L’Antisémitisme (Lazare)/VIII

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Léon Chailley (p. 193-221).


CHAPITRE VIII


L’ANTIJUDAÏSME LÉGAL MODERNE


Le Judaïsme émancipé. — La situation des Juifs dans la société. — L’usure et les affaires d’Alsace. — Napoléon et l’organisation administrative de la religion juive. — Le grand Sanhédrin. — Les lois restrictives et la libération progressive en France. — L’émancipation en Hollande. — L’émancipation en Italie et en Allemagne. — La réaction antinapoléonnienne et les Juifs. — La renaissance de la législation antijuive. — Les mouvements populaires. — L’émancipation en Angleterre. — En Autriche. — La Révolution de 1848 et les Juifs. — La fin de l’antijudaïsme légal en Occident. — L’antijudaïsme oriental. — Les Juifs en Roumanie. — Les Juifs russes. — Les persécutions. — Question sociale et question religieuse.


Le 27 septembre 1791, après des discussions antérieures à la suite desquelles toute décision sur l’émancipation des Juifs avait été ajournée, l’Assemblée constituante vota, sur la proposition de Duport et grâce à l’intervention de Regnault de Saint-Jean-d’Angély, l’admission des Juifs au rang de citoyens actifs. Ce décret était préparé de longtemps, préparé par l’œuvre de la commission réunie par Louis XVI et que présida Malesherbes, préparé par les écrits de Lessing et de Dohm, par ceux de Mirabeau et de Grégoire. Il était l’aboutissant logique des efforts tentés depuis quelques années par les Juifs et les philosophes ; Mendelsohn, en Allemagne, en avait été le promoteur et le plus actif défenseur, et c’est à Berlin, dans les salons d’Henriette de Lemos, que Mirabeau puisa ses inspirations auprès de Dohm.

Une certaine catégorie de Juifs s’était d’ailleurs émancipée déjà. En Allemagne, les Juifs de cour (Hofjuden) avaient acquis des privilèges commerciaux ; on leur délivrait même, contre argent, des titres de noblesse. En France, les Marranes portugais, revenus au judaïsme jouissaient de grandes libertés, et, sous la direction de leurs syndics, ils prospéraient à Bordeaux, fort indifférents, du reste, au sort de leurs frères malheureux, mais très influents puisque l’un d’eux, Gradis faillit être nommé député aux États Généraux. En Alsace même, quelques Israélites avaient obtenu d’importantes faveurs ; Cerf Berr, par exemple, fournisseur des armées de Louis XV, auquel le roi avait donné des lettres de naturalisation et le titre de marquis de Tombelaine.

Grâce à tous ces privilèges, il s’était formé une classe de Juifs riches, qui avait pris contact avec la société chrétienne, classe d’esprit ouvert et subtile, intelligente et raffinée, d’un intellectualisme extrême, ayant abandonné, comme beaucoup de chrétiens, la lettre de la religion ou même la foi et n’ayant conservé qu’un idéalisme mystique, qui se conciliait tant bien que mal avec un rationalisme libéral. C’est à Berlin surtout, ville jeune et centre d’un royaume qui naissait à la gloire, cité plus facile, moins traditionnelle, que s’opéra la fusion entre ce groupe de Juifs et cette élite que Lessing conduisait. Chez Henriette de Lemos, chez Rachel de Varnhagen, fréquentait la jeune Allemagne ; le romantisme allemand achevait, chez ces Juives, de s’imprégner de spinozisme ; Schleiermacher et Humboldt s’y montraient et l’on peut dire que si ce fut l’Assemblée constituante qui décréta l’émancipation des Juifs, c’est en Allemagne qu’elle fut préparée.

Toutefois, le nombre de ces Juifs propres à entrer dans les nations était extrêmement restreint, d’autant que la plupart finissaient — comme les filles de Mendelsohn, comme plus tard Boerne et Heine — par se convertir, et n’existaient plus en tant qu’Israélites. Quant à la masse juive, elle se trouvait dans des conditions bien différentes.

Le décret de 1791 libérait tous ces parias d’une séculaire servitude ; il rompait tous les liens dont les lois les avaient chargés ; il les arrachait aux ghettos de toute sorte où ils étaient emprisonnés ; de bétail qu’ils étaient, il en faisait des hommes. Mais s’il pouvait ainsi les rendre à la liberté, s’il lui était possible d’abolir en un jour l’œuvre législative des siècles, il ne pouvait défaire leur œuvre morale, et il était surtout impuissant à briser les chaînes que les Juifs eux-mêmes s’étaient forgées. Les Juifs étaient émancipés légalement, ils ne l’étaient pas moralement ; ils gardaient leurs mœurs, leurs coutumes et leurs préjugés, préjugés que conservaient aussi leurs concitoyens des autres confessions. Ils étaient heureux d’échapper à leur abjection, mais ils regardaient autour d’eux avec défiance, et soupçonnaient même leurs libérateurs.

Pendant des siècles, ils avaient vu avec dégoût et terreur ce monde qui les rejetait ; ils avaient souffert de lui, mais, plus encore, ils avaient craint de perdre à son contact leur personnalité et leur foi. Plus d’un vieux Juif dut, en 1791, regarder avec angoisse cette existence nouvelle qui s’ouvrait devant lui ; je ne serais pas surpris même qu’il y en ait eu quelques-uns, aux yeux desquels la libération ait semblé un malheur, ou une abomination. Beaucoup de ces misérables chérissaient leur abaissement, leur claustration qui les tenait éloignés du péché et de la souillure, et l’effort du plus grand nombre tendit à rester soi-même au milieu des étrangers parmi lesquels on les jetait. C’est la partie éclairée, intelligente et réformatrice des Juifs, celle qui souffrait de sa situation inférieure et de l’avilissement de ses coreligionnaires, c’est celle-là qui travailla à l’émancipation, mais elle ne put pas non plus transformer brusquement ceux pour lesquels elle avait réclamé le droit d’être des créatures humaines.

