L’Animale/09

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Mercvre de France (p. 133-154).
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IX

Dans la foule accourue autour du puits, le curé d’Estérac se tenait immobile, sous la croix d’argent que portait un enfant de chœur. Ses lèvres avaient l’air de psalmodier, et, en réalité, elles frissonnaient de dégoût sans dire la moindre prière. Atrocement énervé par le grincement de cette chaîne rouillée sur la poulie, de temps en temps il mettait son index dans son oreille, d’un geste machinal qui n’était point très religieux.

Il pleuvait.

Le figuier ombrageant le puits se vernissait d’une eau toute semblable à de l’huile. Le dos des deux hommes, en manches de chemise, qui tournaient la manivelle, ruisselait. Des femmes, en cheveux, venues là pour voir, échangeaient des lamentations de circonstance, à la hâte s’enveloppaient la tête de leur mouchoir, et les messieurs bien mis, sans chapeau, bombaient les épaules.

On était une cinquantaine sur cette petite place angulaire, bordée d’un mur qu’un chèvrefeuille dépassait, et rendue toute sombre par l’épaisseur du figuier et l’élévation de l’église. On se trouvait juste derrière la sacristie. Un vitrail dominait les gens, leur montrant sa couronne d’épines rayonnantes, dans les flammes rouges d’un sacré-cœur de Jésus.

Ce puits, très ancien, s’ornait de figures sculptées, grimaçantes, aux nez camards, que des ouvriers rustres avaient polies à la lime pour nettoyer la margelle, en un jour de liesse. Une armature de fer forgé s’élançait au-dessus du trou béant, se séparant comme deux rideaux de dentelles noires et retombant en volutes capricieuses toutes déchirées.

Des étrangers avaient cueilli la moitié de ces fleurs de fer, une fois, en visitant les beautés de la petite ville, et un collectionneur du chef-lieu écrivait au maire, chaque année, pour obtenir le restant.

On se chuchotait ces choses d’archéologie parmi les notables du quartier, les uns piétinant dans la boue, agacés, les autres se poussant du coude, répétant avec indignation :

— Voyons ! Voyons ! Du silence ! Il s’agit d’un mort et non pas de vendre de la ferraille ! Messieurs, de la tenue, je vous en prie ! le curé n’est pas content.

Les rumeurs sur le puits s’apaisèrent, tandis que le concert des femmes, gémissant sur le mort, reprenait plus haut :

— Quel malheur ! Sa mère qui va le retrouver pourri ! Oh ! la pauvre !…

— Nous venions chercher notre eau là-dedans ! Une infection, ma chère !…

— On ne pourrait plus se pencher sans y rendre l’âme !…

— Oh ! c’est une histoire qui me ferait quitter la rue !…

— Moi, je le connaissais bien, je lui ait dit bonjour souvent !…

— … Et moi, je fais cuire mes légumes à l’eau de rivière !…

Le curé, toujours frissonnant, eut un geste de violence.

Les femmes, près de lui, se turent ; mais, plus loin, Joséphine, l’ex-cuisinière des Lordès, une vieille obstinée, continuait à moudre ses paroles, les éparpillant à plaisir comme les gouttes de la pluie. Elle leur contait sa dixième version, la meilleure, car le drame finissait par se dépouiller de réflexions personnelles, tant elle se fatiguait à le répéter.

— Oui, c’est la pure vérité : madame et moi nous étions dans le corridor. La tante de M. Henri marchait la première, devant nous, elle disait : — J’aime à dîner tard. Madame lui répondit : — Nous autres, nous dînons de bonne heure… Et tout d’un coup, M. Henri est sorti du salon, les bras levés… Tenez, comme ça ! (Et la vieille levait ses bras maigres en les agitant.) Il était blanc comme le surplis de M. le curé. Il criait : — Tante, allons-nous-en ! Je veux partir d’ici tout de suite !…

Joséphine se campait, un poing sur la hanche, prête à recueillir une ovation au moment où le curé fit un nouveau geste de colère.

