L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XXXII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 323-330).


CHAPITRE XXXII.

LA VISITE ET LE SECRET.


Quel est ce crime secret, quelle est cette mystérieuse histoire qu’aucun artifice ne peut découvrir, aucun repentir expier ?… Ses muscles sont immobiles ; rien ne les trouble ; leur calme n’est pas forcé ; aucune rougeur soudaine n’a coloré ses joues ; ses lèvres n’ont pas tremblé.
Walpole La Mère mystérieuse.


Après que la bière eut été enlevée, les assistans, d’après leur rang ou la parente qui les unissait au mort, avaient graduellement défilé de la chaumière pour l’accompagner. Les plus jeunes garçons avaient aussi été conduits à la suite du cercueil de leur frère ; et contemplaient avec étonnement une cérémonie qu’ils pouvaient à peine comprendre. Les voisines se levèrent ensuite pour partir, et, par considération pour la situation des parens, emmenèrent avec elles les jeunes filles, afin de donner au malheureux couple la facilité d’épancher leurs cœurs mutuellement, et d’adoucir leur douleur en se la communiquant ; mais leur bienveillante intention resta sans effet. À peine la dernière d’entre elles avait obscurci de son ombre, en se retirant, le seuil de la porte, qu’elle avait doucement tirée après elle, que le père, s’assurant d’abord par un regard rapide qu’il n’y avait plus d’étrangers, se leva en sursaut, joignit ses mains en les tordant avec violence au dessus de sa tête, poussa ce cri de désespoir qu’il retenait depuis si long-temps, et avec toute l’impuissante impatience de la douleur, moitié se lançant, moitié se traînant vers le lit où le cercueil avait été déposé, se jeta dessus, et enfonçant sa tête sous les couvertures, donna un libre cours à tout l’excès de son désespoir. La malheureuse mère, terrifiée par la violence de l’affliction de son mari (affliction d’autant plus effrayante qu’elle agissait sur un homme dont les manières étaient rudes et la constitution robuste), étouffant ses sanglots et ses larmes, et le tirant par les pans de son habit, le supplia en vain de se lever, et de ne pas oublier que quoique un de ses enfans lui fût enlevé, il lui en restait encore d’autres, et qu’il avait aussi une femme à consoler et à soutenir. Cet appel fait trop tôt, et dans un moment où sa douleur n’était capable de rien écouter, ne fut pas même entendu ; il continua de rester couché, indiquant par des sanglots si amers et si violens que le lit et la cloison en étaient ébranlés, par ses poings fermés qui serraient fortement les couvertures, et par le mouvement brusque et convulsif de ses jambes, combien sont profondes et terribles les angoisses de la douleur paternelle.

« Ô quel jour est celui-ci ! quel jour est celui-ci ! » s’écria la pauvre mère, dont l’affliction féminine s’était déjà presque épuisée en larmes et en sanglots, et qui s’effaçait presque devant la terreur que lui causait l’état où elle voyait son mari. « Ô quel moment que celui-ci ! et personne pour venir au secours d’une pauvre femme abandonnée ! bonne mère ! si vous pouviez lui dire un mot, si seulement vous pouviez lui dire de prendre courage ! »

À son grand étonnement, et même à l’augmentation de son effroi, la mère de son mari entendit cet appel, et y répondit. Elle se leva, traversa la chambre sans appui et sans beaucoup d’apparence de faiblesse, et se tenant debout près du lit sur lequel son fils était étendu, elle lui dit : « Levez-vous, mon fils, et ne pleurez pas celui qui est à l’abri du péché, de la tentation et de la douleur. Il faut pleurer sur ceux qui restent dans cette vallée de misères et de ténèbres. Moi qui n’ai pleuré, qui ne puis plus pleurer sur personne, j’ai plus besoin que lui que vous pleuriez tous sur moi. »

La voix de sa mère, que depuis tant d’années il n’avait pas entendue prendre part aux devoirs actifs de la vie, et dont il n’avait reçu ni avis ni consolations, produisit son effet sur le fils. Il se leva, s’assit sur le bord du lit, et son air, son attitude, ses gestes, cessant d’offrir l’image d’un désespoir furieux, n’exprimèrent plus que l’abattement de la plus profonde douleur. La grand’mère alla reprendre son siège ordinaire, et la mère prit machinalement dans sa main une bible déchirée dans laquelle elle parut lire, quoique ses yeux fussent noyés de larmes.