Le moi judaïque n’étant pas changé par le décret émancipateur, la façon dont ce moi se manifestait ne fut pas changée davantage. Économiquement, les Juifs restèrent ce qu’ils étaient — je parle bien entendu de la majorité, — des improductifs, c’est-à-dire des brocanteurs, des prêteurs d’argent, des usuriers, et ils ne purent pas être autre chose, étant données leurs habitudes, et les conditions dans lesquelles ils avaient vécu. Si nous négligeons une infime minorité d’entre eux, ils n’avaient pas d’autres aptitudes, et encore de nos jours une quantité considérable de Juifs se trouvent dans le même état ; ces aptitudes, ils ne manquèrent pas de les appliquer, et ils en trouvèrent plus que jamais l’occasion pendant cette période de trouble et de désordre. En France ils profitèrent des événements, et les événements leur furent très favorables. Ils furent en Alsace, par exemple, les auxiliaires des paysans à qui ils prêtèrent à gros intérêts les capitaux nécessaires à l’acquisition des biens nationaux. Avant la révolution ils étaient déjà dans cette province les usuriers naturels, ceux qui étaient chargés de la haine et du mépris[1] ; après la révolution, ces mêmes paysans qui jadis fabriquaient de fausses quittances[2] pour échapper aux griffes de leurs créanciers, firent appel à eux. Grâce aux Juifs alsaciens, la nouvelle propriété se constitua en Alsace, mais ils prétendirent en tirer profit, largement, usurairement. Les emprunteurs protestèrent ; ils affirmèrent qu’ils étaient ruinés si on ne leur venait en aide, et en cela ils exagérèrent, car eux qui ne possédaient rien avant Quatre-vingt-neuf, avaient acquis dix-huit ans après pour 60 millions de domaines, sur lesquels ils devaient 9.500.000 francs aux Juifs. Cependant Napoléon les écouta et, pendant un an, il suspendit l’exécution des jugements rendus au bénéfice des usuriers juifs du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et des provinces rhénanes. Là ne se borna pas son œuvre. Dans les considérants du décret suspensif du 30 mai 1806, il montrait qu’il ne regardait pas les mesures répressives comme suffisantes, et qu’il fallait faire disparaître la source du mal.

« Ces circonstances, y disait-il, nous ont fait en même temps considérer combien il était urgent de ranimer, parmi ceux qui professent la religion juive dans les pays soumis à notre obéissance, les sentiments de morale civile qui, malheureusement, ont été amortis chez un trop grand nombre d’entre eux par l’état d’abaissement dans lequel ils ont trop longtemps langui, état qu’il n’entre point dans nos intentions de maintenir et de renouveler. »

Pour raviver ces sentiments, ou plutôt pour les faire naître, il voulut plier la religion juive à sa discipline, la hiérarchiser comme il avait hiérarchisé le reste de la nation, la conformer au plan général. Étant premier consul, il avait négligé de s’occuper du culte juif, il voulut réparer cet oubli et il convoqua une assemblée de notables juifs dont le rôle devait être de « délibérer sur les moyens d’améliorer la nation juive et de répandre parmi ses membres le goût des arts et des métiers utiles », et d’organiser administrativement le Judaïsme. Un questionnaire fut distribué aux notables Juifs et après qu’il y eut été répondu, l’Empereur réunit un Grand Sanhédrin chargé de conférer aux réponses de la première assemblée une autorité religieuse. Le Sanhédrin déclara que la loi mosaïque contenait des dispositions religieuses obligatoires et des dispositions politiques, ces dernières concernaient le peuple d’Israël lorsqu’il était un peuple autonome, et elles avaient perdu leur valeur depuis que les Juifs étaient répandus parmi les nations ; il défendit de faire, à l’avenir, distinction entre Juifs et chrétiens en ce qui concernait les prêts, et il interdit toute usure.

Ces déclarations montraient que les notables Juifs, appartenant pour la plupart à cette minorité dont j’ai parlé, savaient s’accommoder au nouvel état de choses, mais elles ne pouvaient en rien faire préjuger des dispositions de la masse. Là Napoléon se trompa ; son amour de l’ordre, du règlement et de la loi, sa croyance à leur efficacité l’abusa. Il s’imagina, sans doute, qu’un Sanhédrin était un concile, il n’en était rien. Les décisions du Sanhédrin n’avaient absolument que la valeur d’opinions personnelles, elles n’engageaient nullement les Juifs, elles n’avaient aucune autorité et il n’était pas de sanctions pour les faire prévaloir. La seule œuvre de cette assemblée fut une œuvre administrative, celle de l’organisation des consistoires ; quant à l’œuvre morale elle fut nulle, et les hommes qui avaient été réunis étaient incapables de changer des mœurs. Ils le savaient d’ailleurs fort bien, et ils ne purent qu’enregistrer des choses acquises ; ainsi abolirent-ils la polygamie, qui depuis des siècles n’était plus pratiquée. Pour croire qu’un synode a le pouvoir d’imposer l’amour du prochain, ou d’interdire l’usure qu’un état social facilite, il fallait la candeur de légiste de Napoléon. L’interdiction impériale faite aux Juifs de fournir des remplaçants pour leur service militaire, cela dans le but de les mieux pénétrer de la grandeur de leurs devoirs civiques, dut avoir la même influence que les prescriptions synodales[3]. De même en fut-il du décret du 17 mars 1808 qui défendait aux Juifs de faire du commerce sans patente nominative délivrée par le préfet et de prendre hypothèque sans autorisation ; en outre, défense était faite aux Juifs de s’établir en Alsace et dans les pays rhénans, et aux Juifs alsaciens de venir dans d’autres départements sinon pour s’y adonner à l’agriculture[4]. Ces décrets, rendus pour dix ans, ne rendirent pas un seul Juif agriculteur, et si quelques-uns devinrent chauvins, l’obligation où ils étaient de passer par l’armée n’y fut pour rien. Ce furent les dernières lois restrictives en France ; l’assimilation légale s’acheva en 1830, lorsque Laffitte fit inscrire le culte juif au budget. C’était l’écroulement définitif de l’état chrétien, bien que l’état laïque ne fût pas complètement constitué. En 1839 le dernier vestige des antiques séparations entre Juifs et chrétiens disparut avec l’abolition du serment More Judaico. L’assimilation morale ne fut pas aussi complète.