Une voisine reprit, le ton baissé :

— Oh ! c’est propre ! Elle allait avec tous les petits garçons du quartier quand elle était à l’école… Borgne ou boiteux, tout lui devenait pain bénit, et sans mon grand gueux de fils, qui me l’a raconté ce matin, je ne m’en serais jamais douté.

— Une fille si doucette… ajouta une autre, toujours faisant ses pâques et ne s’écartant pas des jupes de sa mère.

— Et dire que la pauvre madame Séchard est dans l’église qui attend… Hein ? L’a-t-on assez cherché, ce corps qui pue là depuis un mois !… murmura un homme attendri. Si les Alban le savaient, ils auraient dû le dire !…

Une femme, tenant un enfant en maillot, s’essuya les yeux, balbutiant :

— Peut-être que ce n’est qu’un chat ou un chien ! Il aurait tout de même bien dû penser à sa mère ; il va joliment lui faire des frais…

La poulie grinçait de plus en plus, et les hommes suaient sous leur chemise collée à leur peau. Le curé pâlissait à mesure que s’approchait le féroce dénouement, et il pensait, lui aussi, à une femme qui attendait, blottie dans son église, n’osant pas se montrer aux pleines lumières du scandale. Enfin, une tête d’homme émergea, celle du courageux puisatier qu’on avait descendu, à cheval sur une planche, et qui éternuait de l’eau nauséabonde, vomissait la putréfaction par tous les bouts de ses vêtements.

— Il y est ! cria-t-il d’une voix qui sembla monter lugubrement des entrailles de la terre. L’homme se secoua, lançant des odeurs effroyables aux assistants qui se précipitaient du côté de la margelle ; il ajouta, farouche :

— Du respect, vous autres ! Est-ce que je sens la rose, tas de cochons ?

Et comme il était tout hors de lui de ce qu’il avait entrevu dans les obscurités de ce trou, il oublia la présence du curé, jurant tous les noms de Dieu qu’il possédait. Armand de Bréville s’avança, bénit sommairement le puits. Ensuite, se tournant, il murmura, les dents crissantes :

— Bisons une prière, mes amis, pour le défunt que, seul, Notre-Seigneur Jésus-Christ a le droit de condamner. De profundis

Les femmes s’agenouillèrent avec une vivacité fébrile, les hommes se découvrirent, quelques-uns faisant la moue. L’égoutier, penaud, les cheveux se poissant le long des tempes, gardait sa position profane, à cheval sur sa planche, mais ses doigts s’égaraient en de nombreux signes de croix, et l’on ouïssait le bruit monotone de l’eau reglissant dans le puits à travers les jambes de son pantalon, tombant en larmes énormes sur la pourriture de Lucien Séchard. Maintenant cela regardait la gendarmerie, le maire, le juge de paix. L’enfant de chœur, portant allègrement sa hampe, se dirigea du côté gauche ; le prêtre le suivit, courbant le front. Quand il pénétra sous le porche, il eut un geste anxieux, retenant l’enfant par le bras.

— Quoi donc ? demanda celui-ci que la curiosité tenaillait.

— Tu accroches la croix, c’est toujours la même chose, en passant sous la clef de voûte ! Allons, donne-moi ça et va-t’en !

Le petit se sauva, ravi de se voir libre, et Armand referma le vantail matelassé avec un soupir de soulagement.

Madame Séchard, assise devant l’autel, gémissait, la face enfouie dans son châle de deuil ; elle priait tout haut, récitant des litanies de la Vierge, étalait sa douleur naïvement sans trop songer qu’il n’y avait plus personne à l’église. C’était une grande femme osseuse, l’air méchant, la figure jaune à pommettes saillantes. Le curé lui toucha l’épaule :

— Du courage, bégaya-t-il, les yeux fixés ailleurs, du courage, pauvre femme, et prions ensemble pour le désespéré…

