L’Animale/10

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Mercvre de France (p. 155-171).
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X

À quatre pattes, la jeune femme le contemplait, vraiment tout émue d’une émotion pure, presque ravie dans les extases de la maternité. Isolée de tout ce qui pouvait lui donner les moyens de réagir, de se faire une raison, selon l’expression bourgeoise d’Henri Alban, elle s’était mise à aimer ce frêle animal d’un amour de femelle pour son petit, et elle passait de longues heures, accroupie sur des coussins, posée elle aussi comme une bête, ses mains se palmant, les doigts écartés, ses cheveux lui battant toujours les épaules en queue de panthère.

L’esprit sans cesse occupé des menus détails d’un élevage difficile, depuis un mois qu’elle possédait ce chat, elle ressentait toutes les joies et toutes les affres de la primipare. Elle l’avait trouvé dans la rue, près d’une bouche d’égout, accroché au trottoir, et en apercevant cette pelote soyeuse, hérissée d’aiguilles, son cœur s’était ouvert brusquement à une immense tendresse pour une minuscule enfance. Le nouveau-né ne voulait pas mourir, lui ! Il se cramponnait, s’aidant d’on ne savait quelle gymnastique apprise dès le ventre de sa mère, la féline, et il miaulait d’une voix relativement formidable, d’une voix de maudit qui accuse la société, blasphème avant le coup de pied final. Laure l’avait recueilli, l’avait glissé dans son corsage, bravant l’opinion publique.

Et elle l’avait sauvé tout de même. Plus tourmentée qu’une récente accouchée que travaille la fièvre, plus patiente qu’une garde-malade, durant un mois elle s’était levée, la nuit, pour le faire boire, lui offrir à téter au bout d’un brin d’éponge ; elle l’avait tenu au chaud dans le tiède berceau de ses bras, ne remuant plus de peur de le réveiller, torchant ses petites déjections avec des soins minutieux et ne se plaignant pas quand le poilu marmot s’oubliait au lit. Elle avait acheté une lampe veilleuse munie d’un récipient pour les tisanes, sur laquelle son lait conservait la température voulue, et c’étaient des terreurs quand un grêle miaulement montait de la corbeille garnie de ouate : la jeune femme se précipitait, s’imaginant qu’il avait froid ou demandait son biberon. Henri se fâchait et la traitait de folle, scandalisé par cet autre genre d’exagération sensuelle.

— C’est absurde, répétait-il, absurde ! Lorsque tu n’as pas de motif suffisant pour expliquer tes insomnies, tu en inventes ! Ne dors plus si ça t’amuse, mais ne m’empêche pas de dormir, au moins !…

Il songeait que sa passion pour une bête la rendait plus méprisable, calculait, en outre, que la réclusion qu’elle s’imposait à cause du puéril joujou la faisait plus que jamais une femme de harem, l’amante cloîtrée fuyant les foules, les lieux de plaisir mondain, où devaient se réunir les créatures dévergondées comme elle.

Il ne comprenait rien au singulier caractère de cette toquée. Elle s’avisait d’être fidèle, cette surexcitée, et en même temps s’attachait au seul homme qui ne se souciait pas de satisfaire toutes les fantaisies de ses sens ! Allait-elle, à présent, le doubler d’un chat, s’aiguiser les ongles et les appétits dans cette fourrure électrique ? Pas de veine, décidément ! Si elle continuait à se calfeutrer entre son amour pour lui et son exaltation pour un animal, jamais il ne trouverait l’occasion, sournoisement cherchée, de la rupture.

Laure, ce jour d’été, demeurait chez elle, à contempler son chat loin du bruit, dans une demi-obscurité favorable aux rêveries, ayant baissé les stores des vitrages, ne s’inquiétant guère de la fugue du jeune homme, parti le matin sans lui dire quelle direction il prenait. Il refusait de l’emmener ; alors elle restait là, perchée sur cette maison comme l’abandonnée femelle lâchée sur la gouttière après une nuit de caresses méchantes.

