L’Animale/15

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Mercvre de France (p. 240-265).
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XV

Elle s’éveilla, au bout d’un mois, comme d’un songe, et contemplant, étonnée, ses mains qui reposaient sur la douceur de sa couverture jaune dans la chaleur bienfaisante d’un rayon de soleil venu des vitrages ; elle soupira :

— Et Lien, mon cher Lion, est-ce qu’il est parti, lui aussi ?

La concierge, chuchotant avec un vieil homme d’aspect grave, dit en élevant la voix :

— Elle parle de son chat qu’elle aime beaucoup, monsieur.

— Tant mieux ! Tant mieux ! répondit sur le même ton le médecin, la voilà hors de danger. Plus d’émotion, la solitude, et je n’aurai pas besoin de revenir. Voyons, mademoiselle, tendez-moi votre pouls ?

Que lui voulaient ces deux fantoches ? Laure essaya de se soulever, et il lui sembla que la queue de ses cheveux, changée en un énorme serpent de plomb, la tirait par derrière ; sa tête, si lourde » reglissa sur l’oreiller, une violente douleur aux tempes la fit crier, puis elle dit, s’exaspérant :

— Laissez-moi, je ne suis point malade. Où est Lion ?

— Il est sur le lit, mon enfant, il dort. Oh ! vous n’avez plus la fièvre, il faut faire comme lui ; du repos, du repos !…

Et le médecin sortit. Laure baissa les paupières, s’assoupit malgré elle, pensant qu’elle avait dû, selon les prévisions d’Henri, s’écraser dans la rue en courant les toitures. Si elle allait se retrouver infirme, les jambes brisées ?

Elle voyait défiler, devant elle, une série d’images grotesques nageant dans du rose et du jaune, beaucoup de jaune. D’abord un garçon de dix-huit ans, maigre, avec des pieds poilus comme un satyre et portant une veste de toile et une casquette ; il prenait Henri à la gorge, Henri s’évanouissait peu à peu en chimère grimaçante dans la fumée de son cigare, il ne restait plus qu’un rideau de fumée très épaisse, puis le rideau se déchirait, fuyait en spirales et apparaissait une ville immense qui s’étendait en bas d’une terrasse. La terrasse montait, montait dans les nues constellées de pierres précieuses ; la lune s’approchait, fabuleuse, toute en or, et un chat noir, bombant le dos, venait y faire ses griffes. La malade se sentit s’envoler lentement de la terrasse ; elle plana un instant, les images prirent des teintes neutres et les proportions normales de simples photographies. Elle se retrouvait dans son lit, feuilletant un album, mais, en voulant tourner les pages, elle eut un mouvement des bras qui la réveilla de nouveau. Elle tâcha de se souvenir d’une manière plus précise, et finit par se retracer toutes les scènes ayant eu lieu un mois auparavant ; elle se rappela son idée de vengeance, pleura. Elle n’était pas tombée du haut d’une toiture, mais seulement du haut de son amour.

— C’est ça, faut pleurer ! déclara la concierge qui promenait son plumeau à travers des fioles, sur un guéridon.

Lion, lui, vint cajoler sa maîtresse, pendant que la bonne femme ajoutait, avec la pitié cruelle des êtres inférieurs de l’espèce humaine :

— Pleurez, mademoiselle, vous retenez pas, ça fait du bien… Moi, quand j’étais jeune et que je me retenais, ça me donnait des saignements de nez.

— Il est parti pour toujours, n’est-ce pas ? murmura Laure s’accoudant sur ses oreillers pour caresser Lion dont les yeux tristes la contemplaient fixement.

— Ma foi, mademoiselle, on peut tout vous raconter à présent, je ne me mêle pas des affaires d’amour de mes locataires, mais je sais qu’il s’en est allé fâché, ça se voyait bien à son air… je vous assure, quoiqu’il n’ait rien dit.

Laure hocha la tête.

— Soit, je l’ai voulu…

— Alors, de quoi vous plaignez-vous ! Et puis, ma pauvre demoiselle, entre nous, un de perdu, dix de retrouvés.

Laure l’interrompit d’un geste bref.

— Qu’avez-vous à me conter ? dites-moi tout ce que vous savez.

Lion, selon sa coutume de bête fidèle, se faufila dans le lit, se coucha en rond à la place de l’amant parti, et, le regard toujours plein d’une éternelle convoitise, il lui lécha tendrement les cheveux, semblant la supplier de ne pas approfondir la question. Laure le serra contre elle.

— Vous en avez eu bien soin ? dit elle avec vivacité.