— Il était dans le puits ! Il était dans le puits ! rugit la mère dont la peine s’accrut brusquement de toute la profondeur de cet abîme où le chagrin d’amour avait précipité le suicidé. Je le disais bien, moi, fallait chercher là tout de suite. Ah ! le pauvre cher enfant !… Les assassins !… Ils m’ont tué mon fils !… et je les tuerai aussi… Oui, tous ! le père, la mère, la fille… Oh ! gueuse ! gueuse, je te tuerai !…

Ses cris aigus retentirent jusqu’au fond de la nef, les nimbes des saints frémirent, les ailes des anges vibrèrent, et la statue de la Vierge, au milieu d’une auréole d’étoiles, prit un aspect plus morne, plus résigné.

— Du courage, soufflait le prêtre, crispant sa main sur cette épaule dure comme un membre de bois. Il faut prier, madame.

— Non, là, j’en ai assez, hurla madame Séchard, saisie d’une rage aveugle, j’en ai assez ! je veux le revoir… Ne me tourmentez pas, monsieur le curé ; c’est mon fils, et puis (elle acheva sa phrase dans une explosion de sanglots), et puis, je veux qu’on me le rende habillé, qu’on ne lui ôte rien ; s’il s’est tué avec de l’argent sur lui, je veux le retrouver, cet argent… pour leur faire un procès, m’entendez-vous ! Oui, je les traînerai jusqu’au tribunal, c’est mon idée… Laissez-moi tranquille !

Elle s’élança, folle, brandissant un parapluie de coton brun, et bientôt elle eut quitté l’église, battant les murailles comme une femme ivre. Au dehors, les clameurs s’augmentèrent de sa voix aiguë, qui répétait : La gueuse ! la gueuse ! Je la tuerai !…

Droite sur le seuil de la sacristie, la gueuse était là, très pâle, la queue de ses cheveux ramenée en collier à son cou, prête à s’étrangler elle-même pour ne pas choir vivante dans cette boue mêlée de décomposition humaine. Laure était vêtue d’un singulier costume ; elle portait une jupe de drap trop longue pour elle, une espèce de corsage d’amazone boutonné de tout petits boutons, et sa toque se voilait d’une merveilleuse broderie sur tulle blanc. Armand de Bréville lui désigna un confessionnal. Elle traversa le chœur, entra dans la partie réservée au confesseur, et s’enferma. Le curé se tint debout, près de l’étroite grille que masquait une draperie rouge.

— On l’a trouvé, dit-il, laconiquement.

— Je sais, répondit Laure, d’un accent calme, j’ai suivi l’opération en montant sur le dossier de notre prie-Dieu, dans la sacristie. Je voyais très bien…

La sueur baignait le front d’Armand. Il s’épongea fiévreusement avec le bord de son surplis.

— Vous avez ce qu’il faut pour le voyage ?

— Mais oui, j’ai taillé, cousu toute la nuit, j’ai employé deux soutanes et toutes les garnitures d’une nappe d’autel pour ma toque. Je craignais beaucoup pour la coiffure, mais cela me va, je vous remercie.

— Laure ! Laure ! taisez-vous ! râla le prêtre exaspéré par son indifférence et son cynisme.

— Je suis en sûreté, répliqua Laure ; ils peuvent crier, je m’en moque. Et vous, est-ce que vous redoutez des complications ?

— Moi, je deviens fou…

— Tant pis ! Si vous ne gardez pas votre sang-froid, vous me livrerez à toutes ces brutes. Mes parents vont me courir après, naturellement. Ils m’ont chassée, mais ils le regrettent, et ils feront des démarches à n’en plus finir. Moi, je ne veux pas rentrer chez eux… Ah ! ce serait trop maladroit de ma part ! S’ils me croient morte aussi, tout est bien ! Non, je m’en vais. Une fois à Paris, chez lui, personne n’a le droit de me reprendre, car je suis majeure depuis trois semaines…

— Et si Henri Alban vous chassait à son tour ?

— Il n’osera jamais !

