C’était l’aveu, l’aveu définitif, et elle se voyait déjà dans ses bras ; blottie sur sa poitrine. Sa tête se penchait, quémandant l’épaule du jeune homme ; elle avait envie de lui crier :

— Tu es beau, je t’adore, viens-nous-en dans l’herbe, là bas ! Je te prouverai que je suis belle, et cela vaudra bien un mariage à l’église où je connais un prêtre qui nous maudira au lieu de nous bénir, un monstre jaloux qui, debout, sous le porche, aura le droit de cracher sur ma robe blanche !…

Le fiancé murmura :

— Quand nous serons mariés, nous achèterons une Victoria… Je crois que nous le pourrons en faisant quelques économies, et nous irons les jours de fêtes au chef-lieu.

Laure dit d’un ton sourd :

— Je me moque des voitures, monsieur Henri, je ne suis pas ambitieuse.

Elle tâchait d’être absolument simple et de lui dissimuler ses révoltes.

Il s’amusa de son ingénuité.

— Ce n’est pas par ambition qu’on a une Victoria, chère petite, c’est pour la commodité des rapports avec les clients. Un notaire ne peut pas voyager à pied, je vous assure.

— Ah !… vous croyez ! Des larmes vinrent au bord des paupières de la jeune fille. De quoi donc lui parlait-il ?

— Aimez-vous la toilette ?

— Je n’ai qu’une robe, elle est toujours neuve, répondit Laure.

Et sa moue hautaine ajouta : Cette robe-là, c’est ma peau, tu n’as pas l’air pressé de la voir, hein ?

Puis elle se raisonna. Elle voulait courir quand celui-ci marchait, n’osait même pas se risquer sur ce mystérieux terrain des fiançailles. Il fallait revenir à la réalité, se réserver davantage, ne pas lui jeter son cœur fraîchement épanoui comme elle avait jadis jeté sa personne. Une pudeur tardive l’envahissait et lui paralysait les membres. Désolée, à présent, de ne pas se trouver plus naïve, plus désirable, elle serait tombée volontiers à ses genoux pour implorer son pardon ; mais il était trop tard, maintenant, elle n’avait plus qu’à se laisser marier. Ce qu’elle acceptait la veille comme une sauvegarde et une réhabilitation, elle l’acceptait aujourd’hui pour en faire une expiation définitive ; elle porterait tout le poids des fautes passées, le remords et sa colère s’il s’en apercevait. S’il ne s’en apercevait pas (un homme de vingt-six ans n’a jamais toutes les expériences), elle se donnerait si bien, l’aimerait tant, s’absorberait tellement en lui qu’elle pourrait encore devenir une honnête femme.

Cet amour l’avait prise brusquement, à l’heure même où elle l’avait vu entrer chez eux, là, derrière ces brumes, dans ce coin de ténèbres où gisait la maison verte, dans cette tombe où elle était née. Tout à coup, il lui avait semblé qu’elle apercevait un homme extraordinaire.

Et il ne lui montrait rien de plus séduisant qu’un autre. Il était blond, d’un blond cendré un peu terne, il avait les traits réguliers, le teint blanc, la moustache sobre ; sa bouche se fronçait aux deux extrémités en un pli de mécontentement qui lui donnait un aspect de raillerie dédaigneuse, mais il était charmant quand il souriait. Laure l’aimait surtout parce que, d’instinct, elle le devinait son contraste absolu et qu’elle rêvait d’une conquête. Elle serait le maître, lui l’élève. Débaucher son mari pour en faire un amant lui procurerait la plus exquise des félicités humaines.

Puis elle cessa de raisonner ; au bout de quelques semaines d’une cour pourtant bien banale, où le guindé camélia blanc remplaçait les déclarations brûlantes, elle aima comme une folle, dans un tourbillon de désirs contradictoires. Tantôt elle voulait lui avouer son passé, tantôt elle oubliait qu’elle n’était pas vierge, se sentait des candeurs de petite fille qui s’effraie d’un monsieur. Et elle avait de superbes élans, des immolations d’une minute où elle foulait son cœur sous ses pieds, se jurait d’entrer en religion prier pour lui. Elle finissait par imaginer un Dieu à travers l’homme, et se dépouillait de ses anciennes cruautés. Elle pleurait des nuits entières devant sa photographie, — qu’elle ne mettait pas sous son traversin de crainte de la souiller. Elle s’attendrissait à propos de choses inutiles, dans lesquelles sa passion se mirait faute d’un meilleur et plus ardent miroir : sur la mort d’un insecte qu’elle venait d’écraser, sur la fin d’une fleur se fanant au fond d’un vase ; et des larmes lui montaient aux yeux en contemplant les étoiles, aussi nombreuses que les agonies des cœurs coupables.

