L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XV
CHAPITRE XV.
LES COMMÈRES ET L’EXPRESS.
Nous laisserons M. Oldbuck et son ami en présence du poisson pour lequel ils avaient fait un si mauvais marché, et nous nous permettrons de nous transporter, avec le lecteur, dans l’arrière-boutique du maître de poste de Fairport, où sa femme (lui-même se trouvant absent) était occupée à classer les lettres arrivées par la poste d’Édimbourg, dans l’ordre où elles devaient être remises. C’est une heure du jour à laquelle il est souvent agréable aux commères d’une petite ville d’entrer chez l’homme ou la femme aux lettres, afin de pouvoir, d’après les enveloppes, et si elles n’en sont pas empêchées, souvent aussi d’après le contenu des épîtres, s’amuser à recueillir des renseignemens ou à former des conjectures sur la correspondance et les affaires de leurs voisins. Deux femmes de cette classe étaient, au moment dont nous parlons, en train d’aider, ou plutôt de retarder mistriss Mailsetter[1] dans son devoir officiel.
« Dieu nous conserve ! s’écria la femme du boucher ; voilà dix, onze, douze lettres pour la maison Tennaut et compagnie. Ces gens-là font plus d’affaires que tout le reste du bourg.
— Ah ! oui… mais voyez, ma fille, répondit la femme du boulanger, il y en a deux qui sont pliées bien carré et cachetées aux deux bouts. Je soupçonne qu’il y a dedans des billets protestés.
— Est-il arrivé des lettres pour Jenny Caxon ? demanda la femme aux gigots et aux rognons ; il y a trois semaines que le lieutenant est parti.
— Il y a eu mardi huit jours qu’il en est arrivé une, dit la femme aux lettres.
— Venait-elle par un vaisseau ? demanda la Fornarina[2].
— Oui, sur ma foi.
— C’était donc du lieutenant, répliqua la femme aux petits pains, un peu désappointée ; je n’aurais jamais cru qu’il eût songé à elle après son départ.
— Peste ! en voilà une autre, s’écria mistriss Mailsetter ; une lettre de vaisseau, timbrée de Sunderland[3]. » Les deux autres se levèrent pour s’en emparer… « Non, non, mesdames, dit mistriss Mailsetter en s’y opposant, j’ai eu assez de cela ici ; ne savez-vous donc pas que M. Mailsetter a été joliment tancé par le secrétaire à Édimbourg, à cause d’une plainte qui a été faite au sujet de cette lettre d’Aily Bisset, que vous avez ouverte, mistriss Shortcake[4] ?
— Que j’ai ouverte ! s’écria l’épouse du principal boulanger de Fairport ; vous savez vous-même, madame, qu’elle s’est ouverte toute seule entre mes mains. Qu’y pouvais-je faire, moi ? Les gens qui écrivent devraient se servir de meilleure cire…
— Eh bien ! je dois avouer que vous avez raison, dit mistriss Mailsetter qui tenait une boutique de marchandises mêlées, et nous en avons que je puis recommander en conscience, si vous connaissez quelqu’un qui en ait besoin. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que nous perdrons la place, s’il y a encore des plaintes de ce genre.
— Bah ! ma fille, le prévôt aura soin de l’empêcher.
— Non, non, je ne me fie ni au prévôt, ni au bailli, dit la maîtresse de poste ; cependant je ne demande pas mieux que d’être obligeante avec mes voisins, et je ne vous empêche pas non plus de regarder le dessus d’une lettre. Voyez… il y a une ancre sur le cachet de celle-ci : l’auteur s’est servi d’un de ses boutons, je gage.
— Voyons, voyons ! » s’écrièrent à la fois les femmes des principaux boucher et boulanger de la ville, et elles se jetèrent sur la lettre d’amour supposée, comme les trois sorcières de Macbeth sur le pouce du pilote, avec une curiosité aussi avide, et presque aussi maligne. Mistriss Heukbane[5] était une grande femme, elle tenait la précieuse épître tout près de ses yeux et du carreau. Mistriss Shortcake, qui était petite et toute ramassée, se haussait, et se tenait sur la pointe des pieds, pour avoir sa part de l’examen.
