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L’Année terrible/Loi de formation du progrès

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L’Année terribleMichel Lévy, frères (p. 143-155).


                           V

Une dernière guerre ! hélas, il la faut ! oui.

Quoi ! le deuil triomphant, le meurtre épanoui,
Sont les conditions de nos progrès ! Mystère !
Quel est donc ce travail étrange de la terre ?
Quelle est donc cette loi du développement
De l’homme par l’enfer, la peine et le tourment ?
Pour quelque but final dont notre humble prunelle
N’aperçoit même pas la lueur éternelle,
L’être des profondeurs a-t-il donc décrété,
Dans les azurs sans fond de la sublimité,
Que l’homme ne doit point faire un pas qui n’enseigne
De quel pied il chancelle et de quel flanc il saigne,
Que la douleur est l’or dont se paie ici-bas
Le bonheur acheté par tant d’âpres combats ;
Que toute Rome doit commencer par un antre ;
Que tout enfantement doit déchirer le ventre ;
Qu’en ce monde l’idée aussi bien que la chair


Doit saigner, et, touchée en naissant par le fer,
Doit avoir, pour le deuil comme pour l’espérance,
Son mystérieux sceau de vie et de souffrance
Dans cette cicatrice auguste, le nombril ;
Que l’oeuf de l’avenir, pour éclore en avril,
Doit être déposé dans une chose morte ;
Qu’il faut que le bien naisse et que l’épi mûr sorte
De cette plaie en fleur qu’on nomme le sillon,
Que le cri jaillit mieux en mordant le bâillon ;
Que l’homme doit atteindre à des édens suprêmes,
Dont la porte déjà, dans l’ombre des problèmes,
Apparaît radieuse à ses yeux enflammés,
Mais que les deux battants en resteront fermés,
Malgré le saint, le christ, le prophète et l’apôtre,
Si Satan n’ouvre l’un, si Caïn n’ouvre l’autre ?

O contradictions terribles ! d’un côté
On voit la loi de paix, de vie et de bonté
Par-dessus l’infini dans les prodiges luire ;
Et de l’autre on écoute une voix triste dire :
— Penseurs, réformateurs, porte-flambeaux, esprits,
Lutteurs, vous atteindrez l’idéal ! à quel prix ?
Au prix du sang, des fers, du deuil, des hécatombes.
La route du progrès, c’est le chemin des tombes. —
Voyez : le genre humain, à cette heure opprimé
Par les forces sans yeux dont ce globe est formé,
Doit vaincre la matière, et, c’est là le problème,


L’enchaîner, pour se mettre en liberté lui-même.
L’homme prend la nature énorme corps à corps ;
Mais comme elle résiste ! elle abat les plus forts.
Derrière l’inconnu la nuit se barricade ;
Le monde entier n’est plus qu’une vaste embuscade ;
Tout est piège ; le sphinx, avant d’être dompté,
Empreint son ongle au flanc de l’homme épouvanté ;
Par moments il sourit et fait des offres traîtres ;
Les savants, les songeurs, ceux qui sont les seuls prêtres,
Cèdent à ces appels funèbres et moqueurs ;
L’énigme invite, embrasse et brise ses vainqueurs ;
Les éléments, du moins ce qu’ainsi l’erreur nomme,
Ont des attractions redoutables sur l’homme ;
La terre au flanc profond tente Empédocle, et l’eau
Tente Jason, Diaz, Gama, Marco Polo,
Et Colomb que dirige au fond des flots sonores
Le doigt du cavalier sinistre des Açores ;
Le feu tente Fulton, l’air tente Montgolfier ;
L’homme fait pour tout vaincre ose tout défier.
Maintenant regardez les cadavres. La somme
De tous les combattants que le progrès consomme
Etonne le sépulcre et fait rêver la mort.
Combien d’infortunés noyés dans leur effort
Pour atteindre à des bords nouveaux et fécondables !
Les découvertes sont des filles formidables
Qui dans leur lit tragique étouffent leurs amants.
O loi ! tous les tombeaux contiennent des aimants ;
Les grands cœurs ont l’amour lugubre du martyre,


Et le rayonnement du précipice attire.

Ceux-ci sacrifiant, ceux-là sacrifiés.

