L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XIX

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 190-201).


CHAPITRE XIX.

UN RIVAL.


Il y a eu une altercation si dangereuse entre mon cousin le capitaine et ce militaire, je ne sais à propos de quoi ! C’était vraiment pour un rien. Il s’agissait de rivalités, de grades, et de distinctions militaires.
La douce Querelle.


Après avoir écouté attentivement le conte que l’on vient de lire, l’auditoire fit à son aimable auteur tous les complimens voulus par la politesse. Oldbuck seul pinça la lèvre, et remarqua qu’on pouvait comparer le talent de miss Wardour à celui des alchimistes, puisqu’elle avait trouvé le moyen d’extraire une saine et solide morale d’un conte frivole et ridicule. « J’entends dire, ajouta-t-il, qu’il est de mode d’admirer ces compositions extravagantes ; quant à moi,


« Je porte un cœur anglais, peu propre à l’épouvante
Que l’aspect d’un fantôme ou d’os brisés enfante. »


« Avec fotre permission, mon pon monsir Oltenpuck, miss Wardour a fait de cette histoire comme te tout ce qu’elle touche, quelque chose de fort choli, en férité : mais quant à l’apparition tu témon de Hartz et sa course au milieu tes montagnes désertes, avec un crand sabin au lieu de carme, et une cuirlande te feuilles autour te la tête et te la taille, tout cela est aussi vrai que je suis ein honnête homme.

— Il n’y a pas moyen de contester une chose dont la vérité est si bien garantie, » répondit l’Antiquaire sèchement. Mais en ce moment l’approche d’un étranger vint interrompre la conversation.

Le nouveau venu était un beau cavalier d’environ vingt-cinq ans, en uniforme d’officier, et dont l’air et le ton avaient une assurance militaire qui surpassait peut-être un peu l’aisance d’un homme bien élevé dont les manières ne doivent pas ordinairement laisser soupçonner la profession. La plus grande partie de la compagnie s’empressa de le complimenter. « Mon cher Hector ! » s’écria miss Mac Intyre, qui courut lui prendre la main.

— Hector, fils de Priam, d’où viens-tu ? dit l’Antiquaire.

— Du comté de Fife, seigneur, » répondit le jeune militaire ; et après avoir salué poliment le reste de la compagnie, et d’une manière plus particulière sir Arthur et sa fille, il continua : « Pendant que j’étais en route pour Monkbarns, où j’avais l’intention d’aller vous présenter mes respects, j’ai appris, d’un domestique que j’ai rencontré, que vous étiez tous ici, et j’ai saisi avec empressement cette occasion de venir offrir mes hommages à plusieurs de mes amis à la fois.

— Et d’en faire aussi de nouveaux, mon brave Troyen, dit Oldbuck. Monsieur Lovel, je vous présente mon neveu, le capitaine Mac Intyre. Hector, je serai bien aise de vous voir cultiver la connaissance de M. Lovel. »

Le jeune militaire regarda Lovel d’un œil pénétrant, et le salua avec plus de froideur que de cordialité ; et comme notre héros crut trouver dans cette réserve quelque chose de dédaigneux, il lui rendit son salut avec la même hauteur. Ainsi, dès le premier moment de leur connaissance, une prévention secrète sembla s’élever entre eux.