« Vraiment, c’est de lui, la chose est certaine, dit la femme du boucher ; je puis lire sa signature, Richard Taffril, là dans le coin, et le papier est rempli d’un bout à l’autre.
— Tenez-la plus bas, madame, s’écria mistriss Shortcake en chuchotant un peu plus haut que la prudence exigée par leur occupation n’aurait voulu, tenez-la donc plus bas ; croyez-vous qu’il n’y ait que vous qui puissiez lire l’écriture ?
— Chut ! chut ! mesdames, pour l’amour du bon Dieu, dit mistriss Mailsetter, il y a quelqu’un dans la boutique… » Puis plus haut : « Baby, faites attention aux pratiques. » Baby répondit d’une voix aigre : « Ce n’est que Jenny Caxon, madame, qui vient voir s’il y a des lettres pour elle.
— Dites-lui, reprit l’intègre maîtresse de poste faisant un signe à ses commères, de revenir demain matin à dix heures, et je lui répondrai ; nous n’avons pas encore eu le temps de reconnaître et distribuer les lettres. Elle est toujours aussi pressée que si ses lettres étaient plus importantes que celles du premier négociant de la ville.
La pauvre Jenny, jeune fille d’une beauté et d’une modestie remarquables, tira son manteau sur sa poitrine pour cacher sans doute le soupir de regret qui lui échappa, et s’achemina doucement vers son logis afin d’y endurer pendant tout une autre nuit cette tristesse et ce découragement qui s’emparent d’un cœur dont l’espérance vient d’être trompée.
« Il y a quelque chose au sujet d’une aiguille et d’un pieu, dit mistriss Shortcake à qui sa rivale en commérage, de taille plus élevée, avait enfin permis de jeter un coup d’œil sur l’objet de leur curiosité.
— Pour le coup, c’est une véritable honte, dit mistriss Heukbane, de se moquer de cette pauvre niaise après lui avoir fait la cour pendant si long-temps, et en avoir obtenu tout ce qu’il a voulu sans doute.
— Il ne faut pas en douter, répéta mistriss Shortcake. Aller lui reprocher que son père n’est qu’un barbier et qu’il a un pole[6] à sa porte, et qu’elle-même n’est qu’une couturière : fi, fi, s’il n’y a pas de honte !
— Pas du tout, mesdames, s’écria mistriss Mailsetter, vous n’y êtes pas ; c’est quelque chose qui est tiré d’une de ces chansons de marin où il est question d’être fidèle comme l’aiguille[7] l’est au pôle ; je me souviens de la lui avoir entendu chanter.
— Bon, bon, je souhaite que cela soit ainsi, mais vous conviendrez que cela n’est pas beau à une jeune fille comme elle d’être en correspondance avec un officier au service du roi.
— Je ne dis pas le contraire, répondit mistriss Mailsetter ; mais il faut convenir que les lettres d’amour sont d’un bon rapport à l’administration de la poste. Voyez, voilà cinq ou six lettres pour sir Arthur Wardour, la plupart fermées avec des pains à cacheter et non de la cire. Croyez-moi, il y aura bientôt du changement dans cette maison-là.
— Ce sont sans doute des lettres d’affaires, et nullement de ses amis les grands seigneurs, qui cachètent toujours avec leurs armoiries, comme ils les appellent, dit mistriss Heukbane. Cela finira mal ; l’orgueil de ces gens-là sera abaissé. Il n’a pas compté avec mon mari depuis un an, je soupçonne qu’il est coulé.
— Ni avec nous depuis six mois, dit mistriss Shortcake ; c’est un panier percé.
— Voilà une lettre, reprit la digne maîtresse de poste, qui vient de son fils le capitaine, à ce que je pense ; le cachet a les mêmes armes que celles qui sont sur la voiture des Knockwinnock : il va sans doute revenir pour voir ce qu’il pourra tirer du feu. »
Après avoir fini de s’occuper du baronnet, nos femelles entreprirent l’écuyer.
