L’Animale/16

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Mercvre de France (p. 266-273).
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XVI

Et il partit un beau soir, après lui avoir emprunté son dernier billet de banque, en lui disant d’un air crâne, comme à l’Ambigu :

— Tu sais ! Moi, je ne mange pas de ce pain-là ! Mon oncle n’aurait qu’à venir me relancer jusqu’ici… j’aime mieux filer avant qu’il s’aperçoive de la chose.

Car ces jeunes chats maigres des gouttières sont encore plus capricieux que gourmands.

Le lendemain, elle eut beau compter et recompter les quelques louis errant au fond de la boîte chinoise, elle vit bien que la misère était proche. Il lui faudrait se créer de nouvelles ressources, mais les bêtes de luxe ne travaillent pas, et Laure songea en frissonnant à ce seul métier permis aux jolies femelles, à la prostitution. Elle examina ses modestes bijoux, présents d’Henri Alban, un bracelet, une bague, se dit qu’en les portant au Mont-de-Piété, on payerait un terme, on gagnerait le printemps ; puis, énervée, elle jeta beaucoup de bûches dans la cheminée, parce qu’il lui semblait qu’elle avait déjà froid, et qu’elle s’apercevait déjà mendiant un homme sous un réverbère.

Ce fut durant cet hiver noir qu’à vivre en un perpétuel tête-à-tête avec son chat elle découvrit une passion dont elle n’avait point encore goûté ; Laure sentit que Lion était amoureux d’elle, cela sans trop d’étonnement, sa névrose s’accommodant de toutes les situations ridicules. Cet amour d’une bête pour elle se témoignait jusqu’à l’évidence, et elle aurait dû s’en émouvoir plus tôt ; le pauvre petit avait dû bien souffrir de la jalousie. Des heures passaient dans une mutuelle contemplation, et, gravement tendre, l’animal lui parlait le langage si éloquent des yeux. Blottis près du foyer après leur triste repas, où, se bourrant de pain, elle sacrifiait la moitié de sa viande à la voracité du joli fauve pour qu’il eût sa ration ordinaire, ils restaient mollement étendus sur les coussins. Laure, s’hypnotisant peu à peu, cherchant des pensées dans ces trous de lumière qui reflétaient l’ardeur des braises, croyait se plonger dans un abîme de voluptés mystiques, et les étincelles phosphorescentes, tantôt vertes, tantôt rouges, allumaient en elle un délicat incendie. Il y avait là des horizons inconnus, tout un monde qui se livrait à elle par ces petites fentes mystérieuses Lorsqu’il allait se frotter aux astres en courant su : les toits, ce chat n’en rapportait-il point comme une divine essence d’amour ? Cette essence irisait son poil et le faisait luire de toutes les nuances des arcs-en-ciel, elle imprégnait ses prunelles d’une flamme extatique, elle aiguisait ses dents, les faisait à la fois cruelles et douces, elle donnait à sa langue rose tour à tour la fine aspérité qui vous irrite et la mièvrerie qui vous câline, et cet être exclusivement né pour les caresses ne vivait aussi que pour son plaisir !

Dans l’étroitesse de leur existence, où l’amour d’un homme ne trouvait plus de place, elle fit ses délices de son chat et jouit véritablement d’un bonheur animal très exquis. Ces deux simples créatures, si naturellement compliquées, s’entendaient à merveille, et ressentaient les mêmes ennuis, les mêmes impatiences, les mêmes joies. Quand Laure avait la migraine, Lion s’agitait, fouettant sa queue sur ses flancs, miaulant, le nez levé comme pour se débarrasser d’un poids pesant sur son crâne, semblait souffrir du même mal. Quand Laure avait froid, la nuit, dans son grand lit jaune, Lion se faufilait sous les couvertures, venait se presser contre elle, et, s’exaspérant du même froid, ronronnait à perdre haleine pour tâcher de réagir. Quand Laure boudait, regrettait le temps écoulé, pensait à ses autres amoureux plus pratiques, Lion, rencogné, pelotonné en une boule de mauvaise humeur, fermait les yeux, tarissait ses effluves de radieuses tendresses, ne donnait plus signe de vie ; et quand Laure, heureuse sous un pâle rayon de soleil, daignait enfin reprendre les jeux avec de joyeux gestes de rusée, Lion bondissait, déployait ses grâces et avait l’air de s’amuser rien que pour la distraire, elle, sa reine !

