L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XVII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 166-178).


CHAPITRE XVII.

PROMENADE AUX RUINES DE SAINT-RUTH.


En ces lieux autrefois des prêtres entourés de sombres flambeaux exhalaient vers le ciel leurs ferventes prières ou entonnaient l’hymne nocturne. Là se réfugiait le malheur ; là venaient expirer la vengeance et la haine ; le remords, adouci par la pitié, y sentait se dissiper la moitié de ses terreurs, et l’orgueil fléchi y répandait les larmes de la pénitence.
Crabbe. Le Bourg.


La matinée du vendredi fut aussi belle, aussi calme que s’il n’y avait pas eu de projets de partie de plaisir, circonstance presque également rare dans la vie réelle et dans les romans. Lovel, ranimé par l’influence propice du temps et par la pensée de se trouver encore une fois avec miss Wardour, prit à cheval la route du rendez-vous, moins triste et mieux disposé qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Sous plusieurs rapports, l’avenir paraissait s’éclaircir à ses yeux, et l’espérance, quoique semblable aux rayons du soleil matinal qui se montrent au milieu des ondées et des nuages, paraissait vouloir briller sur la route qu’il parcourait. Dans cette disposition d’esprit, il était tout naturel qu’il arrivât le premier au lieu du rendez-vous, et plus naturel encore que ses regards fussent si attentivement attachés sur la route de Knockwinnock, qu’il ne s’aperçut pas de l’arrivée de la division Monkbarns avant que le fouet du postillon et le roulement pesant de la chaise de poste qui suivait l’en eussent averti.

Dans cette lourde machine étaient renfermées d’abord la majestueuse figure d’Oldbuck lui-même, puis la non moins corpulente personne du révérend Blattergowl[1], ministre de Trotcosey, paroisse sur laquelle étaient situés Knockwinnock et Monkbarns. Ce révérend personnage était affublé d’une perruque crêpée, sur le haut de laquelle était posé un chapeau retroussé à trois cornes. C’était la sienne qui l’emportait parmi les trois dernières perruques qui restassent à la paroisse et qui différaient entre elles, suivant l’expression de Monkbarns, comme les trois degrés de comparaison ; la perruque plate de sir Arthur étant le positif, la sienne, d’une mode un peu plus ancienne, formant le comparatif, et l’incomparable perruque grisonnante et crêpée du digne ecclésiastique, offrant le superlatif. Le surintendant de ces antiques coiffures, jugeant ou feignant de juger qu’il ne pouvait guère être absent dans une circonstance qui les réunissait toutes trois, s’était assis sur la planche suspendue derrière la voiture, afin d’être là si ces messieurs avaient besoin qu’il leur donnât un petit coup avant dîner. Entre les deux lourdes personnes de l’Antiquaire et du ministre, était placée la mince et délicate forme de Marie Mac Intyre, sa tante ayant préféré une journée passée au presbytère en causant avec son amie miss Beckie Blattergowl, à l’examen des ruines de l’abbaye de Saint-Ruth.

Pendant que Lovel saluait la famille de Monkbarns, on aperçut le carrosse du baronnet qui arrivait grand train au lieu du rendez-vous. C’était une calèche découverte qui, par ses chevaux écumans, ses élégans postillons, ses panneaux chargés d’armoiries, et les deux domestiques à cheval qui la précédaient, formait un assez frappant contraste avec la machine délabrée et les deux haridelles qui avaient amené l’Antiquaire et sa société. Les places d’honneur de la voiture étaient occupées par sir Arthur et sa fille. Au premier regard que se jetèrent mutuellement miss Wardour et Lovel, le teint de la jeune personne s’anima d’une vive rougeur ; mais elle s’était apparemment formé le plan de le traiter comme un ami, car elle répondit avec autant d’aisance que de grâce au salut qu’il lui adressa et qui indiquait assez son agitation. Sir Arthur arrêta la calèche pour serrer cordialement la main de son jeune libérateur, et lui exprimer le plaisir qu’il éprouvait à saisir cette occasion de lui faire ses remercîmens personnels. Puis, d’un ton assez léger et comme n’y attachant pas beaucoup d’importance : « Monsieur Lovel, dit-il, je vous présente M. Dousterswivel. »