Elle aimait ! Elle aimait ! Elle possédait tous les désirs sataniques et toutes les puretés des anges…

Comment lui offrirait-elle sa pauvre personne flétrie ?

Jouerait-elle une comédie d’autant plus provocante qu’elle saurait la pimenter de toutes les sciences du refus, ou lui dirait-elle la vérité, pour se mieux livrer, se mieux anéantir dans la brutale caresse du mâle en furie, qui la tuerait en lui pardonnant.

Elle y pensait sans cesse, à cette sinistre nuit des noces ! Et elle activait, autour d’elle, une flamme qui, peut-être, devait la dévorer cette nuit-là.

Quant à Lucien Séchard, elle ne se souvenait même pas de ses droits… Puisqu’il ne les avait pas fait valoir tout de suite, c’est qu’il méditait une scène ridicule, et elle se chargeait bien d’en détruire l’effet le soir du jour solennel… Non, Lucien n’oserait pas. D’ailleurs il ne détenait aucune preuve.

Chaque fois qu’elle passait devant l’étude, le clerc se précipitait, fermait la porte pour ne plus s’exposer à une rencontre. Elle avait rompu définitivement. Encore une semaine, et Lucien Séchard disparaîtrait, elle serait libre…

Une fois, Henri Alban lui avait dit, parlant du borgne :

— Le pauvre garçon, on croirait qu’il est tombé sur de la gelée de groseilles !

Et, de bonne grâce, elle avait ri, ri aux éclats.

Cependant, Laure s’inquiétait de la froideur d’Henri. Elle s’en tourmentait tout en découvrant une nouvelle saveur à ce genre d’amour trop respectueux. Le prêtre, choisissant un homme calme, de sens tranquilles, par une secrète jalousie d’amoureux privé des jouissances charnelles, ne se doutait pas qu’il fournissait à la jeune passionnée une excitation plus terrible pour elle que les caresses impétueuses d’un rustre. Laure puisait ses principales joies cérébrales dans ce respect du futur mari. C’était, pour elle, un double attrait de se sentir à peine effleurer les doigts et de savoir, en même temps, qu’on désirait tout, qu’il lui faudrait tout abandonner… Elle minaudait, accordant sa main, et elle offrait son corps dans cette petite main ouverte. Ce qu’ignorent ordinairement les jeunes filles, elle le savait, et elle complétait des phrases, elle achevait les gestes, elle possédait la signification de tous les emblèmes. Se torturant à sonder l’esprit de cet homme froid, elle inventait des questions plus ingénues encore que l’usage ne le permettait. Elle trouvait des situations équivoques pour essayer de lui faire perdre sa retenue, et le jugeait sur un mot, sur un sourire, le pétrissant déjà tout à son image, le dotant d’une hypocrisie pareille à la sienne. La folie des sens l’avait mûrie pour des folies plus délicates, les voluptés de l’imagination remplaçaient chez elle les résultats brutaux. L’ostensoir s’était enfin fondu dans ses propres rayonnements, la divinité s’incarnait en elle, et elle ne tendait plus l’hostie aux lèvres des fidèles sans y avoir elle-même goûté. Son désir violent du sacrilège, lorsqu’elle convoitait le curé d’Estérac, se changeait en une ferveur légitime, et le prêtre n’avait fait que préparer ses nerfs, son sang, sa chair à la réception d’un aphrodisiaque dont elle ne manquerait pas de fabriquer du poison. L’inassouvie rêvait d’enflammer le chaste époux à son contact, de lui dicter des conditions, et ce n’était pas précisément la bonne maternité que lui promettaient ses hanches roulant sous la jupe tendue, ses seins pointant droit vers les mâles.

