L’Année terrible/N’importe, ayons foi ! Tout s’agite

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                          I

N’importe, ayons foi ! Tout s’agite,
Comme au fond d’un songe effrayant,
Tout marche et court, et l’homme quitte
L’ancien rivage âpre et fuyant.
On va de la nuit à l’aurore,
Du noir sépulcre au nid sonore,
Et des hydres aux alcyons.
Les téméraires sont les sages.
Ils sondent ces profonds passages
Qu’on nomme Révolutions.

Prophètes maigris par les jeûnes,
O poètes au fier clairon,


Tous, les anciens comme les jeunes,
Isaïe autant que Byron,
Vous indiquez le but suprême
Au genre humain, toujours le même
Et toujours nouveau sous le ciel ;
Vous jetez dans le vent qui vole
La même éternelle parole
Au même passant éternel.

Votre voix tragique et superbe
Plonge en bas et remonte en haut ;
Vous demandez à Dieu le verbe
Et vous donnez au sphinx le mot.
Tout l’itinéraire de l’homme,
Quittant Sion, dépassant Rome,
Au prêtre qui chancelle ou fuit
Semble une descente d’abîme ;
On entend votre bruit sublime,
Avertissement dans la nuit.

Vous tintez le glas pour le traître
Et pour le brave le tocsin ;
On voit paraître et disparaître
Vos hymnes, orageux essaim ;
Vos vers sibyllins vont et viennent ;
Dans son dur voyage ils soutiennent


Le peuple, immense pèlerin ;
Vos chants, vos songes, vos pensées,
Semblent des urnes renversées
D’où tombent des rythmes d’airain.

Bientôt le jour sur son quadrige
De l’ombre ouvrira les rideaux ;
Vers l’aurore tout se dirige,
Même ceux qui tournent le dos ;
L’un y marche et l’autre y recule ;
L’avenir dans ce crépuscule
Dresse sa tour étrange à voir,
Tour obscure, mais étoilée ;
Vos strophes à toute volée
Sonnent dans ce grand clocher noir.