Lovel jeta un regard sur l’adepte allemand qui occupait, dans la calèche, le siège de devant, ordinairement accordé aux dépendans et aux inférieurs. Le sourire affecté et le salut obséquieux par lesquels l’étranger s’empressa de répondre à la légère inclination de tête de Lovel, augmentèrent l’espèce d’aversion que celui-ci avait déjà conçue intérieurement pour lui, et il était évident, au froncement de l’épais sourcil de l’Antiquaire, qu’il voyait aussi avec mécontentement cet individu faire nombre dans leur partie. Le reste de la compagnie se fit de loin quelques signes de complimens, et les voitures ayant recommencé à rouler pendant l’espace d’environ trois milles à compter de l’endroit où elles s’étaient rencontrées, elles s’arrêtèrent enfin devant une petite auberge sur le bord du chemin, à l’enseigne des Quatre Fers à cheval, où Caxon ouvrit humblement la portière et baissa le marchepied de la chaise de poste, tandis que les élégans domestiques de la calèche aidaient sir Arthur et sa fille à en sortir.

Ici les complimens recommencèrent. Les jeunes demoiselles se prirent la main, et Oldbuck, qui se trouvait là dans son élément, se mit à marcher en tête pour servir de guide et de cicérone à la compagnie, qui s’avançait vers le lieu qu’elle s’était proposé de voir. L’Antiquaire eut soin de retenir Lovel près de lui, comme le meilleur auditeur de la société, et de temps à autre il adressait un mot d’explication et d’instruction à miss Wardour et à Marie Mac Intyre qui suivaient immédiatement. Il évitait plutôt le baronnet et le ministre, parce qu’il savait que ces deux personnages prétendaient entendre aussi bien et même mieux que lui le sujet dont il allait être question ; et quant à Dousterswivel, outre qu’il le considérait comme un charlatan, sa vue lui rappelait tellement la perte qu’il craignait de faire dans la compagnie des mines, qu’il ne pouvait supporter sa présence. L’homme d’église et le chimiste étaient donc les deux satellites qui accompagnaient la planète de sir Arthur, auquel ils étaient d’ailleurs assez portés à s’attacher comme au personnage le plus important de la société.

Il arrive souvent en Écosse que les points de vue les plus beaux se trouvent cachés dans le fond de quelque vallée solitaire, et que vous traversez le pays dans tous les sens sans vous douter que vous êtes près d’un lieu digne d’exciter votre intérêt, à moins qu’un accident ou votre intention ne vous y conduise. Ceci s’applique surtout au pays qui environne Fairport, et qui est en général nu et découvert. Mais çà et là le cours d’un ruisseau ou d’une petite rivière va se jeter dans un vallon[2], sur les bords rocailleux et élevés duquel se sont réfugiés des arbres et des arbrisseaux de toute espèce, qui croissent avec une profusion d’autant plus agréable qu’elle forme un contraste inattendu avec la surface générale du pays. On rencontrait des sites de ce genre en approchant des ruines de Saint-Ruth par un petit chemin qui s’étendait le long d’une montagne escarpée et stérile, et qui d’abord ne semblait être qu’un sentier traversé par des bestiaux. Mais par degrés et à mesure qu’il allait en descendant, et s’enfonçait dans les détours de la montagne, on commençait à voir paraître des arbres d’abord écartés les uns des autres, rabougris et dépouillés, et dont les troncs, couverts en quelques endroits de flocons de laine, offraient dans l’intérieur des creux où les moutons aiment tant à se reposer : spectacle plus agréable aux yeux d’un admirateur du genre pittoresque qu’à ceux d’un cultivateur ou d’un propriétaire de forêts. Peu à peu les arbres se formèrent en groupes entourés d’épines et de broussailles, et à la fin ces groupes se rapprochèrent tellement que, quoiqu’ils s’ouvrissent çà et là pour former une large clairière, ombragée de leurs rameaux, et qu’on rencontrât de temps à autre un petit espace nu, de marais ou de bruyère stérile qui avait refusé de nourrir les jets que les arbres poussaient autour d’eux, l’aspect de ce lieu dans son ensemble était décidément celui d’une forêt. Les bords de la vallée commencèrent à se rapprocher, on entendit au dessous le bruit d’un ruisseau, et à travers les ouvertures du bois on put voir par intervalles ses claires eaux précipiter leur cours rapide sous le dais de verdure qui les couvrait.