Mais nous n’avons parlé jusqu’à maintenant que de l’émancipation des Juifs français, il nous reste à voir l’influence qu’elle eut sur les Juifs d’Europe[5]. En Hollande, dès 1796, au moment de la fondation de la République Batave, l’Assemblée nationale donna aux Juifs les droits de citoyen, et leur situation, réglementée plus tard par Louis Bonaparte, fut déterminée d’une façon définitive par Guillaume Ier en 1815. Il est vrai que depuis le seizième siècle, les Juifs hollandais jouissaient d’importants privilèges et d’une assez grande liberté : la Révolution ne fut que la cause déterminante de leur totale libération. En Italie et en Allemagne ce furent les armées de la République et de l’Empire qui apportèrent aux Juifs l’émancipation. Napoléon devint le héros et le dieu d’Israël, le libérateur attendu, celui dont la main puissante abattait les portes du ghetto. Il entra dans toutes les villes aux acclamations des Juifs — la façon dont Henri Heine l’a célébré nous en est un témoignage — qui sentaient bien que leur cause était liée au triomphe des aigles. Aussi, après la chute de Bonaparte, les Juifs furent-ils parmi les premiers qu’atteignit la réaction napoléonienne. Avec l’exaltation du patriotisme coïncida un retour à l’antijudaïsme. L’émancipation était une œuvre française, on la devait donc trouver mauvaise, elle était en outre une œuvre révolutionnaire, et on réagissait contre la révolution et les idées égalitaires. En même temps qu’on restaurait l’état chrétien, on en chassait les Juifs. C’est en Allemagne surtout que l’antique conception religieuse de l’État revécut avec un éclat nouveau, c’est surtout aussi en Allemagne que l’antijudaïsme se manifesta plus vivement, mais la renaissance de la législation antijuive fut générale. En Italie on retourna à la législation de 1770 ; en Allemagne, le congrès de Vienne abolit toutes les dispositions impériales relatives aux Juifs, ne leur laissant que les droits octroyés par les gouvernements allemands légitimes. Les villes, les communes, à la suite des décisions du congrès, se montrèrent fort dures pour les Israélites. Lubeck et Brème les expulsèrent ; Francfort fit comme Rome, elle les enferma de nouveau dans leurs anciens quartiers[6]. Aux mesures légales correspondirent naturellement des mouvements populaires. À cette heure où le patriotisme était fort excité, toute limitation des droits des étrangers était bien accueillie ; or les Juifs étaient comme toujours les étrangers par excellence, ceux qui représentaient le mieux les étrangers nuisibles et aussi, vers 1820, c’est-à-dire au moment où cet état d’esprit atteignit son paroxysme, la foule, en maints endroits, se rua sur les Juifs et, si elle ne les massacra pas, elle les maltraita fortement.

Les trente années qui suivirent la disparition de Napoléon ne virent donc pas de grands progrès pour les Juifs. En Angleterre où cependant ils étaient assez libéralement traités en fait, ils étaient toujours considérés comme des dissidents, et soumis — comme les catholiques d’ailleurs — à certaines obligations. Ce n’est que petit à petit qu’ils virent se modifier leur condition, et l’histoire de leur émancipation est un épisode de la lutte entre la Chambre des Communes et celle des Lords. C’est seulement en 1860 qu’ils furent assimilés complètement aux autres citoyens anglais.

En Autriche ils avaient été en partie émancipés par l’édit de tolérance de Joseph II (1785), ils eurent à subir la même réaction ; la révolution avait été trop funeste à la maison d’Autriche pour qu’elle en acceptât même cette presque égalité des Juifs, qu’avait voulue un souverain démocrate et philosophe. C’est en 1848 seulement que les Israélites autrichiens devinrent des citoyens[7].

A la même époque, leur émancipation fut faite en Allemagne[8], en Grèce, en Suède, en Danemark. De nouveau, ils durent leur indépendance à l’esprit révolutionnaire qui une fois encore vint de France. Nous verrons du reste qu’ils ne furent pas étrangers à ce grand mouvement qui agita toute l’Europe ; en certains pays, notamment en Allemagne, ils aidèrent à le préparer, et ils furent les défenseurs de la liberté. Ils furent aussi parmi les premiers à en bénéficier, car on peut dire qu’après 1848 l’antijudaïsme légal est fini en Occident ; peu à peu les dernières entraves tombent, et les dernières restrictions sont abolies. En 1870, la chute du pouvoir temporel des papes fit disparaître le dernier ghetto occidental, et les Juifs purent être des citoyens même dans la ville de saint Pierre.

