L’Année rustique en Périgord/10

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Imprimerie de la Vézère (p. 69-75).
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L’hiver n’est pas bâtard
S’il ne vient tôt il vient tard.


Sous un immense linceul blanc la terre est ensevelie. Les blés couverts par la neige sont abrités de la gelée comme par une épaisse couche d’ouate. Les prés étendent entre les haies un tapis régulièrement nivelé. Dans les bruyères et les brandes, la neige s’amasse sur les touffes d’ajoncs épineux et, dans les bois, fait ressembler les vieux châtaigniers aux formes tourmentées, à de grands squelettes blanchis.

La maison est bloquée. Dès le matin l’homme a pris sa pelle et fait un sentier pour aller à la grange donner aux bestiaux. Les poules surprises s’abritent sous une charrette et s’épouillent. Au coin de l’âtre où fume et chante le bois vert coupé dans les taillis et charrié sur l’échine par les mauvais chemins, les gens sont assis, de loisir. Nul bruit prochain. Dans l’étable tiède, les bœufs pensifs reposent, sur la « paillade » et ruminent. Dans le ciel couleur de plomb, une bande de corbeaux passe en croassant ; et au loin, une détonation sourde rappelle aux soldats de l’hiver de 1870, les coups de fusil des avant-postes.

Aussitôt debout, la mère dit aux enfants : il a neigé ! Ha ! et vite ils se lèvent et contemplent cet aspect nouveau d’un paysage familier. Les divisions des terres et les diversités de cultures ont disparu ; plus rien qu’une grande étendue blanche entre les horizons, où se dressent comme des îlots sombres de rares boqueteaux de pins, et où fument çà et là les villages et les maisons écartées. Ils contemplent un instant cette nature qui porte le deuil de l’année, en blanc, comme les ci-devant reines de France ; puis pensent bientôt à prendre des oiseaux au piège et à faire des boules de neige.

C’est l’hiver, c’est le froid noir. Le paysan qui a de l’engin fabrique des paniers, des cages de bois, des attelles pour les bœufs, des pièges à taupes, des manches de pioche et des fléaux à battre le blé. Avec ce temps, le braconnier suit le lièvre à la trace, et le soir, avec un falot et une palette, il va dans les bois chasser les oiseaux à « l’allumade ».

C’est l’hiver, c’est l’époque du solstice, de la naissance des antiques dieux solaires : Agni, Mithra, Osiris, Bacchus et autres. Dans l’empire romain on portait l’image du dieu nouveau-né aux cris de : Évohé Bacchus ! Annouel ! ou Noël ! De même faisaient les prêtres d’Isis. L’ « Invincible » Mithra avait aussi sa fête le jour du « Soleil nouveau » qui correspondait au vingt-cinq décembre. C’est parce que ce jour était universellement célébré que les chrétiens y placèrent l’époque de la naissance du Christ.

C’est l’hiver, c’est la nuit. À travers la campagne scintillent, comme feux follets, les falots des gens qui vont à la messe de minuit. On s’appelle d’une maison à l’autre, et en passant dans les villages on huche les amis. Les filles, une cape sur la tête, ou un grand fichu grossier, sont escortées de leur galant, et tous deux se serrent, s’amitonnent, et, en arrière des vieux, s’embrassent malgré le froid. Ceux-là ne se plaignent pas de la longueur du chemin, ni des amas de neige chassée par le vent où l’on entre jusqu’à mi-jambe. Arrivés à la paroisse, chacun secoue ses sabots contre une pierre, puis entre dans l’église illuminée, et se signe avec de l’eau bénite dès le seuil. Dans une chapelle latérale une modeste crèche de mousse et de branches de pin à l’odeur résineuse, offre à la piété idolâtrique des bonnes gens de campagne, un petit Jésus peint, que tous vont contempler curieusement, à la lueur amortie par la verdure sombre, d’une lampe suspendue qui représente l’étoile des rois Mages.

C’est l’hiver, c’est le temps des veillées. Autour de l’âtre rustique les gens se réunissent chez un voisin aisé qui ne regarde pas trop à l’huile et à quelques morceaux de bois. Le « calel » suspendu au manteau de la cheminée éclaire faiblement la cuisine et accroche un rayon perdu à quelque bassine de cuivre posée sur une planche, tandis que derrière la taque de la cheminée, le grillon chante sa chanson joyeuse. Une vieille a porté sa quenouille, d’autres font leur chausse. Les veilleurs aident ceux de l’ « oustal », à peler les châtaignes qu’ils jettent à mesure dans une grande « oulle », pour le déjeuner du lendemain. En arrière du cercle où la lueur fumeuse et vacillante se joue sur les rudes figures encore brunes du soleil estival, un homme à cheval sur une maie, égrène le blé d’Espagne en râclant les épis dorés contre une longue queue de poële.

Il y a toujours, dans ces veillées un vieux ou quelque ancienne, qui disent des contes de « fades » ou fées, de voleurs, de revenants et de « lébérous », ou de loups-garous, qui font « tribouler » les tout petits drolets serrés contre les vieux dans le « cantou » de la cheminée. S’il y a une fille dans la maison, son bon-ami est là tout près d’elle, venu de loin quelquefois par la neige et les chemins, qui joue avec la pelote de laine de sa belle et lui dit des choses amiteuses.