— Ah ! par exemple ! Les bêtes, ça me connaît, un si beau matou !…

La concierge s’assit au rebord du lit et continua :

— Je ne sais tout de même pas grand chose ; enfin, vous verrez si ça peut vous servir. Le jour que vous êtes tombée malade, j’ai vu descendre de chez vous, de bonne heure, un petit apprenti, coiffé à la malcontent, qui m’a crié comme ça par le carreau de ma loge : « Je suis horloger, le monsieur de mademoiselle Laure, votre locataire du sixième, m’a envoyé pour les pendules, et voilà que pendant que je travaillais la demoiselle s’est trouvée indisposée ; moi, ça m’embête de soigner une femme, si vous y alliez… j’ai laissé la clef sur la porte ! » Il était bien huit heures du matin. Ça me tourmentait, je n’avais ni vu monter l’apprenti, ni descendre M. Alban. Je dis à Firmin, qui partait pour aller acheter du cuir : « Garde ma loge, faut que j’y monte. » Je me mets à grimper quatre à quatre. Je vous trouve les joues comme des tisons, les yeux pleins d’eau. Je crois que vous passez, et je prends sur moi d’aller chercher le médecin. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de ne pas voir monsieur. Le lit n’était pas même dérangé. Il avait sans doute descendu dans la nuit, et, comme il était un peu avare de ses paroles, il n’avait pas causé… (En voilà un qui ne disait jamais rien de ses affaires !) Pour vous finir, vous alliez toujours de pis en pis… le médecin dit que vous aviez un accès de fièvre chaude, que vous teniez déjà les dispositions, mais que vous aviez dû recevoir un coup, une émotion, quoi !

On vous a fourré de la glace en veux-tu en voilà, et les potions à cinquante centimes la cuillerée. Moi, ça m’offusquait rapport à la note. J’ai eu l’idée de fouiller vos meubles, j’ai trouvé de l’argent dans un coffret où il y avait des chinois dessus !… Ça m’a tranquillisée. Je vous ai mis une garde, oh ! une brave personne qui a soigné déjà la locataire du troisième durant ses couches. Elle n’a pas sa pareille quand elle a son verre de café noir dans les estomacs ! J’ai fait tout, quoi, pour qu’on ne puisse pas me reprocher votre mort. Le troisième jour, Monsieur s’amène dans ma loge ; il me dit, l’air de ne rien savoir : « Vous remettrez cette enveloppe à mademoiselle Lordès, donnez-m’en un reçu » ; et il dit encore, me tournant les talons : « Un de mes amis viendra cette après-midi pour prendre les choses qui sont à moi, là-haut : mes livres, mes papiers et les meubles du petit salon. » Puis il fila, raide comme un homme en bois ! Bon, que j’ai pensé, l’anguille, c’est qu’ils se sont quittés, et la petite le regrette !… malgré que… enfin, vous saisissez, mademoiselle, on a des yeux pour voir. Les déménageurs faisaient du tapage. « C’est qu’elle est très bas ! » que je leur souffle. Il ne savait même pas que vous étiez malade, Monsieur ! Je n’y comprenais plus rien. Plus ça paraissait s’éclaircir, plus ça s’embrouillait. Mais le plus beau de l’histoire, c’est que le petit apprenti, le garçon coiffé à la malcontent, venait tous les matins demander de vos nouvelles de la part de Monsieur ! On a dégarni le salon en un tour de main avec les déménageurs. Je me fourrais devant la chambre à coucher pour qu’ils n’entrent pas. D’ailleurs vous étiez sous la glace comme un poisson sous la Seine. N’y avait pas de danger de vous voir bouger. Moi, ça me chiffonnait de voir partir les meubles, l’ami de Monsieur s’en alla en haussant les épaules : « Elle en mourra pas, qui me dit, et on lui laisse une chambre joliment chic, un lit de satin, les instruments de son métier, quoi ! » Les jeunes gens, ça plaisante toujours, vous comprenez, mademoiselle. Là-dessus, je lui tire ma révérence, trop honnête de ma nature pour lui répondre du même tonneau, et je n’ai plus revu personne, excepté le petit mal coiffé qui passe encore le matin de la part de Monsieur, et qui ne cause pas plus que lui. « Comment ça va-t-il ? » qui me fait. « Mieux » que je lui réponds, et il se sauve…

Laure ne pleurait plus, elle restait pâle, au fond de son oreiller, ses mains distraites caressant le chat ronronnant qui clignait ses yeux doux.

— Je n’ai pas appelé quelqu’un pendant que j’avais la fièvre, madame ?

— Non, vous parliez seulement des chats ; vous avez perdu la connaissance jusqu’à hier, où j’ai bien vu que le goût du pain vous revenait ? Vous vous mettiez à quatre pattes sur votre lit pour donner de grands coups avec votre front contre la muraille, et vous attrapiez des souris le long de la couverture. C’était une fameuse toquade, vos souris ! Vous en trouviez de tous les côtés.

