L’Antoniade/Le Nid d’aigle

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LE NID D’AIGLE.

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ANTOINE CALYBITE,
l’ermite pionnier.


Pauvreté, Chasteté, divine Obéissance,
Ô triple bouclier, invincible puissance,
C’est par vous que le cœur, en son humilité,
Atteint tous les degrés de l’héroïcité !
Se lier pour toujours, dans un élan mystique,
Fixer sa volonté par un acte héroïque,
S’enchaîner librement et par un triple vœu,
Oui, c’est surpasser l’Ange, et ressembler à Dieu !
 Toujours, dans leur amour, des âmes solitaires
Répandront le parfum de leurs chastes prières ;
Et soutenant l’Église, en élevant leurs mains,
Ressembleront sur terre à d’ardents Séraphins !
Toujours, dans les déserts, sur les rochers arides,
Dans les cloîtres bâtis au fond des thébaïdes,
Toujours prîront des Saints, obscurs et méprisés ;
Des Saints, qui ne seront jamais canonisés ;
Toujours, au fond des bois, dans les calmes retraites,
Coulera le flot pur de leurs larmes secrètes ! —
Oh ! non, les plus grands Saints, les Saints les plus puissants,
Les soutiens de l’Église, et ses flambeaux ardents,
Non, ce ne sont pas ceux que célèbre l’Histoire ;
Ceux, dont brille partout l’immortelle mémoire !
Non, non, ce ne sont pas, dans leur zèle pour Dieu,
Les Apôtres prêchant l’Évangile en tout lieu ;
Ce ne sont pas les rois, les aigles de la chaire,
Les Pontifes royaux du Siège de Saint-Pierre,
Ni les astres brillants du ferme Épiscopat,
Ni les docteurs publics parlant avec éclat : —

Ces Saints, où donc sont-ils ?… Silence, ombre, mystère !…
Nulle voix, nul écho ne répond sur la terre !
Pour les faire plus grands, Dieu nous les a cachés ;
Et l’Église amoureuse, en vain, les a cherchés :
Ils ont su lui ravir leur merveilleuse gloire ;
L’Ange seul a connu leur céleste oratoire !
Oui, c’est dans le désert, oui, c’est loin de tout bruit,
Que l’âme illuminée, en son extase, agit ;
C’est dans l’obscurité d’une étroite cellule,
Que l’Ange a dans l’Ermite un héroïque émule ;
Et que par l’oraison, Moïse audacieux,
Pour l’Église et le Peuple, il obtient tout des cieux !

 La plus forte action part de la solitude ;
L’âme contemplative émeut la multitude ;
La prière d’amour rayonne en ses ardeurs ;
L’astre agit sur les flots, l’oraison sur les cœurs ;
L’immobile Soleil suit l’élan de la terre,
Et l’Ermite en repos l’essor humanitaire !
C’est agir que prier, c’est agir puissamment ;
C’est unir par l’amour la terre au firmament ;
C’est dans son vol ardent, à travers les espaces,
Du céleste océan faire pleuvoir les grâces !
Autant que l’action, la prière combat ;
C’est du mystique amour l’intime apostolat !…

 Sur ce mont, sur ce roc, sur ce haut promontoire,
Où l’aigle a mis son aire, et moi, mon oratoire, —
Me voilà ! — Sur ce roc, comme sur le Carmel,
J’ai sous mes pieds la terre, et mon front touche au ciel !
La fleur, qu’ici je cueille, est fille de la neige ;
De la foudre et des vents j’entends gronder l’arpège ! —
Ah ! c’est bien le séjour que rêvait ma douleur :
L’orage du dehors rend plus calme mon cœur !…
 Salut, sainte retraite, ô sauvage Nid-d’Aigle,
Où j’ai l’eau du torrent, et le noir pain de seigle ;
Solitude, où, semblable à l’onagre affranchi, —
En meurtrissant mes pieds et mes mains, — j’ai gravi !…

 La foudre quelquefois sur les cimes neigeuses
Laisse de son fracas les traces orageuses ;
Mais du sein des marais, des humides bas-fonds,
En épaisses vapeurs s’exhalent des poisons :
Là, germent les fléaux ; là, naissent les reptiles ;
Là, dorment dans les joncs d’immondes crocodiles…
Ah ! donnez-moi l’air pur, l’air subtil, éthéré ;
Donnez-moi la montagne et le ciel azuré !
Sous mes pieds gravissant, quand disparaît la terre,
En montant, je me sens plus libre et solitaire ;
Mon âme se dilate ainsi que l’horizon ;
Et j’oublie en priant ma terrestre prison !…


