L’Appel au Soldat/III

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Félix Juven, Éditeur (p. 94-112).

CHAPITRE III

OÙ LES PRINCIPAUX THÈMES BOULANGISTES
APPARAISSENT

Le mécontentement de Suret-Lefort, la complaisance de Rœmerspacher et de Saint-Phlin, l’enthousiasme de Sturel, la servilité fiévreuse de Renaudin, et puis surtout ce mépris de Bouteiller pour Boulanger et ce ressentiment de Boulanger contre les Bouteillers, présagent le boulangisme. Mais quoique valent ces signes pour le psychologue, il n’y a pas là de faits positifs que puisse relever le politique. Que Jules Ferry appelle le commandant du 13e corps « un Saint-Arnaud de café-concert », ou Clemenceau « un général à qui la popularité est venue trop vite », c’est, en réalité, un soldat qui, avec plus ou moins de dépit intérieur, se range au poste assigné par le gouvernement. Et, si de nombreux Français animés de sentiments patriotiques le voudraient voir à la tête de l’armée, combien sont-ils qui, dans leurs rêves, le chargent de modifier le régime politique ?

À Clermont, après juillet 1887, il tient simplement le personnage d’un ancien ministre de la Guerre, toujours à la disposition du parti radical et que l’opinion, travaillée par la presse populaire, continue à réclamer. À cette date, le général Boulanger n’est pas boulangiste.

Il avait le goût des agents. Très honnête et habitué aux relations hiérarchiques, il aurait pu mal apprécier un Renaudin. Mais, dans ce garçon très allant, il croyait reconnaître un de ces lascars qu’il avait commandés en Afrique et de qui les défauts deviennent des vertus à la guerre. Fréquemment le reporter prenait le train du matin pour arriver à Clermont à cinq heures et demie du soir. La voiture à deux chevaux du Général le conduisait à l’hôtel du commandement, un des plus tristes de France. Vingt minutes, il attendait dans un salon avec les officiers d’ordonnance. Il les connaissait tous, depuis le ministère. Avec un fond de pensées bien différent, eux et lui se sentaient des jeunes gens dévoués au même homme, et puis ce journaliste, ce représentant d’une vie libre, un peu bohème, qu’ils n’estimaient guère, distrayait leur imagination d’exilés. Le Général descendait, en veston, la main tendue, très simple, avec sa belle allure d’homme sûr de sa destinée et avec cette expression à la fois puissante et douce qui donnait tant de charme à sa physionomie. On passait à la salle a manger. Boulanger échauffait immédiatement la conversation et les sympathies en rappelant de sa voix vibrante et gaie les meilleurs « Rochefort » de la semaine, les bons arguments de la Lanterne. Content de se sentir à l’aise, animé par cette cordiale familiarité que créait partout le Général sans cesser d’être le chef, Renaudin rapportait Les derniers mots des couloirs, les tripotages attribués à Rouvier.

— Cette canaille !

Interrompait Boulanger, qui avait de la netteté dans les épithètes et qui ne pardonnait pas au président du Conseil d’avoir, seul au Parlement, accepté de former un ministère contre lui. Avec une logique simpliste, sans raffiner sa philosophie de l’histoire, il flétrissait « la politique d’aplatissement devant l’Allemagne », qui, disait-il, avait exigé son exclusion des affaires. Enfin il s’enfermait avec Renaudin dans son cabinet où l’on voyait le portrait de Bismarck et le drapeau offert par les Dames de Metz. Ses yeux bleus se fixaient d’une façon plus intense sur le jeune homme, comme pour apprécier sa sincérité, tandis qu’il l’interrogeait sur leurs amis de Paris. En plusieurs fois, pour l’indemniser de ces voyages, des courses qu’il lui demandait, et des brochures de propagande, qui, en réalité, rapportaient de l’argent, il lui donna un millier de francs.

Sa politique consistait à maintenir une telle fermentation qu’on fût obligé de le rappeler. Il ne prétendait pas être un chef de parti ; il cherchait à occuper l’opinion. Il recevait ses plans et ses moyens de chaque journée et de chaque conseiller. Très optimiste, mal à l’aise pour se renseigner parce qu’il employait des éléments opposés ou jaloux, il laissait à ses agents la plus grande initiative. Un Renaudin ne se demande jamais : « Quel type de régime est-ce que je tends à produire ? » Il s’agite. Parfois, conduit par le besoin de faire un article à tapage, le journaliste se lança dans des attaques ou des indiscrétions qui irritèrent le Général.