— Voulez-vous me donner l’enveloppe que Monsieur vous a remise ?

— Oui, bien sûr, je l’ai dans ma poche. Oh ! je l’ai conservée comme un Saint-Sacrement !…

Laure tendit la main ; elle était si faible qu’elle voyait trouble. Elle décacheta et découvrit plusieurs billets bleus, sans un mot ou d’adieu ou de colère, rien que le dernier paiement de ses caresses. Il y avait là de quoi solder la note du médecin, et même celle d’Auguste, en supposant qu’il présentât jamais la sienne. Henri proportionnait sa générosité à celle de sa maîtresse ; il aurait mieux fait les choses, peut-être, si elle lui avait permis de la voir jusqu’au moment décisif choisi par lui, et encore il se montrait vraiment bon ; après l’apparition d’Auguste, il pouvait se retirer sans se préoccuper d’une fille se dévergondant à ce point.

Laure murmura, navrée.

— C’est fini, bien fini !…

— Ma foi, soupira la concierge, quand on a son terme payé pour longtemps !

La journée s’écoula paisible. Les interminables racontars de la concierge, où se mélangeaient à égale dose son mépris pour les situations irrégulières et son estime pour les jeunes gens corrects, la berçaient et l’endormaient.

Mais, demeurée seule avec son Lion, qui la regardait tristement, seule avec la veilleuse funèbre remplaçant le soleil et dessinant de grandes ombres sur les étoffes, les vitrages, elle eut une crise d’inexplicable désespoir qui la rejeta en pleine fièvre.

Le pauvre animal, tout révolutionné devant cette malade divagante, se mit à courir d’un bout de la chambre à l’autre. Il bondissait sur le lit, rebondissait sur la table, et, grimpant sur le chevet, se penchait du haut des oreillers où la tête de Laure se roulait de droite à gauche, comme mue par un ressort, il grattait furieusement les draps, lui léchait les mains et poussait des clameurs d’enfant éploré, de ces cris qui passent par tous les tons de la gamme, tiennent des sons aigus ou graves, pendant des minutes, avec la persistance d’une cloche de cristal doucement ébranlée, d’un hululement de chouette, d’un rugissement de loup dans le lointain. Ce félin, comme un petit être doué d’âme, pleurait sur le malheur de sa maîtresse et sentait ses nerfs se tordre parce que là, tout près de lui, les nerfs de sa mère adoptive se tordaient. On ne devait pas s’y méprendre, il pleurait vraiment, et Laure, entendant ses miaulements extraordinaires, écouta, du fond de son mal, se calma un peu, revint à elle, sans force pour se redresser ; elle l’aperçut, vers minuit, au milieu de la chambre, et ses regards fiévreux le suivirent dans ses évolutions bizarres. Tantôt il se plantait sur un coussin, l’air sombre d’une créature que l’idée fixe tenaille, sa queue rousse cerclée de bagues de jais battant ses flancs, l’œil brillant de phosphore dardé sur ce problème, toujours insoluble pour lui, le pauvre simple, d’une existence humaine ; tantôt il sautait sur le lit, s’approchait de ses lèvres, les effleurait délicatement de ses moustaches. Il finit par s’accroupir sur la femme, se faisant, en dépit de son poids de grand adulte, merveilleusement léger, la couvrant de son robuste petit corps de fauve, la serrant dans ses pattes veloutées, l’adorant, puisque aussi bien il ne pouvait la secourir.

Laure, au matin, eut un dernier sanglot qui la soulagea. Elle réfléchit, en caressant la fourrure de Lion. Elle ne voulait plus mourir. N’étant pas morte de son plongeon terrible dans l’abîme de l’abandon, où elle avait eu la folie de se jeter la tête baissée, il fallait en sortir plus solide, plus indifférente. Elle ne se devait à personne, elle serait ce qu’il lui plairait d’être, ou vertueuse ou lâche, et ne mêlerait plus si intimement les rêves de son cœur aux désirs de sa chair. Et elle eut la vision d’un homme-hydre : plusieurs têtes sur toujours le même corps : et qu’importait, après tout, la dignité de ces multiples fronts !

Elle mangea d’assez bon appétit le déjeuner que lui offrit la concierge. La gourmandise la reprit : elle exigea des fraises, des gâteaux, trouva que cet humble travail de la mastication de choses sucrées avait bien son charme. Elle était seule ! Eh bien ! sans honte, elle mangerait pour deux, en lançant des morceaux à Lion qui salirait le tapis si tel était son plaisir. Elle établit le bilan de ses ressources, et conclut qu’en n’économisant pas elle vivrait encore une année très à son aise. Ensuite… on verrait. C’était déjà, pour elle, bien courageux d’avoir tenu à s’assurer d’un peu plus que du moment présent.