Les remarques de Lovel pendant le reste de la journée ne furent pas de nature à lui faire regarder plus favorablement le nouveau venu. Le capitaine Mac Intyre, avec la galanterie ordinaire à son âge et à sa profession, devint assidu auprès de miss Wardour, s’empressa à lui rendre tous les petits soins que Lovel, retenu par la crainte de lui déplaire, aurait donné tout au monde pour oser lui offrir. C’était avec un sentiment tantôt d’irritation, tantôt de sombre abattement, qu’il voyait ce jeune officier s’arroger auprès d’elle tous les privilèges d’un sigisbé. Il présentait les gants de miss Wardour, l’aidait à mettre son châle, marchait à côté d’elle pendant la promenade, prêt à écarter tous les obstacles qui pouvaient arrêter ses pas, et à lui offrir son bras pour la soutenir quand le chemin devenait raboteux ou difficile. C’était à elle qu’il adressait le plus souvent la parole, et quand les circonstances le permettaient, il lui parlait exclusivement. Lovel savait parfaitement que tout ceci pouvait fort bien n’être que cette espèce de galanterie née de l’amour-propre, qui porte tant de jeunes gens de nos jours à se donner les airs d’occuper l’attention tout entière de la plus jolie femme d’une société, comme si les autres étaient indignes de leurs attentions. Mais il croyait voir dans les manières du capitaine Mac Intyre une expression marquée de tendresse, bien faite pour éveiller toutes les jalousies d’un amant. Miss Wardour aussi recevait ses soins ; et quoiqu’il fût obligé de s’avouer qu’ils étaient d’un genre à ne pouvoir être repoussés sans quelque affectation, cependant les lui voir accepter remplissait son cœur d’une amertume inexprimable.

Les angoisses que ces réflexions lui occasionnèrent le disposèrent assez mal à entendre les discussions arides dont Oldbuck, qui continuait d’exiger son attention exclusive, ne cessait de le persécuter ; et il subit, avec des accès d’impatience qui se tournaient presque en désespoir, un cours de leçons sur l’architecture monastique, dans ses différens styles, depuis le lourd saxon jusqu’à l’élégant gothique, et de là encore au genre mixte et composé du temps de Jacques Ier, où, suivant Oldbuck, tous les ordres étaient confondus, et des colonnes de divers ordres s’élevaient à côté ou au dessus les unes des autres, comme si la symétrie eût été oubliée, et que les principes élémentaires de l’art fussent retombés dans le chaos. « Quel spectacle peut être plus déchirant, s’écria Oldbuck dans un transport de véhémence, que celui des maux dont nous sommes forcés d’être témoins, et auxquels nous n’avons pas le moyen de remédier ! » Lovel répondit par un gémissement involontaire. « Je vois, mon jeune ami, que nos esprits s’entendent, et que ces monstruosités vous choquent autant que moi. Vous en êtes-vous jamais approché, sans éprouver le désir de défigurer, de mutiler, d’anéantir de telles infamies ?

— Des infamies ! répéta Lovel ; sous quel rapport ?

— Je veux dire pour la honte qui en rejaillit sur les arts.

— Mais où ?… comment ?…

— Pour le portique des écoles d’Oxford, par exemple, où, à frais immenses, un architecte ignorant, fantasque et barbare, a voulu que la façade du bâtiment représentât à la fois les cinq ordres d’architecture. »

Par des attaques de ce genre, Oldbuck, loin de se douter qu’il mettait Lovel à la torture, le forçait à lui accorder une portion de son attention ; tel qu’un habile pêcheur, au moyen de sa ligne, conserve son influence sur les débattemens convulsifs de sa proie infortunée.

Ils retournèrent alors vers le lieu où les voitures les attendaient ; et pendant l’espace de cette courte promenade, Lovel, harassé par les continuelles narrations et déclamations de son compagnon, avait envoyé plus d’une fois au diable, ou à quiconque aurait voulu l’en débarrasser, les ordres ou les désordres d’architecture, inventés ou combinés depuis la construction du temple de Salomon jusqu’à nos jours. Un léger incident fournit cependant l’occasion de modérer les accès d’impatience de notre Antiquaire.

Miss Wardour et son chevalier servant précédaient un peu les autres dans l’étroit sentier, lorsque la jeune personne, désirant sans doute rompre son tête-à-tête avec le jeune officier, s’arrêta tout-à-coup jusqu’à ce que M. Oldbuck les eût rejoints, et s’adressant à lui : « Je voudrais, monsieur Oldbuck, vous faire une question sur la date de ces ruines intéressantes. »