Ces subalternes, impuissants pour les grands services, peuvent créer des situations inattendues et engager ce qu’on réservait. Par là, ils sont extrêmement dangereux. — Certains Renaudins du gouvernement, en cherchant Boulanger, allaient déchaîner une suite de désastres sur leurs pères nourriciers.

En septembre 87, Le honteux Mouchefrin apprit à la préfecture de police, où il entretenait des familiarités, que le sous-chef de la Sûreté, M. Goron, avait levé une bande de peau sur le célèbre assassin et amoureux Pranzini, pour la faire tanner et monter en porte-cartes. Il échangea contre cent sous ce renseignement avec Renaudin qui dans le XIXe Siècle, protesta au nom de l’humanité outragée. Le pittoresque de cette fantaisie occupa l’opinion. Goron sentit venir sa disgrâce ; il s’agita, il s’orienta, il vit Mouchefrin et Renaudin : c’était trop tard pour plaider les circonstances atténuantes ; il fallait étouffer le scandale sous un pire. Parmi les dénonciations que chaque courrier verse à la Préfecture, le policier distingua une dame Limousin qui espionnait pour l’Allemagne et tripotait avec des généraux français. Mouchefrin et Renaudin se présentèrent chez cette femme comme deux négociants en soieries disposés à quelque sacrifice d’argent pour une décoration. La naïve gredine les aboucha avec le général Caffarel, sous-chef d’état-major au ministère de la Guerre. Renaudin publia au XIXe Siècle son plus bel article : « Un général qui vend du ruban. » Tandis qu’on arrêtait Caffarel, le public oublia le porte-cartes en peau d’assassin.

Les journalistes officieux ne manquèrent pas de relever que cet officier supérieur avait été introduit an Ministère par le Général Boulanger. De Clermont, celui-ci s’insurgea, convaincu que cette affaire ne tendait qu’à le compromettre, et Renaudin, prompt à la riposte, révéla que chez la Limousin la police avait trouvé les lettres de Wilson.

Ce même jour, à la Chambre, le reporter vit le gendre de Grévy, raide, avec sa barbe en broussaille et sa figure sombre, marquée par la fatalité, traverser la salle des Pas-Perdus, au milieu d’une hostilité évidente. Un député républicain le félicita sur son article, en traitant Wilson de mauvais camarade :

— J’avais trouvé un gros entrepreneur prêt à mettre des fonds dans mon journal électoral : il désirait la croix. J’en parlai à Wilson qui m’a de grandes obligations. Il nous fit déjeuner chez Grévy. Huit jours plus tard, mon entrepreneur portait sa subvention à la Petite France de Wilson ! Voilà l’homme !

Un informateur parlementaire, bien connu comme la créature de plusieurs ministrables, l’appela « mon cher confrère » et lui dit :

— Vous voyez toujours Boulanger ? Prévenez-le d’éviter les bêtises. On travaille pour lui. Des gens le débarrasseront de l’Élysée.

Déjà allumé par ces encouragements, Renaudin entendit ce même soir, au XIXe Siècle, le patron Portalis commander des notes, une enquête, des articles contre Wilson. Il espéra tout. Il voyait les parlementaires intriguer et la rue s’agiter ; il dit de Boulanger que « c’était couru ». Il promena dans les brasseries l’allégresse d’un soldat pillard qui entend crier « ville prise ». Au sortir d’une réunion où s’était scellée l’alliance « des patriotes et des révolutionnaires » contre Jules Ferry, il se recommandait à Déroulède :

— Promettez-moi de rappeler au Général que je ne lui demande qu’une chose : la direction du Journal Officiel.

Un détail pourtant fut suspect : il fit passer en « dernière heure » au journal une accusation dont la fausseté, démontrée jusqu’à l’évidence, Le lendemain, amena un revirement en faveur de Wilson. Avait-il touché la forte somme pour créer ce bon terrain à l’accusé ?

Grévy et son gendre s’entêtaient à méconnaître la gravité d’un cas où ils ne distinguaient pas les éléments d’une culpabilité pénale. Et puis ils n’admettaient pas que le président du Conseil. M. Rouvier, fût en mesure de les abandonner.