 Celui qui se croit fort et s’applaudit, qu’il tremble ;
Car plus, par ses vertus, l’homme à l’Ange ressemble,
Plus est grande sa chute, après la sainteté : —
Notre ancre de salut est dans l’humilité !
Par l’orgueil, tout péché commence et se consomme :
L’orgueil fit tomber l’Ange, et l’orgueil perdit l’homme !
Dans Lucifer déchu l’Ange devint Satan ;
Et dans l’homme pécheur, la haine eut son volcan !…
Heureuse l’âme vierge, heureuse l’âme sainte,
Qui, dans un cloître obscur, dans une calme enceinte,
S’abrite dès l’enfance, et par un triple vœu
Se donne pour toujours, et sans réserve, à Dieu !…

 L’homme n’est qu’un roseau, la Nature qu’une ombre,
Le terrestre séjour qu’un exil froid et sombre !
Du fond de la vallée, élevons notre cœur ;
Contemplons de Sion la céleste splendeur !
Dans le désert d’un jour, ne dressons qu’une tente ;
Élevons nos regards vers la cime éclatante !
L’ennemi nous entoure et nous poursuit partout ;
Ah ! tremblons et prions, nous qui sommes debout :
Les cèdres sont tombés de leur sublime faîte !
Veillons ! car on a vu tomber l’anachorète ! —
Hors de Dieu, rien n’est stable et rien n’est permanent ;
Lui seul de tout amour est l’Immuable Aimant ;
Et l’amour en lui seul, comme Première Cause,
Et comme Fin Dernière, absorbé, se repose !

 Ah ! tremblons et prions, nous qui sommes debout :
L’invisible ennemi tend des pièges partout !
Humilité sublime, humilité profonde,
C’est sur toi, c’est en toi, que la vertu se fonde ;
Sans toi, toute vertu, dans son éclat mondain,
Comme un rêve trompeur, s’évanouit soudain !
L’âme qu’en son orgueil la sainte Foi déserte,
Aux ténèbres du doute et du vice est ouverte !…

 Toute gloire ici-bas est semblable au ballon,
Aérien hochet qu’emporte l’aquilon !
L’ombre plane au-dessus de toute gloire humaine ;
Toute gloire est amère, et toute gloire est vaine ! —
Cet Astre, qui portait le nom de Lucifer,
S’est éteint dans le ciel, sans éclairer l’Enfer !
L’orgueil creusa l’abîme, où sans fin l’âme souffre ;
L’orgueil sans cesse encore en élargit le gouffre !
Enflé d’un souffle vain comme un aérostat,
L’homme est ange en montant et retombe apostat !
Nous voyons, en pleurant, la sainte Poésie
Complice de nos jours de la sombre hérésie !
Abdiquant les lauriers, que l’Enfer envia,
La Muse, en s’abaissant, dans son vol dévia ;

Et tombant des hauteurs du Dogme Catholique,
Érigea dans l’Enfer un Calvaire hérétique ! —
 Ô sainte Poésie, ô prêtresse du Beau,
En te voilant de deuil, pleure sur son tombeau !
Le génie apostat est digne de tes larmes ;
De sa chute le monde est ébranlé d’alarmes !
Ô génie hérétique, en ton infime élan,
Ton aile s’est noircie au foyer de Satan ;
Et tu fis dire encor : « Coupable Poésie,
Un adultère attrait t’incline à l’hérésie ! »
Ah ! que de grands esprits, au malheur condamnés,
Pour servir de leçons, en nos temps semblent nés !
Lorsque le froid Démon, qui discute et qui doute,
Est devenu l’ami que votre cœur écoute,
C’est qu’en l’esprit déjà l’orgueil est révolté,
C’est que l’âme a déjà perdu la chasteté !
Si quelque ardent génie a failli dans la lutte,
Si vous êtes témoins d’une angélique chute,
Vous trouverez au fond la luxure ou l’orgueil :
De tout les apostats c’est le fatal écueil !
Suivez l’astre éclipsé, l’effrayant météore,
Dont le dernier rayon vous éblouit encore,
Vous le verrez tomber de la voûte d’azur,
Découronné de gloire, au fond d’un gouffre impur !
L’enfant de Saint-Malo, décevant notre attente,
Effraya l’Armorique, en sa chute éclatante !
Ceux, dont le vol jamais n’atteint au firmament,
Chaque jour, impunis, tombent obscurément ;
Et leur chute fréquente, et leur faute éphémère,
Ne jette aucun éclat dont s’étonne la terre !
Et ceux-là, rassurés dans leur obscurité,
Jugent l’astre en sa chute avec sévérité !
Ah ! Dieu vous jugera, condamnateurs vulgaires ;
Il portera l’éclat dans vos sombres repaires,
Esprits vils et rampants, ô nocturnes hiboux :
La chute du génie est un secret pour vous !
L’orgueil de la bassesse enfante plus de crimes
Que l’orgueil engendré par des talents sublimes ;
Oui, les fils d’Asmodée et ceux de Bélial,
Immondes déserteurs de tout culte idéal,
À l’angélique amour fermant leur âme éteinte,
Aux appétits grossiers se livrent sans contrainte !
Que l’homme soit séduit, en ses rêves fiévreux,
Par l’espoir enivrant d’être semblable aux dieux,
Hélas ! on le conçoit ; mais au rang de la brute
On ne peut concevoir qu’il aspire en sa chute !
Oh ! que de grands esprits en nos temps ont brillé
D’un satanique éclat, dans un ciel foudroyé !
Mais, après chaque chute et sur chaque désastre,
Le ciel rasséréné salue un nouvel astre :

