L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XI

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 107-119).


CHAPITRE XI.

L’INTERPRÉTATION.


Quelquefois il croit que c’est le ciel qui lui envoya cette vision, ainsi que toutes celles qui vinrent successivement frapper ses regards ; quelquefois il les prend pour les jeux d’une imagination en délire, pour les souvenirs confus et sans suite des images qui l’occupèrent pendant le jour.
Anonyme.


Nous devons maintenant prier le lecteur de se transporter au parloir où était servi le déjeuner de M. Oldbuck, qui, méprisant le thé et le café, préférait à ces breuvages modernes une nourriture plus solide, se régalait de tranches de bœuf rôti froid, accompagnées d’une espèce de liqueur appelée mum, brassée avec de l’orge et des herbes amères, et qui ressemblait assez à de l’ale forte. Cette boisson est entièrement inconnue à la génération actuelle, si ce n’est qu’on en peut trouver le nom dans les Actes des revenus du parlement, mêlé à ceux de cidre et de poiré, et autres liqueurs sujettes à la taxe. Lovel, qui fut engagé à la goûter, eut de la peine à s’empêcher de la déclarer détestable ; mais cependant il y parvint, car il vit que par là il offenserait grièvement son hôte, lequel faisait préparer cette liqueur tous les ans avec un soin tout particulier, d’après une recette qui provenait de cet Aldobrand Oldenbuck dont on a déjà parlé si souvent. Grâce aux soins hospitaliers des dames, Lovel trouva un déjeuner plus conforme aux goûts actuels, et tandis qu’il en prenait sa part, il fut assailli de questions indirectes sur la manière dont il avait passé la nuit.

« Nous ne pouvons pas complimenter M, Lovel ce matin sur sa bonne mine, mon frère, dit miss Oldbuck ; et quoiqu’il ne veuille pas convenir que rien ne l’ait troublé cette nuit, cependant il est certain qu’il est très pâle, tandis que quand il est arrivé ici, il était frais comme une rose.

— Mais réfléchissez donc, ma sœur, que cette rose dont vous parlez a été battue par les vents et la tempête, sans plus d’égards qu’un paquet d’épines ; comment diable voulez-vous donc qu’il ait gardé ses couleurs ?

— Il est certain, dit Lovel, que je suis encore un peu fatigué, malgré l’excellente réception que j’ai reçue de votre hospitalité.

— Ah ! monsieur, dit miss Oldbuck en le regardant avec un sourire significatif, ou du moins qu’elle cherchait à rendre tel, vous ne voudrez pas convenir par politesse d’avoir été dérangé.

— Réellement, madame, je n’ai éprouvé aucun dérangement ; car je ne puis appeler ainsi la musique dont quelque fée bienfaisante m’a gratifié.

— Je me doutais bien que Marie vous éveillerait avec ses chansons. Elle ne savait pas que j’avais laissé une ouverture à votre croisée ; car, outre le revenant, il y a encore de la fumée dans la chambre verte par les grands vents. Mais je présume que cette nuit vous avez entendu autre chose que les airs de Marie. En vérité ; il faut que les hommes soient bien hardis pour supporter tout cela. Quant à moi, si je devais subir des épreuves de cette nature, c’est-à-dire hors des lois de la nature, j’aurais commencé par crier de manière à faire lever toute la maison, quelle qu’en eût été la conséquence ; et je parierais que le ministre en ferait autant, comme je le lui ai dit. Je ne connais que mon frère Monkbarns qui pût résister à des choses pareilles, si ce n’est vous pourtant, monsieur Lovel.

— Un homme aussi savant que M. Oldbuck, madame, répondit le jeune homme, ne serait pas exposé au même inconvénient que le procureur dont vous parliez hier au soir.

— Ah, ah ! vous comprenez donc maintenant où gît la difficulté ? C’est d’entendre son langage, n’est-ce pas ? Mais quant à mon frère, il a des manières de parler et d’agir qui auraient bientôt chassé tous les spectres du comté ; et cependant on n’aime pas à manquer de politesse, fût-ce même avec un revenant. Mais si quelqu’un doit encore coucher dans cette chambre, je suis décidée, mon frère, à employer cette recette que vous m’avez montrée un jour dans votre livre, quoique en vérité je pense que, par charité chrétienne, il vaudrait mieux faire arranger la chambre tapissée. Elle est un peu humide, et peu éclairée ; mais nous avons si rarement besoin d’un lit d’ami !

