L’Anneau d’améthyste/XI

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Calmann-Lévy (p. 246-256).


XI


Le quartier, dans le clair matin, était plein du mouvement des hommes de corvée, qui balayaient le pavé ou pansaient les chevaux. Au fond de la cour, dans son sale bourgeron et son pantalon de toile, le soldat Bonmont, en compagnie des soldats Cocot et Briqueballe, debout devant une marmite pleine d’eau, épluchait des pommes de terre. De temps en temps une escouade, sous la conduite d’un sous-officier, dévalait en torrent d’un escalier, et répandait sur son passage l’invincible gaieté des êtres jeunes. Mais ce qu’il y avait de plus expressif dans ces hommes instruits à marcher, c’était le pas, un pas lourd et travaillé, une marche écrasante et sonore. À tout moment aussi, des registres petits et grands, divers, nombreux, passaient au bras des fourriers importants. Les soldats Bonmont, Cocot et Briqueballe pelaient les pommes de terre et les jetaient dans la marmite. Cependant ils échangeaient des paroles en petit nombre et ils exprimaient en termes très grossiers des pensées très innocentes. Et le soldat Bonmont songeait. Devant lui, par delà les grilles qui fermaient la cour de la caserne monumentale, s’étendait un cercle de collines dont les blanches villas étincelaient au soleil du matin dans les branches violettes des arbres. Des actrices et des filles nichaient là, amenées par le soldat Bonmont. Une nuée de femmes galantes, de bookmakers, de journalistes sportifs et militaires, de maquignons, d’entremetteurs et d’entremetteuses et de maîtres chanteurs, s’était abattue autour de la caserne où le riche soldat faisait son service. En épluchant les pommes de terre, il aurait pu s’enorgueillir d’avoir assemblé, si loin de Paris, une société si parisienne. Mais il avait l’habitude de la vie, l’expérience des hommes, et cette gloire ne le flattait pas. Il était morose et soucieux. Il n’avait qu’une ambition, se faire octroyer le bouton des Brécé. Il le désirait avec la violence héréditaire, avec cette force que le grand baron avait montrée dans la conquête des choses, des corps et des âmes, mais non pas certes avec l’intelligence claire et profonde, le génie de son énorme père. Lui-même, il se sentait inférieur à ses richesses ; il en souffrait et il en devenait méchant.

Il songeait :

« Leur bouton, ils ne le donnent pas qu’à des ducs et pairs, bien sûr ! Les Brécé, c’est plein d’Américaines et de juives. Je les vaux bien. »

Il jeta violemment dans la marmite sa pomme de terre pelée. Et le soldat Cocot, poussant un gros juron dans un gros rire, s’écria :

— Voilà qu’il renverse le bouillon, maintenant, misère de sort !

Et Briqueballe s’égaya de cette plaisanterie, parce qu’il avait l’âme simple et qu’il était de la classe. Et il se réjouissait de revoir bientôt la maison de son père, bourrelier à Cayeux.

« Ce vieux cafard de Guitrel ne fera rien pour moi, songeait le soldat Bonmont. Il est très fort, Guitrel, plus fort que je n’aurais cru. Il m’a posé ses conditions. Tant qu’il ne sera pas évêque, il ne parlera pas à ses amis de Brécé. Il est rosse tout de même. »

— Bonmont, dit Briqueballe, ne f… pas les épluchures dans la marmite.

— C’est pas à faire, dit Cocot.

— Je suis pas de semaine, répondit Bonmont.

Ainsi parlaient ces trois hommes, parce qu’ils étaient égaux.

Et Bonmont songeait :

« Je me passerai très bien de Guitrel. Il y en a assez d’autres, qui pourront me faire donner le bouton. Il y a d’abord Terremondre. Il fréquente les Brécé. Il est de bonne famille, bien pensant… mais pas sérieux, Terremondre, ficelle… horriblement ficelle… sans influence. Il promettra tout et ne fera rien.

» Je ne peux pourtant pas m’adresser au curé Traviès, qui fait des battues avec le braconnier Rivoire. Il y a le général Cartier de Chalmot… Celui-là n’aurait qu’à ouvrir la bouche… Mais ce vieux débris ne peut pas me souffrir. »

Le soldat Bonmont avait de telles pensées, et ce n’était pas sans raison. Le général Cartier de Chalmot ne l’aimait pas. Il avait coutume de dire : « Si le petit Bonmont était sous mes ordres, je le ferais marcher droit. » Quant à la générale Cartier de Chalmot, elle le poursuivait de son indignation depuis l’heure où, dans un bal, elle l’avait entendu prononcer ces paroles : « En dehors des questions de sentiment, maman est d’une veulerie lamentable. » Le jeune Bonmont ne se trompait donc pas. Il ne devait attendre aucun bon office ni du général ni de la générale.