… La lune les couvait de son œil triste, et les deux fiancés, sur la terrasse, causaient toujours posément. Laure, souffrant le martyre, car il se reculait quand elle s’approchait, riait d’un rire niais de jeune fille vertueuse. Henri parlait des misères de l’existence parisienne pour les garçons qui n’ont pas leurs aises, les poêles hermétiques dans lesquels mijote une asphyxie, ces poêles à physionomie de haut de forme, et il vantait les bûches de Noël s’entassant dans les grandes cheminées provinciales ; il contait les délices du pot-au-feu lorsqu’on sortait des restaurants où l’on payait très cher pour manger si peu… Ensuite il parla de leur contrat, s’apercevant qu’elle s’intéressait au côté sérieux de la question maritale. Ce contrat était un chef-d’œuvre où tout serait prévu par leurs parents ; il ajouta, l’index dressé :

— Même notre mort !

— Comment, murmura-t-elle avec une ironie dont il ne soupçonnait pas toute la profondeur, nous devons mourir ?

— On ne sait pas ce qui peut arriver, ma chère petite, répondit-il, se laissant gagner par une touchante émotion. Si l’un de nous deux mourait, je serais naturellement bien malheureux, mais les intérêts de nos enfants avant tout…

Cette phrase empreinte d’un égoïsme naïf fut prononcée d’une voix très douce. Il n’avait pas conscience de dire une chose épouvantable, et Laure, par hasard, se souvint de la torture qu’elle avait infligée certaine nuit à Lucien, le misérable amant obligé de taire ses douleurs.

Elle subit la phrase en guise d’expiation, et elle pensa ceci : sans les remords, la vie serait insupportable, les bêtises qu’on a faites étant les seules justifications de ces illogismes ! Et, très humble, se montrant encore plus sincère, elle dit cela :

— Oh ! bien sûr, je puis mourir, nous sommes tous mortels !

Il songea, lui, que décidément elle parlait comme une sotte.

Madame Lordès les arracha à leur causerie sentimentale.

— Je vous en prie, rentrez, mes enfants ! Des paysans pourraient vous espionner, ce n’est pas convenable, leur cria-t-elle.

Ils rentrèrent, la main dans la main, balançant leurs bras en imitant les écoliers frondeurs. Et on attela le cabriolet qu’on avait emprunté au maire d’Estérac. Les Lordès, leur fille entre eux deux, partirent de la Bourdaisière, la propriété du fiancé, agitant des mouchoirs au clair de lune, Laure murmurant intérieurement :

— Il ne m’aime pas encore ! Ce que j’accepte pour du respect n’est que de l’indifférence. Il épouse notre étude !

Et, se redressant soudainement menaçante, elle se tourna du côté de la maison qui se détachait toute blanche sur le ciel sombre :

— Tu m’aimeras, Henri, je le veux ! Je te forcerai à m’aimer, sinon je deviendrai le pire des animaux, moi, que tu prends déjà pour une bête.

Une semaine après ce dîner des fiançailles, un jeudi, les Alban descendirent à leur tour le coteau de la Bourdaisière pour visiter la famille Lordès.

Chez le notaire, on cuisinait ferme ; il convenait de prendre beaucoup d’apéritifs, et les liqueurs, tout le fond du placard, formèrent bientôt un arc-en-ciel sur la table du solennel salon où la plante grasse, la chevelure de verre, répandait sa fraîcheur de femme noyée. En entrant, la tante d’Henri eut froid, elle garda son châle d’un air de mauvaise humeur ; le père Alban, pour fuir cette gamme de sucre, et l’angéline, et le dernier marasquin de pêches contenant, de l’aveu même de son créateur, un soupçon d’acide prussique, se sauva vers la gendarmerie voir des chevaux. Henri, par politesse, accepta quelques poisons variés. Laure, déboutées yeux baissés, s’occupait de grouper les flacons et passait de temps en temps une assiette remplie de gâteaux secs poudrés d’anis et de gingembre.

L’assiette de gâteaux épuisée, Laure fut priée de jouer sa valse de Métra.

Elle obéit, les paupières toujours mi-closes, comme continuant un sommeil qu’elle n’osait pas secouer. Henri lui tourna les pages, son père battit la mesure, la tante approuva de plusieurs exclamations discrètes, en dodelinant de la tête, et sa mère lui cria, au moment critique :

— Tu sais, ton arpège, ne va pas le rater, hein !