« Deux lettres pour Monkbarns ; elles viennent sans doute de quelques savans de ses amis : voyez comme l’écriture est serrée, il y en a jusqu’au cachet, et cela pour éviter un double port ; c’est bien comme Monkbarns lui-même ; quand il affranchit une lettre, il a soin qu’elle pèse toujours une once si exactement, qu’un grain de carvi ferait pencher la balance. Ah ! je serais obligée de faire banqueroute si je pesais aussi juste aux gens qui viennent m’acheter du poivre et du soufre, et autres douceurs.
— Le laird de Monkbarns n’est qu’un ladre, dit mistriss Heukbane ; il ne veut pas payer un quartier d’agneau plus cher en août que si c’était un morceau de bœuf. Si nous prenions une autre goutte de cette liqueur, ma chère mistriss Mailsetter ? Ah ! mes bonnes amies ! si vous aviez connu son frère comme moi ; combien de fois s’est-il glissé chez moi avec une couple de canards sauvages dans sa poche, tandis que mon premier mari était à la foire de Falkirk[8]… Eh, mon Dieu ! à quoi sert de parler de cela maintenant ?
— Je ne dirai pas de mal de Monkbarns, reprit mistriss Shortcake ; son frère ne m’a jamais apporté de canards sauvages, mais celui-ci est un brave et digne homme. C’est nous qui fournissons le pain à la famille, et il nous paie toutes les semaines. Seulement il s’est mis en colère quand nous lui avons envoyé un livre au lieu des tailles[9], qui, disait-il, étaient la véritable et ancienne coutume de faire les comptes entre les boulangers et leurs pratiques, et il n’avait pas tort en cela.
— Mais regardez ceci, mesdames, dit mistriss Mailsetter, voilà quelque chose qui en mérite la peine. Que ne donneriez-vous pas pour savoir ce qui est contenu dans cette lettre ? Voilà du nouveau ; je n’ai pas encore vu chose pareille : Pour William Lovel, écuyer, chez madame Hadoway, High-Street, Fairport, par Édimbourg. N. B. Voilà justement la seconde lettre qu’il a eue depuis qu’il est ici.
— Pour l’amour de Dieu, voyons, ma chère, voyons un peu, je vous prie : c’est celui dont toute la ville ne sait rien, et c’est un beau garçon encore. Laissez-nous voir ! laissez-nous voir ! s’écrièrent ces deux dignes filles de notre mère Ève.
— Non, non, mesdames, répondit mistriss Mailsetter, n’y touchez pas, je vous prie. Ce n’est pas là une de ces lettres de quatre sous dont nous pourrions entre nous remplacer la valeur à la poste si quelque accident arrivait : le port de celle-ci est de vingt schellings[10], et il y a un ordre du secrétaire de l’envoyer au jeune homme par un exprès, dans le cas où il ne serait pas chez lui. Ainsi donc n’y portez pas vos mains, je vous prie ; il ne faut pas qu’on y touche.
— Mais laissez-nous voir l’enveloppe seulement. »
L’enveloppe ne put fournir aucun renseignement, rien que des remarques sur les diverses qualités que les philosophes attribuent aux objets matériels, longueur, largeur, épaisseur et pesanteur. Le paquet était composé d’un papier fort épais, impénétrable aux yeux curieux des commères, quoiqu’elles les fixassent dessus de manière à les faire sortir de leur orbite ; le cachet portait une empreinte nette et profonde d’armes, et par sa solidité semblait défier toutes les démangeaisons de la curiosité.
« Mon Dieu, ma chère, dit la boulangère en pesant la lettre dans sa main tandis qu’elle eût désiré que la cire, hélas ! trop solide, pût fondre et se dissoudre, comme j’aimerais à savoir ce qu’il y a là dedans ; car ce Lovel fait le tourment de toute la ville de Fairport : personne ne sait vraiment qu’en penser.
— Eh bien, mesdames, dit la maîtresse de poste, asseyons-nous pour en causer un peu. Baby, apportez-nous l’eau pour le thé. Je vous suis bien obligée de vos gâteaux, mistriss Shortcake. Nous allons fermer la boutique et faire une partie de cartes jusqu’à ce que mon mari revienne, et puis nous goûterons des ris de veau que vous avez eu la bonté de m’envoyer, mistdss Heukbane.