Parfois, couché dans le berceau de ses genoux, il posait sa patte, à mouvements réflexes, sur sa main, et, un malicieux sourire flottant dans ses moustaches blanches de vieux penseur, ses deux petits crocs ressortis, le bout de sa langue à peine tiré, recourbé en pétale de dahlia, il avait l’air de lui dire :

— Non, je n’en suis pas un, mais pour la fidélité je les vaux tous.

Parfois, pris d’un délire extraordinaire, la bête s’élançait de la hauteur d’un meuble sur elle, la prenait en traître par derrière, s’agriffait à épaules comme quelqu’un qui essaye de vous renverser, lui mordillait la nuque en poussant des clameurs sauvages où éclataient toutes les imprécations du respectueux amour qui se révolte ; et Laure se sauvait, l’emportant jusqu’à son lit, inquiète de le trouver si puissant, le roulait dans le satin en le fustigeant à coups d’éventail, parce qu’elle en avait eu tout soudainement la terreur, s’était vue à sa merci et sentait son sexe se troubler à ces appels déchirants d’un autre sexe.

Il la flairait aussi plus tenacement aux époques de ses retours de mois, pendant les jours où elle sentait plus fort la femme, se rapprochait davantage de la femelle.

Comme exultant, il la suivait pas à pas, avec des allures de passionné, reniflant les jupons douteux, grattant les étoffes traînant dans des angles sombres, mettant des linges en lambeaux et revenant ensuite sur ses talons, la gueule mi-ouverte, les yeux féroces, comique à force d’être enamouré d’une chose impossible, pleurant d’un ton navrant de quémandeur idiotisé que jamais rien n’assouvira.

Il tyrannisait Laure avec des habitudes égoïstes, la faisant se tenir les bras arrondis pendant des journées entières, ne se dérangeant pas pour manger, exigeant qu’elle lui coupât sa viande par bribes imperceptibles qu’il daignait, tous les quarts d’heure, mâchiller du bout des lèvres. Il demeurait ensuite là pour sa digestion, la tête appuyée mollement sur le sein de la jeune femme, ses pattes réunies en bouquet, ou brusquement détendues comme des ressorts, jetant des syllabes de miaulement, des demi-mots bas afin de la distraire quand il la voyait prête à le lâcher.

— Rien que nous deux ! paraissait-il dire, savourant sa jubilation intime, tellement intime qu’il n’en laissait plus deviner aucun frémissement, finissant par faire semblant de dormir.

Un lien électrique les unissait. Lion comprenait à un geste que Laure allait ouvrir la porte, sortir pour aller chercher leur dîner. Il s’empressait autour d’elle, voulait lui manifester son plaisir et son chagrin, plaisir de manger bientôt une friandise, chagrin de ce qu’elle aurait froid dehors, toute seule. Souvent, assis sur le palier, il guettait sa rentrée, déjà disposé à des scènes de jalousie parce qu’il avait trop attendu.

— Comment ferons-nous, disait naïvement la jeune femme, quand nous serons trois encore ?

Plus leur intimité devenait profonde, plus l’animal semblait se hausser à une dignité d’homme et se montrait gourmand de sa chair, impérieux dans ses caresses, surtout volontaire dans ses capricieuses fantaisies.