— Non, non, ma sœur, je redoute plus l’humidité et le manque de jour que les spectres eux-mêmes. Les autres sont des esprits de lumière ; j’aime mieux que vous ayez recours au charme.

— Je le ferais volontiers, Monkbarns, si j’avais les ingrédiens, mot dont se sert mon livre de cuisine. Il y avait de la verveine et de l’anet, je m’en souviens ; Davie Dibble[1] connaîtra cela, quoique peut-être il leur donne des noms latins ; et puis du poivre long. Nous en avons en quantité.

— De l’hypéricon, et non du poivre long, folle que vous êtes, s’écria Oldbuck en colère. Croyez-vous qu’il s’agisse ici d’une sauce piquante, ou imaginez-vous qu’un esprit, parce qu’il est formé d’air, puisse être chassé par une recette contre les vents ? Ma très savante sœur, monsieur Lovel, se rappelle avec une exactitude dont vous voilà juge, un charme dont je lui ai parlé une fois, et qui, ayant frappé sa tête superstitieuse, y est demeuré mieux gravé que toute autre chose d’un but plus utile que j’ai pu lui répéter depuis dix ans. Mais plus d’une vieille femme comme elle…

— Une vieille femme, Monkbarns ! dit en l’interrompant miss Oldbuck poussée un peu hors des bornes de sa soumission ordinaire ; vraiment vous n’êtes rien moins que poli avec moi.

— Je ne suis que juste, Grizzel ; cependant je comprends dans la même classe plus d’un nom bien sonore, depuis Jamblicus jusqu’à Aubrey, tous gens qui ont perdu leur temps à imaginer des remèdes contre des maux chimériques. Mais j’espère, mon jeune ami, que, sous le charme ou non, protégé par la puissance de l’hypéricon,


De la verveine et de l’anet,
Qui bravent tout pouvoir secret,


ou exposé de nouveau sans défense aux excursions du monde invisible, vous braverez une seconde fois les terreurs de l’appartement enchanté, et accorderez une autre nuit à vos amis fidèles et loyaux.

— Je le désirerais de tout mon cœur ; mais…

— Allons, pas de vos mais, j’ai décidé que vous resteriez.

— Je vous suis extrêmement obligé, mon cher monsieur ; mais…

— Comment donc, vous voilà encore avec vos mais ! Sachez que je déteste ce mot-là ; je ne connais pas de forme d’expression sous laquelle il puisse me paraître supportable[2] ; mais est pour moi une combinaison de lettres plus odieuse que non lui-même. Non est semblable à un franc et honnête garçon un peu brusque, qui dit ce qu’il pense sans considération de personne, et marche droit au but sans s’arrêter ; mais est une espèce de conjonction artificieuse, un prétexte, une défaite polie qui vient vous arracher la coupe au moment où vous la portez à vos lèvres :

« Fi de mais ! ce mot empoisonne
Tout le bien qui l’a précédé ;
Il est, pour quiconque raisonne,
Semblable au geôlier décidé,
Et qui vous annonce en personne
Un criminel par lui guidé. »

— Eh bien alors, dit Lovel encore incertain de ce qu’il devait faire, vous n’attacherez pas à une particule si incivile le souvenir de mon nom. Je crains d’être bientôt obligé de quitter Fairport ; et puisque vous êtes assez bon pour le désirer, je profiterai de cette occasion de passer une autre journée avec vous.