— Mais n’allez-vous pas envoyer la lettre à M. Lovel ? dit la bouchère.
— Je ne sais par qui l’envoyer jusqu’à ce que mon mari revienne, car le vieux Caxon m’a dit que M. Lovel passait toute la journée à Monkbarns. Il a attrapé une bonne fièvre en tirant de la mer le laird et sir Arthur.
— Et quel besoin avaient ces deux vieilles têtes, dit la boulangère, d’aller se baigner dans une nuit comme celle d’hier ?
— On avait donné à entendre, dit mistriss Heukbane, que c’était le vieil Édie qui les avait sauvés, et qu’il les avait tirés tous trois du vieil étang où Monkbarns les avait menés pour voir les anciens ouvrages des moines.
— Bah, bah ! ce sont des fables, répondit la maîtresse de poste ; je vais vous raconter tout cela comme Caxon me l’a rapporté. Vous saurez que sir Arthur et miss Wardour et M. Lovel avaient dîné à Monkbarns.
— Mais mistriss Mailsetter, dit encore la bouchère en l’interrompant, n’allez-vous pas envoyer un exprès avec cette lettre ? voilà notre cheval et notre garçon tout prêts, et qui ont déjà servi d’exprès à la poste ; le cheval n’a pas fait plus de trente milles aujourd’hui : Jack le menait à l’écurie lorsque je suis sortie.
Quant à cela, mistriss Heukbane, dit la femme aux lettres, en se pinçant les lèvres, vous savez que mon mari aime à se charger des messages lui-même. Il faut penser à son monde avant de penser aux étrangers, et toutes les fois qu’il monte sa jument, il gagne une belle demi-guinée. Je suis bien sûre qu’il ne tardera pas à rentrer, et puis je suppose que c’est à peu près la même chose si le jeune homme ne reçoit sa lettre que ce soir ou demain matin.
— Sinon que M. Lovel, peut-être, sera revenu en ville avant le départ de l’exprès, dit mistriss Heukbane ; et alors, ma chère, où en serez-vous ? Mais, au surplus, vous savez ce que vous avez à faire.
— Eh bien, mistriss Heukbane, répondit mistriss Mailsetter avec un peu d’humeur et même un peu de confusion, vous savez bien que je suis bonne voisine et que j’aime à vivre et à laisser vivre tout le monde, comme on dit ; et puisque j’ai eu la sottise de vous montrer l’ordre de la poste, il n’y a pas de doute qu’il ne faille l’exécuter ; mais je vous suis bien obligée de votre garçon, je n’en aurai pas besoin, j’enverrai le petit David sur votre cheval, et cela sera cinq schellings et trois pences qui nous reviendront à chacune, comme vous savez.
— David ? que le Seigneur vous assiste ! l’enfant n’a pas dix ans, et pour vous parler franchement, notre cheval est un peu rétif, il est sujet à ruer sur la route, et personne ne peut le conduire que Jack.
— J’en suis fâchée, reprit la maîtresse de la poste d’un air grave ; en ce cas il faudra que nous attendions le retour de mon mari, car je ne voudrais pas être responsable d’avoir confié une lettre à votre garçon Jack. Notre David appartient en quelque sorte au bureau.
— Eh bien, en bien, mistriss Mailsetter, je vois où vous en voulez venir ; mais si vous risquez votre enfant, je consens à risquer ma bête. »
Ou donna des ordres en conséquence. Le cheval, qu’on ne consulta pas, fut retiré de son écurie où il reposait sur la paille, et harnaché pour le départ. David, avec le sac de cuir officiel suspendu sur son épaule, fut perché sur la selle, la larme à l’œil et la gaule à la main. Jack eut la complaisance de conduire l’animal hors de la ville, et par le claquement de son fouet et les encouragemens d’une voix trop bien connue, il l’obligea à prendre la route de Monkbarns.
