L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XXVIII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 291-296).


CHAPITRE XXVIII.

LA CONFÉRENCE.


Cette bague, cette petite bague douée d’une puissance magique, vient d’évoquer à mes yeux effrayés des fantômes de plaisir, d’horreur et d’amour, et me les présente sous de telles formes que ma raison se trouble d’effroi.
Le fatal Mariage.


Les anciennes formes du deuil étaient observées dans le château de Glenallan, malgré l’insensibilité avec laquelle le peuple supposait que les membres de cette famille refusaient aux morts le tribut de larmes accoutumé. On remarqua que lorsque la comtesse avait reçu la lettre fatale qui lui annonçait la mort de son fils cadet (et qu’on avait toujours supposé être son favori), sa main n’avait pas indiqué plus d’agitation, ses yeux étaient restés aussi secs qu’à la réception d’une lettre d’affaires ordinaire. Le ciel seul peut savoir si le sacrifice de sa douleur maternelle, qu’elle crut devoir faire à son orgueil, ne contribua pas secrètement à hâter sa mort. Au moins la supposition générale fut que l’attaque d’apoplexie qui, si peu de temps après, termina son existence, fut une espèce de vengeance de la nature outragée par la contrainte tyrannique qu’elle avait exercée sur elle. Cependant, quoique lady Glenallan se fût interdit de donner aucun signe apparent de chagrin, elle avait fait tendre une partie des appartemens, et particulièrement le sien et celui de son fils, de ces draperies funèbres dont s’entoure ordinairement la douleur.

Le comte de Glenallan était donc assis dans un appartement tendu de drap noir qui flottait en sombres plis le long de ses murs élevés. Un paravent couvert de la même étoffe, placé du côté de la haute fenêtre, interceptait encore une partie du jour décoloré qui pénétrait à travers des carreaux de verres peints représentant, avec tout l’art dont le XIVe siècle était capable, la vie et les chagrins du prophète Jérémie. La table devant laquelle le comte se tenait était éclairée par deux lampes d’argent ciselé, qui répandaient cette clarté douteuse et désagréable que produit le mélange de la lumière artificielle avec celle du jour. Sur la même table étaient posés un crucifix et deux ou trois livres couverts de parchemin et fermés par des agrafes. Un grand tableau de Spagnoletto, d’une peinture exquise, représentant le martyre de saint Étienne, constituait le seul ornement de l’appartement.

L’habitant et le maître de cette chambre lugubre était un homme encore dans la fleur de l’âge, mais tellement flétri par les maladies et les peines de l’âme, si maigre et si décharné, qu’il n’offrait déjà plus qu’un corps décrépit et ruiné ; et lorsqu’il se leva pour aller au devant de celui qui venait le visiter, cet effort parut avoir épuisé ce qui lui restait de forces. Rien de plus frappant que le contraste qu’offraient ces deux êtres s’avançant l’un vers l’autre au milieu de l’appartement. Les joues colorées, le pas ferme, la taille droite, l’air et le maintien assuré du vieux mendiant, indiquaient la patience et le contentement dans l’âge le plus avancé de la vie et dans l’état le plus bas où l’humanité pût tomber, tandis que les yeux enfoncés, les joues creuses et le pas chancelant du seigneur, démontraient l’insuffisance de la fortune, du pouvoir, et même des avantages de la jeunesse, pour assurer le repos de l’âme et la santé du corps.

Le comte s’avança à la rencontre du vieillard, jusqu’au milieu de la chambre, et ayant ordonné à son domestique de se retirer dans la galerie, et de ne laisser entrer personne dans l’antichambre à moins qu’il ne sonnât, il attendit avec un mélange d’impatience et d’inquiétude qu’on eût fermé, d’abord la porte de son appartement, ensuite celle de l’antichambre, sur laquelle un verrou fut tiré. Lorsqu’il se fut assuré qu’il ne courait plus le risque d’être entendu, lord Glenallan s’approcha du mendiant, qu’il prit probablement pour quelque individu déguisé appartenant à un ordre religieux, et d’un ton rapide, quoique entrecoupé, il lui dit : « Au nom de tout ce que notre religion a de plus sacré, dites-moi, révérend père, ce que je dois attendre d’une communication qui m’est annoncée par un bijou qui me rappelle de si horribles souvenirs. »