Certes, elle s’attendait bien au retour du glacial compagnon de sa vie, elle savait que l’habitude le lui ramènerait, mais elle souffrait cruellement de ces successifs abandons, et, le cœur de plus en plus gonflé par une éclosion de tendresses anormales, elle éprouvait le besoin de s’épancher maintenant en des jeux de petite fille câline qui se console avec une poupée.

Très simple, elle aurait pu devenir une amante divine si on l’avait aimée, car elle était, en somme, bien moins femme, c’est-à-dire moins perverse qu’une autre. Mais il aurait fallu la cajoler, la garder, l’envelopper de voluptueuses attentions, et malheureusement son cœur tombait sur ce meurtrier d’amour qu’on appelle : un homme rangé.

Pourtant héroïque, cette femme coupable avait décidé de ne point trahir son amant malgré la froideur qu’il lui témoignait. Non, elle se révoltait à l’idée de le tromper ! Elle résisterait de toutes ses forces aux tentations, et si le démon criait de colère, au fond d’elle, rugissait dans ses entrailles d’inassouvie, elle rapporterait tous ces loisirs de caresses sur le microscopique nourrisson, l’enfant de son cerveau. Et elle entamait courageusement cette lutte navrante de l’amour qui s’exalte contre l’amour qui raille. Il se ficherait d’elle, soit, mais il ne trouverait pas l’occasion de la quitter ; elle se ferait plus soumise encore, se blottirait dans l’ombre, lui donnant la permission de l’enfermer dans sa cage, et elle se créerait une affection de gamine, une maternité ridicule plutôt que d’écouler ailleurs le trop-plein de ses baisers…

Moitié soies, moitié fines aiguilles, la boule roulait d’une allure comique d’enfantelet risquant ses premiers pas. Le chaton se dressait, pointait les oreilles, arrondissait le dos, portait haut sa queue, ébouriffée comme une touffe de plumes ; et sa gueulette rose, tel un insecte éternuant, crachait des jurements furieux.

Petit dieu égyptien nouvellement réinstallé sur son trône par le morbide enthousiasme d’une femme triste, il avait la conscience de sa valeur, essayait des malices, se faisait les griffes dans la chair onctueuse de ses bras ou la guettait du coin de l’œil.

Il était, en effet, d’une belle race, pas trop abâtardie par les croisements des stupides angoras aux idées toujours étroites, qui vous ont des mollesses de rois fainéants, sorte d’énervés de Jumièges bons pour le couvent perpétuel. Celui-là descendait plus directement du puissant chat sauvage, le frère du tigre, du chat sauvage qui dégringole sur l’échine d’une gazelle ou d’une biche, et se taille son repas au galop de la chevauchée dans la viande pantelante de sa propre monture. Il avait la tête large, un peu carrée, le crâne d’un jeune penseur, les oreilles droites, minces, dissimulées sous des houppes floches, imitant les cornes faunesques, et, quand il les rabattait, l’ornant d’un bonnet de baby. Sa fourrure était rousse, presque jaune sous le cou, presque brune sur le dos, et il s’annelait de cercles de velours noirs. Le pinceau des génies de Memphis, contemporains, sans doute, de sa première incarnation dans une idole, avait tiré, de ses yeux à ses oreilles, une série de lignes hiéroglyphiques signifiant tantôt la colère lorsqu’elles se plissaient, tantôt la douceur lorsqu’elles s’épanouissaient en une roue dont la prunelle devenait le moyeu de topaze, d’émeraude ou de saphir. La moustache fleurissait blanche, de pédoncules noirs, une moustache de conquérant. Tout encore duveté du poil de la prime jeunesse, on devinait qu’il ne tarderait point à foncer, aurait les pattes moins blanches, les ongles bruns, le nez et les lèvres rousses, peut-être la gueule tachetée comme la gueule du léopard. En tous les cas, ce serait une terrible bête, un superbe chat qui méritait bien le surnom de Lion que Laure lui décernait… Et, en attendant des époques plus glorieuses, il faisait de petits bonds, jouait avec un papillon de papier que la jeune femme, toujours à quatre pattes devant lui, agitait dans la brise d’un éventail. Elle ne se lassait pas de le suivre, alternant les papillons avec les miettes de gâteaux, les gouttes de lait ; et, quand il se fatiguait, elle l’endormait sur son coussin, sur sa robe, ne bougeant plus, écoutant le bruit faible du ronron qu’il s’étudiait à moudre ; puis, glissant la joue contre le tapis, allongée dans une posture de morte, elle épiait son réveil pour se tenir prête à recommencer les jeux.