Pendant ce temps les commères, semblables aux sibylles après avoir consulté leurs feuilles, arrangèrent et combinèrent les nouvelles de la soirée, qui se répandirent le lendemain matin dans le monde de Fairport par mille sources différentes, et avec mille variations. Des nouvelles et des conjectures étranges et sans nombre furent les conséquences de ces bruits. Les uns disaient que la maison Tennaut et compagnie était en faillite, et que tous ses billets revenaient protestés ; les autres qu’elle avait contracté avec le gouvernement pour un marché considérable, et qu’elle recevait des lettres des principaux négocians de Glasgow qui désiraient acheter des actions dans cette entreprise. D’une part, le bruit courait que le lieutenant Taffril avait reconnu définitivement son mariage secret avec Jenny Caxon ; d’une autre, qu’il lui avait écrit une lettre où il lui reprochait la bassesse de sa naissance et de son éducation, et lui disait un éternel adieu. On disait partout que les affaires de sir Arthur Wardour étaient perdues sans ressource ; et les gens prudens ne doutaient de ces rapports que parce qu’ils partaient de la boutique de mistriss Mallsetter, source plus célèbre pour la circulation des nouvelles que pour leur exactitude. Mais tout le monde s’accordait à dire qu’un paquet venant du ministère était arrivé à l’adresse de M. Lovel, porté par un dragon d’ordonnance qu’on lui avait dépêché du quartier général d’Édimbourg, et qui avait traversé Fairport au galop sans s’arrêter, si ce n’est pour demander la route de Monkbarns. Les motifs d’un message aussi extraordinaire pour un individu aussi tranquille et aussi retiré que M. Lovel, étaient diversement expliqués. Quelques uns disaient que Lovel était un noble émigré, sommé d’aller commander une insurrection qui venait d’éclater dans la Vendée, d’autres que c’était un espion, d’autres encore que c’était un officier général venu pour visiter secrètement la côte ; enfin il y avait des gens qui voulaient que ce fût un prince du sang voyageant incognito.
En attendant, le paquet qui donnait lieu à tant de réflexions avait éprouvé sur la route de Monkbarns plus d’un péril et d’un retard. Le porteur, David Mailsetter, qui avait aussi peu de ressemblance que possible avec un dragon d’ordonnance, fut porté en avant sur le droit chemin tant que le cheval eut présens à la mémoire le claquement de son instrument ordinaire de correction et la voix du garçon boucher. Mais quand il s’aperçut comment David, dont les petites jambes ne lui permettaient pas de garder l’équilibre, ballottait çà et là sur son dos, il dédaigna d’obéir plus long-temps aux ordres qu’il avait reçus. Il commença donc par ne plus aller qu’au pas. Ceci n’aurait pas été un sujet de querelle entre lui et son cavalier, qui avait été fort dérouté par la rapidité de ses premiers mouvemens et qui s’empressa de saisir le moment où il ralentissait son pas pour grignoter un morceau de pain d’épice que sa mère lui avait glissé dans la main, afin de disposer ce jeune employé de la poste à l’exécution de son devoir. Mais par degrés la maligne bête profita de ce relâchement de discipline pour se débarrasser de la bride, en la tirant peu à peu de la main de David, et se mit à brouter l’herbe sur le bord du chemin. Épouvanté par ces symptômes de rébellion obstinée, et étant aussi effrayé de rester assis que de descendre, le pauvre David éleva la voix en pleurant bien fort. Le cheval en entendant tout ce train par-dessus sa tête, commença apparemment à penser que le meilleur parti à prendre pour lui et son compagnon était de retourner d’où ils venaient ; en conséquence il fit un mouvemment rétrograde vers Fairport. Mais de même que toutes les retraites sont sujettes à finir par de complètes déroutes, ainsi le coursier, alarmé par les cris de l’enfant et par le battement des rênes qui étaient tombées sur ses jambes de devant, sentant aussi qu’il était dans la direction du logis, commença à partir avec une telle vélocité, qu’en supposant que David se fût maintenu en selle, chose qui paraît assez douteuse, il n’eût pas tardé à le déposer devant l’écurie du boucher, si un auxiliaire survenant fort à propos sous la forme du vieil Édie Ochiltree, ne se fût saisi des rênes et ne l’eût arrêté dans sa course en lui criant : « Qui es-tu, garçon ? et pourquoi galopes-tu ainsi ?