— Et vous en serez récompensé, mon garçon. D’abord vous verrez le tombeau de John Girnel ; puis nous nous en irons tout doucement le long des sables (après nous être informés d’abord de l’état de la marée ; car nous avons assez d’aventures de ce genre) jusqu’au château de Knockwinnock, pour demander des nouvelles de sir Arthur et de ma belle ennemie ; c’est une politesse que nous leur devons, et puis…

— Je vous demande pardon, mon cher monsieur ; mais peut-être feriez-vous mieux de retarder votre visite jusqu’après demain ; je ne suis qu’un étranger et…

— Par cette raison vous êtes tenu à plus de politesse, à mon avis. Mais je vous prie de m’excuser si je me sers d’un mot qui ne convient peut-être qu’à un amateur d’antiquités. Je suis de la vieille roche, moi,

« De ce bon temps où, pleins d’ivresse,
Les jeunes gens, dans leur tendresse,
Volaient de comtés en comtés
Pour obtenir avec simplesse
Un seul regard de ces beautés
Dont au bal leur noble souplesse
Guidait les pas précipités ;
Et s’assurer, malgré la brume,
Que depuis lors ces déités
N’avaient point attrapé de rhume. »

— Eh bien ! si… si vous croyez que ce soit une chose de droit… Mais je crois que je ferai mieux de rester,

— Allons, allons, mon bon ami, je ne suis pas non plus dans le cas d’insister sur une chose qui peut vous être désagréable. Il suffit, pour que j’y renonce, que j’appréhende quelque remora, quelque motif de répugnance, quelque obstacle dont je n’ai pas le droit de m’informer ; peut-être êtes-vous encore fatigué ? Dans ce cas je vous promets que je trouverai le moyen d’occuper votre esprit sans fatiguer vos jambes. Je ne suis pas partisan moi-même d’un exercice violent ; une promenade dans le jardin une fois par jour, est tout autant qu’il en faut pour tout être pensant ; il n’y a qu’un sot ou un chasseur qui en demande davantage. Voyons, par où commencerons-nous ? par mon Essai sur l’art des campemens ? Non, je réserve cela pour notre cordial de l’après-midi : je vous montrerai plutôt la controverse entre Mac Cribb et moi sur les poèmes d’Ossian. Je tiens pour le pénétrant adversaire orcadien, lui pour les partisans de l’authenticité. La dispute a commencé en termes polis et doucereux ; mais à mesure que nous avançons, la vivacité et l’aigreur s’en mêlent ; elle tient déjà tant soit peu du style du vieux Scaliger. Je crains que mon adversaire ne vienne à découvrir cette histoire d’Ochiltree ; mais, au pis aller, j’ai ma réplique toute prête au sujet de cette disparition de l’Antigone. Je vais vous montrer sa dernière épître et le brouillon de ma réponse ; vous verrez que c’est un homme qui nage entre deux eaux. »

En disant ces mots, l’Antiquaire ouvrit un tiroir et commença à fouiller dans un mélange considérable de papiers anciens et modernes. Notre savant avait le malheur, comme tant d’autres savans ou non savans, de se trouver, en de telles circonstances, dans l’embarras des richesses ; en d’autres termes, l’abondance de sa collection l’empêchait souvent de trouver l’objet qu’il cherchait. « Maudits soient les papiers ! dit Oldbuck en les mêlant davantage ; je crois qu’ils prennent des ailes pour s’envoler par bandes comme des sauterelles. Mais, tenez, en attendant regardez ce petit trésor. » En parlant ainsi il mit entre les mains de Lovel une boîte de chêne garnie aux quatre coins de plaques d’argent travaillé. « Pressez ce bouton, » ajouta-t-il en remarquant que le jeune homme cherchait le ressort ; il le fit, le couvercle se leva, et lui découvrit un mince in-quarto curieusement relié en maroquin noir. « Voici, monsieur Lovel, voici l’ouvrage dont je vous parlais hier au soir ; c’est le rare in-quarto de la Confession d’Augsbourg, le fondement et le rempart de la réforme, dressé par le vénérable Mélanchthon, défendu par l’électeur de Saxe et les autres courageux guerriers qui se rallièrent pour soutenir leur foi, même contre un empereur puissant et victorieux ; c’est cet écrit imprimé par le non moins vénérable et recommandable Aldobrand Oldenbuck, mon heureux trisaïeul, pendant les entreprises tyranniques de Philippe II pour enchaîner à la fois la liberté civile et la liberté religieuse. Oui, monsieur, c’est pour avoir imprimé cet ouvrage que cet homme supérieur fut chassé de son ingrate patrie et forcé d’établir ses dieux pénates à Monkbarns même, au milieu des ruines de la superstition et de la domination papale. Regardez ces vénérables effigies, monsieur Lovel, et respectez l’honorable occupation dans laquelle il est représenté travaillant personnellement à la presse pour la propagation de l’instruction chrétienne et politique ; voyez ici sa devise favorite et qui exprime si bien son indépendance, et cette confiance en ses propres moyens, qui dédaignait de devoir à la protection ce qui n’aurait pas été accordé au mérite, et qui n’exprime pas moins cette fermeté d’esprit et cette ténacité d’intention recommandées par Horace[3]. C’était en réalité un homme qui ne se serait pas ébranlé quand même son imprimerie tout entière, ses presses, ses formes, ses grands et petits caractères eussent été brisés autour de lui. Lisez, je vous prie, sa devise ; car chaque imprimeur avait la sienne quand cet art illustre prit naissance. Celle de mon ancêtre était exprimée, comme vous le voyez, par cette phrase teutonique : Kunst Macht Gunst, c’est-à-dire que l’adresse ou la prudence à nous servir de nos avantages et de nos talens naturels, finissent par conquérir l’approbation et la faveur que les préjugés ou l’ignorance nous avaient d’abord ravies.