Laure ne tarda pas à se lever. Encore très faible, elle allait de son lit aux coussins disposés en divan près de la baie vitrée qu’on lui ouvrait toute grande, et elle demeurait là, demi-nue, des jours entiers, s’imbibant d’air et de lumière, puisant des forces à ce qui est la source de tout bien-être pour les animaux, aux rayons du soleil, buvant par tous les pores cette liqueur de feu, l’eau-de-vie par excellence des créatures peuplant les campagnes.

Elle caressait les poils fins, irisés de Lion, et la chère bête, d’une langue savante, s’actionnant comme une experte femme de chambre à édifier une coiffure de bal, lui lustrait les cheveux.

On était en juin, on laissait le vasistas rabattu pour que l’animal pût s’absenter la nuit. Une heure ou deux, il courait les gouttières, puis il revenait vite, miaulant, ronronnant, rouinnant, rominagrobisant, ayant l’empressement comique de quelqu’un qui s’excuse d’avoir quitté la malade confiée à ses soins. Un soir, il rentra un objet blanc au cou, la physionomie furibonde, se roulant en pelote sur le tapis pour s’ôter ce désagréable collier de ficelle. Il portait une lettre. Laure sourit et lut la missive contenant cette unique phrase, écrite d’une belle écriture de collégien.

« Je voudrai bien vous voire. C’est-y possible ? » Le gamin avait eu l’idée d’utiliser les rendez vous nocturnes de Lion pour obtenir un rendez-vous personnel ; Laure lui répondit par le même courrier : « Oui. Vous connaissez la route ». Le soir suivant, elle se peigna longuement au miroir, mit sa robe rouge, le cœur moins serré, respirant plus librement, heureuse presque de se livrer à de nouvelles provocations. Ouvrier bijoutier ou fils de famille, un mâle c’est toujours le mâle ! Elle était absolument décidée à ne pas lui céder, et cependant elle ne voulait pas lui faire mauvaise mine.

Vers dix heures, Lion s’émut d’un grattement de rat venu du plafond, puis il gronda, gardant une rancune contre le farceur qui lui avait noué une ficelle au cou, et s’enfuit sous le lit.

Auguste descendit en quelques bonds. Il s’arrêta, la dévorant de ses yeux clairs.

— Oh ! ce que ça vous a changée, tout de même, cette fièvre, mademoiselle Laure ! murmura-t-il, fronçant son museau de singe ; vous n’avez plus que les deux quinquets !

Elle tressaillit nerveusement. Ces expressions vulgaires, après l’avoir fait rire sur les toits, lui déplaisaient maintenant dans sa chambre, ou Henri causait, autrefois, en phrases si correctes, si mesurées. Sa chair et son cœur amollis par la souffrance étaient mûrs pour les raffinements des poésies amoureuses, et elle aurait bien voulu qu’on la ménageât davantage. Elle se sentait tout à fait morte… aux hommes comme il faut, mais elle ne renonçait pas encore aux flatteries élégantes, aux câlineries gracieuses. Si la passion, pour elle, n’avait jamais eu d’habit, elle lui reconnaissait un idiome spécial, une sorte de mystérieux mot d’ordre dont elle ne pourrait se passer. Quand elle se rappelait Armand de Bréville, elle semblait ouïr l’écho d’une musique délicieuse qui la ravissait, bien qu’elle ne la comprît pas, et elle eût souhaité d’être encore aimée par un fou très spirituel.

— Auguste, mon cher enfant, je suis malade. Tu serais gentil de me parler… moins haut.

Le jeune garçon courba l’échine, et, rampant sur les coussins épars, il se blottit à côté d’elle, tout tremblant.

— Je vous ai fait peur ! Excusez-moi, mademoiselle Laure ! je vois que vous me détestez aujourd’hui ! Ah ! c’est que j’ai cassé votre poupée ! je suis cause de tout, n’est-ce pas ? C’est de ma faute, hein, s’il est parti ? Et si je me plaignais, moi, du rôle que vous m’avez fait débiter comme à l’Ambigu ? Y aurait de quoi !

Ses prunelles se noyèrent de larmes. La jeune femme jouait avec un éventail, et elle lui frôla les joues.

— J’ai tort, je l’avoue, mon cher petit. Ce qui est fini ne doit plus m’intéresser. Dis-moi, pourquoi es-tu venu de sa part ?

— Je vais vous expliquer ! Quand vous êtes tombée, je vous ai cru fichue, et j’ai pas voulu vous laisser là, toute grelottante. J’ai attendu jusqu’au matin, et j’ai conté une histoire aux concierges ; censément, c’était lui qui m’envoyait pour les pendules… alors je suis passé chaque jour comme de sa part, ça ne vous compromettait pas. On sait se tenir vis-à-vis d’une belle dame. Vous avez dit : C’est mon amant, seulement pour la frime. Même, mademoiselle Laure, que j’ai empêché qu’on vous coupe les cheveux ! Le médecin trouvait que ça le gênait pour ses remèdes… La concierge m’en a touché un mot, et je lui ai répondu : Monsieur l’a défendu. Une sale race, la race des médecins faut ! qu’ils coupent quelque chose, sans ça ils ne sont pas contents !