— Ce n’est pas ma faute, répondit l’exprès en sanglotant ; je suis le petit David.
— Et où allais-tu ?
— Je vais à Monkbarns porter une lettre.
— Mais, petit drôle, tu n’es pas sur la route de Monkbarns. »
David ne put répondre à cela que par des sanglots et des larmes. Le vieil Édie était très accessible à la compassion quand il s’agissait d’un enfant. Je n’allais pas par-là, pensa-t-il, mais ce qu’il y a de bon dans mon genre de vie, c’est que je ne suis jamais hors de mon chemin. On me donnera un gîte à Monkbarns aussi volontiers qu’ailleurs ; je vais donc m’y acheminer avec l’enfant, car s’il n’a personne pour guider son cheval, le pauvre petit se cassera la tête. « Ainsi vous dites donc que vous avez une lettre, mon garçon ? voulez-vous me la montrer ?
— Je ne dois montrer la lettre à personne, dit l’enfant toujours sanglotant, avant de la remettre à M. Lovel ; car je suis un fidèle serviteur de la poste : tout le reste, c’est la faute du cheval.
— C’est très bien, mon petit homme, dit Olchitree en tournant la tête du cheval, malgré la répugnance de la pauvre bête, du côté de Monkbarns ; mais tout rétif qu’il est, nous le ferons bien aller à nous deux. »
Sur l’éminence même de Kinprunes, où Oldbuck avait attiré Lovel après dîner, l’Antiquaire, réconcilié avec ce champ jadis dégradé, se livrait avec complaisance aux inspirations que lui offrait ce lieu pour la description du camp d’Agricola, à l’aube du jour, quand tout-à-coup son œil s’arrêta sur le mendiant et son protégé. « Comment diable ! voilà le vieil Édie, je crois, avec sac et bagage ! »
Le mendiant expliqua le but de son voyage, et David, qui tenait à remplir littéralement sa commission en allant jusqu’à Monkbarns, eut de la peine à se laisser persuader de remettre le paquet à son propriétaire, parce qu’il le rencontrait un mille plus près que l’endroit auquel on l’avait adressé. « Mais maman a dit qu’il ne fallait pas manquer de lui rapporter vingt-cinq schellings pour le port de la lettre et dix schellings et demi pour l’exprès. Voici le papier.
— Voyons, voyons, » dit Oldbuck en mettant ses lunettes et en examinant la feuille chiffonnée des réglemens que David appelait en témoignage… « Pour un exprès, l’homme et le cheval ne seront pas payés pour un jour plus de dix schellings et demi. Pour un jour ! il n’a pas été plus d’une heure. Un homme et un cheval, dit-on ! Parbleu, nous n’avons là qu’un singe sur un chat maigre.
— Mon père serait venu lui-même sur la jument rouge, si vous aviez seulement pu attendre jusqu’à demain matin.
— Vingt-quatre heures après la date régulière de la remise de la lettre ! s’écria l’Antiquaire. Enfant à peine sorti de la coque, œuf de basilic, as-tu déjà appris de si bonne heure à duper les autres ?
— Allons, Monkbarns, n’allez pas vous en prendre à ce petit, dit le vieux pauvre ; pensez que le boucher a risqué sa bête, et la bonne femme son enfant, et que dix schellings et demi ne sont vraiment pas trop pour cela. Vous n’y regardiez pas de si près avec John Howie quand… »
Lovel qui, assis sur le prétendu Prœtorium, avait jeté un coup d’œil sur le contenu du paquet, mit fin à cette altercation en payant à David ce qu’il demandait. Puis, se tournant vers Oldbuck d’un air tort agité, il s’excusa de ne pouvoir revenir avec lui à Monkbarns. « Il faut que je me rende sans délai à Fairport, que je puis être obligé de quitter d’un moment à l’autre. Je n’oublierai jamais, monsieur Oldbuck, les bontés que vous avez eues pour moi.