Le vieux beau-père, devant la nation, faisait figure d’un honorable bourgeois. La simplicité de ses mœurs prêtait à la caricature, mais non à l’odieux. Peut-être même plaisait-elle à la partie la plus saine de la France démocratique. Grâce à ce scepticisme qu’impose un demi-siècle de procédure dans les coulisses de la Justice et de l’Histoire, il était arrivé à un mépris vraiment républicain des vanités d’apparat. En outre, l’un des plus vieux renards du Palais, merveilleusement prudent et délié, c’était le meilleur conseil du parlementarisme. Notaires, avoués, légistes, reconnaissez en Maître Grévy toutes vos vertus et votre déformation professionnelles ! Les survivants des anciennes Assemblées, parfois, à l’heure du toast officiel, dans les banquets, échangent un sourire, se communiquent à l’oreille quelque souvenir égayant, mais ils sont rares, assagis par l’âge, nullement intéressés à parler, et la jeune presse, le jeune barreau, le jeune Parlement ne distinguent rien qu’un vieux bonhomme un peu grigou, affaissé vers ses carpes et ses petits-enfants.

Wilson, dans cette campagne, ne veut voir qu’un épisode de la lutte du petit commerce contre les grands magasins. Il connaît ces champions de l’honnêteté publique et il ignore la nation. De là, sa tranquillité dédaigneuse. C’est à la fois un exotique et un maniaque. Cet ancien viveur apporte à tripoter la sombre fièvre du joueur qui sort de son cercle pour courir au claque-dent coudoyer des goujats et risquer son argent, son honneur. C’est moins amour du gain que passion des affaires. Il faut comprendre que certains déployent dans l’intrigue financière l’esthétique de l’art pour l’art : il y a des joueurs forcenés dépourvus de cupidité. D’ailleurs, ses jeux de Bourse, ses ventes d’influence, tout cet interlope le ruinaient.

Le carnaval des généraux, des députés, des entremetteuses, des magistrats, des policiers, des légionnaires faisait un tel tapage que toute la France se mit debout. La Chambre épouvantée autorisa d’ensemble, moins une voix, des poursuites contre Wilson. Trop tard ! Le sentiment public exige maintenant la disparition de Grévy. « Ah ! quel malheur d’avoir un gendre ! » hurlent jour et nuit les camelots. Le vieux Président, comme un Scapin, fait voler les lettres compromettantes et rosser les accusateurs. Paris vient chanter autour de son palais : « Tu nous a fichus dans l’pétrin ! » Dans les couloirs de la Chambre, Bouteiller plaide qu’on ne doit pas sacrifier le Président aux criailleries de la rue. Ce n’est pas sentimentalité en faveur de Grévy : vieux républicain, pourtant, à qui l’on doit des ménagements ; il tait même son goût pour l’intelligence financière de Wilson : ce qu’il blâme vivement, c’est qu’on prétende éliminer des hommes d’État en suite d’un déballage public et sur l’invite de l’opinion indisciplinée. Ces sommations de la morale populaire sont la négation du parlementarisme et, proprement, le gouvernement direct. Faisant allusion à la vogue de Boulanger, il ajoute :

— Je crois que la vertu est, au même degré et pour les mêmes raisons que le patriotisme, un élément dangereux à exciter dans les masses. Bouvier, qui l’avait approuvé, commence, vers le 18 novembre, à hausser les épaules :

— Qu’est-ce que ces systèmes de conduite a priori ? Les moyens valent selon l’occasion et nous devons accepter tout événement pour en tirer ce qui peut nous servir.

Il n’aurait pas combiné la chute de Grévy, parce que c’était un peu compliqué et gros de risques : il vit ses avantages, quand elle fut possible.

Pour atteindre le président de la République, la Chambre, le 19 novembre, renverse le ministère. Magnifiques intrigues de sérail ! Bouteiller lui-même, si averti des traditions du lieu, n’arrive point dans sa recherche des causes à voir plus outre que des haines particulières. Le fin du fin lui échappe. Il a connu pourtant l’hostilité entre l’Élysée et le Palais-Bourbon de Gambetta : elle n’était pas purement politique ; de part et d’autre, on avait ses hommes d’affaires. Les amis posthumes de Gambetta saisissent aujourd’hui l’occasion de détruire en Wilson un adversaire des « conventions » imposées par MM. Baynal, Radiant et Bouvier. On dit deux mots à Bouteiller dans l’entourage du baron de Reinach. Il sentit le mors, eût voulu se cabrer, mais il réfléchit, et la Vraie République exigea, elle aussi, la démission de Grévy. L’ancien professeur se consolait avec les nécessités de la politique et en songeant que de très grands hommes d’État ont dû publiquement justifier des mesures qu’en leur secret ils déploraient.