Oldbuck s’arrogea alors toute l’autorité d’un véritable cicérone, et recommanda sérieusement à la compagnie de ne pas s’écarter d’un pas du chemin qu’il leur montrait, si elle voulait jouir dans toute sa perfection du spectacle qu’elle venait contempler. « Vous êtes heureuse de m’avoir pour guide, miss Wardour, dit le vieux savant en élevant la main, et, par le mouvement de sa tête, marquant la cadence de ces vers qu’il répéta avec emphase :

« J’ai, dans ma course tributaire,
Parcouru les détours rians

Et tous les sentiers verdoyans
De cette forêt solitaire ;
J’en connus chaque épais buisson
Et chaque ombrage tutélaire,
Lorsque ma jeunesse légère
Folâtrait sur l’épais gazon. »

— Ah ! que le diable l’emporte ! cette branche de ronce a entièrement dérangé tous les travaux de Caxon, et a manqué d’entraîner ma perruque dans le ruisseau. Voilà ce que c’est que de réciter ou déclamer hors de propos.

— Consolez-vous, mon cher monsieur, dit miss Wardour, vous avez votre fidèle perruquier tout prêt à réparer de semblables désastres ; et quand il aura rendu à votre perruque sa première splendeur, je pourrai faire à mon tour une citation.

« Ainsi l’astre resplendissant,
Lorsqu’il se couche et qu’il descend
Au lit de l’Océan immense,
Par intervalles, en silence,
Relève son front pâlissant,
D’un dernier rayon se colore,
Et vient sur l’horizon encore
Faire éclater un feu mourant. »

— Oh ! assez, assez, répondit Oldbuck ; j’aurais dû savoir ce que c’était que de vous donner prise sur moi. Mais voici qui arrêtera votre veine satirique, car vous êtes, je le sais, une admiratrice de la nature. » En effet, après l’avoir suivi à travers la brèche d’un vieux mur presque écroulé, une perspective aussi inattendue qu’intéressante frappa les spectateurs.