— Vous n’avez pas reçu de mauvaises nouvelles, j’espère, dit l’Antiquaire.
— Elles sont très mélangées ; adieu. Dans la bonne ou la mauvaise fortune, je conserverai toujours le souvenir de l’intérêt que vous m’avez témoigné.
— Mais… mais… arrêtez-vous donc un moment… si… si… (faisant un effort sur lui-même) si vous éprouviez quelque embarras pécuniaire, j’ai cinquante… cent guinées même à votre service, jusqu’à la Pentecôte, ou en vérité pour tout le temps que vous voudrez.
— Je vous suis bien reconnaissant, monsieur Oldbuck ; mais, us ce rapport, je suis amplement pourvu, dit son mystérieux ami. Veuillez m’excuser, je ne suis réellement pas en état de soutenir une plus longue conversation ; je vous écrirai ou vous verrai avant de quitter Fairport, dans le cas où je m’y trouverais forcé. » En finissant ces mots, il serra affectueusement la main de l’Antiquaire, et, sans écouter d’autre question, se mit à marcher rapidement vers la ville.
« Tout cela est fort extraordinaire, dit Oldbuck ; mais il y a dans ce garçon quelque chose que je n’ai jamais pu pénétrer, et cependant il m’est impossible de prendre mauvaise opinion de lui. Il faut que je rentre et que j’aille éteindre le feu dans la chambre verte, ajouta-t-il, car il est bien sûr qu’aucune de mes femelles n’oserait s’y risquer après le crépuscule.
— Et comment vais-je m’en retourner à la maison ? demanda en pleurant le désolé fils de la poste.
— La nuit est belle, dit le mendiant en regardant le ciel, autant vaut-il que je retourne à la ville pour prendre soin de l’enfant.
— Vous ferez bien, Édie. » Et fouillant dans la vaste poche de a veste jusqu’à ce qu’il eût trouvé ce qu’il cherchait : « Tenez, ajouta l’Antiquaire, voilà six pences pour vous acheter du tabac à priser. »
- ↑ Si, décomposant ce mot, on en cherchait le sens, on trouverait mail, malle ou poste, et setter, chien couchant qui arrête le gibier ; comme qui dirait « qui arrête au passage la malle ou la poste. » Setter veut dire aussi espion ; mais une telle épithète serait ici injuste. a. m.
- ↑ La boulangère ou maîtresse du four. a. m.
- ↑ Ville d’Angleterre, à l’embouchure de la Wear dans la mer du Nord, avec trente-cinq mille habitants. a. m.
- ↑ Short, court, et cake, gâteaux ; comme qui dirait « la dame aux gâteaux courts, ou la dame aux petits pains. » Il y a aussi en Écosse des gâteaux sucrés qu’on appelle des shortbreads, ainsi ce peut être « la dame aux pains sucrés. » a. m.
- ↑ Heuk ou heugh, mot écossais pour haunch, hanche ; et bane pour bone, os ; ainsi heukbane répondrait à « madame à l’os de la hanche. » a. m.
- ↑ Pole, dit le texte ; ce qui veut dire à la fois pôle et perche ou poteau, et prête ainsi à une double acception. a. m.
- ↑ L’aiguille magnétique. a. m.
- ↑ Petite ville d’Écosse, fameuse pour ses foires à bestiaux. a. m.
- ↑ Ces tailles étaient ordinairement employées par les boulangers de l’ancien temps, pour compter avec leurs pratiques. Chaque famille avait sa taille, et à chaque pain qu’on lui livrait, on y faisait une marque. Des comptes de l’échiquier tenus de la même manière peuvent avoir donné lieu à la partialité de l’Antiquaire en leur faveur. Du temps de Prior, les boulangers anglais s’en servaient aussi.
Les boulangers en France, pour la plupart du moins, emploient encore de ces tailles avec les maisons ordinaires ou familles moyennes qu’ils approvisionnent de pain. a. m. - ↑ Trente francs. — Remarquons en passant que Lovel est évidemment tiré de love, amour. Au reste, Lovel est aussi un nom de famille assez commun en Écosse. a. m.