L’Appel au Soldat/VI

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Félix Juven, Éditeur (p. 158-176).

CHAPITRE VI

LES AMOURS
DE STUREL ET DE MADAME DE NELLES

La baronne de Nelles, en 1888, habitait un fort bon hôtel, le deuxième à main droite dans la rue de Prony, près du parc Monceau. Sturel immédiatement y devint assidu. Le baron de Nelles croyait à la dissolution et à un plébiscite de fait sur le nom de Boulanger. Cet homme, qui savait être, selon les occasions, impertinent ou utilitaire, favorisa l’intimité de sa femme et d’un familier du Général.

Déjà, rue Sainte-Beuve, cinq années auparavant, chaque apparition de Mme  de Nelles, alors Thérèse Alison, avivait la sensibilité de Sturel, soit qu’il la rencontrât légère et qui semblait emporter un secret, dans l’escalier de la villa, soit qu’au salon il s’assit auprès d’elle, doucement parfumée et dont les yeux, la bouche et la main, dans leurs conversations, le déconcertaient plus que des répliques victorieuses. Sans qu’elle eût sensiblement grandi ni grossi en devenant femme, elle faisait une impression plus ample de beauté et de volupté : comme jeune fille, elle paraissait un peu une petite plume que le vent soulève, et maintenant, par son harmonie générale, par le mouvement de ses membres et par l’unité heureuse de sa toilette, elle donnait esthétiquement une sensation de poids. Sturel lui voyait la lourdeur des choses vraiment belles. Tantôt très courtoise et rieuse, tantôt choquée d’un rien et petite fille impertinente, elle suivait tous les usages auxquels la conviait son imagination de sa supériorité sociale, mais dans ses yeux un peu voilés de tristesse, et sur son visage mat, dont le teint aurait gagné à s’éclaircir, il y avait l’aveu de son délaissement, et tout jeune homme aimable et un peu avisé, en la voyant, aurait eu conscience de porter avec lui des consolations, faciles à faire accepter à condition de ne point les découvrir trop tôt.

Toujours l’atmosphère avait fortement agi sur cette nature, faite pour subir. Quand, avec sa mère, cette bonne Mme  Alison, si grasse et puérile, qu’une maladie de cœur vient d’emporter, elle vivait dans les villes d’eaux et à la Villa de la rue Sainte-Beuve, c’était la parfaite jeune fille pour flirt. Aujourd’hui, elle adopte certains accents regrettables de son mari, dont la fatuité protectrice agaçait si fort le jeune étudiant.

— Vous ne vous fâcherez pas, dit-elle un jour à Sturel, si je répète ce que m’a dit M. de Nelles ?

Sturel, avec un peu de dédain, car il commençait à être jaloux, affirma qu’il n’en avait que de la curiosité.

— Il m’a dit : « Autrefois j’avais imparfaitement jugé M. Sturel ; c’est un gentleman, un des nôtres. »

— Il devrait me distinguer d’un tas de Gaudissarts politiques, ses amis.

— Eux, ses amis ! dit-elle avec un scandale d’enfant, mais ils ne sont pas du monde ! La politique, c’est un sport. C’est assez qu’il m’en rapporte une odeur de tabac : jamais aucun de ces « messieurs » n’a mis le pied dans mon salon. Avec tout le monde, j’ai eu la curiosité de rencontrer Boulanger, qui tourne des têtes jusque dans la société ; comment ne voyez-vous pas qu’il est trop vulgaire pour vous et pour moi ?

Ce ton suranné et frivole aurait dû écarter ce jeune homme, qui se faisait une idée infiniment plus haute du boulangisme, mais il éprouvait auprès de Thérèse de Nelles une émotion qui le dénaturait. À trois semaines de leur rencontre, il ne passait plus un jour sans venir rue de Prony. Ils parlaient avec une sorte de reconnaissance de cette soirée boulangiste, et la moindre observation de la jeune femme sur le Général, sur Laguerre, sur Déroulède, sur Naquet confondait d’admiration Sturel. En rentrant de la Chambre vers les sept heures et sans examiner ces deux visages animés par une complaisance réciproque, M. de Nelles, tandis que sa femme montait s’habiller, retenait encore le jeune homme quelques instants. Celui-ci se reprenait assez pour constater quel curieux phénomène est cette aristocratie française, qui survit à ses principes et même, pourrait-on dire, à ses membres, et qui, se recrutant parmi des enrichis assez effrontés pour falsifier leur état civil, demeure un corps social étroitement lié par des cousinages, unanimement exécré du pays et toujours prestigieux. Dans ces conversations toutes pleines des effusions boulangistes du député, Sturel s’assura avec stupeur que le parti monarchiste tenait Dillon pour l’un des siens. D’une façon plus générale, il jugea singulier et désagréable que des rencontres organisées pour mettre en contact le Général et « la société » aboutissent à persuader celle-ci qu’elle allait utiliser celui-là ! Comme si une fièvre de la nation pour s’épurer et pour briser les formules était une force qu’on peut à volonté porter dans l’un ou dans l’autre camp ! Il ne voulut distinguer là qu’un témoignage de l’incorrigible fatuité des salons.