Ainsi, la vieille Espagne, au bord de son tombeau,
Enfante avec orgueil Balmès et Donoso ;
La France jette au monde, en reniant Voltaire,
Le preux Chateaubriand et l’ardent Lacordaire ;
Et l’Allemagne émue, après un froid sommeil,
Du mystique Görrès voit briller le soleil !
Mais, hélas ! le génie, en éclairant notre Age,
D’un silence affecté ne reçoit que l’outrage ;
Accusé de folie ou d’excentricité,
Il meurt dans la misère et dans l’obscurité !

 Malheur à qui reçut l’esprit des grandes choses !
Il trouvera pour lui toutes les âmes closes :
Le monde, en sa frayeur, chasse, en le lapidant,
Le prophète inspiré, l’apôtre indépendant !
Il n’aime que la pompe et le concert des fêtes ;
Pour exalter son luxe, il a ses faux prophètes ;
Et toujours sa colère et ses lâches terreurs
Éclatent au dehors en sanglantes fureurs !

 Ô monde, qui ne veux que Satan pour ton maître,
Lorsqu’il ressemble au Christ, tu hais toujours le prêtre !
Tu ne flattes que ceux qui t’ont flatté d’abord ;
Ceux qui pour t’enivrer savent chanter d’accord :
Toute parole austère et tout costume sombre,
Tout ce qui semble hostile au luxe du grand nombre ;
Tout ce qui te rappelle et le cloître et la Croix ;
L’Évangile parfait et l’esprit d’autrefois ;
L’ardent Contemplatif, en son humble cellule ;
Le Sage, dont la lampe, à l’écart, brille et brûle ;
Tout ce qui te menace, ô monde, en ton effroi,
Tout ce qui te condamne, est condamné par toi ! —

 Au torrent des plaisirs dont la foule s’enivre,
Si, follement séduit, le jeune homme se livre ;
Si de la vaine gloire, ou d’un hymen brillant,
Il poursuit le fantôme, aussi faux qu’attrayant ;
S’il veut de la fortune, en ses courses fiévreuses,
Braver tous les hasards, les chances périlleuses ;
S’il s’agite et s’épuise à gagner de faux biens :
Applaudi par le monde, applaudi par les siens,
D’une voix unanime, on l’admire et l’encense ;
Et cet homme orgueilleux devient une puissance !
Mais, si fuyant le monde et son pompeux éclat, —
Humble et pauvre, il se sent épris du célibat ;
Si, dans l’entraînement d’un amour angélique,
Il préfère aux cités la grotte érémitique ;
Si, n’aimant que Dieu, il voudrait pour toujours
Éteindre en son amour tous les autres amours :
Ah ! tout-à-coup l’Enfer et le monde se liguent ;
Les bons et les méchants de leurs cris le fatiguent ;

Chacun s’arme et l’attaque, ainsi qu’un ennemi ;
Sur la terre, il n’a plus que Dieu seul pour ami !
Il n’a plus que Dieu seul, et Dieu seul récompense
Son courage héroïque et sa persévérance ! —