Dès lors, l’antijudaïsme se transforma, il devint purement littéraire, il ne fut plus qu’une opinion, et cette opinion n’eut plus son contrecoup sur les lois ; mais avant d’examiner cet antisémitisme scripturaire du dix-neuvième siècle, antisémitisme qui jusqu’en 1870 coexista avec une réglementation restrictive, en certains pays, il nous faut parler des États chrétiens de l’Europe orientale où l’antijudaïsme est encore de nos jours légal et persécuteur, c’est-à-dire de la Roumanie et de la Russie.

Les Juifs établis en Roumanie[9], c’est-à-dire dans les pays moldo-valaques, depuis le quatorzième siècle, ne vinrent en masse qu’aux débuts de ce siècle, et par suite de l’émigration hongroise et russe, ils sont désormais au nombre de trois cent mille. Durant de fort longues années, ils vécurent tranquilles. Ils dépendaient naturellement des boyards qui avaient dans le pays la prépondérance, et ils leur affermaient la vente des spiritueux, dont ces seigneurs avaient le monopole. Comme ils étaient nécessaires aux nobles, comme collecteurs de taxes, agents fiscaux et intermédiaires de toutes sortes, ces derniers étaient plutôt portés à leur accorder des privilèges, et ils n’avaient à redouter que l’excès des superstitions ou des colères populaires. La persécution officielle contre les Juifs ne commença qu’en 1856, lorsque la Roumanie se donna un régime représentatif et qu’ainsi le pouvoir tomba aux mains de la classe bourgeoise. Le traité de Paris de 1858, qui précéda l’union de la Moldavie et de la Valachie, reconnaissait aux Moldo-Valaques, sans distinction de religion, la jouissance des droits civils. Malgré le texte formel du traité, les Juifs furent exclus des bénéfices de l’indigénat, et le gouvernement roumain répondit aux représentations qui lui furent faites que les Juifs étaient des étrangers. Dès lors, les mesures restrictives s’aggravèrent. Les Israélites ne purent obtenir de grades, on leur retira le droit de domicile permanent dans les campagnes, il leur fut défendu de posséder des immeubles — sauf dans les villes — ni des terres ou vignes. On leur interdit de prendre des domaines en ferme, de tenir des hôtels et des cabarets hors des cités, de débiter des alcools, d’avoir des domestiques chrétiens, de construire des synagogues nouvelles. Quelques-unes de ces décisions étaient prises arbitrairement par certaines municipalités : dans d’autres villages, au contraire, les Juifs étaient tolérés. Cet état de choses dura jusqu’en 1867. À cette époque, le ministre Jean Bratianio publia une circulaire dans laquelle il rappelait que les Juifs n’avaient pas le droit de demeurer dans les communes rurales, ni d’y affermer des propriétés. A la suite de cette circulaire, des Juifs furent expulsés des villages qu’ils habitaient, on les condamna comme vagabonds et les expulsions se succédèrent jusqu’en 1877 ; elles étaient généralement provoquées par des émeutes à Bucharest, à Jassy, à Galatz, à Tecuciu, dans d’autres lieux encore, émeutes pendant lesquelles on profanait les cimetières et on brûlait les synagogues.

Quelles étaient, quelles sont encore les causes de cette législation spéciale, et de cette animosité des Roumains contre les Juifs ? Elles ne sont pas uniquement religieuses et ce n’est point, malgré la persistance des ataviques préjugés, d’une guerre confessionnelle qu’il s’agit. Les Juifs roumains, au moment de la formation de la Roumanie surtout, formaient dans les pays moldo-valaques, des agglomérations complètement séparées du gros de la population[10]. Ils portaient un costume spécial, habitaient dans des quartiers réservés, pour échapper aux souillures, et parlaient un jargon judéo-allemand qui achevait de les distinguer. Ils vivaient sous la domination de leurs rabbins, talmudistes étroits, bornés, ignorants, dont ils recevaient dans des écoles juives, — les Heder — une éducation qui contribuait à perpétuer leur abaissement intellectuel et leur avilissement.

Ils furent les victimes de cet isolement, isolement qu’ils devaient au fanatisme des rabbanites qui les dirigeaient. Dans ce pays qui naissait, qui acquérait une nationalité, et tendait à l’unité, les passions patriotiques étaient singulièrement excitées. Il y eut un panroumanisme, comme un pangermanisme ou un panslavisme ; on discuta sur la race roumaine, sur son intégrité, sur sa pureté, sur le danger qu’il y avait à la laisser adultérer. On fonda des associations pour résister à l’envahissement étranger et surtout pour résister à l’envahissement juif. Les instituteurs, les professeurs d’université furent l’âme de ces sociétés ; ce sont eux qui furent, comme en Allemagne, les plus actifs antisémites. Ils considéraient les Juifs comme les agents et les apôtres du germanisme, et c’est pour les refouler, pour les contenir qu’ils furent les instigateurs de la législation restrictive. Ils reprochaient aux Juifs de former un État dans l’État, ce qui était vrai, et, contradiction perpétuelle de l’antijudaïsme, ils légiféraient pour les maintenir dans cette situation qu’ils jugeaient dangereuse ; ils affirmaient que l’éducation judaïque déformait les cerveaux de ceux qui la recevaient, qu’elle les rendait inaptes à la vie sociale, ce qui était trop exact, et ils en venaient finalement à interdire à ces Juifs de recevoir l’instruction donnée aux chrétiens, instruction qui les aurait tirés de leur abjection.