Ils étaient tous trois dans cette position, lorsqu’un coup violent se fit entendre à la porte.

« Eh bon Dieu ! dit la pauvre mère, qui peut venir de la sorte en ce moment ? ceux-là sûrement ne connaissent pas notre malheur. »

Le coup ayant été répété, elle se leva et alla ouvrir la porte en disant d’un ton grondeur : « Qui vient ainsi troubler une maison de deuil ? »

Un homme d’une haute taille et vêtu de noir se présenta devant elle ; elle reconnut sur-le-champ lord Glenallan.

« N’y a-t-il pas, dit-il, dans cette chaumière, ou dans une des chaumières voisines, une vieille femme nommée Elspeth, et qui a long-temps demeuré à Craigburnsfoot de Glenallan.

— C’est ma belle-mère, milord, dit Marguerite ; mais elle ne peut voir personne en ce moment. Hélas ! nous venons d’être frappés d’un bien grand coup : nous avons eu une cruelle épreuve !

— Dieu me préserve, dit lord Glenallan, de venir troubler inconsidérément votre douleur ; mais mes jours sont comptés ; votre belle-mère est au dernier période de la vieillesse, et si je ne la vois pas aujourd’hui, nous pouvons ne plus nous rencontrer dans ce monde.

— Et que pouvez-vous voir, répondit la mère affligée, dans une pauvre femme cassée p^r l’âge et le chagrin ? Gentilhomme ou autrement, personne ne passera le seuil de ma porte le jour où il a été franchi par le corps de mon garçon. »

Tout en parlant- ainsi, et s’abandonnant à l’irritabilité de son caractère et de son état, qui commençait à se mêler à sa douleur, dont la première explosion était passée, elle tenait la porte entr’ouverte, et s’était placée dans l’ouverture, comme pour en rendre l’entrée impossible au visiteur. Mais la voix de son mari se fit entendre de l’intérieur : « Qui est là, Maggie ? Pourquoi les renvoyez-vous ? Laissez entrer. Qu’importe à présent qui entre dans la maison, ou qui en sorte ! je ne m’en soucie pas plus que du bout d’une vieille corde. »

La femme se rangea de côté d’après l’ordre de son mari, et laissa entrer lord Glenallan dans la chaumière. L’abattement qu’indiquaient sa taille voûtée et son visage amaigri offrait un frappant contraste avec les effets produits par la douleur sur la figure robuste et hâlée du pêcheur, et les traits masculins de son épouse. Il s’approcha de la vieille femme assise sur son siège ordinaire, et lui demanda aussi haut que la faiblesse de sa voix put le lui permettre : « Êtes-vous Elspeth de Craigburnsfoot de Glenallan ?

— Qui est-ce qui s’informe de la demeure souillée par cette méchante femme ? fut la réponse faite à cette question.

— Le malheureux comte de Glenallan.

— Le comte, le comte de Glenallan !

— Celui qui fut appelé William, comte lord Geraldin, et que la mort de sa mère a fait comte de Glenallan.

— Ouvrez le volet, dit la vieille femme, d’un ton ferme et précipité, à sa belle-fille, ouvrez promptement le volet, que je puisse voir si c’est bien le véritable lord Glenallan, le fils de ma maîtresse, celui que j’ai reçu dans mes bras à l’heure de sa naissance, celui qui a raison de me maudire de ne pas l’avoir étouffé avant que cette heure fût écoulée. »

La fenêtre, qui avait été fermée afin qu’un sombre crépuscule vint ajouter à la solennité de la cérémonie funèbre, fut ouverte par son ordre, et jeta une lumière vive et soudaine sur l’atmosphère vaporeuse et enfumée de la chaumière. Tombant à plomb sur la cheminée, les rayons en éclairaient, à la manière de Rembrandt, les traits du malheureux comte et ceux de la vieille sibylle qui, alors debout sur ses pieds, et lui tenant une main, fixait avec anxiété ses yeux d’un bleu clair sur tous ses traits, tandis que promenant lentement son doigt décharné, levé à peu de distance de la figure du comte, elle semblait en suivre tous les contours, et chercher à réconcilier ce qu’elle voyait avec ses souvenirs. En finissant son examen elle dit avec un profond soupir : « Le changement est terrible… terrible !… et à qui en est la faute ?… Mais cela est écrit dans un livre qui en fera foi ; cela est gravé sur des tablettes d’airain avec cette plume d’acier qui y inscrit tout ce qui appartient à la chair… Et que veut lord Geraldin, dit-elle après une pause, à une pauvre vieille créature comme moi, déjà morte en partie, et qui n’appartient plus au reste des vivans, qu’en ce qu’elle n’est pas encore couchée dans la terre ?