Mais elle ne se réveilla guère, s’aperçut seulement de la présence de ces gens-là quand le notaire dit, d’une voix qui lui sembla vibrer sous une cloche :

— Maintenant, monsieur Henri, nous lâchons ces dames et je vous amène à l’étude, mon clerc vous y attend. Ce pauvre bougre, c’est son jour de réception, à lui aussi…

Et les deux hommes sortirent.

La veille, M. Lordès lui avait réglé définitivement son compte. On avait échangé les banales paroles d’usage.

— Oh ! je n’ai jamais eu qu’à me louer de vous, Séchard, touchez là mon garçon.

— Monsieur, je vous remercie pour toutes vos bontés. Certes, je ne trouverai pas de patron meilleur, ni au chef-lieu, ni dans tout l’arrondissement.

— Que voulez-vous, Séchard, la destinée nous ordonne de nous séparer.

— Une cruelle destinée, monsieur Lordès.

— Oui ! Oui !… Dix ans de loyaux services… Si je ne mariais pas ma fille, Séchard, vous ne me quitteriez plus.

— Enfin, on ne fait pas ce qu’on veut, dans la vie !

— Tiens, Séchard, embrassons-nous…

Et le patron avait serré Lucien dans ses bras, en évitant, comme il l’avait expliqué le soir à sa femme, de se coller sur la figure cet œil du borgne qui distillait des larmes rouges.

On l’avait invité à dîner pour la seconde et la dernière fois, mais il s’était excusé, sentant que sa place demeurait encore marquée à la table de la cuisine, malgré leurs attendrissements.

— Vous mangerez avec nous ! appuya le notaire en veine de générosité.

S’asseoir près de Laure, près de la fiancée ? Non, il ne le pourrait pas, et le clerc eut un singulier haussement d’épaules : il refusa de nouveau.

Henri Alban, pénétrant dans l’étude, lui trouva un aspect fort calme ; le clerc amateur et le clerc peu payé se tendirent la main, s’effleurèrent le bout des doigts et se mirent tout de suite à examiner les différentes dispositions des cartons verts. Ils se connaissaient pour s’être vus de loin ; Henri avait pitié, Lucien témoignait du respect. Le notaire, dès qu’il les vit paperassant de bon cœur, s’éclipsa pour aller rejoindre ce sacré coureur de chevaux à la gendarmerie et lui faire de la morale. La porte de l’étude se referma.

— À gauche… murmurait Lucien Séchard, toutes les affaires concernant la ville, et à droite toutes les affaires concernant la campagne. Là, sur cette armoire vitrée, vous trouverez le timbre, les bouteilles d’encre, une provision de papier buvard… Les fournitures de bureau sont presque nulles ici… vous pensez que l’ouvrage n’abonde pas…

— Je sais, de rares clients et de mauvais clients, fit Henri fronçant la bouche dédaigneusement ; le papa Lordès néglige l’étude pour le métier de liquoriste, et il a des routines…

Il acheva sa phrase par un geste impatient et alluma un cigare. Il conservait de la liqueur verte un goût amer qui l’irritait. Lucien répliqua :

— Oh ! c’est un brave homme… un aveugle.

Henri faillit éclater. Ce borgne traitant un autre d’aveugle lui parut très drôle.

— Vous plaisantez, monsieur Séchard.

Lucien leva son œil bleu et son œil rouge ; il dit avec un rictus bizarre :

— J’en suis sûr, monsieur.

Il dura longtemps l’examen des dossiers moisis, des cartons, des tiroirs aux relents fades et des livres à reliure de cuivre ; puis Lucien Séchard consulta sa montre.

— J’ai encore quelques minutes, dit-il, car je ne sors d’ici qu’à cinq heures et ma journée d’aujourd’hui m’est payée jusqu’au soir. Oh ! le patron sera servi rubis sur l’ongle, je vous le promets… j’attendrai l’heure, comme toujours…

Henri, bien installé dans le fauteuil de M. Lordès, hocha le front pour approuver ce scrupule. Son cigare était excellent, et il ne se souciait pas de rejoindre ces dames au piano. On causerait des affaires un brin en attendant l’heure de la sortie réglementaire de cet honnête garçon.

— Donc, monsieur, j’ai juste le temps de vous instruire du reste, poursuivit Lucien s’asseyant devant le jeune homme et penchant son visage sur sa poitrine, selon sa coutume, dès qu’il se trouvait en face de quelqu’un.

— Du reste ? répéta machinalement Henri croisant la jambe.