Ils se trouvaient placés à une hauteur assez considérable sur un des bords du vallon, qui tout-à-coup s’était élargi de manière à former une espèce d’amphithéâtre qui admettait dans son enceinte un lac limpide et profond dont l’étendue, de plusieurs acres, était entourée d’un espace de terrain uni et nivelé. Ses bords étaient environnés de hauteurs très escarpées, où le roc se montrait à nu dans quelques endroits, tandis que dans d’autres il était couvert d’un bois taillis, qui d’une manière irrégulière en tapissait légèrement la surface, et contrastait par ses teintes variées avec la verdure uniforme du gazon qui couvrait le terrain. Au dessous, le lac se déchargeait dans le ruisseau rapide et bruyant qui avait accompagné leur route depuis qu’ils étaient entrés dans le vallon, et tout près de l’endroit où il se séparait de la source qui alimentait son cours, étaient situées les ruines, objet de leur curiosité. Elles n’étaient pas d’une grande étendue, mais la beauté singulière, autant que l’empreinte solitaire et sauvage des lieux qui les entouraient, leur donnait une importance et surtout un intérêt bien supérieur à celui que peuvent inspirer des débris d’architecture bien plus considérables, mais placés au milieu de maisons ordinaires et privés d’accessoires aussi romantiques. La fenêtre de l’église qui regardait l’aurore était restée entière avec tous ses ornemens, et cette partie de l’édifice était soutenue par de légers arcs-boutans, qui, détachés du mur contre lequel ils étaient placés, et ornés de sculptures et de crénelures élégantes, donnaient au bâtiment, par leur support, pour ainsi dire aérien, une légèreté pleine de grâce. Le toit et la partie occidentale de l’église étaient complètement ruinés. Cependant elle semblait avoir occupé un côté d’un carré dont les ruines du couvent formaient deux autres côtés, et le jardin un quatrième. Les bâtimens ruinés de ce couvent qui dominaient le ruisseau avaient été en partie fondés sur un roc escarpé ou rapide ; ce lieu avait plus d’une fois servi de poste militaire, et ce ne fut pas sans beaucoup de sang qu’il avait été pris pendant les guerres de Montrose. Le terrain qu’avait anciennement occupé le jardin était encore indiqué par quelques arbres fruitiers. Un peu plus loin du bâtiment étaient des chênes, des ormes et des châtaigniers détachés qui étaient parvenus à une grosseur remarquable. Le reste de l’espace qui séparait les ruines du revers de la montagne était couvert d’un gazon fin et court que la visite journalière des troupeaux entretenait en meilleur état que si la faux y eût passé. Toute cette scène respirait un calme majestueux et touchant sans être monotone. Le large et profond bassin où le lac reposait ses eaux bleues et limpides dans lesquelles se réfléchissaient les lis aquatiques qui croissaient sur le rivage ; les arbres qui çà et là étendaient des bords sur ce lac leurs branches vigoureuses, offraient un beau contraste avec l’impétuosité et le fracas du ruisseau qui s’élançait hors de l’ouverture comme s’il fût sorti de captivité, et se précipitait à travers le vallon, tournoyant autour de la base du roc sur lequel les ruines étaient situées, redoublant de tumulte et se couvrant d’écume à chaque pierre ou morceau de roc qui obstruait son passage. Le vert pâturage qui bordait les ruines, les grands arbres qui y étaient dispersés, offraient la même opposition avec les bords escarpés qui l’entouraient, et qui, couverts tantôt d’une végétation légère, tantôt d’une bruyère rougeâtre, présentaient quelquefois brusquement des saillies rocailleuses et grisâtres, où s’attachaient le lichen et ces autres plantes robustes qui prennent racine dans les fentes les plus arides des rochers.

« Ici fut la retraite des sciences dans des temps d’obscurité, monsieur Lovel ; dit Oldbuck, autour duquel la compagnie s’était groupée et admirait le développement inattendu d’un spectacle aussi romantique. Ici se reposèrent des sages fatigués du monde, en se consacrant à celui qui est à venir, ou au service de la génération qui devait les suivre. Je vais vous montrer tout à l’heure la bibliothèque. Voyez cette étendue de mur, avec ses fenêtres en ogive. Là on avait recueilli cinq mille volumes, comme l’assure un vieux manuscrit que je possède, et j’aurais beau jeu de continuer ici les plaintes du savant Léland qui, regrettant la destruction des bibliothèques des couvens, s’écrie comme Rachel pleurant sur ses enfans, que si les lois papales, les décrets, les décrétales, les clémentines et d’autres drogues de ce genre, sans en excepter les Sophismes d’Heytesburg, la Logique d’Aristote, la Théologie de Dunse, avec d’autres fruits de l’enfer, étaient sautés de ces bibliothèques dans la boutique de l’épicier, nous aurions pu nous en consoler ; mais faire servir nos anciennes chroniques, nos nobles histoires, nos savans commentaires, nos monumens nationaux à un usage aussi vil, aussi dégradant, voilà de quoi nous déshonorer aux yeux de la postérité jusqu’aux temps les plus reculés. insouciance trop fatale à notre pays !