— C’est moi, répondit lord Glenallan, qui viens vous demander au nom du ciel pourquoi vous avez désiré avec tant d’instance de me voir, et pourquoi vous avez appuyé votre demande d’un gage auquel vous saviez bien que je n’oserais rien refuser. »

En parlant ainsi, il tira de sa bourse la bague qu’Édie Ochiltree lui avait remise au château de Glenallan. La vue de ce bijou produisit un effet étrange et instantané sur la vieille femme ; le tremblement de la crainte vint se joindre en elle à celui de la vieillesse, et elle commença à chercher dans ses poches avec l’agitation empressée et tremblante de quelqu’un qui a peur d’avoir perdu un objet d’une grande importance ; puis, comme si elle se fût convaincue de la réalité de ses craintes, elle se tourna vers le comte, et lui demanda : « Comment est-elle tombée entre vos mains ? comment cela se fait-il ? je croyais l’avoir bien mise en sûreté… Que dira la comtesse ?

— Vous savez, dit le comte, du moins vous avez appris que ma mère est morte ?

— Morte ! ne me trompez-vous pas ? A-t-elle abandonné enfin ses terres, ses seigneuries, ses titres ?

— Tout, tout, dit le comte, comme les mortels doivent quitter toutes les vanités humaines.

— Je me rappelle maintenant l’avoir déjà entendu dire ; mais depuis il y a eu tant de douleur dans notre maison, et ma mémoire est si affaiblie… Mais êtes-vous bien sûr que la comtesse votre mère ne soit plus ? »

Le comte l’assura de nouveau que son ancienne maîtresse n’existait plus.

« Alors, dit Elspeth, je soulagerai mon esprit de ce fardeau ! Quand elle vivait, qui aurait osé dire un mot de ce qu’elle voulait tenir secret ?? mais elle n’est plus, et j’avouerai tout. »

Puis, se retournant du côté de son fils et de sa belle-fille, elle leur commanda impérativement de sortir, et de laisser le lord Geraldin (comme elle l’appelait encore) seul avec elle ; mais Maggie Mucklebackit, la première effusion de la douleur étant passée, n’était nullement disposée à l’obéissance passive dans sa maison envers sa belle-mère, autorité que les personnes de sa classe supportent en général très impatiemment, et qu’elle fut d’autant plus étonnée de voir renaître, que depuis long-temps elle semblait être abandonnée et oubliée.

« Il serait singulier, dit-elle en murmurant d’un ton grondeur (car le rang de lord Glenallan avait quelque chose d’imposant), il serait singulier de commander à une mère de quitter sa propre maison au moment où le corps de son fils aîné vient d’en être enlevé, et lorsque ses yeux sont encore pleins de larmes. »

Le pêcheur, d’un ton dur et sombre, ajouta quelque chose dans le même sens. « Ce n’est pas le jour de raconter vos vieilles histoires, ma mère. Milord, puisque c’est un lord, peut revenir quelque autre jour, où il peut dire ce qu’il a à dire devant nous s’il veut, personne ne s’inquiétera de l’écouter, non plus que vous, ma mère. D’ailleurs, lord ou paysan, gentilhomme ou fermier, je ne quitterai ma maison pour le plaisir de personne le jour même où mon pauvre… »

Ici sa voix s’étouffa et il ne put achever ; mais comme il s’était levé quand lord Glenallan était entré, et que depuis il était resté debout, il se jeta alors brusquement sur un siège, de l’air sombre et résolu de quelqu’un qui est décidé à tenir parole.