Que signifiait ce mot qu’il avait accentué ? Est-ce que leur étude présentait des coins obscurs ? Allait-il lui narrer l’histoire d’un testament fantastique, lui donner des conseils charitables à propos de certaine manie dangereuse du patron ? Mon Dieu, ce clerc était d’une exactitude troublante.

— Je vous écoute, mon ami, ajouta Henri analysant la mine piteuse du borgne et se convainquant de plus en plus que cela ressemblait à de la gelée de groseilles.

Il y eut un silence. Lucien se mordillait les lèvres, calculait déjà la portée de ses révélations et ne se pressait pas. Henri fumait, très anxieux, ne sachant pourquoi.

— Monsieur Alban, reprit Séchard coupant ses syllabes de pauses, vous serez peut-être le clerc de mon patron, mais vous ne serez pas son gendre. Je voudrais vous expliquer ces choses, sans faire trop de discours. Je ne liens pas à demeurer inutilement dans cette maison, mes minutes étant comptées ; aussi je me borne à ce qui vous intéresse d’une manière plus spéciale ; mademoiselle Lordès, votre fiancée, a un amant.

Henri tressauta sur son fauteuil, laissa tomber son cigare, et, tout blême, s’écria :

— Monsieur, vous êtes un misérable !

— En effet, je suis un misérable, soupira Lucien haletant, je suis pauvre, je suis laid, je suis lâche, et cependant il faut que je déclare la vérité, puisqu’il est écrit que celui qui connaît un empêchement légitime au mariage doit le révéler sous peine de péché mortel. Vos bans sont publiés, la robe blanche est cousue, comment rompre sans esclandre ? je vous plains sincèrement, vous ne m’aviez pas fait de mal… (Lucien s’arrêta pour respirer). Non, vous ne m’avez pas fait de mal. L’heure est venue, et une heure qui m’a été payée, monsieur, l’heure est venue de vous dire : votre fiancée a un amant, le pire des amants, un misérable, bien pauvre, bien laid, bien lâche… (il s’arrêta encore, étouffant, les mains tremblantes). Je vous l’affirme, elle a un amant bien indigne, monsieur.

Henri Alban s’était brusquement levé. L’œil rouge qui luisait en face de lui ne le faisait plus sourire. Ou ce garçon s’affolait dans le chagrin du départ, ou il se vengeait pour des raisons terribles qu’il importait d’éclaircir sur-le-champ.

— Vous mentez ! bégaya Henri ramassant son cigare par contenance.

— Alors, murmura Lucien, sans bouger de sa place, vous ne l’aimez guère… Pourquoi ne m’empoignez-vous pas à la gorge ? Hein ! je mériterais d’être étranglé, monsieur !… Oh ! vous ne l’aimez guère ; moi je n’aurais pas répondu, j’aurais tapé. Cet amant, monsieur, c’est moi, moi, Lucien Séchard, le borgne… entendez-vous, c’est moi, et j’ai bien envie de mourir.

Henri se rassit, la physionomie bouleversée, n’osant plus le dévisager. Il essaya de railler ce garçon qui demandait l’aumône d’un bon coup, en plein crâne.

— De mieux en mieux ! Et vous avez les preuves de ce que vous avancez, monsieur Séchard ?

— Je n’ai aucune preuve, mais questionnez Laure, vous verrez !

— Vous êtes un ignoble drôle, mon pauvre Séchard, vous êtes malade !

— Non, monsieur, je suis un ignoble drôle qui se porte bien. J’ai pris votre fiancée parce qu’elle s’est offerte à moi, tenez, sur ce même fauteuil dans lequel vous venez de vous asseoir. Je vous dis ce qui vous regarde, pourtant, je n’ai pas été le seul… C’est une fille, je vous le jure, une fille horrible, et si charmante ! Je ne peux pas l’épouser, mais personne, de mon vivant, ne l’épousera. J’ai trop souffert. Je me venge parce qu’elle m’a ôté le cœur de la poitrine…

D’un ton sourd, il bredouilla encore une phrase inintelligible, respira fortement, lutta contre un sanglot qui montait, puis il arrangea des papiers dans un carton, vérifia l’heure à sa montre et se dirigea vers la porte en mettant sa casquette à visière basse. Henri le laissait faire, effrayé douloureusement, ne songeant qu’à la possibilité de la folie furieuse.