Le vieillard, interdit par des paroles si différentes de celles qu’il avait attendues du puissant et orgueilleux comte, éprouva de l’embarras pour lui répondre et pour le détromper. « Dites-moi, continua le comte avec une agitation et des angoisses toujours croissantes ; dites-moi, venez-vous m’annoncer que tout ce qui a été fait pour expier un attentat si affreux est trop au dessous d’un tel crime, et venez-vous m’indiquer des moyens nouveaux d’accomplir ma pénitence d’une manière plus efficace et plus rigoureuse ? Aucun ne me fera reculer, mon père ; que mon corps subisse le châtiment de mon crime dans ce monde, plutôt que mon âme dans l’éternité ! »

Édie recouvra alors assez de présence d’esprit pour s’apercevoir que s’il ne se hâtait pas d’interrompre les aveux auxquels se livrait lord Glenallan, il allait peut-être devenir le confident de secrets dont il n’était pas prudent pour sa sûreté qu’il obtînt ainsi la connaissance. Il se hâta donc de dire d’une voix tremblante : « Votre Honneur se méprend à mon égard ; je ne suis pas de votre communion, ni même un ecclésiastique ; mais, avec le respect qui est dû à Votre Seigneurie, je ne suis que le pauvre Édie, le bedesman du roi et de Votre Honneur. »

Il accompagna cette explication d’un profond salut à sa manière ; puis, se redressant, il appuya son bras sur son bâton, rejeta en arrière ses longs cheveux blancs, et fixa ses yeux sur le comte en attendant sa réponse.

« Ainsi donc, vous n’êtes pas, dit lord Glenallan après une pause causée par la surprise, vous n’êtes pas un prêtre catholique ?

— Dieu m’en préserve ! s’écria Édie oubliant dans sa confusion à qui il parlait ; je ne suis, ainsi que je l’ai dit, que le bedesman du roi et de Votre Honneur. »

Le comte se détourna brusquement, et traversa deux ou trois fois la chambre à grands pas, comme pour se remettre du trouble où l’avait jeté sa méprise ; puis, s’approchant du mendiant, il lui demanda d’un ton imposant et sévère quel était son but en pénétrant ainsi dans ses secrets, et de qui il tenait la bague qu’il avait jugé à propos de lui envoyer. Édie, naturellement doué de beaucoup de fermeté, fut moins troublé par ce mode d’interrogation qu’il ne l’avait été par le ton de confidence sur lequel le comte avait commencé la conversation ; et lorsque la question, de qui il avait reçu cette bague, lui fut répétée, il répondit avec calme : « De quelqu’un qui était mieux connu du comte que de lui-même.

— Mieux connu de moi ! dit lord Glenallan : que voulez-vous dire ? expliquez-vous immédiatement, ou vous éprouverez ce qu’il en coûte de venir troubler des momens consacrés à la douleur.

— C’est la vieille Elspeth Mucklebackit qui m’a envoyé ici, dit le mendiant, afin de dire…

— Vous radotez, vieillard, dit le comte ; je n’ai jamais entendu ce nom… mais la vue terrible de ce bijou me rappelle…

— Je me souviens maintenant, milord, dit Ochiltree, qu’elle m’a dit que Votre Seigneurie la connaîtrait mieux sous le nom d’Elspeth du Craigburnsfoot. On l’appelait ainsi quand elle vivait sur les terres de Votre Honneur, c’est-à-dire de feu la digne mère de Votre Honneur ; que miséricorde lui soit faite !

— En effet, dit le lord défaillant et dont le visage se couvrit d’une teinte encore plus livide ; en effet, ce nom est écrit dans la page la plus tragique d’une déplorable histoire ! Mais que peut-elle me vouloir ? est-elle morte ou vivante ?

— Elle vit, milord, et supplie Votre Seigneurie de l’aller voir avant sa mort, car elle a quelque chose qui pèse sur son âme, et elle dit qu’elle ne pourra s’endormir en paix qu’elle ne vous ait parlé.

— Qu’elle ne m’ait parlé ! que veut-elle me dire ? mais elle est tombée en enfance par suite de la vieillesse et des infirmités. Je te dis, l’ami, qu’ayant appris qu’elle était dans la détresse, je suis allé moi-même dans sa chaumière, il y a à peine un an, et elle n’a reconnu ni mon visage ni ma voix.