— John Knox ! s’écria le baronnet, sous l’influence et les auspices duquel cette tâche patriotique fut accomplie[3] ! »

L’Antiquaire, dont la situation ressemblait tant soit peu à celle d’une bécasse prise dans son propre piège, se retourna en toussant pour cacher une légère rougeur, pendant qu’il méditait sa réponse. « Quant à l’apôtre de la réformation… » Mais miss Wardour interrompit une conversation qu’elle jugea être dangereuse. « Quel était, je vous prie, l’auteur que vous citiez, monsieur Oldbuck ?

— Le savant Léland, miss Wardour, qui perdit la tête en voyant la destruction des bibliothèques des couvens en Angleterre.

— Il est possible, reprit la jeune demoiselle, que ce malheur ait conservé la raison à beaucoup d’antiquaires modernes, qui certainement l’auraient engloutie dans une si vaste mer de sciences, si elle n’avait été à propos diminuée.

— Eh bien ! grâce à Dieu, il n’y a pas de danger à présent pour le petit espace qui nous en reste. »

En parlant ainsi, Oldbuck les conduisit par un sentier escarpé qui les mena bientôt sur la place où les ruines étaient situées. C’est ici qu’ils vécurent, continua l’Antiquaire, consacrant entièrement leur temps à éclaircir des points de la plus haute antiquité, copiant des manuscrits, et composant de nouveaux ouvrages pour l’instruction de aà postérité.

— Et, ajouta le baronnet, à exercer les rites de la dévotion avec une pompe et des cérémonies dignes des ministres des autels.

— Et si son excellence feut le permettre, dit l’Allemand en s’inclinant humblement, les moines faisaient aussi des expériences très curieuses tans leurs laporatoires, soit de chimie, soit de magie naturelle.

— Il me semble, dit le ministre, qu’ils avaient assez affaire de recueillir les dimes et redevances de trois bonnes paroisses.

— Il est vrai, dit miss Wardour en jetant un regard malin sur l’Antiquaire, qu’ils n’étaient pas importunés par le sexe féminin.

— Vous avez raison, ma belle ennemie ; c’était un paradis où aucune Ève n’était admise ; ce qui doit redoubler notre étonnement que nos bons pères aient pu le perdre. »

Tout en faisant des réflexions de ce genre sur les occupations des anciens possesseurs de ces ruines, ils errèrent quelque temps d’une pierre moussue à une autre, sous la conduite d’Oldbuck, qui leur détaillait avec assez de vraisemblance le premier plan de l’édifice, leur lisant et leur expliquant les vieilles inscriptions dont on retrouvait encore les traces sur les tombes des morts ou au dessus des niches dans lesquelles avaient été jadis placées les images des saints.

« Par quelle raison, dit enfin miss Wardour, la tradition ne nous a-t-elle conservé que si peu de chose sur les anciens habitans de ces majestueux édifices élevés avec tant de frais et de soins, et dont les propriétaires furent dans leur temps des personnages si redoutables par leur pouvoir et leur importance ? La plus petite tourelle d’un baron ou d’un écuyer pillard, qui vivait de sa lance ou de son épée, est consacrée par le souvenir de quelque légende, et le moindre pâtre vous dira avec exactitude le nom et les faits de ses anciens possesseurs ; mais demandez à un paysan des renseignemens sur ces vastes et magnifiques débris, sur ces clochers, sur ces arcs-boutans, ces fenêtres en ogive, élevés à si grands frais, il vous répondra en trois mots : Les moines ont bâti cela il y a longtemps. »