Spontanément Laure lui tendit la main, ne s’inquiétant plus de la tournure de ses phrases.

— Mes cheveux ! murmura-t-elle faisant onduler sa longue tresse avec le joli mouvement de son chat quand il reculait pour s’éviter une souillure.

Le jeune homme se précipita sur sa main goulûment, la garda dans les siennes.

— C’est plus fort que moi, voyez-vous, ça me picote les yeux de vous retrouver avec une figure de papier mâché. Ne faites pas du tout attention, j’ai envie de pleurer, je crois que je pleure pour de bon.

Il cacha sa face dans les plis de sa robe, sanglotant, et elle passa ses doigts fuselés parmi les embroussaillements de sa tête.

— Je me sens bien, très bien, mon pauvre Auguste ! Nous irons dans les bois, tous les deux… je te le promets.

Elle rêvait, à la fois tranquille et désespérée, devenue fataliste, selon la coutume de ces belles orientales qui n’aiment plus rien pour avoir aimé trop précocement. Un chat, un chien, un homme, un monstre, pourvu qu’elle fût adorée au moment où elle désirerait qu’on l’adorât !… Elle vivait de l’amour comme certaines idoles indiennes vivent de parfums, et elle laissait le plus humble lui apporter son grain d’encens. D’ailleurs, puisque rien ne se réalisait de ce qu’elle avait jadis rêvé, il était bien utile de réfléchir : ses faveurs, semblables aux faveurs d’une déesse, tomberaient au hasard.

— Je vous aime, balbutia le malheureux enfant, oh ! je vous aime à en crever de dépit s’il revient, l’autre !

— Il ne reviendra pas.

— Vous en pincez encore pour lui, allez !

— Il est parti… chez lui, à la campagne… pour se marier, dit-elle, hésitant entre chaque mot.

Puis, tout d’un coup, elle jeta très rapidement :

— Auguste, veux-tu me faire plaisir ! Va, demain, rue Racine ; tu t’informeras !

— Vous m’envoyez rue Racine, à son hôtel ?…

— Pour savoir ! Je te jure que je ne l’aime plus…

Il posa son menton, en bon caniche soumis, sur les genoux de la jeune femme.

— J’irai, lui répondit-il, il ne faut pas vous tourmenter.

Elle ne l’aimait plus, mais qui découvrira le secret ingénieux de cette très féminine situation : être sûre de n’aimer plus et conserver les curiosités, aimer encore ? — Les cadavres n’ont-ils pas de ces fléchissements de muscles vous faisant croire à une résurrection miraculeuse ? — Laure l’attira près d’elle et le baisa au front. Il demeura prostré sur ses seins, saoul de chagrin et de bonheur, cherchant des phrases pour lui résumer ses peines.

— Voyez-vous, ça finira mal, tout est chambardé, balbutia-il. Je travaille plus, je bois plus, je mange plus… j’ai gâché des montures, le patron a fait du potin… et, par-dessus le marché, mon oncle est venu et m’a dit que j’avais la tête d’un qui fait la noce ! Elle est chouette, ma noce, à moi ! je l’aurais bien étranglé ; C’est un fouinard, l’oncle, il s’occupe de ce qui ne le regarde pas, pire qu’un gendarme ! Il prétend que j’ai une toquade pour le jupon, et il me serre le frein en me prenant mes économies, rapport à la gosse, ma cousine, qu’il me collera un jour.

— Est-elle gentille, au moins, sa gosse ? demanda familièrement Laure parlant comme lui.

— Oh ! là ! là ! plate à rendre jalouse une limande, et l’air d’avoir bu du vinaigre !… Je n’en n’ai guère envie…

— Tu es encore un gamin, tu as le temps de songer au mariage, toi !

— Moi, je suis une crapule, conclut brutalement le jeune garçon.

Et il la regarda, un peu effrayé de ses propres pensées.

— On voit passer des femmes dans des voitures, soupira-t-il, qui sont comme de jolis fruits dans une corbeille, et faut pas toucher !… On n’a ni l’argent ni les habits pour leur causer ! Jamais gratis, les femmes ! Ou alors c’est des gueuses !… Quelquefois, on se toque d’un petit chiffon d’atelier, on lui fait un enfant et on s’en mord les pouces toute la vie. Non, c’est embêtant ces misères-là… le bon Dieu aurait dû fabriquer des hommes à part, pour le travail… des hommes qui n’en seraient pas !…

Il eut un grand geste terrible évoquant des idées socialistes. Laure ne put s’empêcher de rire.