Ce ne serait pas rendre justice à l’adresse de miss Wardour que de supposer qu’elle n’eût pas prévu l’étendue peu ordinaire de la réponse qu’elle provoquait. L’Antiquaire, se redressant comme un cheval de bataille au son de la trompette, se plongea tout à la fois dans les divers argumens pour ou contre la date de 1273, qui avait été attribuée à l’abbaye de Saint-Ruth, par une publication nouvelle sur les antiquités d’architecture écossaise. Il déroula les noms de tous les abbés qui avaient gouverné cette institution, de tous les nobles qui lui avaient fait des dons de terres, et de tous les monarques dont cette vaste église avait été le dernier lieu de repos. De même qu’une traînée de poudre qui prend feu ne peut manquer d’allumer celle qui se trouve dans son voisinage, le baronnet, saisissant le nom d’un de ses ancêtres qui figurait dans la dissertation d’Oldbuck, se lança dans le récit de ses guerres, de ses hauts faits et de ses trophées, et le digne docteur Blattergowl, entendant parler d’une donation de terres, cum decimis inclusis tam vicariis quam garbalibus et numquam antea separatis[1], entra dans une longue explication concernant l’interprétation que la cour des dîmes[2] avait donnée à une clause de ce genre qui s’était présentée dans un procès qu’il avait eu dernièrement pour faire annexer à sa cure une augmentation de revenu. Les orateurs, comme trois coureurs de race, se pressaient séparément vers le but, sans s’inquiéter s’ils entravaient ou arrêtaient la carrière de leurs rivaux. Oldbuck haranguait, le baronnet déclamait, Blattergowl narrait et citait la loi, et ils faisaient à eux trois un mélange impitoyable des formes latines des donations féodales, des termes techniques du blason, et du jargon plus barbare encore de la cour des dîmes d’Écosse.

« C’était, s’écria Oldbuck, qui parlait de l’abbé Adhémar ; c’était en effet un prélat exemplaire, et par la sévérité de ses mœurs, le strict accomplissement de la pénitence, ainsi que la charité naturelle de son âme, et les infirmités causées par son grand âge et ses habitudes ascétiques. »

Ici, il lui arriva par malheur de tousser, et sir Arthur reprit ou plutôt continua : « Il était populairement appelé l’Enfer harnaché ; il portait un champ de gueules avec une face de sable, que nous avons depuis cessé d’admettre, et périt à la bataille de Verneuil, en France, après avoir tué six anglais de sa propre… »

« Un arrêt de certification, » continua le ministre de ce ton égal et lent, qui, d’abord couvert par la véhémence de ses adversaires, menaçait pourtant d’obtenir le dessus, et de se soutenir bien plus long-temps dans cette lutte de paroles ; « un arrêt de certification ayant été rendu, et les parties s’étant tenues comme convaincues, on croyait qu’on allait conclure à la preuve, quand l’avocat fit une motion pour que la cause fût exposée de nouveau, ayant des témoins à produire comme quoi on était dans l’habitude de transporter les brebis prêtes à agneler sur la terre franche de dîmes, ce qui n’était qu’un moyen évasif pour… »

Mais ici le baronnet et Oldbuck ayant repris haleine, et continué leurs harangues respectives, les trois fils de la conversation furent renoués et entrelacés de nouveau avec une inextricable confusion.

Cependant, tout insipide que fût ce triple jargon, il était évident que miss Wardour préférait l’écouter que de donner au capitaine Mac Intyre l’occasion de reprendre leur entretien. Aussi, après avoir attendu quelques momens avec un mécontentement que déguisaient mal ses traits hautains, il l’abandonna à son mauvais goût ; et, prenant le bras de sa sœur, la retint un peu en arrière du reste de la compagnie.

« Je vois, Marie, que, pendant mon absence, votre entourage n’est devenu ni plus gai ni moins savant.

— Il ne nous manquait que votre patience et votre sagesse, Hector.

— Grand merci, ma chère sœur ! mais, en fait de sagesse, votre société s’est augmentée d’un membre qui l’emporte sur votre frère indigne, s’il n’est pas tout-à-fait aussi gai que lui. Quel est, je vous prie, ce monsieur Lovel, qui est placé si avant dans les bonnes grâces de notre vieil oncle ? Il n’est pas en général si accessible aux étrangers.

— M. Lovel, mon frère, est un jeune homme fort bien élevé.

— Oui, c’est-à-dire qu’il salue en entrant dans une chambre, et porte un habit qui n’est pas percé aux coudes.