Sturel ignorait les réalités qui peu à peu se substituaient au premier enthousiasme vague et les comptes d’argent qui doublaient maintenant le programme. Nelles ne savait pas davantage les secrets, mais des airs de visage l’avaient averti qu’on pouvait se fier à Dillon et qu’on tenait Boulanger. En réalité, à cette date, le loyalisme des collaborateurs financiers de Boulanger se fût à peu près contenté de l’abrogation des lois d’exil. Ces royalistes s’exprimaient avec un singulier sans-gêne sur le comte de Paris. Lui-même, quand il communiquait, en avril, à M. Bocher sa décision de faire la « marche parallèle », ne faisait que ratifier, contraint et forcé, la tactique adoptée d’enthousiasme par ses troupes. Les catholiques comme M. de Mun étaient séduits par les libertés qu’on leur garantissait ; les grands propriétaires terriens, par la perspective de n’être plus traités en parias ; d’autres, par des ambassades, des candidatures officielles, des emplois dans la république nouvelle. En juin 1888, la duchesse d’Uzès pose trois millions « sur la carte Boulanger », pour que le Général mette le pays en position de se prononcer. « Faites ouvrir les urnes », avait dit en novembre 1887 le prince Napoléon. « Organisez la consultation nationale », répètent les serviteurs du comte de Paris. Ainsi la liberté politique de Boulanger, chef des républicains plébiscitaires, demeurait intacte. Mais tel est le pouvoir dégradant de l’argent que Madame d’Uzès, MM. de Beauvoir, de Breteuil, de Mun, de Mackau, en dépit de la déférence et de l’amitié qu’ils témoignent au Général, le jugent leur prisonnier, et cette opinion qu’ils n’ont pas le droit de nourrir pourra se fortifier en eux selon les circonstances.

Mme  de Nelles avec François Sturel revenait de préférence sur le passé. Elle y plaçait son paradis. Elle avait perdu sa mère ; son mari la délaissait pour des petites femmes de théâtre. Elle croyait que tels étaient les usages, et les acceptait parce qu’elle le sentait brutal et différent. Elle tenait beaucoup au monde où il l’avait introduite, mais, nouvelle venue et sans défense naturelle contre la malveillance, elle n’y trouvait pas un agrément de tout repos. Dans son désir de sympathiser complètement avec Sturel, elle n’entendait même pas qu’elle faisait les demandes et les réponses. Comme elle répétait sans cesse qu’ils étaient nés pour s’accorder, lui-même se laissa envahir plusieurs fois, en la quittant au soir, par une mélancolie pénétrante. Il se convainquit d’avoir passé à côté du bonheur. Il lui parla avec sincérité de son isolement où elle se reconnut. Bien qu’elle se tint pour déliée de son mari, elle avait écarté les plus aimables séducteurs : dans leurs hommages présentés du ton léger et libre des hommes à succès, elle ne distinguait pas les caractères d’un bel amour. Elle les vit en Sturel dès qu’elle-même les posséda.

Sturel recevait de son parti un surcroît de jeunesse et de vie. Il entraîna par son optimisme Mme  de Nelles, qui se croyait très raisonnable, parce que personne n’avait éveillé ses sens, et qui le traitait d’enfant, quand il lui demandait avec insistance, au bout de dix jours, ce qu’il eût été à peine convenable de solliciter après plusieurs mois d’aveux discrets. Il désirait cette jolie femme, et, circonstance heureuse, comme, tout de même, elle ne faisait pas le plus gros des intérêts qu’il soignait, il ne s’embarrassa point dans les préliminaires que nous accumulons sur une question de vie ou de mort.

Ses prières ardentes la touchaient, en même temps que ses distractions l’inquiétaient. Au sortir d’une soirée où le baron de Nelles n’avait pas paru, il déclina de la reconduire, comme elle voulait bien le lui offrir, et il préféra accompagner Boulanger. Il revint, seul avec son Général, rue Dumont-d’Urville. Délicieux instants ! La conversation languissait, parce que Boulanger suivait ses préoccupations et qu’il connaissait mal Sturel. Le jeune homme se sentait une âme de soldat fier de servir et une âme de courtisan désireux de plaire. De leur voiture rapide, emportée dans l’obscurité, il voyait aux terrasses des cafés violemment éclairés des groupes de causeurs, et il se disait : « Ils parlent sans doute de Boulanger et il ne savent pas que devant eux passe l’objet de leurs espérances ! » Le lendemain, il s’excusait de cette détestable grossièreté auprès de Mme  de Nelles, et, voyant qu’elle le favorisait au point d’avoir souffert, il jouissait déjà de son ancienne camarade comme d’une maîtresse. Songeant en même temps aux progrès certains du boulangisme, il avait hâte de se trouver seul, de faire au Bois des promenades à pied qu’il occupait uniquement de cette pensée : « Peut-on être plus heureux que je ne suis ? J’aime une femme que tout le monde désirerait et qui veut bien me croire aimable. Je suis engagé dans une grande aventure historique. En même temps, je garde la possession de moi-même et je mêle à ces excitations une clairvoyance de blasé. »