Mais les universitaires ne furent pas les seuls antisémites en Roumanie, et à côté des causes patriotiques, il y eut des causes économiques. C’est avec l’avènement de la bourgeoisie, je l’ai dit, que naquit l’antisémitisme, parce que cette classe bourgeoise, composée de commerçants et d’industriels, était en concurrence avec les Juifs qui manifestaient exclusivement leur activité par le commerce et l’industrie, quand ce n’était par l’usure. Cette bourgeoisie avait tout intérêt à faire voter des lois protectrices, lois qui n’étaient pas nominativement dirigées contre les Juifs, mais contre les étrangers, et qui avaient principalement pour but de mettre des entraves à l’expansion de rivaux redoutables ; elle y arriva en fomentant habilement des émeutes qui permirent à ses représentants au Parlement de proposer des réglementations nouvelles. Aussi peut-on ramener ces diverses causes d’antisémitisme à une seule : le protectionnisme national, et ce protectionnisme est fort habile, car, en même temps qu’il refuse tous droits civiques aux Juifs en les considérant comme étrangers, il les astreint au service militaire, ce qui est encore contradictoire, car nul, s’il n’est citoyen, ne peut faire partie d’une armée nationale[11].

Plus dure encore, plus pénible qu’en Roumanie est la situation des Juifs en Russie. Leur histoire dans ce pays, où ils vinrent dès le troisième siècle avant Jésus-Christ, fondant des colonies en Crimée, fut celle des Juifs de toute l’Europe. Au douzième siècle ils furent expulsés et jamais on ne les rappela. Cependant, la Russie compte aujourd’hui quatre millions et demi de Juifs, et l’on ne peut dire que ces Juifs sont venus l’envahir, comme l’affirment les antisémites, puisque la Russie les a conquis en s’emparant en 1769 de la Russie Blanche, puis des provinces polonaises et de la Crimée, qui contenaient un nombre considérable d’Israélites. Au moment de cette conquête, il ne pouvait être question d’appliquer l’ukase de 1742 qui de nouveau avait chassé les Juifs. D’une part, le refoulement de quelques millions d’individus dans les états circonvoisins n’eût pas été chose aisée ; de l’autre, le commerce, l’industrie et surtout le fisc se fussent fort mal trouvés de cette expulsion en masse. Catherine II accorda alors aux Juifs les mêmes droits qu’à ses sujets russes, mais les ukases sénatoriaux de 1786, 1791 et 1794 restreignirent ces privilèges et cantonnèrent les Israélites dans la Russie Blanche et la Crimée — qui constituèrent dès lors le territoire juif — et dans la Pologne. Il ne leur était permis de sortir de ce ghetto territorial qu’en certains cas et à certaines conditions.

Tout l’antisémitisme moderne en Russie, antisémitisme qui est surtout un antisémitisme officiel, consiste à empêcher les Juifs de se soustraire aux ukases sénatoriaux dont nous venons de parler. La Russie s’est résignée à ses Juifs, mais elle a voulu les laisser là où elle les avait pris. Cependant il y a eu pour les Israélites des alternatives heureuses, ou moins malheureuses. Alexandre Ier les autorisa en 1808 à habiter les domaines de la couronne, à condition d’y être agriculteurs ; Nicolas leur permit de voyager pour les besoins de leur commerce, ils purent fréquenter les universités et sous Alexandre II leur position s’améliora encore[12].

Après la mort d’Alexandre II, la réaction autoritaire fut effroyable en Russie : à la bombe des nihilistes répondit un abominable réveil de l’absolutisme. On surexcita l’esprit national et orthodoxe, on attribua le mouvement libéral et révolutionnaire aux influences étrangères et, pour détourner le peuple de la propagande nihiliste, on le jeta sur les Juifs ; de là les massacres de 1881 et 1882, pendant lesquels la foule incendiait les maisons israélites, pillait et tuait les Juifs en disant : « Notre petit père le Tsar le veut. »

Après ces émeutes le général Ignatief promulgua les lois de mai 1882. Ces lois portaient : « 1° A titre de mesure temporaire et jusqu’à la révision générale des lois qui règlent la situation des Israélites, défense est faite aux Israélites de s’établir à l’avenir en dehors des villes et des bourgades. Exception est faite en faveur des colonies israélites déjà existantes où les Israélites s’occupent d’agriculture.

» 2° Jusqu’à nouvel ordre il ne sera pas donné suite aux contrats faits au nom d’un Israélite et qui auraient pour objet l’achat, l’hypothèque ou la location d’immeubles ruraux, situés en dehors des villes et des bourgades. Est nul également le mandat donné à un Israélite d’administrer des biens de la nature ci-dessus indiquée ou d’en disposer.

» 3° Défense est faite aux Israélites de se livrer au commerce les dimanches et jours fériés de la religion chrétienne ; les lois qui obligent les chrétiens à fermer leurs maisons de commerce pendant ces jours-là seront appliquées aux maisons de commerce des Israélites.

» 4° Les mesures ci-dessus ne sont applicables qu’aux gouvernements qui se trouvent dans l’étendue du territoire juif. »

A titre de mesure temporaire, ces lois étaient données. Aussi, en 1883, une commission se réunit, sous la présidence du comte Pahlen, pour régler définitivement la question juive. Cette commission conclut dans un sens fort libéral : elle demandait à ce que certains droits civils fussent accordés aux Juifs. Grâce à l’influence de M. Pobedonostsef, procureur du Saint-Synode, le rapport de la commission Pahlen resta lettre morte et les lois de mai furent appliquées. Depuis ce moment, et surtout à partir de 1890, les persécutions ont redoublé. On a restreint le Territoire en défendant aux Juifs l’entrée de certaines places fortes, et en créant une zone frontière que les Juifs ne peuvent habiter ; on a abrogé l’ukase de 1865 par lequel Alexandre II autorisait les artisans « habiles » à élire domicile dans tout l’empire. Ainsi a-t-on refoulé dans les villes du territoire environ trois millions de Juifs, tandis qu’un million est répandu en Pologne et 500.000 privilégiés, commerçants de premier guilde, financiers et étudiants par toute la Russie.