Cette croissance humaine où vous vous confiez
Sur nos difformités se développe et monte.
Destin terrifiant ! tout sert, même la honte ;
La prostitution a sa fécondité ;
Le crime a son emploi dans la fatalité ;
Etant corruption, un germe y peut éclore.
Ceci qu’on aime naît de ceci qu’on déplore.
Ce qu’on voit clairement, c’est qu’on souffre. Pourquoi ?
On entre dans le mieux avec des cris d’effroi ;
On sort presque à regret du pire où l’on séjourne.
Le genre humain gravit un escalier qui tourne
Et plonge dans la nuit pour rentrer dans le jour ;
On perd le bien de vue et le mal tour à tour ;
Le meurtre est bon ; la mort sauve ; la loi morale
Se courbe et disparaît dans l’obscure spirale.
A de certains moments, à Tyr comme à Sion,
Ce qu’on prend pour le crime est la punition ;
Punition utile et féconde, où surnage
On ne sait quelle vie éclose du carnage.
Les dalles de l’histoire, avec leurs affreux tas
De trahisons, de vols, d’ordures, d’attentats,
Avec leur effroyable encombrement de boue
Où de tous les Césars on voit passer la roue,
Avec leurs Tigellins, avec leurs Borgias,


Ne seraient que l’étable infâme d’Augias,
La latrine et l’égout du sort, sans le lavage
De sang que par instants Dieu fait sur ce pavage.
C’est dans le sang que Rome et Venise ont fleuri.
Du sang ! et l’on entend dans l’histoire ce cri :
— Une aile sort du ver et l’un engendre l’autre.
L’âge qui plane est fils du siècle qui se vautre. —
Le monde reverdit dans le deuil, dans l’horreur ;
Champ sombre dont Nemrod est le dur laboureur !

Toute fleur est d’abord fumier, et la nature
Commence par manger sa propre pourriture ;
La raison n’a raison qu’après avoir eu tort ;
Pour avancer d’un pas le genre humain se tord ;
Chaque évolution qu’il fait dans la tourmente
Semble une apocalypse où quelqu’un se lamente.
Ouvrage lumineux, ténébreux ouvrier.

Sitôt que le char marche il se met à crier.
L’esclavage est un pas sur l’anthropophagie ;
La guillotine, affreuse et de meurtres rougie,
Est un pas sur le croc, le pal et le bûcher ;
La guerre est un berger tout autant qu’un boucher ;
Cyrus crie : en avant ! tous les grands chefs d’armées,
Trouant le genre humain de routes enflammées,
Ont une tache d’aube au front, noirs éclaireurs ;
Ils refoulent la nuit, les brouillards, les erreurs,


L’ombre, et le conquérant est le missionnaire
Terrible du rayon qui contient le tonnerre.
Sésostris vivifie en tuant, Gengiskan
Est la lave féconde et sombre du volcan,
Alexandre ensemence, Attila fertilise.
Ce monde que l’effort douloureux civilise,
Cette création où l’aube pleure et luit,
Où rien n’éclôt qu’après avoir été détruit,
Où les accouplements résultent des divorces,
Où Dieu semble englouti sous le chaos des forces,
Où le bourgeon jaillit du nœud qui l’étouffait,
C’est du mal qui travaille et du bien qui se fait.

Mais quelle ombre ! quels flots de fumée et d’écume !
Quelles illusions d’optique en cette brume !
Est-ce un libérateur, ce tigre qui bondit ?
Ce chef, est-ce un héros ou bien est-ce un bandit ?
Devinez. Qui le sait ? dans ces profondeurs faites
De crime et de vertu, de meurtres et de fêtes,
Trompé par ce qu’on voit et par ce qu’on entend,
Comment retrouver l’astre en tant d’horreur flottant ?

De là vient qu’autrefois tout semblait vain et trouble ;
Tout semblait de la nuit qui monte et qui redouble ;
Le vaste écroulement des faits tumultueux,
Les combats, les assauts traîtres et tortueux,
Les Carthages, les Tyrs, les Byzances, les Romes,
Les catastrophes, chute épouvantable d’hommes,

Avaient l’air d’un tourment stérile, et, se suivant
Comme la grêle suit les colères du vent
Et comme la chaleur succède à la froidure,
Semblaient ne dégager qu’une loi : Rien ne dure.
Les nations, courbant la tête, n’avaient plus
D’autre philosophie en ces flux et reflux
Que la rapidité des chars passant sur elles ;
Nul ne voyait le but de ces vaines querelles ;
Et Flaccus s’écriait : — Puisque tout fuit, aimons,
Vivons, et regardons tomber l’ombre des monts ;
Riez, chantez, cueillez des grappes dans les treilles
Pour les pendre, ô Lydé, derrière vos oreilles ;
Ce peu de chose est tout. Par Bacchus, sur le poids
Des héros, des glandeurs, de la gloire et des rois,
Je questionnerai Caron, le passeur d’ombres ! —

Depuis on a compris. Les foules et les nombres
Ont perdu leur aspect de chaos par degrés,
Laissant vaguement voir quelques points éclairés.