— Si Votre Honneur voulait me le permettre, dit Édie auquel la longueur de la conférence rendait une partie de l’audace de sa profession et de la liberté de langage qui lui était naturelle ; si Votre Honneur veut me le permettre, sauf le respect que je dois au jugement supérieur de Votre Seigneurie, la vieille Elspeth est semblable à ces anciennes ruines de châteaux et de forteresses que nous voyons au milieu des montagnes : il y a des parties de son esprit qui paraissent, si je puis m’exprimer ainsi, déchues et dévastées, tandis que les autres semblent d’autant plus grandes, d’autant plus fortes et d’autant plus imposantes, qu’elles s’élèvent comme des fragmens au milieu des débris du reste. C’est une femme qui a quelque chose d’effrayant.

— Elle fut toujours ainsi, dit le comte répétant presque machinalement la réflexion du mendiant ; elle fut toujours différente des autres femmes, ressemblant plus qu’à toute autre peut-être, pour le caractère et la trempe d’esprit, à celle qui maintenant n’est plus. Elle désire me voir, dites-vous ?

— Avant de mourir, reprit Édie, elle sollicite ardemment ce plaisir.

— Ce ne sera un plaisir pour aucun des deux, dit le comte d’un air sombre ; cependant elle sera satisfaite. Elle demeure, dites-vous, sur le rivage de la mer du côté sud de Fairport ?

— Entre Monkbarns et le château de Knockwinnock, mais plus près de Monkbarns. Votre Honneur connaît sans doute le laird et sir Arthur ? »

Un mouvement du comte, comme s’il n’eût pas compris la question, fut toute la réponse qu’il y fit. Édie vit que son esprit était ailleurs, et ne se hasarda plus à répéter une demande qui avait si peu de rapport avec l’affaire qui l’amenait là.

« Êtes-vous catholique, vieillard ? demanda le comte.

— Non, milord, répondit Ochiltree d’un ton ferme, car l’inégalité du partage des aumônes se présenta en ce moment à son esprit ; grâce à Dieu, je suis bon protestant.

— Celui qui peut du fond de sa conscience s’appeler bon, a effectivement raison de rendre des grâces au ciel, quelle que soit la forme de sa croyance ; mais quel est celui qui peut avoir cette présomption ?

— Ce n’est pas moi, dit Édie ; j’espère être exempt du péché de présomption.

— Quel métier avez-vous fait dans votre jeunesse ?

— J’ai été soldat, milord, et bien des jours de ma vie se sont passés dans les fatigues des camps et du bivouac. J’aurais dû être fait sergent ; mais…

— Soldat ! ainsi vous avez tué, brûlé, saccagé, pillé !

— Je ne prétends pas, reprit Édie, avoir mieux valu que mes voisins. C’est un rude métier que la guerre ; il n’y a que ceux qui l’ont faite qui puissent en parler.

— Et vous voilà maintenant vieux et misérable, demandant à une charité précaire le pain que dans votre jeunesse vous arrachâtes des mains du pauvre paysan !

— Je suis un mendiant, il est vrai, milord ; mais pourtant je ne suis pas encore tout-à-fait si misérable. Quant à mes péchés, Dieu m’a fait la grâce de m’en repentir et de me décharger de leur poids sur ceux qui sont mieux en état que moi de le supporter ; et, pour ma portion de nourriture, personne ne refuse à un pauvre homme un morceau à manger et un coup à boire. Je vis comme je puis, et je suis tout prêt à mourir quand je serai appelé à mon tour.

— Ainsi donc, avec une vie dont le passé ne vous offre presque aucun souvenir satisfaisant, et avec une perspective plus triste encore pour les jours qui vous restent à vivre, vous vous traînez content vers le terme de votre carrière ! Allez : que la vieillesse, la misère et la fatigue ne vous fassent jamais envier le sort du maître de ce château, ni dans son sommeil, ni dans ses veilles. Tenez, voici quelque chose pour vous. »

Le comte mit cinq ou six guinées dans la main du vieillard. Édie aurait peut-être exprimé des scrupules sur le montant de l’aumône, comme dans d’autres occasions ; mais le ton de lord Glenallan était trop absolu pour permettre une contestation ou même une réponse. Le comte appela alors son domestique. » Conduisez ce vieillard hors de la maison, et ne souffrez pas que personne lui parle. Et vous, l’ami, partez, et oubliez la route qui conduit à ma maison.

— Cela me serait difficile, dit Édie en regardant l’or qu’il tenait encore à la main ; cela me serait difficile après que Votre Honneur m’a donné une si bonne raison de m’en souvenir. »

Lord Glenallan le regarda d’un air étonné, comme pouvant à peine comprendre la hardiesse du vieillard qui osait lui répondre aussi familièrement ; puis, de la main, il lui fit un autre signe de départ, auquel le mendiant obéit sur-le-champ.