L’Anneau d’améthyste/XVII

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Calmann-Lévy (p. 331-342).


XVII


Dans les grises Batignolles, le salon était humble, orné seulement de gravures provenant de la chalcographie du Louvre et de figurines, de vases, de coupes, de plats de Sèvres, ornements d’un effet médiocre, qui attestaient les liens de la maîtresse de la maison avec les fonctionnaires de la République. Madame Cheiral, née Loyer, était la sœur du ministre de la justice et des cultes. Veuve d’un commissionnaire de la rue d’Hauteville, qui ne lui avait rien laissé, elle s’était attachée à son frère par besoin de vivre et par ambition maternelle, et elle gouvernait ce vieux garçon qui gouvernait le pays. Elle l’avait obligé à prendre pour chef de cabinet son fils Maurice, à qui il n’était pas facile de trouver un emploi et qui ne réussissait que dans les fonctions publiques.

L’oncle Loyer avait sa chambre dans le petit appartement de l’avenue de Clichy et il venait l’habiter chaque fois qu’il était pris d’étourdissements et de somnolences, comme il lui arrivait de l’être à chaque printemps, car il se faisait vieux. Mais, dès qu’il se sentait la tête et le pied sûrs, il retournait dans le grenier qu’il habitait depuis un demi-siècle, d’où il voyait les arbres du Luxembourg et où les policiers de l’Empire étaient venus deux fois l’arrêter. Il y conservait la pipe de Jules Grévy.

C’était là, peut-être, le plus riche trésor de ce bonhomme qui avait traversé dans le Parlement l’âge de l’éloquence et l’âge des affaires, manié à l’Intérieur les fonds secrets de trois exercices, acheté pour le parti beaucoup de consciences, corrupteur incorruptible, infiniment indulgent aux prévarications de ses amis, mais jaloux de garder dans le pouvoir l’avantage de sa pauvreté presque narquoise, un peu cynique, têtue, invétérée, honorable.

L’œil éteint maintenant et l’esprit paresseux, retrouvant par intervalles son antique adresse et son esprit de décision, il appliquait ses dernières forces au billard et à la concentration. D’une intelligence bornée et d’une habileté médiocre, madame Cheiral conduisait à son gré ce vieillard rusé, tranquille, morose et grivois, qui, ministre pour la sixième fois dans le cabinet qui succéda au cabinet clérical, voyait avec résignation son neveu Maurice remplir sans esprit de conduite ni sens moral les fonctions indéterminées de chef de cabinet. Loyer était sans doute un peu surpris de découvrir chez son neveu des inclinations réactionnaires et cléricales. Mais il était trop sujet à l’apoplexie pour contrarier sa sœur.

Madame Cheiral restait chez elle ce jour-là. Elle reçut très affectueusement madame Worms-Clavelin, qui vint la voir un peu tard, quand il n’y avait plus à attendre d’autres visites.

On se fit de petits adieux. La femme du préfet retournait le lendemain à sa préfecture.

— Déjà, ma mignonne !

— Il le faut, répondit madame Worms-Clavelin, très douce, l’air ingénu sous les plumes noires de son chapeau.

C’était sa tenue de visites, ce qu’elle appelait se mettre en cheval de corbillard.

— Vous dînez avec nous, mignonne ; on ne vous voit pas déjà si souvent à Paris… Ce sera tout à fait dans l’intimité. Je ne pense pas que mon frère vienne. Il est si occupé, si absorbé dans ce moment ! Mais nous aurons probablement Maurice. Les jeunes gens sont rangés à présent : ce n’est plus comme autrefois. Maurice passe des soirées entières avec moi.

Elle mit à persuader madame Worms-Clavelin l’onction pénétrante d’une âme sociable.

— Ce sera sans cérémonie. Vous serez bien comme vous êtes. Puisque je vous dis que nous serons en famille !

Madame Worms-Clavelin avait obtenu, du ministre de l’intérieur, la croix d’officier pour son mari ; et du ministre de la justice et des cultes, Loyer, la promesse que l’abbé Guitrel serait présenté au pape comme candidat à l’évêché de Tourcoing sur une liste comprenant les ecclésiastiques désignés aux six évêchés ou archevêchés vacants. Rien ne la retenait plus à Paris. Son intention était de partir le soir même pour la préfecture.

Elle s’excusa sur « un tas d’affaires », mais madame Cheiral fut pressante. Quand la résistance de la préfète se prolongea, madame Cheiral prit une voix aigre et des lèvres minces qui montraient sa contrariété. Madame Worms-Clavelin ne voulait pas la fâcher. Elle accepta.

— À la bonne heure ! Et, je vous le répète, ce sera sans cérémonie.

Ce fut sans cérémonie. Loyer ne vint point. Maurice attendu ne vint point. Mais on eut une dame à bureau de tabac et un vieillard assez considérable dans l’enseignement primaire. La conversation fut sérieuse. Madame Cheiral, qui ne s’intéressait vraiment qu’à ses propres affaires et n’avait de malveillance que pour ses amies intimes, désigna les hommes qui lui semblaient dignes du Sénat, de la Chambre et de l’Institut, non qu’elle s’occupât de politique, de sciences ni de lettres, mais parce qu’elle se croyait obligée, comme sœur d’un ministre, d’avoir des idées sur tout ce qui fait la grandeur intellectuelle et morale du pays. Madame Worms-Clavelin écoutait avec une douceur charmante. Elle garda constamment cet air d’innocence qu’elle prenait dans les compagnies qui ne l’amusaient pas. Elle avait pour le monde une manière de baisser les yeux qui excitait les vieux messieurs et dont l’administrateur chenu de la grammaire et de la gymnastique nationales fut troublé. Il la cherchait du pied sous la table. Cependant elle méditait déjà de prendre le tramway qui la porterait de l’avenue de Clichy à l’Arc-de-Triomphe où, dans ce rayonnement d’avenues, semblable à une immense croix d’honneur, était son family-house.