Quoi ! la guerre, le choc alternatif et rude
Des batailles tombant sur l’âpre multitude,
Sur le choc triste et brut des fauves nations,
Quoi ! ces frémissements et ces commotions
Que donne au droit qui naît, au peuple qui se lève,
La rencontre sonore et féroce du glaive,
Ce vaste tourbillon d’étincelles qui sort
Des combats, des héros s’entre-heurtant, du sort,


Ce tumulte insensé des camps et des tueries,
Quoi ! le piétinement de ces cavaleries,
Les escadrons couvrant d’éclairs les régiments,
Quoi ! ces coups de canon battant ces murs fumants,
Ces coups d’épieux, ces coups d’estocs, ces coups de piques,
Le retentissement des cuirasses épiques,
Ces victoires broyant les hommes, cet enfer,
Quoi ! les sabres sonnant sur les casques de fer,
L’épouvante, les cris des mourants qu’on égorge…
— C’est le bruit des marteaux du progrès dans la forge.
— Hélas

En même temps, l’infini, qui connaît
L’endroit où chaque cause aboutit, et qui n’est
Qu’une incommensurable et haute conscience,
Faite d’immensité, de paix, de patience,
Laisse, sachant le but, choisissant le moyen,
Souvent, hélas ! le mal se faire avec du bien ;
Telle est la profondeur de l’ordre ; obscur, suprême,
Tranquille, et s’affirmant par ses démentis même.
C’est ainsi qu’un bandit de Marc-Auréle est né ;
C’est ainsi que, hideux, devant l’homme étonné,
Le ciel y consentant, avec le Christ auguste,
Avec la loi d’un saint, avec la mort d’un juste,
Avec ces mots si doux : — Nourris quiconque a faim.
— Aime autrui comme toi. — Ne fais pas au prochain
Ce que tu ne veux pas qu’à toi-même on te fasse. —
Avec cette morale où tout est vie et grâce,


Avec ces dogmes pris au plus serein des cieux,
Loyola construisit son piège monstrueux ;
Sombre araignée à qui Dieu, pour tisser sa toile,
Donnait des fils d’aurore et des rayons d’étoile.

Et même, en regardant plus haut, quel est celui
Qui s’écriera : — Je suis l’astre, et j’ai toujours lui ;
Je n’ai jamais failli, jamais péché ; j’ignore
Les coups du tentateur à ma vitre sonore ;
Je suis sans faute. — Est-il un juste audacieux
Qui s’ose affirmer pur devant l’azur des cieux ?
L’homme a beau faire, il faut qu’il cède à sa nature ;
Une femme l’émeut, dénouant sa ceinture,
Il boit, il mange, il dort, il a froid, il a chaud ;
Parfois la plus grande âme et le cœur le plus haut
Succombe aux appétits d’en bas ; et l’esprit quête
Les satisfactions immondes de la bête,
Regarde à la fenêtre obscène, et va, les soirs,
Rôder de honte en honte au seuil des bouges noirs.
— Oui, c’est la porte abjecte, et cependant j’y passe,
Dit Caton à voix haute et Jean-Jacque à voix basse.
La Syrienne chante à Virgile évohé ;
Socrate aime Aspasie, Horace suit Chloé ;
Tout homme est le sujet de la chair misérable ;
Le corps est condamné, le sang est incurable ;
Pas un sage n’a pu se dire, en vérité,
Guéri de la nature et de l’humanité.


Mal, bien, tel est le triste et difforme mélange.
Le bien est un linceul en même temps qu’un lange ;
Si le mal est sépulcre, il est aussi berceau ;
Ils naissent l’un de l’autre, et la vie est leur sceau.
Les philosophes pleins de crainte ou d’espérance
Songent et n’ont entre eux pas d’autre différence,
En révélant l’éden, et même en le prouvant,
Que le voir en arrière ou le voir en avant.
Les sages du passé disent : — L’homme recule ;
Il sort de la lumière, il entre au crépuscule,
L’homme est parti de tout pour naufrager dans rien.
Ils disent : bien et mal. Nous disons : mal et bien.

Mal et bien, est-ce là le mot ? le chiffre unique ?
Le dogme ? est-ce d’Isis la dernière tunique ?
Mal et bien, est-ce là toute la loi ? — La loi !
Qui la connaît ? Quelqu’un parmi nous, hors de soi
Comme en soi, sous l’amas de farts, d’époques, d’âges,
A-t-il percé ce gouffre et fait ces grands sondages ?
Quelqu’un démêle-t-il le germe originel ?
Quelqu’un voit-il le point extrême du tunnel ?
Quelqu’un voit-il la base et voit-il la toiture ?
Avons-nous seulement pénétré la nature ?
Qu’est-ce que la lumière et qu’est-ce que l’aimant ?
Qu’est le cerveau ? de quoi se fait le mouvement ?
D’où vient que la chaleur manque aux rayons de lune ?
O nuit, qu’est-ce qu’une âme ? un astre en est-il une ?
Le parfum est-il l’âme errante du pistil ?