— Non, mon frère, c’est-à-dire que ses manières et son langage annoncent les sentimens et l’éducation de la meilleure classe.

— Mais je voudrais savoir quelle est sa naissance et son rang dans la société, et quel titre il a pour être admis dans le cercle où je le trouve si familièrement reçu.

— Si vous voulez savoir comment il a été admis à Monkbarns, vous pouvez demander à mon oncle, qui vous répondra sans doute qu’il reçoit chez lui la compagnie qui lui plaît ; et si vous voulez aussi en demander compte à sir Arthur, vous saurez que M. Lovel lui a rendu, ainsi qu’à miss Wardour, un service du genre le plus important.

— Comment ! cette histoire romanesque est donc vraie ? Et, je vous prie, ce vaillant chevalier aspire-t-il, comme cela se voit dans de pareils cas, à la main de la dame qu’il a tirée de péril ? C’est la règle dans les romans, je le sais ; et il m’a semblé lui trouver un ton fort sec avec moi tout le temps que nous nous sommes promenés ensemble. Elle avait même l’air de s’inquiéter de temps en temps si elle n’allait pas offenser son galant chevalier.

— Mon cher Hector, lui dit sa sœur, si réellement vous nourrissez encore de l’attachement pour miss Wardour…

— Si ! Marie ? pourquoi ce si ?

— J’avoue que je regarde votre persévérance comme sans espoir.

— Et pourquoi sans espoir, ma cher sœur ? Miss Wardour, dans l’état où sont les affaires de son père, ne peut pas prétendre à une grande fortune ; et, quant à la famille, je crois que les Mac Intyre ne sont pas inférieurs…

— Mais, Hector, continua sa sœur, sir Arthur ne nous regarde que comme des membres de la famille Monkbarns.

— Sir Arthur peut nous regarder comme il lui plaît, répondit le jeune Écossais d’un ton de hauteur, mais tous ceux qui ont le sens commun savent que la femme prend le rang de son mari, et que mon père, descendant de quinze aïeux sans tache, pouvait bien ennoblir ma mère, toute l’encre de l’imprimeur Aldobrand eût-elle coulé dans ses veines.

— Pour l’amour de Dieu, Hector, reprit sa sœur avec inquiétude, prenez garde à vos paroles ; une seule expression de ce genre, répétée à mon oncle par quelque écouteur officieux, indiscret, ou intéressé à vous nuire, vous ferait perdre à jamais son amitié et tout espoir à la succession de ses biens.

— Ainsi soit-il ! répondit l’impatient jeune homme. J’appartiens à une profession dont le monde n’a jamais pu se passer, et dont il aura plus besoin que jamais d’ici à un demi-siècle ; et mon oncle peut, s’il lui plaît, Marie, vous donner son domaine et son nom plébéien en présent de noces ; et vous pouvez, s’il vous plaît à vous-même, épouser son favori, et vivre en paix avec lui, s’il plaît encore au ciel : quant à moi, mon parti est pris ; je n’irai pas mendier, par la flatterie, un héritage qui m’appartient par droit de naissance. »

Miss Mac Intyre posant la main sur le bras de son frère, le supplia de réprimer cette chaleur. « Qui vous fait du tort, dit-elle, ou cherche à vous en faire, si ce n’est votre propre impétuosité ? Vous vous irritez de dangers qui n’existent que dans votre imagination. Notre oncle, jusqu’à présent, n’a cessé de nous témoigner une bonté toute paternelle, et pourquoi supposez-vous qu’il se montre dans l’avenir si différent de ce qu’il a été pour nous depuis que nous sommes orphelins ?

— J’avoue que c’est un excellent homme, répondit Mac Intyre, et je suis furieux contre moi-même quand il m’arrive de l’offenser ; mais, vraiment, ses éternelles harangues sur la pointe d’une épingle, et qui ne valent pas l’étincelle d’une pierre à feu ; ses recherches sur de vieux pots et de vieilles marmites, me font perdre patience. J’ai quelque chose d’Hotspur, ma sœur, j’en conviens.