— Laure, Laure, vous me damnez, nous nous damnons ! On saura que j’ai protégé la fuite de l’enfant coupable ! Je vous aide à vous déshonorer davantage, et c’est un rôle hideux que vous me faites jouer… Laure, je vous en conjure, rentrez chez vos parents, je me charge de les réconcilier avec vous… Plus tard, quand tout sera oublié, vous…

Elle l’interrompit par un léger rire.

— Je n’oublie pas, moi, j’ai encore les griffes de ma mère marquées sur la poitrine ! Vous êtes ridicule, mon cher curé, avec vos éternels remords. Vous n’avez pas péché, vous n’êtes pas mon amant, je pense ! Eh bien, ce que vous faites, c’est de la charité chrétienne, rien de plus !

À ce moment, le cortège funèbre passait devant le porche, on menait le cadavre à la mairie et on entendait les lamentations confuses d’une troupe de femmes, les plaintes rageuses de madame Séchard qu’on voulait empêcher de se rouler sur le brancard où ballonnait un corps monstrueux, sous un drap. Une clameur de louve s’éleva, vint s’engouffrer dans le sonore vaisseau de la nef, des échos semèrent des syllabes parmi les ombres. La réfugiée perçut distinctement un nom, celui de ses parents que flétrissaient, en public, toute une série d’injures :

— Vous entendez, monsieur le curé, ricana-t-elle d’un ton dédaigneux, il faut que je parte pour ne plus revenir. Ces gens-là sont des brutes !

Et Armand de Bréville, le danger s’éloignant, alla se prosterner devant l’autel, implorant la miséricorde divine puisqu’on ne pouvait plus espérer celle des hommes.

Les Lordès, en effet, avaient chassé leur fille. Le scandale s’était abattu sur eux comme la foudre, et ils n’avaient pas eu le temps de réfléchir.

Un soir, le père à moitié gaga, la mère presque idiotisée, la poussant tous les deux dans le ruisseau de la rue, lui avaient crié :

— Sortez d’ici, prostituée, sortez d’ici, notre maison est une maison honnête.

La mercière d’en face, prenant le frais sur son seuil, les voisins du notaire au courant de cette histoire fabuleuse d’une belle fille s’étant livrée à un borgne, tous l’avaient vue dégringolant le perron à peine vêtue d’un jupon de percale et d’une camisole, tous d’un commun accord fermèrent leur porte. Et ce paquet de chiffons blancs, l’allure du flocon de neige que le vent faisait tourbillonner, s’était enfui, sans un mot, sans un appel au secours, on ignorait dans quelle direction ! Pourtant, Laure fuyait rouée de coups. Le père avait saisi une canne après une scène horrible, la mère l’avait déchirée de ses propres ongles. Ils ne se souvenaient plus de la belle et fière angélique tant désirée, si bien cultivée ! Ça, ce n’était plus ni la petite, ni Laure, ni mademoiselle Lordès ! C’était une chienne que les chiens viendraient flairer sous leur toit, une prostituée dont les vices éclataient subitement comme un feu internai… Peut-être auraient-ils dû se rappeler leurs ardeurs de jadis à la créer, avant de la détruire, leurs ardeurs à la faire jolie et séductrice, à lui couler dans les veines un sang riche fortifié des épices de tous les coins du monde, des aphrodisiaques produits de tous les pays chauds où l’amour s’assaisonne de piments rouges ; mais ils étaient vieux : les ardeurs éteintes ne pardonnent guère ; dans les sentiments légitimes on ne compte pas l’indulgence. Par-dessus tout, ils lui reprochaient (goutte d’amertume ayant fait déborder la coupe) le départ solennel de leur servante Joséphine, qui leur avait flanqué son tablier au milieu du salon…

Alors, mademoiselle Lordès, trouvant l’église au bout d’une course folle de bête traquée par la meute, s’y était jetée, la tête baissée, imitant la chute furieuse de Lucien Séchard dans l’abîme. L’église, heureusement, à cette heure de la soirée, demeurait vide, ne contenant que son jeune curé, toujours en prières depuis que fermentait le scandale autour de sa paroisse. Laure lui montra ses bras meurtris, sa gorge couverte d’égratignures, à la lueur d’une veilleuse.