Dans les villes du Territoire, les Juifs sont en majorité, et leurs conditions d’existence sont effroyables. Entassés dans des demeures malsaines, où ils vivent en la pire des pauvretés, ravagés par une misère auprès de laquelle la misère que l’on trouve à Paris, à Berlin et à Londres est de la prospérité ; réduits au chômage pendant une partie de l’année, ne trouvant du travail pendant l’autre partie qu’à la condition de se contenter de salaires dérisoires, salaires dont le taux s’est tellement abaissé qu’il est tombé à 0,40 et 0,50 par jour, se multipliant sans cesse à cause de leur dénuement même, ces malheureux agonisent lentement et sont voués à tous les choléras, à tous les typhus, à toutes les pestes. De jour en jour leur état s’aggrave, leur détresse augmente, ils s’écrasent dans ces cités comme un bétail trop pressé dans des étables trop étroites, et nul espoir de délivrance ne luit pour eux ; ils n’ont le choix qu’entre trois alternatives : se convertir, émigrer ou mourir. C’est ce qu’avait prévu M. Pobedonostsef, le procureur du Saint-Synode, lorsqu’il exigeait l’application des lois d’Ignatief.

Outre ce refoulement systématique, d’autres mesures ont été prises contre les Juifs. On leur interdit certains emplois et certaines professions ; on chasse des hôpitaux ceux qui y sont comme infirmiers, on congédie ceux qui sont employés dans les compagnies de chemins de fer et les compagnies de navigation ; on limite le nombre de ceux qui ont le droit d’entrer dans les universités, les écoles supérieures et les gymnases ; on les empêche d’être avocats, avoués, médecins, ingénieurs, ou tout au moins, on ne les autorise à embrasser ces professions que fort rarement ; on leur ferme leurs propres écoles, on ne les admet même pas dans les hôpitaux ; on les accable d’impôts spéciaux, sur leurs loyers, sur leurs héritages, sur la viande qu’ils tuent, sur les bougies qu’ils allument le vendredi soir, sur les calottes dont ils se couvrent la tête pendant les cérémonies religieuses, même privées.

A côté de ces taxes officielles, décrétées par le gouvernement, ils subissent l’exploitation de l’administration et de la police russe, les plus corrompues, les plus vénales, les plus abjectes de l’Europe. La moitié des ressources de la classe moyenne juive, disent MM. Weber et Kempster et M. Harold Frédéric[13], passent à la police. Tout Juif d’une condition aisée est victime d’un chantage perpétuel. Quant à ceux-là (la majorité) qui sont trop misérables pour pouvoir payer, ils sont soumis aux plus odieux, aux plus inhumains traitements, obligés de se plier à tous les caprices des policiers brutaux qui les régentent et les martyrisent, comme ils martyrisent d’ailleurs les nihilistes et les suspects de libéralisme que l’horrible autocratie tsarienne remet à leur autorité[14].

Pourquoi ces traitements, cette persécution abominable ? Parce que, répondent les antisémites, ces quatre millions et demi de Juifs exploitent les quatre-vingt-dix millions de Russes. Comment les exploitent-ils ? Par l’usure. Or les neuf dixièmes des Juifs russes ne possèdent rien, il y a à peine en Russie dix à quinze mille Juifs qui soient détenteurs de capitaux. Sur ces dix à quinze mille, les uns sont commerçants, les autres financiers, et assurément pratiquent l’agio sinon l’usure ; enfin une minorité infime habitait jadis les villages et prêtait aux paysans. On a bien chassé ces derniers des campagnes, mais on a laissé fort tranquilles les commerçants, les financiers et en général tous ceux qui, étant riches, peuvent payer des privilèges. Donc si on désirait viser les exploiteurs on s’est trompé, car on a surtout frappé les artisans et les misérables. A-t-on au moins obtenu une amélioration dans la situation des paysans ? Non. Le paysan russe, accablé d’impôts depuis sa libération, exploité par le fisc et par les agents du gouvernement, est la proie fatale des usuriers. Le Juif a été remplacé partout par le Koulak (le paysan prêteur) qui sévissait déjà dans tous les villages de Russie où n’étaient pas les Juifs — c’est-à-dire la majorité des villages russes. Or, on n’a pris aucune mesure contre les Koulaks. L’expulsion des Juifs n’a donc pas pour cause la défense des paysans. Ils excitent aussi à l’ivrognerie, assure-t-on. Or, disait Katkoff, peu suspect puisqu’il était antisémite, l’alcoolisme est plus répandu dans le centre et le nord de la Russie, endroits où il n’y a que peu de Juifs, que dans le sud-ouest où ils exercent la profession de cabaretier. C’est fort naturel ; l’alcool, qui est déjà une nécessité pour les miséreux dont la nutrition est insuffisante, est plus nécessaire encore dans les pays froids. Les Juifs ne seraient pas cabaretiers, qu’ils seraient remplacés par d’autres, et d’ailleurs l’expulsion des Juifs n’est pas une lutte contre l’alcoolisme, puisqu’on n’a pris aucune mesure contre les débitants chrétiens plus nombreux que les débitants israélites.

Des fraudes que l’on reproche aux négociants juifs riches nous ne pouvons nous occuper, puisque précisément ces négociants occupent une situation privilégiée ; quant aux procédés déloyaux d’une partie de la masse misérable, ceux qui la composent sont dans une condition telle que « s’ils ne pillaient pas, la nourriture leur manquerait »[15] », et ils se trouvent ainsi dans le même état qu’un grand nombre de Russes orthodoxes que l’état social et économique de la Russie pousse à être peu scrupuleux pour pouvoir vivre[16].