L’appartement qu’elle occupait était merveilleusement disposé pour servir de nid à deux créatures libertines, paresseuses comme cette femme et ce chat. L’ancien atelier de photographe se drapait de tous les côtés de stores de crêpe de Chine, d’une nuance pâle, couleur cocon de vers à soie, ni bien jaune, ni bien blanche, tournant aux tons de nacre en quelques endroits trop passés, avec un reflet séduisant d’aile de cygne. Par économie, Henri, l’homme raisonnable, avait mis Laure dans des meubles achetés salle Drouot, son métier de clerc de notaire lui fournissant, du reste, d’excellentes surprises au milieu des ventes judiciaires, mais il n’avait rien choisi lui-même. Le jeune homme, positif, aimait les choses neuves, solides, les couleurs ordinaires réputées pour leur bon teint.

Laure préférait la douceur du toucher à l’éclat des teintes, ne s’informant jamais de la mode, et elle avait eu le caprice de ces soieries ivoirines semblables aux flocons chatoyants que l’on rencontre sur les mousses, dans les bois. Un ressort et un ruban permettaient de relever tous les stores d’un seul geste. Alors la cage vitrée resplendissait de lumière. On se trouvait suspendu en plein ciel, inondé de soleil, les jours de beau temps, comme à travers un lac, les jours de pluie, sans voisin, sans gêneur, dominant les maussades maisons de la rue et les lointains fumeux de la ville, transporté tout à coup en un coin de nature.

Un tapis de laine unie revêtait le plancher. À droite, derrière des rideaux de même étoffe que les stores, s’étendait un lit capitonné de satin vieil or, couvert d’une nappe de vraie loutre et d’oreillers de satin blanc timbrés d’un diadème inconnu. À gauche, une glace penchée reflétait le lit, et aux deux extrémités de la pièce les deux couches somptueuses, la réelle et la fictive, vous provoquaient mollement, d’un air de muette résignation. Tout le long de l’atelier se dispersaient des coussins variés, les uns s’empilant jusqu’à la hauteur d’un siège, les autres semés selon les hasards des jeux du chat.

Laure avait enfin réalisé son rêve de cloître uniquement pavé de coussins de velours, elle s’était érigé son temple, elle avait son autel… moins le fervent de sa beauté, car, hélas ! celui qui officiait là n’aimait pas cette apothéose d’une brune, qu’il appelait très banalement : la chambrée jaune. Autour de la chambrée jaune on ne voyait ni bibelots, ni statuettes, ni tableautins, ni piano, Laure ne s’occupant ni de fanfreluches, ni d’art. Quand elle désirait se procurer un spectacle intéressant, elle tirait ses stores et contemplait le ciel. Quelquefois, renversant la tête, elle regardait le plafond, se souvenant de ses curiosités de jadis pour les bizarres verroteries, leur plafond qui s’irisait de lueurs opalines comme un cristal phosphorescent. Le vestibule de l’atelier, une espèce de petit salon, était réservé à Henri, et le jeune homme l’avait arrangé en fumoir. Chez lui, le futur notaire lisait, se faisait de graves réflexions sur l’avenir, et travaillait des questions de droit pour se reposer de ses dernières secousses cérébrales. Dans ce retrait, confortable, s’étalait le tapis Louis XIII, de fabrication toute récente, se posait sur la cheminée une lampe à niveau portant, outre son bec modérateur, un abat-jour conservant la vue, un chronomètre, un thermomètre et un coupe-cigares : une invention exquise à l’usage des hommes d’ordre. Le fauteuil habituel d’Henri, siège américain médaillé, le balançait des heures entières, et il constatait volontiers que ce système facilitait les digestions d’amour.