— Et c’est là, dit Lovel après un moment de silence rêveur, c’est là ce que signifient ces caractères germains ?

— Sans aucun doute. Vous en comprenez la juste application à un sentiment de mérite intérieur, et d’excellence dans un art utile et honorable. Tous les imprimeurs de ce temps avaient leur devise impressa, si je puis l’appeler ainsi, de même que chaque vaillant chevalier du même siècle qui fréquentait les joutes et les tournois. Mon aïeul s’enorgueillissait autant de celle-ci que s’il l’eût déployée sur un champ de bataille conquis sur l’ennemi, quoiqu’elle fût l’emblème de la diffusion des sciences et non de l’effusion du sang. Et cependant nous avons une tradition de famille qui attribue le choix qu’il en fit à une circonstance assez romanesque.

— Et quelle est cette circonstance, mon cher monsieur ? demanda le jeune homme.

— Je dois avouer que c’est une histoire qui altère un peu la réputation de prudence et de sagesse de mon respectable aïeul ; sed semel insanivimus omnes ; mais il n’y a pas d’homme qui n’ait été fou une fois dans sa vie. On dit donc que mon aïeul, pendant qu’il était en apprentissage chez un descendant de ce vieux Fust, que la tradition populaire a envoyé au diable sous le nom de Faust, s’éprit d’un petit minois de fille : c’était celle de son maître, qu’on appelait Berthe. Ils se donnèrent réciproquement leur foi, échangèrent leurs bagues, et enfin n’oublièrent aucune des fadaises ordinaires en pareilles circonstances. Bientôt après Aldobrand partit pour aller parcourir l’Allemagne, comme il convenait à un honnête artisan[4] ; car telle était la coutume d’alors, que tous ceux qui avaient un métier allassent l’exercer quelque temps dans chacune des plus grandes villes de l’Empire avant de former un établissement pour la vie. C’était une coutume très sage, car ces artisans voyageurs étaient reçus partout comme des frères par ceux de leur propre métier, et ne pouvaient manquer d’acquérir plus de savoir ou d’en communiquer aux autres. À son retour à Nuremberg, on dit que mon aïeul y apprit la mort récente de son maître et trouva plusieurs jeunes galans de ces rejetons ruinés, d’anciennes familles sans doute, qui courtisaient à l’envi l’un de l’autre la jeune fille[5], dont le père lui avait, dit-on, laissé une fortune qui pouvait bien balancer seize quartiers de noblesse. Cependant Berthe, qui n’était pas le plus mauvais échantillon de son sexe, avait fait le vœu de n’épouser que celui qui pourrait faire agir la presse de son père aussi habilement que lui. Comme l’adresse et le savoir étaient fort rares dans ces temps, cet expédient la débarrassa de la plupart de ses prétendans, qui étaient aussi capables de manier une baguette magique que le bâton du compositeur. Quelques uns des typographes de la classe ordinaire firent aussi l’épreuve ; cependant aucun n’eut l’art d’en sortir victorieux. Mais je vous ennuie, peut-être ?

— Pas du tout ; continuez, je vous en conjure, monsieur Oldbuck ; je vous écoute avec le plus grand intérêt.