Quelles sont donc les véritables causes de l’antisémitisme ? Elles sont politiques et religieuses. L’antisémitisme n’est nullement un mouvement populaire en Russie : il est purement officiel. Le peuple russe, accablé de misère, écrasé d’impôts, courbé sous la plus atroce des tyrannies, aigri par les violences administratives et l’arbitraire gouvernemental, chargé de souffrances et d’humiliations, est dans une situation intolérable. Résigné en général, il est capable de colères ; ses séditions, ses révoltes sont à redouter ; les émeutes antisémitiques sont propres à détourner les fureurs populaires, c’est pour cela que le gouvernement les a encouragées et souvent provoquées. Quant aux paysans ou aux ouvriers ils se ruaient sur les Juifs parce que, disaient-ils, le « Juif et le noble se valent, seulement il est plus facile de battre le Juif[17] ». Ainsi s’explique le pillage des riches commerçants, des opulents prêteurs juifs, parfois aussi, par ricochet, des misérables ouvriers israélites, et cela est assez poignant de voir ces déshérités se ruer les uns sur les autres au lieu de s’unir contre le tsarisme oppresseur.

La possibilité de l’union de ces deux misères est peut-être pressentie par ceux qui ont intérêt à engendrer et à perpétuer leur antagonisme et qui ont vu en effet, durant les troubles de 1881 et de 1882, les révoltés saccager et brûler bien des maisons chrétiennes. Après la mort d’Alexandre II, il devint urgent d’effacer de la mémoire des moujiks et des prolétaires le souvenir des tentatives libératrices des nihilistes. La révolution fut plus que jamais l’hydre et le dragon épouvantable contre lequel il fallait protéger la Russie sainte. On pensa y arriver par un retour aux idées orthodoxes. Tout le mal, disait-on, vient de l’étranger, de l’hérétique, de celui qui souille le sol sacré. C’était la théorie d’Ignatieff, c’est celle de Pobedonostsef et du Saint-Synode, celle sans doute de ce malheureux Alexandre III que la peur affole et que Pobedonostsef guide comme un enfant à l’esprit débile. On se précipita contre les Juifs, de même qu’on prit des mesures contre les Allemands, contre les catholiques, contre les luthériens, contre tous ceux qui n’étaient pas de race slave ou n’appartenaient pas à l’orthodoxie grecque[18]. Toutefois la persécution fut plus active contre les Juifs, car on n’avait pas à garder vis-à-vis d’eux les ménagements diplomatiques auxquels on était tenu vis-à-vis des catholiques, des luthériens ou des Allemands. On eût massacré les catholiques russes, l’Europe entière se fût levée ; on put impunément tuer les Juifs. D’ailleurs, et pour les mêmes raisons que les Juifs roumains, les Juifs russes se distinguent du reste de la population par leurs mœurs, leurs coutumes et leur éducation — sauf la minorité éclairée, très intelligente, des jeunes Juifs qui se précipitaient dans les universités avant que les portes ne leur en fussent fermées. — Ils ont une organisation intérieure, celle du Kahal, qui leur donne une sorte d’autonomie, et il est plus facile de les dénoncer comme un danger, au grand profit des institutions établies et aussi des capitalistes orthodoxes qui échappent ainsi aux colères populaires dont l’explosion est toujours à redouter.

On a souvent nié que l’antisémitisme officiel eût une origine religieuse ; cela n’est cependant pas niable, et les Russes feraient encore bon marché peut-être du panslavisme, pour arriver à l’unité religieuse, unité qui leur parait — du moins à quelques-uns — indispensable pour avoir l’unité de l’État. La question nationale et la question religieuse ne font qu’une en Russie, le tzar étant à la fois chef temporel et chef spirituel, César et Pape ; mais on donne plus d’importance à la foi qu’à la race, et la preuve c’est que tout Juif qui consent à se convertir n’est point expulsé. Au contraire, on encourage le Juif à venir à l’orthodoxie. Tout enfant israélite, dès quatorze ans, peut abjurer contre le gré de ses parents : un converti marié se trouve dégagé des liens qui l’unissent à sa femme et à ses enfants, une convertie rompt par le fait de sa conversion les engagements matrimoniaux, mais les conjoints non convertis sont toujours considérés comme mariés. Enfin les convertis adultes reçoivent lors de leur abjuration une somme de quinze à trente roubles, et les convertis enfants une somme de sept à quinze roubles. Pour engager encore les Juifs à venir à la religion grecque, on supprime les écoles rabbiniques ; on restreint le nombre des synagogues — la synagogue de Moscou fut fermée en 1892 comme chose indécente; — on défend même aux Juifs de se réunir pour prier. Que deviennent dès lors les griefs des antisémites contre les Juifs puisqu’ils consentent à garder chez eux ces Juifs devenus chrétiens, en sachant parfaitement que le christianisme ne fera pas renoncer à leur rôle social ceux d’entre eux qui ne sont pas artisans, mais intermédiaires et capitalistes[19].

Ainsi, dans cette Europe orientale, où l’état actuel des Juifs nous représente assez bien quelle fut leur condition dans le Moyen Âge, nous pouvons dire que les causes d’antisémitisme sont de deux sortes : causes sociales, et causes religieuses unies à des causes patriotiques. Il nous faut maintenant voir quelles sont les raisons qui entretiennent l’antisémitisme dans les pays où de légal il est devenu scripturaire, et, avant tout, examiner cette transformation et les manifestations auxquelles elle a donné lieu.