Henri, de l’ère actuelle, ne répudiait sérieusement que les poêles mobiles, parce qu’ils tuent… et à leur sujet détaillait des anecdotes cueillies dans les journaux scientifiques, puis les restaurants où l’on vous vole toujours pour vous nourrir si mal ! Aux heures d’impatience, il tonnait également contre les allumettes de la régie. Mais il appréciait de toute son âme les manteaux de caoutchouc, les longs ulsters à triple collet… Et, laissant sa maîtresse à la maison parce que durant l’été on risquait de rencontrer des provinciaux de connaissance, il allait fouiner le long des boulevards, étudier la devanture des tailleurs en vogue, Heureux de constater la grandeur de la nation française dans son chic à imiter les produits anglais. Oh ! les étranges tourtereaux que ces deux amoureux séparés par un mur, marchant les mains unies au-dessus d’un abîme ! Laure arrivait d’on ne savait quelle forêt, tout imprégnée du parfum des verdures magiques, et lui descendait d’un établissement d’hydrothérapie où l’on douche les jeunes hommes qui ne sont même plus fous, et où on les gratte joliment à la pierre ponce pour leur ôter toutes les rugosités de mâle ! La jeune femme était heureuse d’une simple caresse donnée sans y penser. Le jeune homme consultait sa montre avant de se rendre de la rue Racine à la rue de Seine, et se tâtait pour savoir si, réellement, il était bien nécessaire d’aimer ce soir-là !… D’ailleurs fort poli avec sa maîtresse, il possédait sa seconde clef pour le décorum, ne l’introduisait jamais dans la serrure avant de sonner discrètement, s’attendait chaque fois à dénicher un rastaquouère derrière les rideaux jaunes. Il s’étonnait de cette longue passivité de bête fauve qui souffre et ne se venge pas. Il ne pouvait guère lui reprocher que son excessive tendresse, ses spasmes éperdus, puis il demeurait froid, le cœur clos par les théories mesquines du Monsieur rangé. Il avait aimé cette jeune fille pour en faire sa femme et non pas pour en faire une cocotte. Il avait rêvé une si charmante médiocrité d’amour, au temps de ses désirs de fiancé, une si douce vie de père de famille, qu’aujourd’hui il ne devait pas se répandre en prodigalités sensuelles sous le spécieux prétexte qu’elle se métamorphosait en fille prodigue ! Il y a des choses qu’un garçon bien élevé redoute, il ne serait pas ridicule au point de refuser les grâces d’un corps qui ne coûtait presque rien à entretenir, mais il ne livrerait, du sien, que juste ce qu’en demandait l’hygiène !

Dégoûté d’elle avant d’avoir épuisé les trésors de sa personne, il dormait, à côté de ses grâces, du sommeil calme d’un mari qui, par extraordinaire, vient de manquer de respect à sa jeune compagne… Et, toujours d’une politesse navrante, il lui faisait observer qu’il lui laissait la meilleure place, donc rentrait dans l’estimable catégorie des amants distingués, des amants propres.

— Tu pourrais, un jour, ma mignonne, t’acoquiner ! Ce jour-là tu me regretteras ! lui disait-il avec un fin sourire de sceptique.

Laure, en guettant le réveil du petit chat, se remémorait ces phrases :

— Ma chérie, tu peux me tromper : je ne t’en voudrai pas, c’est la loi universelle. — Mais, ma pauvre amie, crois-tu donc que nous vivrons toujours ensemble ? — L’amour, c’est un mot… et plus tard, quand je serai marié… — Moi, j’élèverai mes enfants dans la crainte d’une mauvaise passion comme la gourmandise, car la sensualité du goût mène à la sensualité sexuelle. — Ma chère amie, rassure-toi, un garçon de ma trempe ne quitte pas une femme sans penser à son avenir ; il lui laisse un billet de mille, sinon il essaye de la mettre avec quelqu’un de convenable.

C’était là son langage sentimental et philosophique, langage qu’elle écoutait les yeux fermés, comme une créature soumise aux humiliations, acceptant tout plutôt que d’y voir clair, et se serrant contre lui comme la chienne qui sait pourtant que son maître veut la perdre à tous les coins de rue.

