L’Anneau d’améthyste/X

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Calmann-Lévy (p. 236-245).


X


M. Bergeret s’inquiétait de l’état de ses affaires et craignait de tomber en disgrâce, quand il reçut l’avis qu’il était nommé professeur titulaire.

Cette nomination lui vint un jour, dans son nouveau logis de la place Saint-Exupère, au moment où il s’y attendait le moins. Il en éprouva une joie plus grande que n’eussent semblé le permettre ses progrès en ataraxie. Il en conçut de vagues et flatteuses espérances et il était tout souriant quand, le soir, M. Goubin, son élève préféré depuis la trahison de M. Roux, vint le chercher en son logis, pour l’accompagner, selon la coutume, au café de la Comédie.

La nuit était brillante d’étoiles. M. Bergeret, en battant du pied le pavé pointu des rues, regardait le ciel. Et, comme il était curieux d’astronomie amusante, il montra du bout de sa canne à M. Goubin une belle étoile rouge dans les Gémeaux.

— C’est Mars, dit-il. Je voudrais bien qu’il y eût d’assez bonnes lunettes pour voir les habitants de cette planète et leurs industries.

— Mais, cher maître, dit M. Goubin, ne me disiez-vous pas, il y a peu de temps, que la planète Mars n’était point peuplée, que les univers célestes étaient inhabités et que la vie, telle du moins que nous la concevons, devait être une maladie propre à notre planète, une moisissure répandue à la surface de notre monde gâté ?

— Vous ai-je dit cela ? demanda M. Bergeret.

— Je crois bien que vous me l’avez dit, cher maître, répliqua M. Goubin.

Il ne se trompait pas. M. Bergeret, après la trahison de M. Roux, avait dit expressément que la vie organique était une moisissure rongeant la surface de notre monde malade. Et il avait ajouté qu’il espérait, pour la gloire des cieux, que la vie se produisait normalement dans les lointains univers sous les formes géométriques de la cristallisation. « Sans quoi, avait-il ajouté, je n’aurais aucun plaisir à regarder le ciel étoilé des nuits. » Mais il était maintenant d’un sentiment contraire.

— Vous me surprenez, dit-il à M. Goubin. On a quelques raisons de supposer que tous ces soleils, que vous voyez luire dans le ciel, éclairent et chauffent la vie et la pensée. La vie, même sur la terre, revêt parfois des formes agréables, et la pensée est divine. Je serais curieux de connaître cette sœur de la terre qui nage dans l’éther subtil à l’opposé du soleil. Elle est notre voisine, nous ne sommes séparés d’elle que par quatorze millions de lieues, ce qui est une bien petite distance céleste. Je voudrais savoir si, sur la planète Mars, les corps vivants sont plus beaux que sur la terre et les esprits plus vastes.

— C’est ce qu’on ne saura jamais, dit M. Goubin, en essuyant le verre de son lorgnon,

— Du moins, répliqua M. Bergeret, les astronomes ont-ils étudié la configuration que présente, dans de fortes lunettes, cette planète rouge ; et leurs observations s’accordent pour y reconnaître des canaux innombrables. Or, l’ensemble des hypothèses, qui s’appuient les unes sur les autres pour former le faisceau d’un grand système cosmique, nous amène à croire que cette planète voisine est notre aînée ; et dès lors nous pouvons penser que ses habitants sont, par le bénéfice de l’âge, plus sages que nous.

» Ces canaux donnent aux vastes continents qu’ils traversent l’aspect de la Lombardie. À vrai dire, nous n’en voyons ni l’eau, ni les rives, mais seulement la végétation qui les borde, et qui apparaît à l’observateur comme une ligne faible, diffuse, et, selon la saison, plus pâle ou plus sombre. Ils se trouvent surtout à l’équateur de la planète. Nous leur donnons les noms terrestres de Gange, d’Euripe, de Phison, de Nil, d’Orcus. Ce sont des canaux d’irrigation comme ceux auxquels Léonard de Vinci travaillait, dit-on, avec le talent d’un excellent ingénieur. Leur parcours toujours direct, les bassins circulaires auxquels ils aboutissent, font assez voir qu’ils sont des œuvres d’art et l’effet d’une pensée géométrique. La nature aussi est géomètre, mais elle ne l’est pas de cette manière.