  1. Il faut remarquer que, comme au Moyen Âge, les Juifs d’Alsace étaient les prête-noms et les intermédiaires d’usuriers chrétiens (voir Halphen : Recueils des lois et décrets concernant les Israélites. Paris, 1851, et la Pétition des Juifs établis en France adressée à l’Assemblée nationale le 28 janvier 1790.).
  2. Sur les Juifs d’Alsace avant et après la Révolution voir Grégoire, Essai sur la Régénération des Juifs. — Dohm : De la réforme politique des Juifs. — Paul Fauchille : La Question juive en France sous le premier Empire. (Paris, 1884).
  3. Halphen : Recueil des lois et décrets.
  4. Halphen : loc. cit.
  5. Je ne parlerai pas dans ce livre des Juifs modernes des pays musulmans des Juifs de Turquie, d’Asie Mineure, de Tripolitaine, de Perse. Il est bien évident que là l’inimitié a de tout autres causes que dans les pays chrétiens, et ce sont des principes, ou du moins des idées et des instincts tout différents qui guident les mahométans. L’antisémitisme, au sens contemporain du mot, n’existe dans aucun de ces pays, mais l’hostilité contre les Juifs y est cependant très grande, surtout l’hostilité populaire. Il faudrait, pour en déterminer les raisons, une étude spéciale que j’entreprendrai plus tard : dans cette étude je ferai rentrer les Juifs algériens et tunisiens, sans m’occuper bien entendu des griefs que peuvent avoir contre eux les antisémites français, griefs semblables à ceux que nous allons exposer ici, bien que quelques-uns, tels que le grief national, ne soient pas facilement soutenables. Je m’occuperai seulement des rapports plus intéressants et des causes de haine entre Arabes et Juifs.
  6. Les Juifs à ce moment intentèrent un procès à la ville de Francfort pour contester la légalité des décisions de la ville. Ce procès fut l’occasion de violentes polémiques antijuives.
  7. La Constitution du 4 mars 1849 proclama l’égalité devant la loi. Mais cette Constitution ayant été abolie en 1851, une ordonnance du 29 juillet 1853 rétablit l’ancienne législation concernant les Juifs. Des tempéraments successifs y furent apportés et la Constitution de 1867 rétablit définitivement l’égalité devant la loi, et libéra les Juifs.
      En Hongrie, la loi émancipant les Juifs fut aussi votée, sur la présentation du gouvernement, par la Chambre des Députés en 1867 (voir Wolf : Geschichte der Juden in Wien, Vienne, 1876, et Kaim : Ein Jarhundert der Judenemancipation, Leipzig, 1869).
  8. La Constituante allemande vota le 20 mai 1848 l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Le parlement de Francfort fit de même et le principe de cette égalité fut inscrit dans la constitution allemande de 1849. Toutefois bien des États conservèrent les restrictions contre les Juifs jusqu’à la loi de la Confédération du Nord du 3 juillet 1869, qui abolit toutes les « restrictions des droits civils et politiques encore existantes et basées sur la différence de religion » (voir là-dessus : Kaim, loc. cit., et l’Allgmeine Zeitung des Judenthums aux années 1837, 1849, 1856, 1867, 1869). Après la guerre franco-allemande cette loi fut imposée aux États, comme la Bavière, qui ne l’avaient pas acceptée avant la Constitution de l’Empire.
  9. Desjardins : Les Juifs de Moldavie (Paris, 1867). — Isidore Loeb : La situation des Israélites en Turquie, en Serbie et en Roumanie (Paris, 1877).
  10. Cet état ne s’est guère modifié depuis, et c’est une minorité de Juifs qui par l’accès dans les universités et le développement intellectuel qui en est résulté, a pu échapper aux préjugés exclusivistes de la masse, qui est toujours plongée dans un abrutissement dont seule l’instruction antitalmudique pourrait la tirer.
  11. Je crois que c’est une vérité qu’admettrait le plus absurde même des chauvins — qu’il soit turc, bulgare, russe, allemand, anglais ou même français.
  12. N. de Gradovski : La situation légale des Israélites en Russie (Paris 1891). — Tikhomirov : La Russie politique et sociale (Paris, 1888). — Les Juifs de Russie (Paris, 1891). — Prince Demidoff-San-Donato : La question juive en Russie (Bruxelles 1884). — Anatole Leroy-Beaulieu : L’Empire des Tzars et les Russes. (Paris, 1881-82-89.) — Weber et Kempster : La situation des Juifs en Russie (Résumé du rapport adressé au gouvernement des États-Unis, par ses délégués). — Léo Errera: Le: juifs Russes (Bruxelles, 1893). — Harold Frédéric : The New Exodus (1892).
  13. Loc. cit.
  14. La situation des Juifs en Russie vis-à-vis du peuple est absolument la même qu’au moyen âge. Le paysan et l’ouvrier russes sont, à peu de choses près, aussi misérables que les Juifs. Ils sont, eux aussi, soumis aux vexations et à l’arbitraire, mais cependant ils ne sont pas persécutés et ils ont, jusqu’à un certain point, la faculté de se mouvoir.
  15. Tikhomirof : loc. cit.
  16. Une grande partie de ces griefs sont plus fondés en ce qui regarde les Juifs de Pologne, et pourtant les Juifs de Pologne ne sont pas refoulés dans les villes comme le sont les Juifs du Territoire.
  17. Tikhomirov : loc. cit.
  18. C’est ce qu’il y a de fort étrange dans l’approbation que quelques antisémites religieux en France et en Allemagne donnent — par chauvinisme, ou par passion — aux actes du gouvernement du Tzar. En approuvant les persécutions tzariennes contre les Juifs, ils approuvent implicitement celles contre les catholiques ou les luthériens qui leur sont si chers.
  19. Je n’ai pu qu’indiquer à grands traits l’antisémitisme roumain et l’antisémitisme russe. Il faudrait, pour les étudier complètement, plus que ces quelques pages, dans lesquelles il m’a été impossible de donner un tableau social de la Roumanie et de la Russie, et d’exposer la situation morale, psychologique, ethnologique et économique des Juifs de ces pays.