— Un peu trop, mon très cher frère. Hélas ! dans combien de dangers, dont la plupart, pardonnez-moi de vous le dire, n’avaient rien d’honorable, ce caractère violent et absolu vous a-t-il entraîné ! De grâce, que le temps que vous allez passer au milieu de nous ne soit pas troublé par des emportemens de ce genre ; que notre vieux bienfaiteur ait la satisfaction de voir son neveu tel qu’il est : franc, vif et généreux ; sans mélange de brusquerie, d’obstination et de violence.

— Eh bien ! dit le capitaine Mac Intyre, me voilà sermonné ; Dieu veuille que j’en profite. Et, pour commencer, je vais me montrer poli avec votre nouvel ami. Il faut que j’entre en conversation avec ce M. Lovel.

Dans cette résolution, qui était pour le moment très sincère, il rejoignit la compagnie, qui marchait en avant. La triple dissertation était enfin terminée, et sir Arthur parlait des nouvelles étrangères et de la situation politique et militaire du pays, sujet sur lequel il n’y a pas d’homme qui ne se croie capable de donner son opinion. La conversation étant tombée sur une action qui avait eu lieu l’année précédente, Lovel, qui s’y était mêlé par hasard, vint à affirmer à ce sujet quelque circonstance de l’exactitude de laquelle le capitaine Mac Intyre ne parut pas entièrement convaincu, quoique ses doutes fussent poliment exprimés.

« Vous devez avouer que vous vous trompez dans ce cas, Hector, dit son oncle, quoique personne ne soit moins disposé que vous à faire un tel aveu, mais vous étiez en Angleterre à cette époque, et M. Lovel était probablement présent à cette affaire.

— Je parle donc à un militaire ? dit Mac Intyre ; puis-je demander à quel régiment monsieur Lovel appartient ? » Lovel lui donna le numéro de son régiment. « Il est singulier que nous ne nous soyons pas rencontrés auparavant, monsieur Lovel ; je connais parfaitement votre régiment, et j’ai servi avec lui à différentes reprises.

Une légère rougeur anima la figure de Lovel. « Je n’ai pas, depuis long-temps, suivi mon régiment, dit-il, j’ai servi dans la dernière campagne, sous les ordres du général***.

— En vérité, ceci devient encore plus étrange ; car, quoique je n’aie pas servi sous le général***, j’ai eu cependant l’occasion de connaître les officiers qui l’entouraient, et je ne puis me rappeler qu’il y en eût un du nom de Lovel. »

À cette observation, la rougeur de Lovel devint si vive qu’elle attira l’attention de toute la compagnie, tandis qu’un sourire dédaigneux indiquait dans Mac Intyre une espèce de triomphe. « Il y a quelque chose d’extraordinaire là dedans, dit Oldbuck en lui-même ; mais je ne puis me résoudre à juger si légèrement le phénix des compagnons de voyage ; ses actions, sa conduite et son langage appartiennent à un véritable gentilhomme. »

Lovel, pendant ce temps, avait tiré de son portefeuille une lettre dont il déchira l’enveloppe, et qu’il présenta à Mac Intyre. « Vous connaissez probablement la main du général ? peut-être ne devrais-je pas montrer ces expressions exagérées de l’estime et de l’intérêt qu’il me porte. » Cette lettre contenait des complimens très flatteurs de la part de cet officier, relativement à une occasion où notre jeune homme s’était distingué militairement. Mac Intyre, au premier coup d’œil qu’il y jeta, ne put nier qu’il reconnût l’écriture du général, mais il observa sèchement qu’il n’y avait pas d’adresse. « L’adresse, capitaine Mac Intyre, répondit Lovel du même ton, sera à votre service quand vous voudrez vous en informer.

— C’est ce que je ne manquerai pas de faire, reprit le jeune militaire.

