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L’Année rustique en Périgord/09

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Imprimerie de la Vézère (p. 62-68).
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FRIMAIRE

La bise aigre souffle et fait frissonner avec un bruit crépitant les feuilles rousses des chênes, qui persistent jusqu’au printemps. De fleurs, il n’y en a plus, fors dans quelque clairière de bois pierreux, l’hellébore noir ou Rose de Noël. Le temps est gris, la terre gelée, les herbes mortes. Les brindilles, les branchettes, sont enveloppées d’une poussière de petits cristaux brillants ; et les pommiers, à la tête ronde, semblent, sous le givre, des marquis de l’ancien régime poudrés à frimas. Les oiseaux quittent les bois et la campagne solitaire pour les enclos, les jardins et les vergers. Pinsons, mésanges, chardonnerets, rouges-gorges, se réfugient autour des habitations ; et le roitelet vient fureter dans les trous de murailles et les fagottières des cours. Les merles ne trouvant plus de sorbes blettes, ni d’alises à l’arbre, viennent picorer sur les haies, les prunelles de buisson, les baies de sureau, et les mûres oubliées par les droles du village.

Quelquefois, de la crête d’un côteau, le chasseur entend un bruit léger et continu comme celui d’une eau qui coule sur le sable. Lors, jetant les yeux au fond du vallon, il voit une colonne profonde et serrée d’étourneaux au plumage sombre, qui émigrent vers d’autres climats, et passent, passent pendant des heures, avec un monotone bruissement d’ailes d’oiseaux innumérables.

Et pendant que ces derniers migrateurs nous quittent, vient la sauvagine : sarcelles, poules d’eau et canards de toutes les espèces qui s’abattent sur les rivières, les ruisseaux et les étangs.

Un pâle soleil d’hiver perce à peine les vapeurs terrestres et apparaît comme à travers un immense écran. Il semble avoir à peine la force de s’élever sur sa route céleste : Ses rayons sans chaleur, impuissants à réchauffer la terre et les êtres, sont le dernier regard de l’astre-dieu qui se meurt pour renaître à la Noël.

Et lorsqu’il est tombé sous l’horizon, il semble que tout défaille dans la nature. Un crépuscule blafard descend, rapide, et enveloppe la campagne d’une ombre triste qui, en s’épaississant progressivement, fait peu à peu disparaître les choses extérieures et enfin les plonge dans la nuit.

Alors le « calel » s’allume dans la maison du paysan, et la famille soupe, maigrement. Puis, comme c’est le temps où, dans la veillée, on « énoise », des voisins viennent aider, garçons, filles, bonnes femmes anciennes : et, autour de la table, le bruit des maillets se mêle aux histoires de revenants, et aux rires des filles embrassées par le galant qui leur fait passer le « cacalou ».

Dans la journée, le paysan fait de petits travaux de saison ; il cure les rigoles des prés, coupe des fagots, émonde les haies, ébranche les arbres et balaie la feuille des bois pour faire « paillade » au bétail.

L’homme a emporté son fusil et l’a caché dans le creux d’un châtaignier. Après avoir fait de grands « pilos » de feuilles, avisant le moment où nul ne peut le voir, surtout un bourgeois chasseur, il quête « le lièvre ».

D’anciens gîtes, des laissées dans une terre autour d’un petit arbre ou sur une pierre, une châtaigne à demi-rongée dans un bois, lui ont appris qu’un lièvre est dans ce « renvers », comme il dit. Selon le vent, le temps, l’exposition, il se met en chasse de tel côté. Lentement il avance, regarde autour de lui, s’arrête, puis repart. Son œil perçant pénètre sous les bruyères, parmi les herbes sèches, et distingue un lièvre gîté entre deux grosses mottes dans les guérets, ou rasé dans les « retoubles » en jachère. Lorsqu’il l’a découvert, il se rapproche peu à peu en tirant des bordées, feignant d’aller d’un autre côté. Si l’animal tient le gîte, il lui tape un coup de fusil droit derrière la tête, pour ne pas le gâter, le ramasse et s’en retourne à son ouvrage. Lorsque le lièvre se lève devant lui à portée, son affaire est bonne.

Avec ce mauvais fusil simple à long canon, dont la crosse a été raccommodée par le maréchal au moyen d’une bande de fer, il ne manque guère son coup. Le soir, il revient tard, qu’on ne le voie, avec son gibier sous sa veste ou dans un faix de bruyère. Celui-ci, c’est l’homme prudent, qui vise avec le lièvre une pièce de cent sous qui lui servira bien.

Mais il y en a d’autres qui, sans dédaigner le gain, vont à la chasse expressément pour le plaisir. Ceux-là ont la chose dans le sang, c’est une passion tenace, irrésistible, que rien ne peut vaincre, ni le renvoi du domaine s’ils sont métayers, ni la crainte des gendarmes. Le matin, avant la « pique du jour », ils se lèvent et partent.

Non plus que les premiers, ils ne vont au hasard ; leur marche est raisonnée, ils quêtent où ils savent trouver un lièvre, et ne tirent qu’à coup sûr, car ils n’aiment pas à perdre leur poudre. Puis ils rentrent furtivement au matin, avec leur gibier dans un havresac, sous la blouse, au moment où, après déjeuné, le « disciple de saint Hubert », bien équipé, bien armé, guêtré jusqu’aux genoux, la pipe à la bouche, part fièrement avec Diane ou Black, pour rentrer le soir, bredouille trop souvent.