— Monsieur, je vous préviens de mon départ, dit Lucien, se découvrant. Je m’en vais une demi-heure trop tôt, car j’ai encore un devoir à remplir. Pour que le scandale soit complet, il est nécessaire que je me tue. Il y a un puits derrière l’église, je vais me jeter dans ce puits, j’empoisonnerai l’eau de mon cadavre, on me retirera, et toute la ville saura que je me suis tué en sortant de cette étude. Vous devinez les suppositions et les cancans ? Non, je ne possède aucune preuve, mais l’amour se prouve par la mort, monsieur. Je vous fais mes adieux.

Il remit sa casquette, ouvrit la porte, s’éloigna.

Henri, les prunelles fixes, le contemplait, atterré. Ce malheureux disait vrai ou il jouait remarquablement la comédie. À moins que la folie, une folie bien étrange, lui communiquât une subite passion pour sa fiancée.

Lorsque Lucien fut dans l’escalier, il dit encore, élevant la voix :

— N’oubliez pas, monsieur, de questionner mademoiselle Lordès. Les femmes les plus habiles se trahissent ; elle se trahira un jour, tout naturellement.

Il descendit et disparut au tournant de la rampe.

Henri resta un moment plongé dans une stupeur. Sans son envie de pleurer, ce clerc aurait eu l’air de lui lire la copie d’un acte notarié. Mais, l’espace d’une seconde, il avait laissé voir une émotion si profonde, si angoissante, même pour celui qui l’écoutait, que le jeune homme ne pouvait pas nier, chez ce grotesque, un don de sensibilité absolument extraordinaire.

Dès qu’Henri entendit la porte d’entrée retomber, très lourde, il bondit, lui le méthodique et le correct, il dégringola jusqu’au salon. Il étouffait, il voulait se rassurer immédiatement, trouver Laure, lui demander des explications… et savoir surtout pourquoi jamais on ne lui avait parlé des crises nerveuses de cet infirme, car il était fou… fou… Ensuite, on irait chercher le malade du côté du puits.

Les vieilles dames, la tante et madame Lordès, étaient à la cuisine, absorbées par des discussions de ménage. Laure demeurait devant son piano, les mains jointes, au milieu du clavier, ne jouant plus, comme pétrifiée, tâchant de saisir ou la dernière vibration d’une note, ou le bruit des pas d’un homme qui fuyait le long de la rue.

L’avait-elle donc entendu sortir ?

Henri hésita.

Cette fille allait-elle devenir la victime d’une odieuse vengeance de domestique renvoyé ? Lui salirait-il l’imagination en la questionnant au sujet de pareilles choses ?

Cette fille charmante, selon l’expression du monstre, et pourtant horrible ! Comme elle gardait bien une attitude de gamine en train de déchiffrer un morceau compliqué, avec sa grosse natte flottante, ses paupières mi-closes et sa bouche se serrant contre ses dents fines qu’on apercevait s’incrustant brillantes à travers de la pourpre ! De quels termes se servirait-il, lui, le fiancé, vis-à-vis de la jeune fille chaste ?

Et seulement, ce jour-là, en pensant à l’épouvantable plaie de ce borgne, il se dit qu’elle avait de beaux yeux, des yeux comme jamais il n’en rencontrerait d’autres…

— Mademoiselle, balbutia-t-il, s’approchant, je désire vous parler… tout de suite, oh ! tout de suite…

D’un mouvement rapide, elle pivota sur son tabouret, ses mains toujours unies sur ses genoux, ses paupières toujours baissées, ses petits pieds tendus, pointant en flèche, et le sourire vague.

— Mon Dieu, s’exclama-t-il, ne trouvant que ce cri, Lucien Séchard va se tuer…

— Vous croyez, monsieur, répondit Laure sèchement.

Suffoqué, Henri ajouta, perdant la tête :

— Parce qu’il a été… votre… comprenez-vous, Laure ?…

Elle se dressa, toute blanche.

— Ah ! il vous a dit…

Et elle inclina son buste, chancelante, prête à glisser dans ses bras, murmurant :

— Tant mieux, je préfère ça, je serai votre maîtresse au lieu d’être votre femme, voilà tout… Laissez-le mourir !

Mais elle tomba de toute sa hauteur sur le tapis, le jeune homme ayant sauté en arrière.