La question était un peu embarrassante. Sir Arthur leva les yeux au ciel dans l’espoir d’y trouver une inspiration qui lui permît de répondre ; Oldbuck raccommodait sa perruque ; le ministre était d’avis que ses paroissiens étaient trop profondément pénétrés de la vraie doctrine presbytérienne, pour conserver aucun souvenir des prêtres papistes qui avaient encombré le pays, et qui n’étaient que des rejetons du grand arbre d’iniquité qui prend racine dans les entrailles des sept montagnes d’abomination. Lovel pensait qu’on pourrait mieux résoudre la question en examinant quels sont les événemens qui laissent les impressions les plus profondes dans l’esprit du peuple. « Ce ne sont pas, ajouta-t-il, ceux qui ressemblent aux progrès graduels d’une rivière, dont les eaux répandent la fertilité et l’abondance, mais plutôt ceux qu’on peut comparer au cours furieux d’un torrent dévastateur qui ravage tout sur son passage. Les époques par lesquelles le vulgaire a divisé le temps ont toujours rapport à l’apparition de quelque fléau, et il date son ère d’un déluge, d’un tremblement de terre ou d’une guerre civile. Si de tels faits sont ceux qui restent le plus long-temps gravés dans la mémoire du peuple, pouvons-nous nous étonner qu’il se souvienne du guerrier sanguinaire, tandis que les paisibles abbés sont tombés dans l’oubli ?

— Avec votre permission, messieurs, mesdames, et sous le pon blaisir de sir Arthur, de miss Wartour et du tigne ecclésiastique, de mon pon ami et combatriote M. Oltenpuck et du pon M. Lofel, je crois que tout cela fient te la main te gloire.

— La main de quoi ? s’écria Oldbuck.

— La main te gloire, mon bon meinherr Oltenpuck ; c’est un grand et derrible secret à l’aide duquel les moines cachèrent leurs trésors lorsqu’ils furent chassés te leurs cloîtres par ce que vous appelez la réforme.

— Diable ! dit Oldbuck ; apprenez-nous cela, car ce sont des secrets qui en valent la peine.

— Ah ! mon pon meinherr Oltenpuck, fous allez fous moquer de moi ; mais la main te gloire est pieu connue dans les pays qu’habitaient autrefois fos ancêtres ; c’est une main qui toit être coubée à un mort qui aura été pendu pour meurdre, et qu’on fait sécher à la fumée du genévrier, et si fous ajoutez un peu te pois de houx, la chose n’en ira bas mieux, c’est-à-dire n’en ira que mieux ; puis fous prenez un beu te graisse l’ours, te plaireau, te sanglier, et te betit envant à la mamelle, qui n’aura pas été babtisé (car c’est ein chose très essentielle), et fous en faites une chantelle que fous mettez tant la main te gloire, à une certaine heure et avec te certaines cérémonies ; et celui qui cherche tes drésors, il est sûr de n’en jamais troufer.

— Quant à cela, j’en ferais serment sur ma tête, dit l’Antiquaire. Et était-ce la coutume en Westphalie, monsieur Dousterswivel, de se servir de cet élégant candélabre ?

— Touchours, meinherr Oltenpuck, quand on ne foulait bas que personne découfrît ce que fous faisiez. Et les moines s’en serfaient touchours quand ils gageaient l’archenterie de l’éclise, leurs grands calices, leurs pagues précieuses et leurs pichoux.

— Ce qui n’empêche pas sans doute que vous autres, chevaliers rose-croix, vous n’ayez trouvé le moyen de rompre le charme, et de trouver ce que les pauvres moines ont pris tant de peine à cacher.

— Ah ! pon meinherr Oltenpuck, répliqua l’adepte en secouant mystérieusement la tête, fous êtes bien ingrétule ; mais si fous aviez fu les grantes pièces d’archenferie si massives, sir Arthur, si pien trafaillées, miss Wartour, et la croix t’argent que nous troufâmes, Shrœpfer et moi, pour le baron blunderhaus ; alors il fous aurait pieu fallu croire.

— On croit à ce qu’on voit en effet. Mais quel art, quel mystère employez-vous, monsieur Dousterswivel ?

— Ah, ah ! meinherr Oltenpuck, c’est là mon betit segret, mon pon monsir, et fous me partonnerez si je ne fous dis pas celui-là. Mais ensuite il y a t’autres moyens. Oui fraiment, si fous faites le même rêve trois fois de suite, bar exemble, c’est un très pon signe.