— Laisse-moi te nourrir, mon mignon, oublie que tu m’aimes et nous partagerons comme deux frères.

Il la regarda de travers, en souriant aussi.

— Tenez, en attendant ma casquette neuve, ce que je vous apporte pour vos relevailles ! dit-il, fouillant dans ses poches.

Il lui offrit une petite boîte de carton où se trouvait une broche en strass, un bijou si fulgurant qu’il vous ahurissait. Les anciens instincts de Peau-Rouge de la jeune femme se réveillèrent, et à cette minute elle aurait bien donné, reine d’une île sauvage, tous ses sujets en échange de cette éblouissante verroterie.

— Tu es charmant ! Je te remercie. C’est plus beau que du vrai, et qu’est-ce que ça fait, après tout, que ce ne soit pas vrai… je m’en moque !

Elle piqua la broche à son corsage.

— Ça te coûte cher… je parie que tu t’es endetté ?

— Mais, je vous l’avais promis, répliqua-t-il d’un ton fat, et Auguste Ternisier n’a pas deux paroles !

À minuit, le jeune garçon discrètement se leva, n’osant pas prolonger sa cour puisqu’elle était encore souffrante,

— Je pourrai revenir de temps en temps ? demanda-t-il, se dandinant une jambe sur l’autre, la physionomie boudeuse.

— Tous les soirs, si tu veux, et tu me rendras réponse demain.

— Oui, c’est décidé, j’irai là-bas, je m’informerai ! une vilaine corvée, mademoiselle Laure !

— Qui te dit que je ne tiendrai pas mes promesses, moi ? murmura-t-elle lui tendant la joue.

Il se sauva pour éviter de faire des bêtises.

Le lendemain soir, il arriva plus tôt, bondit simplement du toit au parquet de la chambre, et, d’emblée, lui rendit compte du résultat de sa mission :

— Voilà, il est déménagé, votre monsieur Alban, il est allé se marier chez lui, en province, qu’on m’a raconté. Vous désolez pas, hein ! Moi, j’ai mon sacré bonhomme d’oncle, je peux guère durer ici.

Elle était devant sa glace, tressait sa chevelure : elle répondit, impatiente :

— Je savais bien, est-ce que tu as besoin de prendre cette figure d’enterrement ?

— Ah ! mademoiselle Laure, vos yeux sont brillants, vous pleurez…

— C’est le reflet de mon miroir, bête, va-t’en si tu es pressé !

— Alors, je vous gêne ?

— Tu vois bien que je m’habille !

Il sortit de dessous sa veste un bouquet de jacinthes de quinze centimes.

— Tenez, encore une commission de la part du même… fit-il rageur, jetant ses fleurs à la volée sur le lit, et il alla grimper son échelle en sifflotant, l’air crâne.

Laure resta huit jours sans le revoir ; mais, n’y (tenant plus, Auguste frappa un dimanche matin au vasistas de la toiture :

— Mademoiselle Laure, glissa-t-il par l’entrebâillement des carreaux, voulez-vous que nous nous promenions aujourd’hui ? Je suis en fonds !

— L’heure est venue de payer, pensa-t-elle, mais en nature ; allons-y gaiement, ça m’étourdira !

Elle cria :

— J’accepte, tu m’attendras au bout de notre rue, vers midi !

Laure fit pour cette partie de plaisir une sommaire toilette. Elle prit une robe de percale à rayures roses, un peignoir dont elle dissimula le corsage décolleté sous une petite veste de drap, et elle se coiffa d’un large chapeau de paille orné de quelques modestes coques de ruban. Sauf la royale traîne de ses cheveux qu’elle ne put se résoudre à rouler sous son chapeau, elle avait l’aspect d’une belle fille du peuple qui commence à s’émanciper. Avant de sortir, elle mit des louis dans son porte-monnaie, un vague sourire aux lèvres. Elle était gaie, ou mieux insouciante, résolue à jouir niaisement d’un beau jour ; et cet amour de rustre lui donnait de l’appétit, elle voulait y goûter en plein champ, s’imaginant que ce serait meilleur, comme le lait frais doit être meilleur bu dans une sébille de bois. Chez elle, c’était trop capitonné, trop cocotte, et les souvenirs lui auraient rendu la fièvre. Elle sortit de sa chambre, fredonnant : mais en traversant le salon, elle eut un frisson d’horreur… Oh ! ce vide, ces tentures arrachées des clous et y laissant des lambeaux, cette fenêtre sans rideaux, béante, ce parquet sans tapis, gris de poussière… C’était cela son existence présente, un vide à traverser perpétuellement, et il fallait le faire en courant ou accompagnée d’un joyeux camarade, pour n’en pas tomber de désespoir. Elle descendit l’escalier comme un tourbillon.