» Le canal martien que sur la terre on a nommé l’Orcus est une merveille incomparable : il traverse de petits lacs arrondis. séparés les uns des autres par des distances égales, ce qui lui donne l’aspect d’un rosaire. N’en doutons point, les canaux de Mars ont été creusés par des êtres intelligents.

Ainsi M. Bergeret peuplait l’univers de formes séduisantes et de pensées sublimes. Il remplissait le vide des abîmes du ciel, parce qu’il venait d’être nommé professeur titulaire. Il était plein de sagesse, mais il était homme.

Il trouva en rentrant chez lui la lettre que voici :


Milan, le …


» Cher monsieur et ami,

» Vous avez trop compté sur mon savoir. J’ai le regret de ne pouvoir satisfaire la curiosité qui s’est éveillée dans votre esprit, me dites-vous, pendant les obsèques de M. Cassignol.

» Mon attention ne s’est portée sur nos vieux chants liturgiques que lorsqu’ils se rattachaient d’une manière où d’une autre à la littérature dantesque, et je ne puis rien vous dire, concernant la prose des morts, que vous ne sachiez déjà.

» La plus ancienne mention qu’on trouve de ce poème est faite par Bartolomeo Pisano avant 1401. Maroni attribue le Dies iræ à Frangipani Malabranca Orsini, cardinal en 1278. Wadding, le biographe de l’ordre séraphique, donne cet ouvrage à fra Tomaso de Celano, qui floruit sub anno 1250. Ces attributions sont l’une et l’autre dénuées de toute preuve. Il est du moins probable que cette prose fut composée, au xiie siècle, en Italie.

» Le mauvais texte du missel romain a été encore gâté au xviie siècle. Une table de marbre, conservée dans l’église de San Francesco, à Mantoue, présente un état plus ancien et moins défectueux du poème. Si vous le désirez, je ferai copier pour vous le marmor mantuanum. Vous me contenterez en disposant de moi pour ceci comme en toute rencontre. Je n’ai rien de plus cher au monde que de vous servir.

» En retour faites-moi, s’il vous plaît, la grande faveur de me copier une lettre de Mabillon, conservée dans la bibliothèque de votre ville, fonds Joliette, recueil B, numéro 37158, folio 70. Le passage de cette lettre qui m’intéresse particulièrement est relatif aux Anecdota de Muratori. Il me sera plus précieux si je le tiens de vous.

» Je vous dirai à ce sujet que Muratori ne croyait pas en Dieu. J’ai toujours eu envie d’écrire un livre sur les théologiens athées, dont le nombre est considérable. Pardonnez-moi la peine que vous prendrez pour moi à la bibliothèque de la ville, je souhaite que vous en soyez récompensé par la rencontre de la nymphe portière, aux cheveux d’or, qui écoute, avec des oreilles purpurines, les propos amoureux, en balançant au bout de ses doigts les grosses clefs de nos antiques trésors. Cette nymphe me rappelle que j’ai passé les jours d’aimer et qu’il est temps de cultiver des vices choisis. La vie serait vraiment trop triste si le rose essaim des pensées polissonnes ne venait parfois consoler la vieillesse des honnêtes gens. Je puis faire part de cette sagesse à un esprit rare comme le vôtre et capable de la comprendre.

» Si vous venez à Florence, je vous ferai voir une muse qui garde la maison de Dante et qui vaut bien votre nymphe. Vous admirerez ses cheveux roux, ses yeux noirs, son corsage plein, et vous tiendrez son nez pour une merveille. Il est de moyenne grandeur, droit, fin et avec des narines frémissantes. Je vous le signale, parce que vous savez que la nature réussit rarement les nez et, par sa gaucherie à les construire, gâte trop souvent de jolis visages.

» La lettre de Mabillon que je vous prie de copier pour moi commence par ces mots : Ni les fatigues de l’âge, monsieur… Excusez mes importunités et agréez, cher monsieur, les sentiments de sincère estime et de vive sympathie avec lesquels, je suis tout votre

» CARLO ASPERTINI.


» P.-S. — Pourquoi les Français s’obstinent-ils à ne pas reconnaître une erreur judiciaire qui ne fait plus de doute et qu’il leur serait facile de réparer sans dommage pour personne ? Je cherche les raisons de leur conduite sans pouvoir les découvrir. Tous mes compatriotes, toute l’Europe et le monde entier partagent ma surprise. Je serais bien curieux de connaître votre avis sur cette étonnante affaire.

» C. A. »