— Gardez-moi, lui cria-t-elle, si vous ne voulez pas que je me tue, moi aussi !

Et il l’avait installée derrière le bon Dieu, dans la sacristie, l’enfermant dans les confessionnaux quand il redoutait ou ses imprudences, ou les visites du sacristain, lui organisant des couchettes avec les vêtements sacerdotaux, des nappes d’autel, des surplis et des rochers de dentelles, saccageant les trésors du Seigneur avec la conscience de remplir un devoir pieux, déchirant les écharpes de soie brodée qu’on lui offrait aux fêtes religieuses pour lui fournir une ceinture et la mettre en un état plus décent, bandant ses petites plaies avec les grands tulles dont on voilait la Vierge, les batistes saintes qui recouvraient le ciboire.

La nuit, elle dormait dans un ancien bahut où l’on serrait les vases sacrés ; le coffre-fort de l’église, dont il possédait seul la clef, était large comme une chambre, profond comme l’antre d’un fauve. À travers le noir de velours de son obscurité, des ors et des pierreries reluisaient, et elle avait vite arrangé une sorte de lit merveilleux avec une pile de coussins cramoisis à crépines, de tapis fleurdelisés servant les jours de processions, d’étoles chamarrées aux envers de moire blanche, de salin jaune. Deux bannières, celle de Jésus et celle de Marie, formaient ses rideaux ; sa nuque s’appuyait contre la chasuble des Pâques, et elle enfonçait son coude dans la soierie pailletée qu’on tendait sur l’ostensoir durant les cérémonies de l’Adoration perpétuelle.

Quelquefois, s’ennuyant de rester prisonnière, de ne pas y voir, elle ouvrait des écrins, à tâtons, et jouait, trempant ses doigts fiévreux dans les pierres précieuses ; de-ci, de-là, un éclair jaillissait sous le mince rayon d’une fente du bahut, elle tournait et retournait les ciboires, les patènes, les buires, sans scrupule, par une envie naïve de toucher de la verroterie, une enfantine gloire d’être la maîtresse d’objets défendus et de savoir, elle, uniquement, que ces objets ne vivaient pas plus que les autres, qu’ils ne témoignaient pas du tout de leur caractère de vases bénits, rebénits, qu’on n’a jamais le droit de traiter familièrement.

La nuit, elle se levait, sortait de son lit soyeux et se promenait aux étoiles dans la sacristie. Si le prêtre n’avait pas eu la précaution de l’enfermer, elle serait allée grimper sur l’autel pour poser son oreille à la serrure de la formidable et minuscule porte du Seigneur Dieu.

Ah ! c’était un voisin commode, celui-là ! Ni bruit, ni lumière. Il dormait toujours ! La première nuit, elle avait pensé qu’il fallait avoir peur, mais la seconde nuit elle avait ri, d’un rire muet, en contemplant, à la clarté de la lune, un ostensoir vide qui rayonnait moins à le regarder de bien près… Elle était beaucoup plus tranquille au fond du sanctuaire de son juge que dans son lit de jeune fille. Environnée d’une discrète odeur d’encens, elle reposait comme l’idole véritable qui est rétablie à sa place primitive, le genou sur le cœur du prêtre et le pouce à la gorge du Christ.

C’était simple et naturel. Une halte méritée entre la vie de mensonges qu’elle avait menée chez elle et la vie de passions libres qu’elle mènerait là-bas. Elle était l’animal roi, la bête maudite et caressée, la bête qui gîte où elle peut et se fait un nid douillet du plus affreux désordre. Elle trônait par-dessus les prières, car elle était innocemment féroce — comme Dieu. D’ailleurs, si Dieu n’était pas content de la rivalité, il pouvait parler… Et elle interrogeait le mystérieux silence de l’église, qui ne répondait rien.