— Allons ! allons ! s’écria Oldbuck, qu’est-ce que tout cela veut dire ? nous amenez-vous la discorde ? Nous ne voulons pas ici de rodomont et de jeune fou. Venez-vous du théâtre de la guerre pour exciter des querelles domestiques dans nos paisibles foyers ? êtes-vous donc comme des jeunes dogues, qui, lorsque le taureau est hors de l’arène, se cherchent querelle entre eux, s’entre-déchirent ou mordent aux jambes des honnêtes gens qui sont autour ? »

Sir Arthur dit qu’il espérait qu’ils ne s’oublieraient pas au point de s’échauffer sur une chose aussi insignifiante que le dos d’une lettre.

Les deux agresseurs protestèrent contre aucune intention de ce genre, et les joues enflammées et les yeux étincelans, ils jurèrent qu’ils n’avaient jamais été plus calmes de leur vie. Cependant un embarras évident sembla gagner toute la compagnie ; chacun était trop occupé de ses propres réflexions pour cherchera être aimable, et Lovel, se croyant l’objet des regards froids et soupçonneux du reste de la société, s’avouant aussi que ses réponses indirectes pouvaient avoir donné lieu à d’étranges opinions sur son compte, prit la résolution courageuse de sacrifier le plaisir qu’il s’était promis de passer le reste du jour à Knockwinnock.

Il feignit donc de se plaindre d’un violent mal de tête occasionné par la chaleur du jour à laquelle il ne s’était pas exposé depuis sa maladie, et présenta des excuses très polies à sir Arthur, qui, écoutant déjà plus un soupçon récent que la reconnaissance due à des services passés, ne le pressa pas de rester, au delà de ce qu’exigeait absolument la plus stricte politesse.

Lorsque Lovel s’approcha pour prendre congé des dames, il remarqua dans les manières de miss Wardour une espèce d’intérêt qu’il n’y avait pas encore trouvé. Elle exprima par un coup d’œil rapide jeté sur le capitaine Mac Intyre, et dont Lovel seul put s’apercevoir, le sujet de son alarme, et dit d’une voix moins assurée qu’à l’ordinaire, qu’elle espérait que ce n’était pas un engagement plus grave qui les privait de la compagnie de monsieur Lovel. il lui assura qu’aucun engagement n’était survenu, que c’était seulement le retour d’un mal auquel il était depuis long-temps assez sujet.

« Le meilleur remède en pareil cas est la prudence, et j’espère… et tous les amis de monsieur Lovel espèrent qu’il ne manquera pas de l’employer. »

Lovel s’inclina profondément en rougissant beaucoup, et miss Wardour, comme si elle eût craint d’en avoir trop dit, se retourna et monta dans la voiture. Lovel avait encore à prendre congé d’Oldbuck, qui, pendant cet intervalle, avait, avec l’aide de Caxon, réparé le désordre de sa perruque, et brossé son habit qui se ressentait en quelques endroits de son passage dans les sentiers difficiles qu’ils avaient suivis. « Comment, jeune homme ! vous ne nous quittez pas, j’espère, à cause de l’indiscrète curiosité et de la véhémence de ce fou d’Hector ? C’est un garçon inconsidéré, un enfant gâté depuis l’époque qu’il était entre les bras de sa nourrice ; il me jeta un jour son hochet et son grelot à la tête pour lui avoir refusé un morceau de sucre ; mais vous avez trop de bon sens pour faire attention aux paroles de cet écervelé ; œquam servare mentem, c’est la devise de notre ami Horace[3]. Je ferai tout à l’heure une mercuriale à Hector, et j’arrangerai tout cela. » Mais Lovel persista à retourner à Fairport.

L’Antiquaire affecta alors un ton plus grave. « Prenez garde, jeune homme, aux sentimens qui vous agitent en ce moment. La vie vous a été donnée dans un but noble et utile, et vous devez la conserver pour illustrer la littérature de votre pays, quand vous n’êtes pas appelé à l’exposer pour sa défense, ou pour servir d’appui à l’innocent. Les combats particuliers, continua-t-il, inconnus à la civilisation ancienne, sont de toutes les absurdités introduites par les tribus gothiques, la plus grossière, la plus impie et la plus barbare. Que je n’entende plus parler de ces querelles absurdes, et je vous montrerai le traité sur le duel que j’ai composé, quand le greffier de la ville et le prévôt Mucklewhame voulurent se donner des airs de gentilshommes en s’appelant en duel. J’avais l’intention de faire imprimer mon essai, que j’ai signé, Pacificateur ; mais la chose est devenue inutile, le conseil de la ville ayant arrangé cette affaire.