Acculé, le vieux Président se résigne, discute, diffère et jamais ne décampe. Pour lui succéder, on désigne M. Jules Ferry, odieux aux radicaux et aux conservateurs, et c’est de leur aversion que Grévy attend un prolongement de bail. Les opportunistes le vouent à la mort en déclinant ses offres de portefeuille ; il ne renonce point à débaucher quelques ministres. Un de ses agents, M. Granet, bat le pavé pour trouver « un homme considérable jouissant d’une grande autorité. »

Comme aux jours de l’incident Schnæbelé, le pays s’agite. Énergie inférieure, parce qu’elle ne comporte pas l’acceptation d’un sacrifice, mais tout de même vertueuse, parce qu’elle eût mené le peuple de Paris à envahir l’Élysée et le Palais-Bourbon, et c’est vraiment un mérite civique d’assurer les services de voirie en balayant ces détritus. Le général Boulanger retrouve ses grands amis de la Chambre qui l’avaient un peu oublié. Ils estiment qu’on pourrait injecter sa jeune popularité au vieillard que la place de la Concorde, les Champs-Élysées, grouillants de peuple et de bandes organisées, huent depuis huit jours, sans s’interrompre, sinon pour chanter : Il reviendra quand le tambour battra. Prié de donner une satisfaction immédiate à la population parisienne par le rappel du Général aux affaires, le Président réplique avec dédain :

— Le général Boulanger n’est pas un parlementaire.

— L’heure n’est pas aux parlementaires, répond Déroulède.

M. Grévy, après un silence :

— Je vous comprends, monsieur : vous ne voulez pas me servir, vous voulez vous servir de moi.

— Voyez la situation : on vous donne vos huit jours ; nous vous apportons quinze jours.

Grévy sursaute, mais sent d’autant mieux le lacet des parlementaires à son cou.

— Soit, dit-il, j’accepte.

C’était le 29 novembre : Clemenceau, Rochefort, Eugène Mayer (de la Lanterne), Laisant, Déroulède, qui, dans la nuit précédente, du 28 au 29 avaient tenu un conciliabule chez Laguerre, s’y retrouvèrent au soir. Après un dîner animé, dans une interminable fumerie, au milieu des tasses de thé, des verres de liqueur et de bière, ils cherchèrent à constituer ce ministère antiferryste qui repêcherait M. Grévy. Les difficultés étaient grandes, et M. Clemenceau, si bien fait pour n’en pas tenir compte et pour marcher quand même, les commentait avec un pessimisme qui consternait le jeune Laguerre, avide d’audaces.

Tous ces conspirateurs s’accordent pour qu’on aide M. Grévy à conserver la Présidence en lui procurant un ministère. Mais ce ministère dissoudra-t-il les Chambres ? ou bien se bornera-t-il à les proroger pendant un mois ? Dans l’un et l’autre cas, subsiste cet obstacle qu’on n’a pas de budget et que le Parlement refusera des douzièmes provisoires. D’ailleurs que donneront des élections ? et, si l’on se borne à proroger la Chambre, dans quels sentiments reviendra-t-elle ?

On montre à l’Élysée le cabinet où Louis-Napoléon, dans la nuit du 1er au 2 décembre 1851, arrêta les dernières dispositions de son acte anti-parlementaire. Si le boulangisme, qui n’est pas né en novembre 87, réussit par la suite, c’est dans le cabinet de Georges Laguerre, rue Saint-Honoré, en face du perron de Saint-Roch où Bonaparte mitrailla les sections, et non loin de la maison de Robespierre, qu’on pourra commémorer les premiers consentements intérieurs de Boulanger à un appel au soldat. Il vit, au cours de ce long débat nocturne, l’immoralité de ces parlementaires qui, en facilitant à Grévy le moyen constitutionnel de se maintenir, l’auraient sauvé contre le vœu du pays. Il démêla dans leur intrigue l’obliquité et la faiblesse des moyens. Renversé dans un fauteuil, un peu à l’écart du cercle principal, il affectait un air ennuyé et lassé. L’aigu Clemenceau semble avoir entrevu ce qui se passait dans l’esprit de cet auditeur muet ; il se pencha vers un voisin :

— Et dire qu’un général français entend tout cela !