Durant ces huit jours, d’une longueur mortelle pour le prêtre, son geôlier, elle avait rêvé de la conquête d’Henri Alban ! Elle connaissait son adresse à Paris, et elle irait le trouver, lui dirait simplement : Me voici, et poserait sa robe. Avant, elle désirait guérir ses plaies, bien effacer les égratignures de sa mère. Quant au suicide, elle n’y songeait plus, ne s’avouant pas que cesser d’aimer c’est quelquefois commettre un meurtre. Elle mangeait ce qu’Armand lui apportait en cachette, des fruits, du pain, du pâté, des gâteaux, et buvait à même les burettes de la messe. Puis elle s’étirait les membres, bâillant, feuilletant des livres latins par distraction, pour voir les images coloriées, et enfin, le sourire plein de malice, l’œil sournois, guettant de droite et de gauche, elle se rendait dans une encoignure sombre, se glissait derrière une draperie mortuaire, lamée de larmes blanches en points d’exclamation, et se servait là, comme d’un seau de toilette, d’un ancien bénitier romain. Cela s’accomplissait gracieusement, avec l’air hypocrite d’une jolie bête lustrée, qui flâne pour… le plaisir de flâner. Elle soignait sa personne comme d’habitude, puisait de l’eau dans le baptistère, se lavait les mains, le visage, et pratiquait ses ablutions dans la même tranquillité d’esprit que si elle se fût arrêtée sous un arbre ! Le malheureux prêtre se torturait pour lui donner ses aises, et n’osait plus entrer quand elle, déjà peignée, l’attendait vers cinq heures du matin, comme on attend le valet de chambre qui doit vous apporter le chocolat.

— Laure, avez-vous prié ?

— Non, mon frère, j’ai faim !… Quelles nouvelles ?

— Voici des fraises, de la tarte et une aile de poulet. Oh ! ma pauvre enfant, je ne pouvais pas dormir, cette nuit ; je pensais qu’il y avait le feu et qu’il nous fallait sonner le tocsin. Allons, ne demeurez pas là. Mon sacristain ou les enfants de chœur n’auraient qu’à devancer l’heure de la messe… Non, les nouvelles ne sont pas bonnes. On cherche Lucien et on oublie de vous chercher, ma pauvre amie !

Elle riait, le plaisantait à cause de ses terreurs nocturnes, mais n’essayait plus de le tenter, car elle désirait un autre mâle et pensait pourtant qu’il était nigaud, tout de même, de ne pas profiter d’elle.

Une nuit, Laure se mit à sa fenêtre, c’est-à-dire au vitrail de la sacristie, une antique verrière timbrée d’une flamboyante couronne d’épines. La place, derrière l’église, était toujours déserte, et le puits, sous le grand figuier, semblait dormir d’un mauvais sommeil de monstre qui va ramper loin dans la terre, pour ne laisser voir aux passants que sa gueule béante. Il faisait chaud, il faisait doux, l’arome capiteux d’un chèvrefeuille vagabondait autour de la jeune fille… Soudain, comme si le vent, afin de permettre cette atrocité, eût brusquement saut du nord au sud, l’arome de chèvrefeuille s’envola, et du puits s’exhala une effroyable bouffée, une haleine pourrie qui se posa tout humide sur sa joue. Elle se rejeta en arrière, les mains jointes.

— Est-ce possible ? s’écria-t-elle.

Sérieusement alarmée, cette fois, elle se précipita au bas de son escabeau, les dents claquantes, les poings aux narines, pour ne plus sentir l’odeur de la mort. Dans les nues, une lune rougeâtre la regardait fixement, et elle murmura, se cachant la face, toute remuée :

— Le ciel est borgne !