Il chercha dans sa mémoire qui pourrait bien lui rendre le service refusé par Guitrel. M. Lerond ? Il était trop prudent. Jacques de Courtrai ? Il était à Madagascar.

Le jeune Bonmont poussa un profond soupir. Mais il lui vint une idée, tandis qu’il pelait sa dernière pomme de terre.

« Si je faisais Guitrel évêque ? Elle serait bien bonne !… »

Au moment où cette pensée se formait dans son esprit, des imprécations retentirent à son oreille.

— N. de D… ! n. de D… ! Misère de misère ! s’écriaient ensemble les soldats Briqueballe et Cocot, sous une pluie soudaine de suie qui, tombant sur eux, autour d’eux et dans la marmite, barbouillait leurs doigts humides et obscurcissait les pommes de terre, pâles naguère comme des boules d’ivoire.

Ils levèrent la tête pour découvrir la cause du mal et virent, à travers la pluie noire, des camarades qui démontaient sur le toit un long tuyau de cheminée et secouaient violemment la suie dont il était rempli. À cette vue, Cocot et Briqueballe s’écrièrent d’une seule voix :

— Eh ! vous, là-haut, avez-vous bientôt fini ?

Et ils jetèrent aux camarades du toit toutes les invectives qui peuvent sortir d’une âme naïve et sincère. Innocentes injures, qui témoignaient d’un mécontentement véritable, et remplissaient la cour du quartier des sons prolongés de l’accent picard et de l’accent bourguignon. Puis le visage à petite moustache du sergent Lafille parut au bord du toit et une voix aigre, dans le soudain silence, versa ces mots :

— Vous deux, en bas, vous avez trois jours… C’est compris ?

Briqueballe et Cocot demeurèrent accablés sous les coups de la fatalité et de la loi. Et le soldat Bonmont, leur égal, songeait :

« Je peux bien faire un évêque. Je n’ai qu’à parler à Huguet. »

Huguet était alors président du conseil. Il dirigeait un cabinet modéré, que la droite soutenait. Huguet, en le formant, avait rassuré le capital et il en avait conçu de la sérénité, de la confiance en lui-même et quelque orgueil. Il tenait, dans son cabinet, le portefeuille des finances et on le félicitait d’avoir raffermi le crédit public, ébranlé par son prédécesseur radical.

Huguet n’avait pas toujours été un tel homme d’État. Radical et même révolutionnaire dans sa jeunesse besogneuse, il était devenu secrétaire du défunt baron de Bonmont pour qui il écrivait des livres et dirigeait des journaux. Il était alors démocrate et mystique en matière de finances. Le baron le voulait ainsi ; ce grand baron avait souci de se concilier les fractions avancées du Parlement, et il ne lui déplaisait pas de paraître généreux et même un peu rêveur. Il appelait cela, à part lui, « se donner de l’espace ». Il fit nommer son secrétaire député de Montil. Huguet lui devait tout.

Et le jeune Bonmont, qui le savait, se disait :

« Il me suffira de parler à Huguet. » Il se le disait. Mais au dedans de lui-même il n’en était pas certain. Car il savait aussi que M. Huguet, président du conseil, évitait soigneusement toute rencontre avec le soldat Bonmont et qu’il n’aimait pas qu’on lui rappelât les liens anciens qui l’unissaient avec le grand baron, mort impopulaire, en temps utile, dans une sourde rumeur de scandale.

Et, sagement, le soldat Bonmont pensa : « Il faut trouver autre chose. »

Pour réfléchir à loisir, il s’assit par terre, près de la pompe. Et bientôt il s’abîma dans une méditation profonde. Tous les personnages qu’il jugeait capables de disposer de la crosse et de la mitre défilaient en longue procession dans son imagination évocatrice. Monseigneur Charlot, M. de Goulet, le préfet Worms-Clavelin, madame Worms-Clavelin, M. Lacarelle passaient, et d’autres encore et d’autres toujours. Il fut tiré de sa contemplation par le soldat Jouvencie, licencié en droit, qui, ayant fait jouer la pompe, lui envoya un jet d’eau dans le cou.

— Jouvencie, lui demanda gravement Bonmont en s’essuyant la nuque, de quoi Loyer est-il ministre ?

— Loyer ? De l’instruction publique et des cultes, répondit Jouvencie.

— C’est-il lui qui nomme les évêques ?

— Oui.

— Sûr ?

— Oui. Pourquoi ?

— Pour rien, dit Bonmont.

Et il s’écria au dedans de lui-même :

« J’ai mon affaire !… madame de Gromance !… »