Oui, Boulanger entendait que le parlementarisme est un poison du cerveau comme l’alcoolisme, le saturnisme, la syphilis, et que, dans les verbalismes et la vacuité de ce régime, tout Français s’intoxique.

À mesure que le débat se prolongeait, la situation apparaissait inextricable et telle qu’on n’en pouvait sortir que par un coup de force. Clemenceau le marqua avec cette brutalité directe qui fait à la tribune la puissance de ses interventions quand il débute par son éternel : « Il est temps de parler net. »

— Je vous comprends, dit-il, vous voulez boucler le vieux.

On lui fit des raisonnements :

— Il y a des heures où la violence est légitime contre l’ambition néfaste d’un homme, d’une assemblée, et pour la sécurité nationale.

Mais il pensait au lendemain.

— Je vois bien Augereau, dit-il en se levant.

Et sa manière d’enfoncer ses mains dans ses poches, Son silence gouailleur signifiaient : « Après ce Fructidor, quel Directoire proposez-vous, et quelle tâche, et quel appui pour la remplir ? »

Boulanger ne releva pas cet « Augereau », cette pointe de son ancien camarade. Mais quelqu’un demanda :

— La garnison de Paris, que ferait-elle, si elle avait à maintenir l’ordre ?

Alors on l’entendit qui, du fond de son fauteuil, là derrière, disait :

— On n’a pas besoin de commander l’armée, on la consigne.

Clemenceau se retourna vivement.

L’indécision durait, faite d’impuissance et de méfiance. Clemenceau continua d’approuver qu’on prêtât un ministère à Grévy avec Boulanger à la Guerre, mais il refusa de le constituer. Un silence glacial accueillit ce dernier mot qui ruinait la conspiration.

Dès cette époque, Clemenceau était un cerveau perverti et fatigué. Par la suite et sous le fouet, il put fournir à plusieurs reprises quelques mètres d’une excellente allure, mais, dans ces préliminaires du boulangisme, il ne trouva pas l’énergie de prendre le pouvoir avec Boulanger. Du pouvoir, désormais il avait peur ; il ne souhaitait que la présidence de la Chambre. Et puis l’orgueilleux, jaloux de son ancien camarade de collège, n’acceptait pas d’être au ministère le protégé de cette grande popularité.

À cet instant, on appela dehors le Général. M. Le Hérissé, député radical de Rennes, l’attendait sur le palier et lui dit à l’oreille que M. de Martimprey le priait d’entendre une communication importante. Ils descendirent. À la porte, Renaudin veillait dans une voiture.

— A-t-on décidé quelque chose là-haut ? dit-il en se précipitant.

Le Général répondit :

— Ils ne savent même pas ce qu’ils veulent ; il n’y a plus qu’à dormir.

Le reporter, jaloux de Le Hérissé, les suivit jusqu’à la rue de Monceau. Il attendit quelque temps aux abords de la maison où ils entrèrent, puis, craignant d’être surpris et d’encourir la colère du Général, il alla dans un restaurant de nuit consulter un livre d’adresses. Il pressentit que le Général était chez M. de Martimprey. Il se tut et n’en aima que mieux un chef qui s’engageait à fond.

M. de Martimprey, ancien officier breveté d’artillerie, avait servi sous Boulanger. Il lui exposa qu’afin d’empêcher l’élection de Jules Ferry, la droite voterait au Congrès pour le candidat quel qu’il fût qui s’engagerait à rappeler au pouvoir le ministre cher à tous les patriotes. Le silence, l’acquiescement peut-être du Général émurent ce tentateur. Il sortit d’une chambre voisine M. de Mackau, qui tenait à la main des pleins pouvoirs du comte de Paris et qui parla de la gloire enviable de Monck. Le Général, redevenu ministre, rendrait la parole au pays, en lui recommandant la monarchie ? Après une restauration, titres, honneurs, il posséderait tout avec le commandement suprême de l’armée. C’était voir les choses de loin. Le Général s’en tenait à l’immédiat : écarter Ferry de l’Élysée et rentrer à la Guerre. Il promit de négocier avec les candidats à la Présidence, Freycinet, Floquet, Brisson et de faire connaître celui qui devait recueillir les suffrages de la Droite

En voiture, il dit à Le Hérissé : « Tout plutôt que Ferry et la guerre civile ! » Et, rentré chez Laguerre, il reprit le vocabulaire des radicaux.