Mais la vieille, à qui cette crise semblait rendre dans toute leur supériorité les facultés intellectuelles qu’elle avait autrefois possédées à un degré éminent, se leva, et s’avançant vers lui, lui dit d’une voix solennelle : « Mon fils, si vous voulez éviter d’entendre la honte de votre mère, si vous ne voulez pas être témoin volontaire de l’aveu de son crime, si vous souhaitez d’échapper à sa malédiction et d’en être béni, je vous somme par ce corps qui vous a porté et qui vous a nourri, de me laisser la liberté de parler avec lord Geraldin. Obéissez, afin que, lorsque vous couvrirez ma tête de terre… oh ! puisse le jour en arriver bientôt ! pourquoi le jour n’en est-il pas venu ?… vous vous rappeliez ce moment sans avoir à vous reprocher d’avoir désobéi au dernier commandement que votre mère vous donna sur la terre. »

Les termes de cet ordre solennel réveillèrent dans le cœur du pêcheur cette habitude d’obéissance aveugle dans laquelle sa mère l’avait élevé et à laquelle il s’était soumis tant qu’elle avait conservé la faculté de l’exiger. Un souvenir qui s’offrit alors à son esprit vint encore fortifier le nouveau sentiment qui le dominait. Il jeta les yeux sur le lit où le corps avait reposé, et murmura à voix basse… « Lui ne me désobéit jamais avec ou sans raison, pourquoi donc la contrarierais-je ? » Prenant alors le bras de sa femme malgré sa répugnance, il l’emmena hors de la chaumière, et ferma le loquet après eux.

Lorsque les malheureux parens se furent retirés, lord Glenallan, pour empêcher la vieille femme de retomber dans sa léthargie, la pressa de s’expliquer au sujet de la communication qu’elle voulait lui faire.

— Vous l’entendrez assez tôt, dit-elle, mon esprit s’est assez éclairci ; maintenant je ne crois pas qu’il puisse y avoir de crainte que j’oublie ce que j’ai à vous dire. Ma demeure à Craigburnsfoot est présente à mes yeux comme si je la voyais en réalité. Je vois la prairie dont la lisière s’étendait jusqu’au rocher qui touchait la mer, les deux petites barques avec leurs voiles pliées reposant à l’ancre dans la baie naturelle qu’elle formait, le rocher escarpé qui seul la séparait du parc de Glenallan, et qui se penchait sur le ruisseau… Ah, oui ! je puis oublier que j’eus un mari, et que je le perdis… qu’il ne me reste plus qu’un seul de quatre beaux garçons que nous eûmes… que des malheurs accumulés ont englouti nos biens mal acquis… que le corps du fils aîné de mon fils vient d’être enlevé ce matin de cette maison ; mais jamais, oh ! jamais je ne puis oublier les jours que j’ai passés à Craigburnsfoot.

— Vous étiez la favorite de ma mère ? dit lord Glenallan, désirant la ramener au point d’où elle s’écartait.

— Oui, je l’étais… vous n’avez pas besoin de me le rappeler… elle m’éleva au dessus de mon état et me donna plus d’instruction que n’en ont mes pareilles. Mais comme le tentateur du monde, avec la connaissance du bien, elle me donna aussi celle du mal.

— Pour l’amour de Dieu, Elspeth ! dit le comte étonné, achevez, si vous le pouvez, d’expliquer les paroles mystérieuses et terribles qui vous échappent. Je sais trop que vous êtes la confidente d’un secret si affreux que le seul récit en ferait crouler le toit qui nous couvre… mais de grâce, parlez…

— Oui, dit-elle, je parlerai… mais ayez patience avec moi un moment encore ; » et elle sembla de nouveau se perdre dans ses souvenirs, mais cette absorption n’était plus mêlée d’idiotisme ou d’apathie. Elle allait s’expliquer sur un sujet qui depuis long-temps accablait son esprit, et qui sans aucun doute absorbait son âme tout entière dans les momens où elle paraissait morte pour tous ceux qui l’entouraient. Et j’ajouterai, comme un fait remarquable, que l’énergie de son esprit agit avec une telle puissance sur ses facultés physiques et sur son système nerveux, que malgré sa surdité ordinaire, chacune des paroles de lord Glenallan, quoique prononcées avec le ton concentré de l’horreur et du désespoir, parvint aussi distinctement à l’oreille d’Elspeth qu’elle aurait pu faire à toute autre époque de sa vie. Elle-même parla clairement et avec lenteur, comme si elle eût désiré que son récit fût parfaitement compris. Elle y mit en même temps de la concision et aucun terme de ce verbiage et de ces circonlocutions naturelles aux femmes de son état, bref, son langage annonçait une éducation plus élevée, ainsi qu’un esprit d’une fermeté et d’une énergie peu communes, et un de ces caractères dont on doit naturellement attendre de grandes vertus ou de grands crimes. Nous verrons dans le chapitre suivant quelle fut la nature de ces communications.