— Je suis bien aise de savoir cela, dit Oldbuck en jetant un coup d’œil de côté à Lovel ; j’ai un ami qui est souvent favorisé par les songes.

— Oui, il y a les symbathies et les andibathies, et les brobriétés singulières, et les fertus nadurelles et surnadurelies de certains herbes et te la baquette définatoire.

— Je trouverais plus curieux de voir ces miracles que d’en entendre parler, dit miss Wardour.

— Ah ! ma très honorée temoiselle, c’est que ceci n’est quère le lieu ni le demps Le técouvrir les trésors et l’archenterie de l’Éclise ; mais, pour vous oblicher, ainsi que mon honoraple batron, sir Ardhur, le révérend églésiastique, le pon monsié Oltenpuck, et le cheune monsié Lofel, qui est aussi un tigne chentilhomme, che fais fous mondrer qu’il est bossible et très bossible de drouver un zource d’eau ou un petit fontaine cachée sous terre, sans le segours de la bioche ou de la pêche.

— Peste ! dit l’Antiquaire ; j’ai déjà entendu parler de ce sortilège ; mais ce ne sera pas un art très productif dans notre pays. Vous feriez mieux d’aller exploiter ce secret en Espagne ou en Portugal.

— Ah ! mon pon monsir Oltenpuck, c’est qu’il y a l’inquisition et l’auto-da-fé. Moi, simble philosophe, je serais prûlé comme sorcier.

— Et ce serait perdre leurs fagots, dit tout bas Oldbuck à Lovel ; mais si on le flétrissait publiquement comme le plus impudent coquin qui ait jamais existé, il n’aurait que le châtiment qu’il mérite. Voyons, je crois qu’il est sur le point de nous montrer quelques uns de ses tours de passe-passe. »

En effet, l’Allemand s’était avancé vers un petit bois taillis, à quelque distance des ruines, où il affectait d’être très occupé à chercher une baguette qui pût convenir à son opération mystérieuse. Après en avoir coupé, examiné et rejeté plusieurs, il s’arrêta enfin à une petite branche de coudrier terminée en fourche, et qu’il déclara posséder la vertu nécessaire pour l’épreuve qu’il allait tenter. Tenant les deux bouts fourchus de la baguette entre les doigts et le pouce, et l’élevant ainsi toute droite, il se mit à parcourir les ailes ruinées du cloître, suivi du reste de la compagnie qui formait derrière une procession attentive. « Moi croire y pas avoir t’eau ici, dit l’adepte après avoir fait le tour des bâtimens sans avoir remarqué aucune de ces indications qu’il feignait d’y chercher. Il vaut groire que ces moines écossais droufaient l’eau trop froite bour le climat, et qu’ils se condendaient de poire le pon et le confortable fin du Rhin. Mais, ah ! foyez donc ! » En conséquence, tout le monde fixa les yeux sur la baguette qui sembla tourner dans sa main, quoiqu’il prétendit la tenir fortement serrée. « Il y avoir te l’eau ici, c’être certain, » ajouta-t-il ; et se tournant d’un côté et de l’autre, suivant que l’agitation de la baguette divinatoire semblait augmenter ou diminuer, il arriva enfin au milieu d’un enclos vide et découvert, qui avait été jadis la cuisine de l’abbaye, où la baguette se ploya de manière à indiquer presque directement l’endroit qui était au dessous. « C’être ici, dit l’adepte ; et si fous ne drouvez bas un zource au milieu, je conzens à ce que fous m’abbeliez dous un imbudent coquin. "

« C’est une liberté que je prendrai dans tous les cas, » dit à voix basse l’Antiquaire à Lovel.