On avait fait chercher M. Louis Andrieux, L’ancien préfet de police. À quatre heures du matin, il accepta ce que refusait Clemenceau : de recruter à Grévy un cabinet antiferryste. Mais il jugeait impolitique d’engager avec le Parlement un combat à outrance ; il excluait de sa combinaison le Général, il prétendait le dédommager avec le commandement de Paris.

Voilà donc une chose acquise : le général Boulanger n’est plus un homme avec qui le Parlement puisse négocier. Et lui-même, au cours de cette nuit, il se place délibérément hors la loi parlementaire. Se concerter à la fois avec des Mackau et des Clemenceau, c’est tout naturel à un Français, mais criminel à un homme de parti.

À six heure du matin, ce mercredi 30 novembre, les députés Laguerre et Granet exposèrent leur insuccès à M. Grévy, qui répondit avec dignité augurer fort mal de la République,

Dans la rue, la révolution grondait et jetait des ordures si fortes aux fenêtres qu’enfin le 1er décembre, le Président pour tout de bon démissionna. Le jour qu’ils déménagèrent, Mme Wilson se cramponnait à la rampe en criant : « Sauvez l’honneur de mes enfants. » On a satisfait les désirs extrêmes de cette dame en érigeant un Grévy de marbre à Mont-sous-Vaudrey.

Le congrès parlementaire réuni le 3 décembre à Versailles obéit à sa loi organique de l’élimination des valeurs. On vit M. de Freycinet, à la porte de l’hôtel des Réservoirs, mendier vainement des voix. M. Clemenceau, avec ses fortes qualités d’insolence et de décision, lui fit défection, parce que Ferry gagnait du terrain, et il recommanda M. Sadi Carnot par cette phrase fameuse : « Choisissons Carnot comme le plus bête. » On épargna à la France ce raccourci de psychologie. Elle apprécia dans Carnot, sur la foi d’une anecdote où il aurait repoussé une exigence de Wilson, le cocher qui rapporte le porte-monnaie.

Des malins étaient parvenus à réduire en intrigue de vaudeville un événement avec lequel on pouvait faire de la bonne tragédie nationale. Ce n’avait été qu’une partie d’escarpolette, une balançoire où Ferry montait, quand Grévy descendait ; et, par une farce fréquente dans les vaudevilles, Carnot, comme un troisième larron, était intervenu, tandis que s’allongeait le nez caricatural de M. Ferry.

Dans les combinaisons ministérielles qui suivirent, on ne parla du Général que pour s’accorder à n’en pas vouloir. Les opportunistes demeuraient ses ennemis personnels, et le plus ministrable des radicaux, M. Goblet, avec des affirmations de haute estime, lui déclara que, dans l’état des choses, il ne se chargerait pas de le rappeler aux affaires. Ses amis du Parlement eux-mêmes le jugeaient fini. Les circonstances qui pouvaient le servir avaient passé. – Suret-Lefort se rapprocha de Bouteiller et il ricanait en parlant du « pauvre Boulanger ».

À la fin de 1887, L’ancien ministre de La Guerre regagne son commandement de Clermont, averti jusqu’à la nausée sur ces hommes. Dans l’armée, les camaraderies trompent peu ; ce jeune général cordial, après deux années, n’accepte pas encore trahison, reniements, mensonges comme de la politique normale. Au sentiment des injures, il joint une juste appréciation de ce parlementarisme où l’on distribue les places sans tenir compte du talent, où l’on pousse aux événements sans souci de l’avenir, sacrifiant toujours le bien public à des intérêts privés. Maintenant, elle vit avec une domination singulière dans son esprit, la phrase que répétait Naquet aux déjeuners chez Durand : « Un régime où tout est instable, où nul n’est sûr du lendemain. » En somme, la phase parlementaire, très courte chez Boulanger, lui aura été une espèce de maladie bienfaisante d’où il sort plus national. Ce fut par une nécessité de situation qu’il se prêta quelques jours à un parti. Il dut au radicalisme le moyen d’être populaire. Maintenant, par les circonstances qui le séparent de M. Clemenceau, par la marche naturelle de sa pensée, par horreur du verbalisme et des mensonges du Palais-Bourbon, il s’épure et rejette le joug de ces coteries qui n’ont rien fait, pour relever la France.