Le dimanche, le paysan chasseur passe la journée dehors, sans souci du repos dominical, ni de la messe, et sans manger le plus souvent. Le matin, il a fait une frotte à l’ail et bu un bon coup — s’il a du vin ; — avec cela, il ira jusqu’au soir ; la passion le soutient.

Mais cette passion ne lui fait pas oublier la prudence. Il chasse de préférence dans les endroits boisés, accidentés, où en cas d’alerte il peut se cacher dans un fourré, se dérober dans une combe. Il a l’œil attentif et se garde de tous côtés. Quelquefois pourtant, les gendarmes, embusqués derrière un boqueteau, le surprennent. Mais pourvu que le pays soit couvert et qu’il ait un peu d’avance, il est sauvé. Il court bien et passe où les chevaux ne peuvent le suivre. Au besoin, il cache son fusil sous la palène, dans un vieux fossé de limite, et s’en va les mains dans les poches. Malgré tout, par malechance, il est pris quelquefois et condamné à l’amende ; mais comme il n’a pas vaillant dix écus de mobilier, il s’en tire les chausses nettes le plus souvent.

Voilà le plus commun type du braconnier du Périgord : chétif propriétaire, métayer, bordier, ouvrier rural : travailleur de terre ou artisan par métier, chasseur par passion. Quelquefois il a un méchant labri coupé de briquet qui jappe sur la voie du lièvre ; mais le plus souvent il va seul. Il ne chasse guère la perdrix, parce que c’est trop dangereux ; mais des fois, au clair de lune, il passe la moitié de la nuit à l’affût.

C’est ce paysan fruste en qui subsiste encore vivace, l’instinct de la proie hérité des habitants des cavernes préhistoriques ; c’est ce brave homme adroit et rusé, que les chasseurs patentés, jaloux et envieux, maudissent et dénoncent aux gendarmes comme « braconnier ». Et avec quel sot dédain ils prononcent ce mot !

On n’a pas idée des imaginations saugrenues qui hantent à ce sujet les cervelles de certains hobereaux et bourgeois imbéciles. Il faut entendre ces choses-là le soir, au café de ces messieurs, ou les lire dans quelques journaux spéciaux. Il n’est pas d’invention absurde et inapplicable qui ne se produise comme infaillible pour la répression du braconnage. La disparition du gibier, fait de civilisation et de progrès agricole qui ira toujours croissant, affole ces échauffés qui réclament des mesures draconiennes pour le protéger ; assimilation du braconnage au vol, grosses amendes et longue prison pour les chasseurs sans permis ; interdiction du port du fusil, visites domiciliaires pour la recherche du gibier, et autres gentillesses.

On trouve même de braves gens qui voudraient ressusciter les anciens privilèges terriens, en interdisant la chasse à tout individu ne possédant pas au moins vingt hectares de propriété foncière.

Cette question du droit de chasse a toujours passionné les populations de nos campagnes du Périgord. Outre un vif sentiment de l’égalité devant un droit naturel, le paysan ne peut se loger dans la tête que le commerçant, l’employé, le citadin, le bourgeois ; que quiconque a vingt-huit francs à dépenser pour ses plaisirs, puisse légitimement fouler ses récoltes, rompre ses clôtures, tuer les lièvres qui ont mangé ses raves, et les perdrix qui ont picoré son blé.

Il sent que l’ancien droit féodal qui interdisait la chasse au manant, n’a fait que se déplacer et se transformer. Ce n’est plus une affaire de caste, mais une question d’argent. Le privilège s’est démocratisé, mais c’est encore un privilège.

La conscience qu’a cet homme d’être tenu en dehors du droit de chasse par sa pauvreté, le rend indifférent ou hostile à toutes les considérations économiques et aux savantes et égoïstes théories bourgeoises sur la conservation du gibier. Et puis la passion le pousse. Tout jeunet, il tendait des « trapelles » aux grives dans les friches, au pied des genévriers ; des « échirpeaux » sur les haies pour les merles, et des « sétons » à l’entrée des clapiers dans les vignes entourées de murailles.

Devenu grand, il tue le gibier qui passe à sa portée, en n’importe quel temps ; c’est autant de pris sur l’ennemi qui est le bourgeois, le chasseur régulier et patenté ; mais il ne commet pas de meurtres inutiles comme lui.

Celui-ci, revenant bredouille, fusille stupidement les oisillons utiles à l’agriculture et détruit bêtement les rapaces qui chassent les mulots, les campagnols, les serpents, et mangent les sauterelles et les insectes.

Dans sa manie meurtrière, il décharge son fusil sur d’innocentes bêtes et ne manque jamais de brûler une cartouche sur le pauvre gentil hérisson, qui vit de souris, de vers, de limaces et de vipères ; infiniment moins intelligent en ceci que le paysan qu’il méprise…

Mais il est nuit close. Au-dessus de la campagne silencieuse, la campane du village envoie au loin ses volées sonores, vigoureusement brandie par les garçons qui sonnent la Luce, comme ils disent, pour annoncer aux bonnes gens l’approche du jour joyeux de la Nativité :

À Sainte Luce
Les jours croissent d’un pied de puce.