Mais en rentrant dans le salon au bras du vieux monsieur qui avait rendu de signalés services à l’instruction primaire, elle y trouva le jeune Maurice Cheiral, qui, retenu tard, après la séance, au ministère, avait dîné au cabaret et était venu s’habiller pour finir sa soirée au théâtre. Il regarda madame Worms-Clavelin avec intérêt et s’assit près d’elle, sur le vieux divan maternel, au-dessous d’un grand plat de Sèvres, décoré dans un style néo-chinois et pendu au mur dans un cadre de peluche bleue.

— Madame Clavelin !… Justement j’avais à vous parler.

Madame Worms-Clavelin avait été brune et maigre. Et, de la sorte, elle n’avait pas trop déplu aux hommes. Avec le temps, elle était devenue grasse et blonde. Sous cette nouvelle forme, elle ne déplaisait pas aux hommes.

— Vous avez vu mon oncle, hier.

— Oui. Et il a été charmant pour moi. Il va bien aujourd’hui ?

— Fatigué, très fatigué… Il m’a remis le dossier.

— Quel dossier ?

— Le dossier des candidatures aux six évêchés vacants. Vous désirez beaucoup que l’abbé Guitrel soit nommé, hein ?

— C’est mon mari qui le désire. Votre oncle m’a dit que l’affaire était dans le sac.

— Mon oncle… si vous vous en rapportez à ce que dit mon oncle… Il est ministre, il ne peut pas savoir. On le trompe. Et puis il ne dit que ce qu’il veut dire. Pourquoi ne vous adressez-vous pas à moi ?

Avec une pudeur charmante, madame Worms-Clavelin répondit à voix basse :

— Eh bien, je m’adresse à vous !

— Vous faites bien, répondit le chef de cabinet. Vous faites d’autant mieux que votre affaire ne marche pas du tout et qu’il dépend de moi qu’elle marche ou ne marche pas. Mon oncle vous a dit qu’il allait faire les six présentations au pape ?

— Oui.

— Eh bien ! elles ont été faites. Je le sais bien. C’est moi qui les ai faites. Je m’intéresse particulièrement aux affaires ecclésiastiques. Mon oncle est de la vieille école ; il ne comprend pas l’importance de la religion. Moi, j’en suis pénétré. Voici la situation : les six candidats ont été présentés au pape. Le Saint-Père n’en a accepté que quatre. Pour les deux autres, monsieur Guitrel et monsieur Morrue, sans les refuser absolument, il se déclare encore mal informé.

Maurice Cheiral secoua la tête.

— Il est mal informé. Et quand il le sera mieux, je ne sais pas trop ce qu’il dira. Entre nous, chère madame, Guitrel m’a l’air d’une fripouille. Et l’on ne saurait donner trop de soin au choix des évêques. Le corps épiscopal est une force sur laquelle un gouvernement sage doit pouvoir s’appuyer. C’est ce qu’on commence à comprendre.

— Vous parlez bien, dit madame Worms-Clavelin.

— D’un autre côté, reprit le chef de cabinet, votre candidat paraît intelligent, instruit, d’un esprit ouvert.

— Alors ?… dit madame Worms-Clavelin, avec un sourire délicieux.

— C’est délicat ! dit Cheiral.

Cheiral n’était pas très intelligent. Il ne considérait jamais qu’un petit nombre de choses et il se déterminait par des raisons que leur futilité rendait difficiles à démêler. Aussi croyait-on qu’il avait, dans un âge encore tendre, des idées personnelles. Pour l’instant, il venait de lire un livre de M. Imbert de Saint-Amand sur les Tuileries pendant le second Empire ; il avait été frappé, à cette lecture, de l’éclat d’une cour brillante et il en avait conçu l’idée d’un genre de vie où, comme le duc de Morny, il associerait les plaisirs à la politique et jouirait du pouvoir de toutes les manières. Il regarda madame Worms-Clavelin d’un certain air dont elle comprit fort bien l’intention. Elle resta silencieuse et tint les yeux baissés.

— Mon oncle, poursuivit Cheiral, me laisse toute latitude dans cette affaire qui ne l’intéresse pas. Je puis procéder de deux façons. Ou bien proposer, dès à présent, les quatre candidats agréables à Rome… ou bien déclarer au nonce qu’aucun mouvement épiscopal ne sera soumis à la signature du président de la République tant que le Saint-Siège n’aura pas agréé les six candidats. Je ne suis pas encore décidé. Mais je serais charmé de m’entendre avec vous à ce sujet. Je vous attendrai après-demain, à cinq heures, dans une voiture fermée, devant la grille du parc Monceau, au coin de la rue Vigny.

« Le risque n’est pas grand », pensa madame Worms-Clavelin. Et elle ne répondit que par un léger battement de ses paupières.