À la Noël, comme il lui avait volé sous ses yeux le pauvre morceau de pâté qu’elle avait acheté pour leur réveillon, elle le gronda, se fit sévère, se rappelant les corrections maternelles de jadis ; elle se saisit du petit balai aux cendres, le menaça, le poursuivit, mais le cynique animal se retourna, les yeux fulgurants, d’un bond énorme lui sauta au visage et elle crut qu’il allait la mordre, lui labourer les joues de ses griffes ; elle cria de peur malgré elle, mais lui, la tenant par le cou de ses deux pattes nerveuses, il se contenta de la lécher sur les paupières qu’elle avait tout de suite baissées. On eût dit que, désirant d’abord la massacrer, il avait réfléchi qu’après tout elle était sa maîtresse, et que, se bornant à lui prouver sa force, il daignait l’épargner pour ce jour-là. Laure fut si attendrie qu’elle pleura. Désormais, chaque fois qu’elle voulut le gronder, il employa le même moyen, se précipita sur elle et demanda pardon, lui faisant tomber les bras d’admiration reconnaissante.

Toute détraquée par le contact de cette fourrure, qu’elle galvanisait de sa chaude humanité, où elle introduisait son fluide cérébral, elle perdait, abîmait son esprit dans la contemplation de l’impossible. Elle en avait aussi la frayeur et l’attirance, comme si, par ces petites fentes lumineuses où brillaient les étincelles d’un feu diabolique, un vide l’aspirait toute, la buvait. Quelqu’un, quelque chose, peut-être l’âme de la bête elle-même (a-t-on dit tous les mystères de ce monde muré ?) lui lançait un sort derrière cet ondoyant fantôme de chat, l’envoûtait, et elle se laissait docilement subjuguer, satisfaite de perdre en intelligence ce que Lion lui rendait en caresses. Vieille fille par certaine manie d’ordre, à cause de certaines idées provinciales qui lui restaient, elle devait bien réaliser le rêve que ce chat pouvait former d’une compagne.

Soigneux de sa personne, Lion se lustrait toute l’après-midi ; Laure était capable de repriser sa robe ; gourmands autant l’un que l’autre, ils s’extasiaient devant les bons plats, et tout se passait dans leur commun logis d’une façon aussi correcte qu’extravagante. Ils dormaient le jour, couraient les toits la nuit, se plaisaient aux mêmes évocations de chimères et s’évanouissaient dans les mêmes accès de paresse.

Au carnaval, la malheureuse fille, n’ayant presque plus d’argent, dut renoncer à le nourrir de viande. Elle trempait leur pain dans un sou de lait pour eux deux, et Lion dépérit. D’ailleurs une sorte de langueur s’était déjà emparée de la belle bête, qui devenait maussade, dédaignait tous les jeux, et s’étirait en des poses d’hystérique avec des bâillements fous. On se chauffait mal, Laure avait mis ses derniers bijoux au Mont-de-Piété, s’endettait à présent chez ses fournisseurs. Ils demeuraient des jours couchés dans leur lit, grelottant, se serrant davantage, ayant tous les deux ils ne savaient quelles crispations de mauvais augure. Lui la contemplait désespérément, devinant, d’instinct, des choses horribles couvant dans l’atmosphère ténébreuse, et Laure, toujours fataliste, lui souriait, s’amusait encore de lui en dépit de la faim qui la torturait, du froid qui lui voilait l’avenir d’un linceul blanc. Une fois, comme il se roulait dans sa main, ayant une vague envie de la griffer, grondant sourdement, elle osa jouer avec la mignonne corne de corail s’érigeant parmi les soies rousses de son ventre, et eut le geste moqueur de la tourner contre leur infortune, la jettatura ! Le soir de ce jour, Lion, peut-être offensé, l’air morne, grimpa péniblement l’échelle qui conduisait au toit. Elle ouvrit le vasistas, il regarda la lune, miaula tout d’un coup, bondit les poils hérissés, puis se sauva en poussant de sinistres hurlements, de ces cris bizarres qui vous font croire à des tueries.

Laure l’attendit le lendemain pour déjeuner. Il ne vint pas. Elle attendit toute une semaine.

— Il aura trouvé une jolie chatte ! pensait-elle, indulgente.