Un domestique qui avait suivi la compagnie avec un panier rempli de viandes froides, fut alors envoyé à la cabane d’un bûcheron voisin pour en rapporter une pioche et une bêche. Les décombres et les pierres ayant été enlevés de l’endroit indiqué par l’Allemand, on trouva bientôt les côtés d’un puits régulièrement bâti ; et le bûcheron, aidé de ses fils, l’ayant débarrassé des moellons qui l’encombraient à la profondeur de plusieurs pieds, l’eau commença à jaillir à la grande satisfaction du philosophe, à la surprise des dames, de sir Arthur, du ministre, et même un peu de Lovel, et à la confusion de l’incrédule Antiquaire, qui ne manqua pourtant pas de protester à l’oreille de Lovel contre ce miracle. « Ceci n’est qu’un tour, dit-il ; le drôle, par un moyen quelconque, avait eu soin de s’assurer de l’existence de ce vieux puits avant de nous aveugler par cette jonglerie ; mais remarquez ce qui va suivre maintenant ; je suis bien trompé si ce n’est pas là le prélude de quelque fraude plus sérieuse. Voyez l’air important que se donne le coquin ! comme il triomphe du succès de son expérience, et comme le pauvre sir Arthur écoute le déluge de sottises qu’il lui débite, et qu’il lui fait prendre pour les principes des sciences occultes !

— Fous foyez, mon pon badron, fous foyez, mes pounes temoiselles, fous foyez, digne meinherr Bladdergowl, et monsié Oltenpuck et monsié Lofel peufent foir aussi s’ils le feulent, que l’art n’a d’autre ennemi que l’ignorance. Recartez ce petit paquette de noisetier, elle ne baraît ponne qu’à fouetter les betits enfans. (C’est un bon nerf de bœuf qu’il te faudrait, grommela tout bas l’Antiquaire.) Eh pien, mettez-la entre les mains t’un philosophe, et paf ! il la fait serfir à te crantes técouverdes. Mais tout ceci n’être rien, sir Arthur, rien ti dont, digne monsié Bladdergowl, moins que rien, mes cheunes tames, un micère, messiés Oltenpuck et Lofel, en combaraison de ce que l’art peut faire encore. Ah ! si che rencontrais un homme te cœur et te courage, je lui ferais foir bien autre chose que te l’eau tans un puits ! Che lui montrerais…

— Et quelque argent serait sans doute préalablement nécessaire, n’est-ce pas ? dit Oldbuck.

— Bah ! un pacatelle ! Il pourrait falloir un petite somme dont il ne faut pas la beine de barler.

— C’est ce que je croyais, dit sèchement Oldbuck ; et moi, en attendant, sans le secours de la baguette magique, je vous montrerai un excellent pâté de gibier avec une bouteille d’un certain madère égal à tout ce que l’art de M. Dousterswivel peut nous faire voir. »

Le repas fut étalé fronde super viridi[4], comme Oldbuck le dit lui-même, sous un vieux arbre d’une dimension énorme appelé le Chêne du Prieur, et la compagnie s’asseyant autour, se mit à faire honneur au contenu du panier.


  1. Nom formé de deux mots écossais : blatter pour rattling ou noise, bruit ; et gowl pour to howl, hurler, on to scold, gronder. Ainsi à Blattergowl nous pourrions substituer « le loquace et bruyant grondeur, ou le parleur amer ; » ce qui ne s’applique pas mal à un ministre en chaire dans certains lieux. Le mot trotcosey désigne aussi une espèce de grand manteau ou carrick. Au reste, nous ne prétendons pas offrir le sens exact des noms inventés par l’auteur ; nous en cherchons seulement une explication plausible. a. m.
  2. Ici le texte emploie pour désigner le vallon trois synonymes, dells, glens or dens. Le dell désigne proprement un creux ou une vallée profonde ; le glen, un vallon entouré de rochers ; et le den, un petit vallon boisé et en entonnoir, environné aussi de rochers. Il y a encore le mot dale qui s’applique à un vallon se rapprochant de la plaine. a. m.
  3. Knox fut un des plus ardens moteurs de la réformation religieuse en Écosse. a. m.
  4. « Sous le vert feuillage. » a. m.