— Ah ! tout cela n’est qu’une folie pourtant. Aldobrand se présenta sous le costume ordinaire d’un ouvrier imprimeur ; c’était le même avec lequel il avait traversé l’Allemagne et conversé avec Luther, Melanchthon, Érasme, et d’autres savans qui n’avaient pas dédaigné ses connaissances et l’art qu’il possédait de les propager, quoique caché sous un vêtement si grossier. Mais on ne s’étonnera pas que ce qui avait semblé respectable aux yeux de la sagesse, de la religion, de la science et de la philosophie, parût bas et repoussant à ceux d’une femme vaine et frivole. Berthe refusa donc de reconnaître son ancien amant sous la veste déchirée, le bonnet de peau, le tablier de cuir et les souliers ferrés de l’artisan voyageur. Il réclama cependant le privilège d’être admis à l’épreuve, et, après que tous les autres prétendans eurent refusé de la tenter ou bien fait un gâchis que le diable lui-même n’aurait pu lire, son pardon eu eût-il dépendu, tous les yeux se tournèrent vers l’étranger. Aldobrand s’avança alors gracieusement, arrangea les caractères sans l’omission d’une simple lettre, d’une virgule ou d’un point, les mit sous presse sans déranger une seule espace, et en tira la première feuille aussi nette et aussi exempte de fautes que si c’eût été une quatrième épreuve. Chacun applaudit au digne successeur de l’immortel Fust. La jeune fille rougit, et reconnut quelle avait été son erreur en se fiant plus au jugement de ses yeux qu’à celui de son bon sens. Ce fut alors que l’heureux fiancé choisit pour sa devise ces mots appropriés à sa situation : l’adresse conduit au succès. Mais, qu’avez-vous donc ? vous voilà dans une sombre rêverie. Allons, je vous avais bien dit que c’était là une conversation bien légère pour des êtres pensans. Maintenant j’ai mis la main sur ma dispute ossianique.

— Je vous prie de m’excuser, dit Lovel, je vais sans doute vous paraître bizarre et capricieux, monsieur Oldbuck ; mais s’il est vrai, comme vous le disiez tout à l’heure, que la politesse exige que je fasse une visite à sir Arthur…

— Bah ! bah ! je puis lui faire vos excuses ; et puis, si vous nous quittez sitôt, que vous importe d’être si bien dans ses bonnes grâces ? D’ailleurs, je vous avertis que mon Essai sur l’art des campemens est un peu prolixe, et occupera tout le temps qui nous restera après dîner ; ainsi, vous risquez de perdre la dispute ossianique si nous n’y consacrons pas la matinée. Nous allons nous mettre là-bas à l’ombre de mon berceau favori, sous un arbre consacré, et nous lirons cela fronde superviridi.

« Chantons le houx et sa verdure,
Car l’amitié, comme l’amour,
Ne brille souvent qu’un seul jour,
Et rien ici-bas, rien ne dure. »

— Mais, diable ! continua le vieux gentilhomme interrompant sa chanson, en vous regardant de plus près je commence à croire que vous êtes d’un autre avis. S’il en est ainsi, amen de tout mon cœur ; je ne m’en prends au dada de personne, pourvu qu’il ne vienne pas heurter le mien, autrement gare à ses yeux ! Mais voyons, qu’en dites-vous ? Dans le langage du monde et de ses vils habitans, si vous pouvez vous abaisser jusqu’à une sphère si humble, irons-nous ou non ?

— Eh bien ! dans le langage de l’égoïsme, qui est bien aussi celui du monde, allons-y si cela ne vous dérange pas.