— Mais je vous assure, mon cher monsieur, qu’il n’y a rien entre le capitaine Mac Intyre et moi qui puisse nécessiter une intervention aussi respectable.

— Ainsi soit-il ! car autrement je servirais de second aux deux parties. »

Là dessus le vieux Gentilhomme entra dans la chaise, auprès de laquelle miss Mac Intyre avait jusque-là retenu son frère, d’après le même motif peut-être qui fait que le propriétaire d’un chien querelleur le tient à ses côtés pour l’empêcher d’en aller attaquer un autre. Mais Hector réussit à éluder sa précaution, car, étant à cheval, il suivit quelque temps les voitures jusqu’à ce qu’elles eussent tourné le coin de l’avenue de Knockwinnock, puis, retournant alors la tête de son cheval, il lui donna de l’éperon et se mit à galoper en arrière.

Quelques minutes lui suffirent pour rejoindre Lovel, qui, devinant sans doute son intention, avait mis son cheval au petit pas, lorsqu’un galop précipité lui annonça le capitaine Mac Intyre. Ce jeune militaire, dont la véhémence était encore augmentée par la rapidité de sa course, arrêta subitement son cheval à côté de celui de Lovel, et touchant légèrement son chapeau, il lui demanda du ton le plus altier : « Qu’avez-vous prétendu me faire entendre, monsieur, en me disant que votre adresse était à mon service ?

— Simplement, monsieur, que mon nom est Lovel, et que ma résidence est en ce moment à Fairport, comme vous pouvez le voir par cette carte.

— Et voilà tous les renseignemens que vous êtes disposé à me donner ?

— Je ne sache pas que vous ayez le droit de m’en demander d’autres.

— Je vous ai trouvé, monsieur, dans la société de ma sœur, et j’ai le droit de chercher à connaître ceux que j’y vois admis.

— Je prendrai la liberté de contester ce droit, répondit Lovel d’un ton aussi hautain que celui du jeune militaire ; vous m’avez trouvé dans une société qui s’est contentée du degré de confiance que j’ai jugé à propos de lui accorder sur mes affaires, et vous, qui m’êtes étranger, n’avez pas le droit d’aller au delà.

— Monsieur Lovel, si vous avez servi, comme vous le dites…

— Si ! interrompit Lovel, si j’ai servi, comme je le dis ?

— Oui, monsieur, telle est mon expression ; si vous avez servi comme vous le dites, vous devez savoir que vous me devez ici une satisfaction quelconque.

— Si telle est votre opinion, je serai charmé de vous la donner. capitaine Mac Intyre, de la manière dont l’entendent ordinairement des gens bien élevés.

— Fort bien, monsieur, » répondit Hector, et retournant son cheval, il se mit au galop pour aller rejoindre la société.

Son absence l’avait déjà alarmée, et sa sœur, ayant fait arrêter la voiture, avait allongé la tête hors de la portière pour voir où il était.

« Qu’y a-t-il donc encore ? dit l’Antiquaire, et qu’avez-vous à courir ainsi en avant et en arrière, comme s’il s’agissait de votre cou dans un enjeu ? Pourquoi ne vous tenez-vous pas à côté de la voiture ?

— J’étais allé chercher mon gant que j’avais laissé tomber, monsieur.

— Chercher votre gant ! je présume que vous voulez dire que vous êtes allé le jeter ; mais j’aurai soin de vous, mon jeune homme ; vous aurez la bonté de revenir ce soir avec moi à Monkbarns. » En achevant ces mots il ordonna au postillon de continuer.


  1. Avec les dîmes tant de serfs que de gerbes, et qui auparavant n’étaient pas séparées. a. m.
  2. The teind court. La cour des dîmes, en Écosse, règle les dîmes, la circonscription des paroisses, et les revenus des ministres qui les desservent. a. m.
  3. Garder une âme égale. a. m.