Une fleur souffre-t-elle ? un rocher pense-t-il ?
Qu’est-ce que l’Onde ? Etnas, Cotopaxis, Vésuves,
D’où vient le flamboiement de vos énormes cuves ?
Où donc est la poulie et la corde et le seau
Qui pendent dans ton puits, ô noir Chimborazo ?
Vivants ! distinguons-nous une chose d’un être ?
Qu’est-ce que mourir ? dis, mortel ! qu’est-ce que naître ?
Vous demandez d’un fait : Est-ce toute la loi ?
Voyons, qui que tu sois, toi qui parles, dis-moi,
Qu’es-tu ? Tu veux sonder l’abîme ? Es-tu de force
A scruter le travail des sèves sous l’écorce ;
A guetter, dans la nuit des filons souterrains,
L’hymen de l’eau terrestre avec les flots marins
Et la formation des métaux ; à poursuivre
Dans leurs antres le plomb, le mercure et le cuivre,
Si bien que tu pourrais dire : Voici comment
L’or se fait dans la terre et l’aube au firmament !
Le peux-tu ? parle. Non. Eh bien, sois économe
D’axiomes sur Dieu, de sentences sur l’homme,
Et ne prononce pas d’arrêts dans l’infini.
Et qui donc ici-bas, qui, maudit ou béni,
Peut de quoi que ce soit, farce, âme, esprit, matière,
Dire : — Ce que j’ai là, c’est la loi tout entière ;
Ceci, c’est Dieu, complet, avec tous ses rayons ;
Mettez-le-moi bien vite en vos collections,
Et tirez le verrou de peur qu’il ne s’échappe. —
Savant dans son usine ou prêtre sous sa chape,
Qui donc nous montrera le sort des deux côtés ?

Qui se promènera dans les éternités,
Comme dans les jardins de Versailles Lenôtre ?
Qui donc mesurera l’ombre d’un bout à l’autre,
Et la vie et la tombe, espaces inouïs
Où le monceau des jours meurt sous l’amas des nuits,
Où de vagues éclairs dans les ténèbres glissent,
Où les extrémités des lois s’évanouissent !

Que cette obscure loi du progrès dans le deuil,
Du succès dans la chute et du port dans l’écueil,
Soit vraie ou fausse, absurde et folle, ou démontrée ;
Que, dragon, de l’éden elle garde l’entrée,
Ou ne soit qu’un mirage informe, le certain
C’est que, devant l’énigme et devant le destin,
Les plus fermes parfois s’étonnent et fléchissent.
A peine dans la nuit quelques cimes blanchissent
Que la brume a déjà repris d’autres sommets ;
De grands monts, qui semblaient lumineux à jamais,
Qu’on croyait délivrés de l’abîme, s’y dressent,
Mais noirs, et, lentement effacés, disparaissent.
Toutes les vérités se montrent un moment,
Puis se voilent ; le verbe avorte en bégaiement ;
Le jour, si c’est du jour que cette clarté sombre,
N’a l’air de se lever que pour regarder l’ombre ;
On ne voit plus le phare ; on ne sait que penser ;
Vient-on de reculer, ou vient-on d’avancer ?
Oh ! dans l’ascension humaine, que la marche
Est lente, et comme on sent la pesanteur de l’arche !

Comme ceux qui de tous portent les intérêts
Ont l’épaule meurtrie aux angles du progrès !
Comme tout se défait et retombe à mesure !
Pas de principe acquis ; pas de conquête sûre ;
A l’instant où l’on croit l’édifice achevé,
Il s’écroule, écrasant celui qui l’a rêvé ;
Le plus grand siècle peut avoir son heure immonde ;
Parfois sur tous les points du globe un fléau gronde,
Et l’homme semble pris d’un accès de fureur.
L’européen, ce frère aîné, joute d’honneur
Avec le caraïbe, avec le malabare ;
L’anglais civilisé passe l’indou barbare ;
O pugilat hideux de Londre et de Delhy !
Le but humain s’éclipse en un infâme oubli.
Il est nuit du Danube au Nil, du Gange à l’Ebre.
Fête au nord ; c’est la mort du midi qu’on célèbre.
Europe, dit Berlin, ris, la France n’est plus !
O genre humain, malgré tant d’âges révolus,
Ta vieille loi de haine est toujours la plus forte ;
L’évangile est toujours la grande clarté morte,
Le jour fuit, la paix saigne, et l’amour est proscrit,
Et l’on n’a pas encor décloué Jésus-Christ.