Deux jours avant la découverte du cadavre, elle demanda du fil, des aiguilles, des ciseaux à l’abbé. Elle se prépara son costume de voyage, et il fut convenu qu’elle le taillerait dans des soutanes. Elle eut la coquetterie de l’agrémenter avec une écharpe de soie noire toute neuve, et son chapeau, une toque prise dans le bonnet d’une barrette, était un miracle de patience ; elle l’enveloppa d’une voilette de tulle blanc, ganta des gants violets, se mira au milieu d’une vitrine qui défendait les saints évangiles, et se trouva charmante. Seulement, elle n’ouvrit plus la croisée où resplendissait le cœur de Jésus nimbé de sa couronne d’épines, et elle fit brûler des grains d’encens dès que le prêtre lui en eût lâchement offert quelques-uns.

Il ne devait pas espérer un voyage facile. Pour gagner le train de minuit, à la gare du chef-lieu, il leur était interdit de prendre la grand’route, et ils ne pouvaient pas sortir de l’église avant onze heures du soir. Il fallait donc accomplir un vilain trajet, en pleine moisson, risquer de se buter soit à des paysans ramassant la récolte, soit à des glaneurs d’épis. Le curé s’habilla comme un ouvrier : blouse grise et pantalon de coutil, puis il s’enfonça un chapeau de paille sur la tête. Mais Laure ne voulut pas se séparer de sa voilette de dentelles blanches, qui la signalait à l’attention des gens, et le curé dut s’incliner parce qu’il avait la secrète inquiétude, maintenant, de la voir se complaire à ce jeu profane de l’existence d’une pécheresse dans une église.

Lorsqu’ils traversèrent la place du parvis, marchant les jambes flageolantes, ils rencontrèrent un ivrogne. Celui-ci les examina et leur dit :

— On est des tourtereaux, quoi ! et il grogna des choses obscènes.

Ils faillirent s’évanouir tous les deux, se lancèrent, au hasard, dans la première des ruelles. Ils s’imaginaient que les maisons, les réverbères, les bornes-fontaines, leur couraient après. Le curé, désorienté sans sa robe, faisait des petits pas, s’embrouillait, ne se dirigeait plus, tournait, revenait, ne pouvait plus lire le nom des chemins sur les poteaux. En rase campagne, ils se mirent à galoper. Laure avait relevé sa jupe de drap, trop lourde, lui battant les mollets, et elle parlait de la poser pour aller plus rapidement… Ils longèrent la grand’route, un instant rassurés, rencontrèrent un fermier qui conduisait des bœufs, et eurent un affolement qui les roula dans une meule. Ils s’étendirent à plat ventre, les yeux dilatés, la poitrine haletante. Laure saisit la main d’Armand et la mit sur son sein :

— Je crois que je vais suffoquer !

— Non, non, c’est l’air, le grand air. Tu comprends, tu es restée huit jours enfermée sans air… Mon Dieu, comme ton cœur bat !

Ils se tutoyèrent naturellement, tout d’un coup frères et sœurs pour de bon vis-à-vis du danger, ne pensant plus à la dignité sacerdotale.

— Où est l’argent ? questionna le jeune homme.

— Oh ! ne crains pas, je le tiens bien, là, sous mon écharpe…

— C’est que, si tu le perdais, je ne pourrais plus aller en chercher à la cure… ce serait une occasion manquée…

Ils se relevèrent, les bœufs étaient loin. Au bout d’une heure, ils aperçurent la gare, les lanternes rouges. Laure se raidit, rebroussa chemin.

— Voyons, nous y sommes… qu’as-tu ?

— Oh ! rien ! rien ! C’est cet œil rouge. Tiens, porte-moi, je ne peux plus marcher. J’ai les jambes si molles…

Et le curé la porta l’espace de quelques centaines de mètres, murmurant :

— Comme c’est lourd, une femme !

Arrivés devant un passage à niveau, le jeune homme s’arrêta.

— Laure, il faut nous séparer ici, pauvre petite ! Nous dire adieu !

Il la laissa doucement glisser, lui retenant les bras d’un mouvement convulsif.

