L’Année rustique en Périgord/11

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Imprimerie de la Vézère (p. 76-82).
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PLUVIÔSE

Il pleut, il pleut, il pleut encore, il pleut toujours. Sur la terre détrempée les gouttes pressées tombent lourdement avec un bruit mat comme des balles de plomb. Les fossés sont pleins d’eau sale où pointent les joncs ; les prés sont inondés et les ruisseaux débordent.

Vers les confins du Haut-Limousin, dans la Double, les étangs envahissent la lande et les nauves. Dans le causse du Périgord, les méchants « lacs » se remplissent d’une eau blanchâtre qui croupira jusqu’à l’été, et finira par s’évaporer en laissant une vase infecte faite de limon et de la bouse des bœufs qui viennent s’abreuver là. En pleine campagne, les chemins des villages sont impraticables souvent ; il faut passer le long des champs où le sabot enfonce et se prend dans la terre gluante. Par le froid et la gelée on peut encore sortir quelque peu, mais avec ce temps diluvien, il faut rester au logis.

Pourtant, il faudrait qu’il fît bien mauvais temps pour empêcher les paysans de certains cantons, d’aller faire bénir une rave à la messe le jour de la saint Blaise. Ce jour-là, au lieu de leur faire honte de leur superstition, les curés se disent comme ce légat du pape qu’une foule imbécile importunait de demandes de bénédictions : Ce peuple veut être trompé, qu’il le soit !

Et comme lui ils bénissent.

Il pleut toujours. Le ciel bas semble une immense pomme d’arrosoir d’où s’échappe une pluie incessante qui assombrit l’air de hachures grises.

L’homme désœuvré, ennuyé, va à la grange, regarde les bœufs qui ruminent, leur donne une fourchée de regain, puis se plante sous la grande porte charretière, et, les deux mains dans les poches de son « sans-culotte », regarde d’un œil morne tomber l’eau.

Dans l’étable voisine, les brebis bêlent, tournées vers la porte qui ne s’ouvre pas, et, pour tromper leur impatience, s’en vont lécher une pierre salpêtreuse. Au milieu de la basse-cour, une cane barbotte dans le purin détrempé d’eau qui découle du fumier ; et, dans un tas de bruyère où il s’est creusé un trou, le « labri » dort couché en rond.

Fatigué de ne rien faire, l’homme revient à la maison où la mère rapetasse les méchantes hardes des droles qui s’ennuient de ne pouvoir aller galoper et se tarabustent pour se distraire. Lui, donne au besoin une buffe au plus noiseur, va s’asseoir sur un petit banc dans le « cantou » du foyer, reste là muet et songe. Quelles peuvent être les pensées de cet homme fruste et ignorant que la nécessité talonne, et dont le plus grand souci est d’affaner du pain pour la maisonnée ?

S’il n’a quelque dette qui le préoccupe exclusivement, son esprit s’éveille au spectacle des choses extérieures et tangibles. Cette pluie, si elle dure, fera peut-être du tort aux blés ? Oui, dans les terres fortes ; mais d’autre part elle noiera la vermine… Et puis, au point de vue de l’incommodité, le paysan n’est pas comme les gens des villes qui se lamentent s’il pleut lorsqu’ils veulent aller à la promenade. Le campagnard sait qu’il faut de la pluie en hiver, et beaucoup, sans quoi son puits tarirait, ou sa fontaine se dessècherait. Il faut que les réservoirs souterrains où s’alimentent les sources, se remplissent, afin de donner pendant les mois d’été une eau fraîche et pure, bien filtrée par la terre… Ainsi pense vaguement l’homme, et il prend patience.

Il y est façonné depuis longtemps d’ailleurs. Dès son enfance il supporte les intempéries des saisons, contre lesquelles toute révolte est inutile. Il a appris par expérience à combien d’aléas inquiétants sa récolte future est exposée ; il sait que peut-être il sera obligé de se serrer le ventre ; mais du moins il ne redoute pas la famine, ce fléau presque permanent autrefois, au point que sur soixante-dix-huit années, de 987 à 1066, le moine Glaber compte quarante-huit famines qui traînaient après elles la peste, le mal des ardents et les loups.

Sans connaître l’historique de ces famines, le paysan a conservé la tradition de cette terrible question de la faim qui épouvantait ses pères. De là cette espèce de vénération pour le pain sauveur, et cette constante préoccupation de n’en pas laisser perdre une miette.

Depuis les temps désolés du moyen-âge où on a vu dévorer des cadavres arrachés à la fosse, et vendre de la chair humaine au marché, jusqu’à la fin des temps modernes, la terreur de la famine a pesé sur le peuple des campagnes. Il n’était pas rare de voir alors les paysans brouter l’herbe et manger l’écorce des arbres. Au milieu du dix-septième siècle, les missionnaires de « Monsieur Vincent », comme on appelait le futur saint, font connaître des faits épouvantables : troupeaux d’hommes fouillant la terre comme des pourceaux pour y chercher quelques racines ; bêtes crevées, en putréfaction, dévorées par des affamés ; et nombreuses créatures humaines mortes de faim !