Délibérément il s’occupe de rassembler toutes les bonnes volontés ; il les mobilise sur des points séparés, eu ne les occupant que d’elles-mêmes et sans les renseigner sur le plan d’ensemble qu’à leur insu elles vont servir. Ce sont autant de compartiments politiques où il entre de la même manière qu’un sage dans les idées des personnages divers qu’il veut déterminer.

Vers Noël, il vit une seconde fois les royalistes Mackau et Martimprey. Le 1er janvier 1888, il osa passer la frontière et surprendre à Prangins l’héritier de César, le prince Napoléon. Le 8 février, rentrant de Paris à Clermont, il fut accompagné jusqu’à mi-chemin par un de ces anonymes qui surgissaient de sa popularité pour lui parler de son étoile et de la France. Cet apôtre, pendant deux heures de nuit, lui répéta d’éloquentes généralités que deux mois plus tôt, en novembre, il lui avait déjà portées à l’Hôtel du Louvre ; il ajouta :

— Ces idées et votre rôle, mon Général, par un grand coup vous les pouvez rendre sensibles à toute la nation. Sept députés sont à élire, le 26 février, par la Marne, la Haute-Marne, la Loire, le Maine-et-Loire, les Hautes-Alpes, la Côte-d’Or et le Loiret. Qu’on y distribue des bulletins à votre nom ! Voilà une riposte à ceux qui déclarent chaque jour votre popularité finie ! Nous ne voulons pas faire un député, — d’ailleurs vous êtes inéligible, — mais organiser sur votre nom, et en dehors de tous les partis, la concentration nationale. Nous inviterons les électeurs à voter pour vous au premier tour, en leur laissant toute liberté pour le second tour. Manœuvre très habile : pour se ménager vos partisans, tout candidat s’abstiendra de vous combattre.

Celui qui parle ainsi, c’est Georges Thiébaud, qui par cette conversation sort de l’obscurité pour entrer dans l’histoire politique de ce temps. Le Général alla tout droit à l’idée essentielle de cette opération ; c’était de prouver qu’il occupait la pensée de la France. Il résuma leur entente dans ces mots :

— L’essentiel n’est pas d’être élu, mais d’avoir des voix partout.

Georges Thiébaud, avec une voix chaude, parle cette langue peu souple, mais saisissante et d’un fort relief qu’on devrait appeler le style consulaire. Il a un front volontaire, le don des formules, une rare puissance de persuasion. Avec le goût et la capacité d’imposer sa discipline, peut-être ne saurait-il se soumettre à aucune. Cet homme, au teint brouillé, à l’énergique profil de partisan, est d’une humeur qui le voue à s’isoler et à se distinguer. Dans ce premier instant, nous n’avons qu’à admirer cette constante solitude de son ambition. Sûr de paraître une recrue précieuse aux partis existants, il est noble d’idéalisme quand il se refuse à l’enrégimentement opportuniste ou orléaniste, en un mot, parlementaire. Dès 1883, il a proposé au parti bonapartiste la suppression de l’hérédité pour ne garder que l’élection par le peuple. Qu’il doit être heureux, dans ce wagon où il trouve l’homme qu’on peut mettre sur le pavois !

Leur entretien nocturne continuait. Le général Boulanger dit :

— Combien faudra-t-il par département ?

Voici donc qu’elle apparaît, la question d’argent, si grave, si dominante bientôt. En février 1888, on fit les choses d’une merveilleuse économie. Le Général fournit dix mille francs, Thiébaud quatre mille. Une fois l’affaire commencée et les idées échauffées, le Général trouva six mille francs, et plus tard quatre à cinq mille pour un reliquat. Ce qui met les sept départements au scrutin de liste, soit un million d’électeurs, à vingt-cinq mille francs.

Le Général eut 64.000 voix, mais les parlementaires tenaient leur délit. Seize jours plus tard, le 14 mars 1888, ils le relevaient de son commandement et le plaçaient en non-activité par retrait d’emploi.

À cet instant, d’un vague état de conscience nationale, naît une politique. Une fièvre profonde, endémique, dans notre race, s’est enrichie rapidement sous nos yeux de caractères circonstanciels. Voici le boulangisme complet. « À bas les voleurs ! » — la politique de compartiments, — le besoin d’argent, — le steeple chase électoral — les quatre thèmes qui viennent d’apparaître dans cette ouverture du drame demeureront ses quatre motifs principaux, où l’on pourrait déjà découvrir ses raisons de mort.