Auguste guettait dans un coin de rue. Il ne s’était pas trop adonisé, heureusement, portait un costume ordinaire et une casquette posée correctement, se tenait raide, le visage tout froncé par une anxiété mortelle. Quand il l’aperçut, il devint très pâle, ça le bouleversa. Il répéta, la voix éteinte :

— Oh ! ce que vous avez du vice, vous ! On dirait ma cousine, parole d’honneur !

— Celle qui ressemble à une limande tant elle est plate ? riposta Laure, lui pinçant le coude.

— Ne me taquinez pas, mademoiselle Laure, je déménage, vous savez !…

Ils prirent le bateau et s’arrêtèrent au Point-du-Jour, où la jeune femme débuta par acheter de la pâte de guimauve, dont la nuance verte la ravissait. Elle suscita une scène, parce que le jeune homme voulait tout payer lui-même ; mais elle se regimba, déclarant qu’on ferait de moitié. Le long du fleuve, ils se disputèrent noblement, et enfin Laure céda, montrant ses dents de louve avec un sourire de mauvais augure. À mi-chemin de Meudon, ils entrèrent dans un bal. Des couples tournoyaient au centre d’une vaste tonnelle couverte de feuilles de volubilis toutes grisonnantes de la poudre de la route. Çà et là, un globe de verre argenté ou doré ponctuait la verdure salie, l’étoilant comme d’une petite planète pauvre. Des filles nouaient des mouchoirs autour de leur taille pour empêcher les doigts du danseur de marquer, et les garçons, ruisselants de sueur, mettaient leurs douteuses coiffures très en arrière, portaient des ceintures flamboyantes. Sous d’autres tonnelles, en forme de cage à poulets, étroites et fleuries de boules multicolores, clochetonnées de gros liserons, la galerie buvait de la limonade.

Des bruits rageurs sortaient de cette foule grouillante comme d’un combat, et on entendait des appels de coups de talon retentir sur le sol garni de planches, tandis qu’arrondies en un exergue rustique des lettres peintes se détachaient du feuillage : Au Rendez-Vous des Amis ! C’était banal et narquois ; on s’y bourrait de coups de poing entre deux contredanses, et les mères, dans un coin sombre, se déboutonnaient pour faire téter les marmots à peu près sages. D’instinct, Auguste ne voulant pas compromettre une créature qui avait les cheveux flottants, rétrograda, mais Laure le poussa, enthousiasmée, flairant un libre épanouissement de jeunes luxures. Dans ce bal, on ne rencontrait pas un homme : c’étaient tous des gamins de seize à dix-huit ans, quelques-uns conservant des physionomies enfantines, des yeux purs au-dessus de bouches fanées, et les femmes étaient toutes gracieusement déhanchées, avec à peine de gorge, des reins souples de bambines couleuvres. Laure aspira cette atmosphère lourde, brûlée par un soleil cuivré, un soleil fourbe s’auréolant de vapeurs malsaines, par le feu des fourneaux, des fritures, par la fumée des tabacs d’occasion, et elle se déclara très heureuse. Cela lui glissa le diable dans les nerfs. Elle avait déjà rêvé de ces milieux interlopes où l’on trouve des canotiers presque nus, étalant leur chair tendre et savoureuse à la lumière des cieux. Henri, ne partageant pas ses goûts, l’en avait naturellement éloignée. Lui préférait l’Eden-Théâtre où cela sent quelquefois plus mauvais à force de sentir bon ! Laure crispait ses ongles fins sur le poignet d’Auguste, l’entraînant. Ils s’assirent sous une des cages à poules, en face d’une table point nettoyée. La jeune femme commanda une bouteille de champagne.

— Tu vas nous faire flanquer dehors ! bégaya-t-il, la tutoyant tellement il était épouvanté. Est-ce qu’on sert de ça ici ?

— Tu veux me régaler, mon cher nigaud, eh bien, régale-moi ! Je n’aime pas la limonade. Sois tranquille, on nous dénichera du champagne, je l’en réponds.

En effet, ils eurent une bouteille de quelque mixture détonante qui moussait très remarquablement, et Laure, ne pouvant l’avaler, en arrosa les plants de volubilis. Auguste, croyant toucher à sa dernière heure, ferma les yeux.

— Si nous nous en allions, dis, tu ne veux pas danser là, toi ?

— Pourquoi ? est-ce que j’ai l’air plus honnête que ces femmes ?

— Voyons, je t’en prie, pas de blagues, tu es toquée !

— Tu sais valser, je pense ?

