L’Anneau d’améthyste/XXIII

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Calmann-Lévy (p. 390-396).


XXIII


— Vous travaillez, cher maître, je vous dérange ? dit M. Goubin en entrant dans le cabinet de M. Bergeret.

— Nullement, répondit le professeur de littérature latine. Je m’amusais. Je traduisais un texte grec de l’époque alexandrine, récemment découvert à Philæ, dans un tombeau.

— Je vous serais reconnaissant de me faire connaître votre traduction, cher maître, dit M. Goubin.

— Je le ferai bien volontiers, dit M. Bergeret.

Et il commença de lire :


SUR HERCULE ATIMOS


Le vulgaire rapporte à un seul Hercule des actions accomplies par plusieurs héros de ce nom. Ce qu’Orphée nous apprend de l’Hercule thrace est d’un dieu plus que d’un héros. Je ne m’y arrêterai pas. Les Tyriens connaissent un autre Hercule, auquel ils attribuent des travaux qui ne sont pas facilement croyables. Ce qu’on sait moins, c’est qu’Alcmène donna le jour à deux jumeaux qui se ressemblaient de visage et qui reçurent tous deux le nom d’Hercule. L’un était fils de Jupiter, l’autre d’Amphitryon. Le premier mérita par ses actions de boire à la table des dieux, dans la coupe d’Hébé, et nous le tenons pour un dieu. Le second ne fut point digne de louanges ; c’est pourquoi il fut nommé Hercule Atimos.

Ce que je sais de lui, je le tiens d’un habitant d’Éleusis, homme prudent et sage, qui a recueilli beaucoup d’anciens récits. Voici ce que me conta cet homme :

Hercule Atimos, fils d’Amphitryon, reçut de son père, au sortir de l’adolescence, un arc et des flèches, ouvrage de Vulcain, qui portaient aux hommes et aux animaux la mort inévitable. Or, un jour que, sur les pentes du Cythéron, il chassait les grues voyageuses, il rencontra un bouvier qui lui dit : — Fils d’Amphitryon, un homme injuste vole chaque jour quelque bœuf de nos troupeaux. Tu brilles de jeunesse et de force. Si tu peux atteindre ce voleur de bœufs et le frapper de tes flèches divines, tu t’attireras de grandes louanges. Mais il n’est pas facile de l’approcher. Car ses pieds sont plus grands que ceux des autres hommes, et très rapides.

Atimos promit au bouvier de punir le brigand et reprit son chemin. S’étant enfoncé dans les gorges de la montagne, il aperçut au loin, dans un sentier, un homme qui lui sembla méchant. Pensant que c’était le voleur de bœufs, il le tua avec ses flèches. Mais, tandis que le sang de l’homme coulait encore frais sur les anémones sauvages, Pallas Athéné, la déesse aux yeux clairs, descendit de l’Olympe et vint, dans la montagne, au-devant d’Atimos, qui ne la reconnut pas, car elle avait pris l’aspect d’un vieux serviteur du roi Amphitryon. Et la déesse lui adressa ces paroles

— Divin fils d’Amphitryon, cet homme que tu as tué n’est pas le brigand voleur de bœufs. C’est un homme irréprochable. Tu reconnaîtras facilement le coupable à l’empreinte de ses pas dans la poussière. Car ses pieds sont plus longs que ceux des autres hommes. Celui-ci, qui est mort, mena une vie innocente. C’est pourquoi tu dois demander avec des larmes au divin Apollon de le rendre à la vie. Apollon ne refusera point ce que tu lui demanderas si tu tends vers lui des mains suppliantes.

Mais Atimos, plein de colère, répondit :

— J’ai puni cet homme de sa méchanceté. Crois-tu, vieillard, que je sois un homme sans discernement et frappant au hasard ? Tais-toi, fuis, insensé ! Ou je te ferai repentir de ton audace.

De jeunes pâtres qui jouaient avec leurs chèvres sur la pente du Cythéron, ayant entendu les paroles d’Atimos, les poursuivirent d’une telle louange que la montagne en retentit et que les pins antiques furent agités d’un long frémissement. Et Pallas Athéné, la déesse aux yeux clairs, remonta vers l’Olympe neigeux.

Cependant Atimos, ayant repris sa course, se trouva bientôt sur la trace du voleur de bœufs, dont il aperçut le dos à une petite distance. Il le reconnut facilement à l’empreinte des pas que cet homme laissait derrière lui sur le sable. Car cette empreinte était bien plus grande que celle des autres pieds humains.

Et le héros songea dans son cœur :

« Il faut qu’on croie que cet homme est innocent, pour qu’on croie que j’ai tué le coupable, et que ma gloire en éclate parmi les hommes. »

Ayant ainsi songé en son cœur, il appela l’homme et lui dit :

— Ami, je t’honore parce que tu es irréprochable et que tu nourris des pensées justes.

Et, tirant de son carquois une des flèches forgées par Vulcain, il la donna à l’homme en prononçant ces paroles rapides :

— Prends cette flèche, ouvrage de Vulcain. Tous ceux qui la verront dans tes mains, t’honoreront et tu seras jugé digne de l’amitié d’un héros.

Il dit. Le méchant prit la flèche et s’éloigna. Et la divine Athéné, la déesse aux yeux clairs, descendit de l’Olympe neigeux. Elle prit la forme d’un pâtre plein de majesté, et, s’approchant d’Atimos, elle lui dit :

— Fils d’Amphitryon, en absolvant ce coupable, tu as tué l’innocent une seconde fois. Et cette action ne te vaudra pas la gloire parmi les hommes.

Mais Atimos ne reconnut pas la déesse vénérable, et, croyant que c’était un pâtre, il lui dit, plein de fureur :

— Cœur de cerf, outre de vin, chien, je vais t’arracher l’âme !

Et il leva sur Pallas Athéné le bois plus dur que le fer de son arc, ouvrage de Vulcain.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Le reste manque, dit M. Bergeret, en posant le papier sur sa table.

— C’est dommage, dit M. Goubin.

— C’est dommage, en effet ! dit M. Bergeret. J’ai pris grand plaisir à traduire ce texte grec. Il faut bien se distraire parfois des affaires présentes.