Les droles un peu grandets font cuire des châtaignes sous la cendre, des « viroles » comme ils disent. Des fois prenant un petit tison, ils le font aller, tourner et retourner dans tous les sens en décrivant des lignes de feu entre-croisées en arabesques capricieuses. Mais on les fait cesser promptement, car c’est une croyance chez nos gens que cet amusement les fait pisser au lit.

Parmi les veilleurs, il y en a souvent qui savent des devinettes patoises ; d’aucunes connues de longtemps, d’autres nouvellement fabriquées par d’ingénieux beaux esprits de village. Il en est de ces devinettes qui ont une tournure scabreuse pour taquiner les filles, et sont innocentes toutefois à la solution. La question étant posée, les enfants crient tous ensemble la réponse lorsqu’ils la connaissent ; sinon chacun cherche.

Ainsi, le malin demande :

— Qu’est-ce qui sauterait une maison et n’en sauterait pas deux ?

— Un œuf !

— Qu’est-ce qui porte des clous sous son ventre ?

— Un sabot ferré !

— Qu’est-ce qui fait le tour de la maison et se cache derrière la porte ?

— Le balai !

— Qu’est-ce qui mange ses boyaux et boit son sang ?

— Le « calel » !

— Deux « novis » vont au lit, la chandelle sur la table, qu’est-ce qui fond ?

— La chandelle !

— Qu’est-ce qui est petassé, repetassé, et que jamais l’aiguille n’y a passé ?

— Les nuages !

— Qu’elle est la chose qui grossit lorsqu’une femme la tient ?

— Le fuseau !

— Qu’est-ce qui est à l’abri et toujours mouillé ?

— La langue !

Et ainsi de suite pendant toute la veillée. Puis, lorsqu’il est heure tarde, les voisins se retirent et chacun va se coucher.

C’est l’hiver. Alors, au cours des longues nuits, dans les métairies écartées à travers pays, l’homme couché près de sa femme sous le couvre-pieds de morceaux d’étoffes disparates et les vêtements ajoutés en guise de couverture, se réveille et écoute les bruits nocturnes : le raclement de la chaîne des bœufs sur la crèche, l’aboi obstiné d’un chien épeuré, le hurlement d’un loup qui rôde autour des habitations et vient fourrer son nez sous la porte des étables mal closes ; le « clou ! clou ! mal jovent » d’une chouette enjuchée sur une tuilée ; la voix du coq Chanteclair qui marque les heures et, à l’aube, fait s’évanouir les fantômes errants dans les ténèbres.

Ainsi passent les mauvais jours — et les nuits interminables — ceux qui ont au grenier quelques sacs de blé ou de seigle pour attendre la récolte. Mais il y a de pauvres gens, journaliers, mercenaires qui, en cette rude saison, chôment et jeûnent. Pas de travail, pas de salaire ; pas de salaire, pas de pain. Les misérables trente sous que les riches propriétaires leur paient pour des journées écrasantes, manquent à la pauvre famille. Les enfants demandent du pain, et souvent il n’y en a pas à la maison. C’est une situation dont les heureux de ce monde ne conçoivent pas toute l’horreur.

Pendant qu’ils regorgent de tout, il y a, dans nos campagnes, des mères qui sont obligées de rationner leurs enfants, ou même, chose lamentable, de leur faire attendre longtemps le morceau de pain qu’elles n’ont pas… Heureux encore, le père, si, en cette extrémité, quelque usurier de village consent à lui avancer une « quarte » de baillarge qu’il devra rendre en la même quantité de pur froment.

Et puis, il y a le loyer à payer. Tous grelotteront sous de méchantes hardes, sans feu au logis ; mais on ne peut gîter dehors. Petit loyer en vérité, mais il faut le prélever sur le maigre salaire des jours de travail très réduits par les dimanches, les fêtes, le mauvais temps ; jours perdus pendant lesquels on mange cependant.

Non, il n’est pas gros le loyer ; comment le serait-il pour cette méchante cahute obscure, où dans une unique pièce sont entassés sur la terre battue, père, mère, garçons et filles, adultes et enfants, jour et nuit, en maladie comme en santé. La mère en couches, le père éreinté, les droles avec la coqueluche ou la rougeole qui les gagne tous, les enfançons en pleurs qui empêchent le sommeil… Au milieu de la fumée ou des mouches, toute cette famille grouille dans une déplorable promiscuité de misères, frères et sœurs souvent dans le même lit !

Au lieu de tonner contre les pauvres diables qui font à l’occasion une journée le dimanche pour donner du pain à leurs petits, les curés feraient mieux d’attendrir le cœur des mauvais riches, c’est-à-dire de presque tous les riches, et de les faire rougir de donner aux ouvriers de terre un salaire dérisoire et insuffisant.

Mais ils aiment mieux aller dîner chez eux.