Oh ! elle la devinait, la muraille épaisse bâtie entre eux deux. Elle s’était juré de la faire fondre sous ses baisers violents, elle l’entourait de ses bras croyant presser l’homme et ne retenant que des pierres aux sculptures gracieuses, il est vrai, aux angles très arrondis, ne la blessant que juste ce qu’il fallait pour ne pas trop lui détériorer le cœur, mais des pierres !…

Le crépuscule tombait. Toujours le petit chat blotti sur sa jupe ronronnait : ainsi une abeille aux ailes emprisonnées et froufroutantes. Un silence d’abandon pesait autour de ce bruit monotone, à peine perceptible même pour l’oreille de Laure, la mère du petit sommeillant. Elle se sentait seule, en dehors de toute la société, mise au-dessus des filles gaies, au-dessous des femmes respectables, dans une sorte de dépendance domestique, et libre cependant d’aller n’importe où se chercher une nouvelle cage. Qu’avait-elle de commun avec un être doué de raison ? L’amour ! Mais, son amour, on ne le partageait pas ! Il semblait de qualité inférieure, manquant d’on ne savait quelle dignité humaine ! Et Laure, attristée par une ébauche de réflexion dont les méandres se terminaient loin, dans les ombres vagues de ce crépuscule, se dit qu’elle n’était sans doute pas une femme comme les autres ; elle se découvrit une spéciale nature de brute, des entrailles de bête correspondantes aux instincts délicieux du petit chat, car les chats sont, dit-on, tout simplement des esprits dévoyés qui rôdent, vêtus de fourrure, pour s’efforcer de reconquérir leur ancien corps féminin.

Sept heures sonnèrent. Laure se leva, s’essuya les yeux :

— Puisqu’il ne m’envoie pas de télégramme, murmura-t-elle, c’est qu’il reviendra ! Il ne peut pas m’oublier à ce point. Je vais lui préparer une surprise, nous dînerons ici.

D’un mouvement vif, elle rejeta la grosse natte de ses cheveux en arrière, et, changeant d’idée, se persuadant qu’il allait rentrer tout de suite, organisa leur couvert sur un guéridon léger. Elle possédait deux assiettes japonaises, un plat de vieux Rouen, des verres vénitiens et une nappe russe ; elle installa, au milieu de la table, un cornet de cristal plein de fleurs, rapprocha deux piles de coussins, alluma la lampe, toute heureuse maintenant de songer qu’elle faisait le ménage comme sa vraie femme. Puis elle courut mettre un chapeau et noua une écharpe sur son peignoir de mousseline blanche. Elle prit son minet, le glissa dans un panier élégant destiné au port de ses friandises, que de temps en temps elle allait acheter pour ses dînettes particulières, et descendit ses six étages le pied fou, la tête remplie d’une impatience extraordinaire. Elle choisit un poulet chez le rôtisseur, tandis que le chat, passant ses moustaches, flairait au bord du panier, l’air très sérieux, les prunelles luisantes. Elle fit entamer un jambon chez le charcutier, bouleversa trois boîtes de raisins et une corbeille de pêches à la fruiterie. On lui souriait en caressant la drôle de petite bête qui l’accompagnait, et on lui disait : — En voilà un enfant bien heureux !… — Comme si on était certain que toutes les provisions de la jeune dame fussent pour la gourmandise de l’animal. Elle remonta, le cœur battant, pensant le trouver là, mais il n’était pas encore de retour. Elle déboucha une bouteille et la plongea au frais, dans un seau d’eau, coucha son poulet sur le plat de vieux rouen, arrangea ses fruits sur les assiettes japonaises, et se recula pour mieux jouir de l’effet.

Le minet, enthousiasmé, bondissait le long de sa robe, la suivait de l’atelier au petit salon et du petit salon jusqu’au seuil de la porte. Il était confiant, n’attendait personne, avait l’assurance qu’il mangerait tout.

— Sept heures et demie, murmura Laure désespérant subitement ; il ne revient pas et il ne m’envoie pas de télégramme.

Elle s’assit en face du poulet ; le chat grimpa, les ongles déjà solides s’accrochant aux plis du peignoir, lui donnant des coups de patte, pressé de goûter à l’énorme volaille dorée que, lui, si minuscule, ne redoutait pas. Laure, pour le calmer, versa du lait dans une soucoupe : il refusa de boire, il voulait un morceau de viande, et elle dut, malgré son dépit, lui en offrir une bribe ; il avança la griffe en grondant, ses fines moustaches hérissées, vainqueur enfin puisqu’il avait, pour la première fois, planté ses petits crocs dans la chair.