Amen ! amen ! comme dit le héraut Maréchal[6], répondit Oldbuck en changeant ses pantoufles contre une paire de forts souliers surmontés de guêtres de drap noir. Il n’interrompit la promenade que par un léger détour qui les conduisit à la tombe de John de Girnol, regardé comme le dernier bailli de l’abbaye qui eût demeuré à Monkbarns. Sur un monticule dont la pente agréable s’étendait doucement vers le midi, et d’où l’œil, après s’être arrêté sur deux ou trois riches enclos, pouvait saisir une vue éloignée de la mer et du Mussel-Craig, sous l’ombrage d’un vieux chêne, était une pierre couverte de mousse, posée en mémoire du défunt bailli. Elle portait une inscription dont, suivant M. Oldbuck (quoique beaucoup de gens en doutassent), les caractères effacés présentaient le sens suivant :

« Ci-gît le docte John Girnel,
La coque en bas, l’amande au ciel.
De son temps les poules des femmes
Pondaient en attisant leurs flammes ;
Et le bon homme à soixante ans
Était encor cher aux enfans.
Il divisait ses pots de bière
En cinq parts : quatre, disait-il,
Pour l’église ou bien pour la chaire,
Et la cinquième ou la dernière
Pour le minois le plus gentil. »

« Vous voyez, dit l’Antiquaire, à quel point l’auteur de cette inscription sépulcrale était modeste ; il se borne, je le répète, à nous dire que John faisait cinq parts de la mesure de bière, au lieu de quatre ; qu’il donnait la cinquième aux femmes ou au minois le plus gentil de la paroisse, et rendait compte des quatre autres à l’abbé et au chapitre ; que de son temps les poules des bonnes femmes pondaient toujours, et que le diable pouvait les remercier si elles mangeaient un cinquième des revenus de l’abbaye ; que le bonhomme ne manquait jamais d’enfans autour de son foyer, chose tout aussi étonnante que cette suite de miracles. Mais laissons là John de Girnel[7], et avançons-nous vers le bord des sables où la mer, semblable à un ennemi repoussé, abandonne maintenant le terrain où elle nous livrait bataille hier au soir. »

En parlant ainsi, il marchait du côté des sables. Il y avait sur les dunes qu’ils côtoyaient quatre ou cinq huttes habitées par des pêcheurs dont les bateaux étaient attachés sur la plage. Sous l’influence des rayons d’un soleil brûlant, une vapeur goudronneuse mêlait son odeur à celle qu’exhalaient des débris de poissons et autres immondices généralement amassées autour des chaumières écossaises. Au milieu de cette atmosphère infecte, dont elle ne paraissait pas s’apercevoir, une femme de moyen âge, et dont la figure semblait avoir défié mille tempêtes, raccommodait un filet à la porte d’une de ces chaumières. Sa tête était entourée d’un mouchoir ; et un habit qui avait autrefois appartenu à un homme, lui donnait un air masculin qu’augmentaient encore sa force, sa haute taille et la dureté de son organe. « Que faut-il aujourd’hui à Votre Honneur ? dit-elle ou plutôt cria-t-elle à Oldbuck : voulez-vous de la merluche ou des merlans, des plies ou des carrelets ?

— Combien la plie et le carrelet ? demanda l’Antiquaire.

— Quatre beaux schellings et demi[8], répondit la naïade.

— Quatre diables vous emportent ! s’écria l’Antiquaire ; croyez-vous que je sois fou, Maggie[9] ?

— Et croyez-vous, rétorqua la virago en mettant ses poings sur les côtés, que mon homme et mes garçons puissent aller en mer par un temps comme celui d’hier et d’aujourd’hui, par une mer telle qu’elle est encore à présent, et donner leur poisson pour rien, et avoir encore des raisons par dessus le marché ? Ce n’est pas le poisson que vous achetez, Monkbarns, c’est la vie des hommes.

— Tenez, Maggie, je vous en offre, moi, un prix raisonnable ; je vous donnerai un schelling pour les deux poissons, ou six pences pour chacun séparément ; et si tout votre poisson est aussi bien payé, votre homme et vos garçons n’auront pas fait un mauvais voyage.

— Que le diable brise plutôt leur barque contre le Bell-Rock ; ce serait encore des deux le meilleur voyage. Peut-on offrir un schelling de ces deux beaux poissons ?

— Allons, allons, vieille folle, portez, si vous l’aimez mieux ; votre poisson à Monkbarns, et voyez ce que ma sœur vous en donnera.

— Non, non, pas de ça, Monkbarns, j’aime encore mieux avoir affaire à vous ; car, quoique vous soyez assez regardant, miss Grizzel a la main encore plus serrée. Tenez, ajouta-t-elle d’un ton radouci, je vous les donnerai pour trois schellings et demi.