Il fut bien forcé de valser. D’abord désolé de la tournure que prenait leur escapade, il se balança, indécis, songeant à se sauver en l’emportant, et peu à peu, grisé par le rythme de la valse qu’il aimait furieusement, il oublia la dépense, saisit sa belle danseuse à pleines mains, la humant par l’échancrure de sa petite jaquette collante. Laure n’avait jamais été au bal ; elle avait valsé une fois, à Bullier, malgré les réprimandes moqueuses d’Henri. Elle s’en donnait à cœur joie. Auguste n’en pouvait plus ; il mettait, comme les autres, sa casquette en arrière, s’épongeait le front, riait, allumé, lui aussi, de la voir si jolie, si canaille, et buvait le restant de la bouteille, histoire de ne pas gaspiller des gouttes. Il finit par s’écrouler sur le banc de la tonnelle, demandant grâce. Laure accepta l’invitation d’un grand loustic, leur voisin, une figure blême que son genre chic éblouissait.

— Ça non, s’écria Auguste, se rembrunissant, je le défends de bouger.

— De quoi ? fit le grand drôle, mesurant du regard ce gringalet, qui jouait les jeunes coqs. Et si ça plaît à madame ?

Laure eut l’intuition qu’un esclandre se préparait. Elle les sépara d’un geste, disant qu’elle voulait se reposer, et elle ouvrit son vêtement, s’éventant de son mouchoir.

— Écoutez, monsieur, je suis en nage, tout à l’heure ! Il a raison.

Elle avait mis sa broche de strass ; une seconde le loustic s’émerveilla :

— Bon, répondit-il, du moment que madame est avec son petit frère…

Et il pirouetta.

Auguste voulut cogner. Il avait des démangeaisons dans les paumes.

— Mais cache-leur donc ça, tu as l’air d’une gueuse ! souffla-t-il, irrité autant par la douceur de sa peau que par la brutalité de cette splendeur fausse.

Quand il fallut solder le champagne, Auguste s’aperçut qu’on aurait juste de quoi payer la gibelotte. Il avait emporté toute sa fortune : vingt francs, en supposant bien que cela suffirait. Il s’exécuta, navré, et ils se sauvèrent.

— Mademoiselle Laure, dit-il sérieusement, quand ils pénétrèrent dans le restaurant de Meudon, après avoir couru le bois, faut être raisonnable, ici, c’est trop cher ! ce sont des filous, je vous assure.

Laure se taisait, les yeux railleurs. Elle demanda un cabinet sur la rivière.

— Je te lâche, gronda-t-il exaspéré, car il n’avait pas attrapé un seul baiser.

Elle mettait une si réelle ardeur à ses envolements qu’elle ne pensait plus à lui.

— Essaye !… lui cria-t-elle, montant l’escalier du cabinet en relevant ses jupes de dentelles. Il la rejoignit, tout penaud. Elle choisit des mets distingués, un filet madère, une matelote, et elle obtint du champagne authentique, flanqué de son respectable seau de glace.

Tout le ciel entrait par la croisée ouverte ; une odeur fraîche d’eau remuée, d’herbe foulée, se mélangeait aux odeurs poivrées et chaudes du repas.

— Ne sommes-nous pas bien, mignon ? interrogea-t-elle.

Il enfouit sa tête bouillante dans son corsage rose.

— Mais j’en mourrai de honte, moi !

— Bah ! dit-elle, avec un sourire dont il ne put voir toute l’amertume, rien ne tue en amour !

Ils dînèrent côte à côte, faisant les mille et une extravagances qui leur passaient par la cervelle. Auguste, un peu ivre, le cœur prêt à éclater, puisa l’argent où elle lui ordonna de le puiser, là, entre sa robe et son jupon, si flou, si léger, ce jupon qu’il effleura la rondeur exquise de sa cuisse… (les femmes ont la manie singulière de fourrer leurs poches sous un tas de plis !)

Elle dut le ramener, la nuit, le gourmander. Il voulait coucher à Meudon. Ils s’égarèrent en s’écartant du chemin de halage, se trompèrent de sentier, pataugèrent pendant des heures. Enfin ils se retrouvèrent, après avoir longé des maisons closes, au pied des fortifications.

— Une montagne ! cria Laure.

Et les jeunes gens gravirent le tertre gazonné en bondissant de nouveau. Sur le plateau désert, une brise folle, l’haleine, semblait-il, de la ville embrasée, leur fouetta les joues. Paris s’étendait devant eux tout pailleté de ses réverbères, et le ciel, rempli d’étoiles, les couvrait de ses rayons discrets.

En bas, le vaniteux ruissellement des strass, en haut, les lueurs pures et tristes, comme voilées de larmes, des solennels diamants.

— Oh ! supplia-t-il, ce serait bon là, si j’osais…

— Ose !… répondit-elle, lui jetant ses bras au cou.