— Maintenant, tu ne voudras plus de brioche ni de mie de pain, soupira Laure désolée, d’un ton de maman qui se voit dominer par l’enfant trop gâté, petit polisson !

Le chat se roula dans ses seins, la mine tendre, la caressant pour en avoir davantage, et elle lui en donna encore, dépouillant peu à peu la jolie volaille dorée de sa peau croustillante.

— Ce sera moins présentable, voilà tout, se disait-elle, taillant et rognant du bout de son couteau, pendant que Lion, assis sur une serviette, guère plus haut que le verre vénitien, attendait la proie en se léchant les lèvres. Elle mangea aussi, mise en appétit par la bonne odeur du poulet. Une minute, ils tirèrent chacun de leur côté la cuisse, qu’ils détachèrent sans fourchette.

Mon Dieu, s’écria Laure, si Henri nous voyait, il se moquerait de nous… (Elle ajouta, le front tout assombri) Huit heures ! Non, il ne reviendra pas… et il ne m’aura même pas prévenue !

Elle achevait à peine sa phrase qu’on frappa discrètement à la porte, comme le jeune homme avait l’habitude de le faire. Elle s’élança, son chat sur les épaules, ravie, presque tremblante de joie. Elle avait eu bien raison d’espérer, et ce serait exquis leur dîner à trois, l’enfant grimpant tour à tour aux genoux des deux amoureux. Elle oubliait ses songes tristes de la journée, son abandon au fond de sa cage cristal et de soie jaune ; elle oubliait même ses réflexions quasi philosophiques à propos des femmes qui sont les intermédiaires entre l’espèce féline et l’espèce humaine… Elle tourna la clef, murmurant :

— C’est toi ? dépêche-toi ? Es-tu bête de frapper…

Elle demeura toute saisie devant la concierge qui lui tendait une lettre bordée de noir.

— Vous êtes sûre que c’est pour nous ? bégaya-t-elle retournant cette lettre, n’osant plus regarder la suscription de la bande.

— Tiens ! répliqua la concierge, l’air grognon, est-ce que je me serais donné la peine de monter six étages pour me tromper de locataire ?… Vous savez lire probablement !

Laure ferma la porte, et vint se rasseoir devant la table chargée de leur dîner d’opéra-comique. Elle considéra la lettre, ahurie, et repoussa le chat jouant dans ses cheveux…

— Oui, c’est pour moi, bien pour moi, se répéta-t-elle, et c’est de l’écriture du curé d’Estérac !

Elle brisa la bande, ouvrit la lettre et lut la phrase lapins apparente, la phrase imprimée en caractères gras, plus noirs que les autres : Madame Marie-Antoinette-Caroline Lordès.

Sa mère était morte, et Armand de Bréville, se rappelant son adresse, qu’elle lui avait donnée dès son installation rue de Seine, lui envoyait laconiquement ce cruel faire-part… Elle attendait l’amant, et la mort venait, l’ironique mort, avec son cortège de sombres souvenirs, toutes les rancunes, toutes les malédictions… La jeune femme jeta ce papier funèbre vis-à-vis d’elle, sur la serviette d’Henri, ses yeux secs eurent une expression farouche :

— Je suis seule depuis ma naissance, dit-elle froidement, et je sens que je resterai seule toute la vie. À quoi bon pleurer ma mère ! Je n’étais pas de sa race, puisqu’elle ne m’a jamais connue ! D’ailleurs, qui me pleurera, moi, le monstre ?

Elle aurait peut-être sangloté sur la poitrine d’Henri, attendrie par l’effusion d’un retour inespéré ; mais, à présent, certaine que son amant ne rentrerait pas ce soir-là, elle entama résolurent le poulet, prenant un plaisir mauvais à planter son couteau dans la chair, à mordre avec des bruits de crocs comme un fauve que l’unique satisfaction de ses appétits préoccupe.