 Adieu donc, ô cités ; ô multitude, adieu ! —
Salut, ô solitude, où l’on vit avec Dieu ;
Où l’on goûte un bonheur sans terrestre mélange ;
Où l’Ange parle à l’homme, et l’homme parle à l’Ange !
Salut, désert béni, qu’a chanté Saint Eucher :
Plus notre âme s’élève et plus tu nous es cher !
C’est toi l’Arche d’abri ; c’est toi le port tranquille ;
Toi, le cloître éternel, l’indestructible asile ! —
Salut, sombres forêts ! — Folles cités, adieu !
Les biens qu’on abandonne, on les retrouve en Dieu !
Contre l’impur torrent, le fleuve qui déborde,
Dieu m’offrit un refuge, en sa miséricorde :
Quand Dieu fuit des cités, l’homme fuit dans les bois !…
À chaque homme, ici-bas, Dieu laisse un libre choix ;
La liberté pour l’homme est un droit de naissance,
Un don que Dieu lui fit avec l’intelligence :
Dans l’ordre du salut, dans l’ordre du bonheur,
L’homme a droit de briser tout obstacle oppresseur !
La poursuite du bien, c’est le droit de tout homme ;
Sur ce droit Dieu lui-même établit son royaume ;
C’est le droit de chacun ; selon l’attrait divin,
D’aspirer au bonheur, sans nuire à son prochain ;
Dans l’Église, chacun doit réclamer sa place ;
Et le libre vouloir, d’accord avec la grâce,
Suivant l’intime attrait de la vocation,
Porte l’un au repos, et l’autre à l’action.
S’il en est dont le cœur, armé contre l’orage,
Affronte les périls, sans craindre le naufrage,
Il en existe aussi, moins forts et plus prudents,
Qui vivent éloignés des abîmes grondants :
Si nous les condamnons, qui pourrait nous absoudre ?
Où serait le pouvoir qui détourne la foudre ? —
Laissons donc à chacun son libre et divin choix :
Aux crimes de la foule il faut un contrepoids !
Sans les calmes abris, où l’on prie en silence,
Où l’on verse en secret ses pleurs dans la balance,
Où la vertu sans cesse intercède à l’autel,
Et conjure le feu prêt à tomber du ciel ;
Sans l’innocent martyr, que le vœu déshérite,
Et qui pleure pour ceux contre qui Dieu s’irrite ;
Sans la prière enfin, sans le jeûne des Saints,
Dans leur mystique ardeur plaidant pour les humains ;
Sans vous, Carmes, Chartreux, Trappistes ascétiques,
Vierges du Mont-Carmel, recluses séraphiques,
Vous qui souffrez pour nous, vous qui priez sans bruit : —
L’équilibre du monde, hélas ! serait détruit !

La prière des Saints, c’est l’appui de la terre ;
Des vengeances du ciel ; c’est le paratonnerre ! —
Et cependant, ô Christ, les hommes d’aujourd’hui,
Dans leur aveuglement, repoussent cet appui !
En arrachant la Croix du front de l’édifice,
Et des cœurs embrasés l’amour du sacrifice ;
En ôtant cet appui, les fils de Bélial
Voudraient faire crouler le temple social ! —

 Ô monde, en ta faiblesse, un enfant te terrasse !
Ton pouvoir fascinant tombe devant la grâce !
Quand l’âme au saint amour a pu s’épanouir,
Avec tous tes faux biens tu ne peux l’éblouir :
Ton miel n’est que poison ; ton or n’est que poussière ;
Ton amour, qu’un élan de volupté grossière !
En soulevant ton voile, on aperçoit l’Enfer ;
Établi par Satan, ton règne est dans la chair :
Son esprit est le tien ; ses pompes sont tes pompes ;
En aveuglant le cœur, tu séduis et tu*trompes ;
Tout ce que ton orgueil appelle urbanité
N’est qu’un brillant dehors de ta perversité !
Ta fausse liberté n’est que vil esclavage,
Et ta froide vertu qu’un superbe étalage ;
Pour qui t’aime et te sert, qu’il est lourd ton fardeau !
Dans sa colère enfin, Dieu l’a dit : Vœ mundo !
Ah ! bienheureux cent fois, priant dans sa cellule,
Le Carme, le Chartreux ou l’humble Camaldule !

  Debout, sur ce nouveau Carmel,
  Où j’entends, — calme et solitaire, —
  Les derniers discords de la terre,
  Et les premiers concerts du ciel ;
  Sur le haut de ce promontoire,
  Sur cet imposant piédestal,
  Où j’ai construit mon oratoire,
  Près du nid d’un altier rival ;
  Dans cette solitude austère :
  Oui, je t’adresse ma prière,
  Ô Dieu d’amour et de pardon ;
  Je t’invoque, par le doux nom
  Et de Jésus et de Marie ;
  Je t’implore pour ma Patrie,
  Pour l’Église et la Liberté !
  Je te supplie, en ta bonté,
  En ta sainte miséricorde,
  D’apaiser l’esprit de discorde,
  Et de rapprocher les partis,
  Agitant les États-Unis ! —
  Dans ma douleur, dans mes alarmes.
  En répandant des flots de larmes,

  Je te supplie, ô Dieu clément :
  Pardonne à leur aveuglement !
  Pardonne à la foule insensée,
  Vers le sombre abîme poussée
  Par le souffle vertigineux
  Qu’a soulevé l’Ange orgueilleux !
  Pardonne à la Presse, à la foule,
  Qui te blasphème, aveugle et soûle !
  Ô toi qui mourus sur la Croix,
  Pardonne aux Peuples comme aux Rois !
  Pardonne à ce Siècle malade,
  Dans sa vaine et folle croisade
  Contre la sainte Vérité,
  Et l’infaillible Autorité !