— Tu vois, dit-il, tremblant d’une autre émotion à présent qu’ils étaient sauvés, je t’ai portée, comme tu me le demandais jadis ! Hélas, en enfer… moi qui te voulais respectée, heureuse, je t’ai obéi, à toi qui obéis au démon.

— Oui, tu as été bon, mon frère, répondit Laure, je m’en souviendrai !

— Tu m’écriras, ma sœur, tu me donneras toujours ton adresse ?

— Oui, je te le promets, affirma-t-elle les yeux fixés sur la gare.

Elle lui entoura les épaules de ses bras qu’il remontait lui-même, éperdu, et ils se baisèrent sur la bouche. Il semblait maintenant au jeune prêtre qu’il était un homme comme tous les hommes, sans sa robe noire, enfin dépouillé de la livrée sainte et funèbre. Ne pouvait-il aussi abandonner sa misérable existence, fuir avec elle, se sauver de la malédiction publique, goûter du bonheur. Oh ! comme il était las du chemin parcouru et du désespoir de son amour ! Laure s’exclama :

— J’entends une cloche. Ne me fais pas manquer le train, dis !

Manquer le train ! Ah ! oui, ce serait risquer de ne pas pouvoir le rejoindre, lui, le fiancé choisi par sa sollicitude de bon frère dévoué… lui… Henri Alban ! Il eut un recul jaloux, les bras de Laure se dénouèrent.

— Je souhaite que Dieu me punisse tout seul, ma sœur, balbutia-t-il.

Et il retrouva, malgré son bouleversement, une phrase de confesseur :

— Allez en paix, mon enfant !…

De la route, il vit partir le train qui l’emportait ; et, quand ce train eut disparu au creux d’un vallon, un déchirement se fit dans le cerveau d’Armand : il se mit à rire…

Le lendemain, Laure était à Paris, rue Racine, dans un hôtel d’étudiants, et gravissait d’un pas résolu l’escalier conduisant à la chambre de M. Henri : « le grand blond, n’est-ce pas, mademoiselle ? »

Elle entra. Il fumait, debout contre une chaise, et il saisit la chaise, la brandit sur elle d’un geste presque instinctif.

— Vous !…

— Oui, moi, pour être votre maîtresse, mes parents m’ont chassée.

— Est-ce que vous êtes enceinte ? railla-t-il en la toisant.

Elle sourit tranquillement, posa sa voilette, sa toque, ses gants, puis elle s’assit par terre, à côté de la chaise, ne se révoltant pas :

— Il me reste un peu d’argent, dit-elle d’une voix ferme, je louerai une chambre dans cet hôtel. Tous les matins, je serai votre servante, et tous les soirs… je vous attendrai. Je n’ai pas besoin de vous pour me cacher. J’aurais pu vivre ailleurs… mais je vous aime. Si je ne vous ai pas, je tomberai malade !

Et il n’osa plus la mettre dehors, parce qu’elle déroulait ses cheveux.

Lorsqu’il fut convaincu qu’elle n’était pas enceinte, Henri loua un modeste appartement à un sixième étage de la rue de Seine. Peut-être satisfait, au fond, de posséder un endroit d’amour bien propre, bien à lui, il consentit à se laisser aimer… Comme un honnête garçon qui ne veut pas trahir la retraite d’une femme, ni informer ses parents de ses nouvelles vicissitudes, il feignit un chagrin de cœur, remit à plus tard ses projets de futur notaire provincial et rentra dans une étude parisienne. Il s’occuperait d’un autre mariage quand celle-ci aurait décampé avec la forte somme qu’offrirait sûrement un de ses amis intimes. Pour le respect humain, il garda sa chambre rue Racine. Leur logis, un ancien atelier de photographe, devint une sorte de cage vitrée où il allait entendre chanter l’oiseau rare, l’oiseau des pays exotiques dont il ne comprenait pas la chanson ardente… Et Laure lui demeura fidèle, se crut heureuse toute une année, jusqu’à cette nuit de détraquement nerveux durant laquelle, sur un toit de cristal, elle vit danser des chats au clair de lune !…