En ce siècle-là, la famine est en Périgord comme partout. Le paysan de France meurt de faim. Lorsque la famine aiguë ne sévit pas, la disette règne. Et pendant ce temps, le grand roi engloutit des centaines de millions dans de fastueuses constructions, et jette l’or sans compter à ses maîtresses et à ses courtisans. Un rébus populaire exprimait toutes les misères du paysan de ce temps-là :

VENANCE FRANCE FER COLBERT
G DE LA K LA FRANCE

« J’ai souvenance de la souffrance qu’a souffert la France sous Colbert ».

Le terrible hiver de 1709 est au seuil du dix-huitième siècle. La misère était immense dans tout le royaume. « Le mal est universel, disait le ministre Pontchartrain ; il n’est pas moins grand à Versailles qu’ailleurs ».

Nouvelle famine en 1725, et encore deux ans après. Le pain valait à Paris neuf sols la livre, ce qui représente plus de vingt sous d’aujourd’hui. Alors, commencèrent les accaparements et les spéculations criminelles sur les grains. Le 12 juillet 1729, par un bail de douze ans renouvelé jusqu’à la Révolution, Louis XV sanctionna les odieux agissements flétris par l’histoire du nom de Pacte de famine.

Les résultats ne se firent pas attendre. Il y eut des famines en 1740, 1741, 1742, 1745, 1767, 1768, 1775, 1776, 1784, 1789.

Écoutons ce que dit d’Argenson en 1740 :

« En pleine paix, avec les apparences d’une récolte sinon abondante, du moins passable, les hommes meurent autour de nous comme mouches, de pauvreté, et en broutant l’herbe ». Parmi les provinces les plus malheureuses, il cite le Périgord.

Le duc d’Orléans porta un jour au Conseil un morceau de pain de fougère et dit : « Sire, voilà de quoi vos sujets se nourrissent ». Mais cela n’avait garde de toucher le roi, qui agiotait sur le prix des blés et se vantait impudemment du gain scandaleux qu’il faisait sur son misérable peuple.

Quatre intendants, des présidents au Parlement, des ministres, des courtisans, des maltôtiers, faisaient partie de cette criminelle association que protégeaient Sartine et le périgordin Bertin, l’homme du « petit ministère ».

En 1774, Turgot ayant fait édicter la liberté du commerce des grains, la coalition monstrueuse des agioteurs : la reine, les princes, le clergé, le Parlement, ses collègues du ministère, tout s’ameuta contre lui. Les gens du Pacte organisèrent une famine factice en faisant jeter les grains dans les rivières, détruire les moulins et incendier les gerbes, par des brigands soudoyés.

La misère du peuple de France, toujours croissante, était arrivée, à la Révolution, à un degré inouï, insupportable. Le 4 mai 1789, l’évêque de Nancy, La Fare, prêchant à la cour, s’écriait : « C’est un peuple martyr à qui la vie ne semble avoir été laissée que pour le faire souffrir plus longtemps ! »

En Périgord, la disette factice créée par les spéculateurs, jointe à la disette réelle, suite du rude hiver de 1789, fit naître des troubles à Bourdeilles, à Sainte-Alvère, à Thenon et ailleurs. Les paysans soulevés arrêtaient les voitures des marchands accapareurs, et empêchaient quelquefois les enlèvements de grains. Puis, dans presque toutes les paroisses, ils plantèrent des mais où étaient suspendus, avec les girouettes des châteaux, des mesures à grains, des cribles, des radoires, en signe de protestation contre le régime qui réduisait le peuple à un aussi misérable état.

Avec quelques légères molestations contre certains nobles insolents et mal avisés, voilà toute la vengeance du pauvre paysan périgordin pour tant de longs siècles de misère et d’oppression !

Aujourd’hui, tout cela est oublié, les souffrances d’autrefois comme les vengeances bénignes. Il ne reste plus dans l’esprit populaire qu’une méfiance générale et un éloignement invincible pour les hommes et les choses qui représentent ces temps désolés. Le paysan qui possède un petit bien, est sûr, désormais, de « manger du pain en travaillant », comme il dit, et cela suffit à cet homme sobre et courageux. Voilà pourquoi il a confiance dans l’avenir, et voilà pourquoi il regarde, impassible, tomber la pluie d’hiver.

Mais après plusieurs jours mouillés, le vent tourne et la pluie cesse. À l’humide auster succède par degrés l’aquilon venu du nord. Partout l’eau se prend. Les chemins où on ne pouvait passer se raffermissent ; les sabots sonnent sur la terre durcie et, dans les empreintes d’un pied de bœuf, brisent la glace avec un bruit de vitre cassée. Alors, dans les terres égouttées, l’homme mène les fumiers et, après l’épandage, fait les labours d’hiver lorsque le temps se radoucit. Les prés sont morts, grisâtres et tristes, les bois sont dépouillés, les herbes folles des champs sont desséchées, et le long des chemins, les grands chardons-peignes dressent leurs têtes rondes hérissées.

Cependant, au milieu du sommeil hivernal, les noisetiers mettent leurs chatons ; et en allant tailler sa vigne, le paysan aperçoit le long d’un taillis, pointer sous la mousse et la palène flétrie la perce-neige à la fleur laiteuse, qui devance le renouveau.

Et bientôt reviennent au pays la gentille alouette, la grive, et le gai pinson qui donne un peu de vie aux bois désertés en brumaire :

Tui ! tui ! tui !