— Un schelling et demi, ou rien !

— Un schelling et demi ! s’écria-t-elle en élevant la voix d’un air de surprise, et la baissant d’un ton pleureur lorsqu’elle vit que sa pratique lui tournait le dos ; vous ne voulez donc pas de poisson ?

Puis plus haut, à mesure qu’il s’éloignait, je vous les donnerai, avec une demi-douzaine d’écrevisses pour faire la sauce, moyennant trois schellings et la goutte d’eau-de-vie.

— Une demi-couronne et la goutte, Maggie.

— Allons, il faut toujours en passer par où vous voulez ; mais le verre d’eau-de-vie vaut de l’argent, à présent que les distilleries sont fermées.

— Oui, et j’espère que je ne les verrai pas rouvertes de sitôt, dit Oldbuck.

— Sans doute il est facile à Votre Honneur et aux gens de sa sorte de parler ainsi ; vous autres qui ne manquez de rien, vous êtes bien logés, bien nourris, bien vêtus, et vous vous asseyez très à votre aise auprès d’un foyer bien échauffé. Mais si vous manquiez de feu, de nourriture et de vêtemens secs ; si vous vous sentiez mouillé et mourant de froid, et, ce qui est encore pis, le cœur gros de tristesse, n’auriez-vous que deux sous tout juste dans votre poche, vous seriez bien aise d’acheter avec cela un cordial qui vous donnerait de la gaîté et du courage, et vous tiendrait lieu de feu, d’habits, de souper, jusqu’au lendemain matin.

— Ce que vous dites là n’est que trop vrai, Maggie ; mais, dites-moi, votre mari a-t-il mis en mer ce matin après ses fatigues d’hier ?

— Mon Dieu oui, Monkbarns ; il est parti ce matin vers les quatre heures, quand la mer était encore gonflée comme du levain par le vent d’hier soir. Il fallait voir notre petite barque danser sur les flots comme un bouchon de liège.

— Allons, votre mari est un homme industrieux. Portez ce poisson à Monkbarns.

— J’y vais, ou plutôt je vais y envoyer la petite Jenny ; elle courra plus vite que moi. Mais j’irai moi-même demander le petit verre d’eau-de-vie à miss Grizzel, et je lui dirai que c’est vous qui m’envoyez. »

Une espèce de petit animal qui barbotait dans une mare, au milieu des rochers, et qu’on aurait presque pu prendre pour une sirène, fut appelé à terre par la voix aiguë de sa mère. Cette dernière l’ayant arrangé, suivant elle, décemment, ce qu’elle fit en ajoutant un petit manteau rouge à un jupon qui composait d’abord son unique vêtement et lui descendait à peine aux genoux, envoya l’enfant avec un panier qui contenait le poisson, et une recommandation de Monkbarns, afin qu’on ne manquât pas de l’apprêter pour dîner. « Il aurait fallu du temps, dit Oldbuck avec un air de satisfaction, avant que mes femelles eussent conclu un marché semblable avec cette vieille harpie, quoique quelquefois je les entende se disputer pendant une heure sous la fenêtre de mon cabinet d’étude, comme trois mouettes qui glapissent pendant un orage. Mais voyons, continuons notre route vers Knockwinnock. »


  1. Davie est une expression écossaise plus affectueuse que David ; et dibble veut dire houe, instrument de jardinage. a. m.
  2. Mais se dit en anglais but. L’auteur ajoute : Excepting as a Butt of sack ; phrase dont le sens est : « Excepté comme un baril de vin d’Espagne. » On voit qu’ici Oldbuck joue sur les mots but, mais, et butt, baril contenant environ cinq cent bouteilles. a. m.
  3. Allusion au Justum et tenacem d’Horace. a. m.
  4. Hand-werker, dit Oldbuck. a. m.
  5. Yung fraw, dit encore le technique Oldbuck. a. m.
  6. Officier de la couronne, lequel dirige le bureau des armoiries et règle les cérémonies publiques. a. m.
  7. On donne en Écosse la dénomination de John Girnel au grenier où l’on garde le blé. a. m.
  8. Le schelling vaut 1 franc 20 centimes. a. m.
  9. Marguerite. a. m.