Parfois le Général appelait Sturel pour travailler. Dans sa nouvelle installation, assez élégante, du 11 bis, rue Dumont-d’Urville, les visiteurs et les lettres affluaient plus encore qu’à l’Hôtel du Louvre. Le jeune homme dépouilla ce courrier qui faisait une brûlante collection d’amour. Toutes les classes de la société y multipliaient les témoignages de leur folle confiance. Les royalistes attendaient de Boulanger leur roi ; les républicains, leur République ; les césariens, leur César ; les patriotes, Metz et Strasbourg ; les gens paisibles, l’ordre ; et tous les inquiets, une aventure où leur cas se liquiderait. Un sale papier daté du Dépôt portait la signature de ce Fanfournot, fils d’un concierge du lycée de Nancy, et ancien groom de la Vraie République, qui s’attacha à la Léontine quand elle perdit son Racadot. Il mêlait aux expressions d’un boulangisme exalté les termes les plus méprisants pour la Préfecture de police, contre laquelle il réclamait la protection du Général. Sturel s’intéressait aux compagnons avortés de sa jeunesse, comme à des essais sacrifiés à sa réussite par la nature. Il chercha au fond de Grenelle une adresse indiquée par le prisonnier. Il y trouva la Léontine, plus longue que jamais et déformée par une misère qui mettait très curieusement en sailli ses os puissants de serve meusienne. Gigantesque, et triste comme un chameau sous la neige, elle travaillait dans une blanchisserie, dans une « salisserie » plutôt, pensa Sturel. La confusion, la crainte, empêchèrent qu’elle appréciât cette visite. Elle ne pensa dans cette minute qu’à sa déchéance, elle qui, sous le nom de Madame Racadot, avait possédé un si beau mobilier. Bien loin de se féliciter que la lettre fût tombée aux mains d’un vieil ami et d’en profiter pour l’exploiter, elle se disait : « Ma fille, la voilà bien ta guigne ! » Elle ne s’illumina qu’au nom du Général.

— Ah ! celui-là, il tient pour les petites gens. C’est pas trop tôt ! Vous en êtes donc des boulangistes, monsieur Sturel ? Alors vous comprendrez le Fanfournot.

Elle expliqua l’affaire et montra des papiers. Au commencement d’avril, deux ouvriers avaient dîné ensemble et sortaient d’un débit du boulevard de Port-Royal. L’un d’eux, âgé de vingt-quatre ans, mécanicien très expérimenté au service de l’Observatoire, fréquentait les réunions depuis cinq ans ; le second avait vingt-deux ans et dessinait. Ils s’étaient raconté l’un à l’autre tout ce que l’on sait sur la police. Alors le mécanicien dit : « Nous allons casser la gueule à un agent. » Cela fit rire le dessinateur qui approuva. Place d’Enfer, ils en virent quatre et trouvèrent que c’était trop. Boulevard Arago, un autre s’avançait. « Ça va être celui-là », dit le mécanicien, et au passage il lui donne un coup d’épaule. L’agent continue sa route. « Tu vois comme ils sont courageux ! » Le dessinateur s’égaye de nouveau. L’agent revient sur le rieur : « Qu’est-ce que vous avez à contester ? » Le mécanicien l’hébète d’un formidable coup de poing dans la figure, lui enveloppe la tête avec le capuchon d’ordonnance et le tire par derrière d’une telle secousse qu’il le plie sur les genoux. Le maintenant renversé, assis en quelque sorte, il s’acharne à frapper. L’agent crie : « Au secours ! » et puis : « Grâce ! grâce ! » et cherche, en même temps, à saisir son sabre que son assommeur lui brise d’un coup de pied. Le dessinateur s’était sauvé. Aux cris terribles, on accourt, on saisit l’acharné, on lui arrache sa victime. Il a dit depuis « qu’il était trop heureux de taper pour consentir à le lâcher, malgré qu’il eût bien le temps de fuir. » Le rassemblement grossit, et plusieurs personnes se proposaient comme témoins, quand Fanfournot, passant par là, et qui n’avait rien vu, proteste : « N’ayez pas peur, dit-il au mécanicien, je suis avec vous. » Tous s’acheminent vers le poste. À peine la porte refermée, un coup de poing derrière la tête étend le mécanicien sur le ventre. Et tous les agents, à coups de bottes, lui infligent un passage à tabac sous lequel très vite il n’essaie même plus de résister. Au bout de dix minutes, le brigadier commande : « Laissez-le tranquille. » Sa figure ruisselait de sang, son oreille était plus qu’à moitié cueillie. Alors les témoins déposèrent. Fanfournot, exalté, insulta les agents et déclara qu’arrivé plus tôt il aurait aidé le citoyen. Tous deux furent gardés et expédiés le lendemain au Dépôt.

Avec une note de commissariat particulièrement grave, on va en cellule, où quelquefois on est doublé d’un mouton. Puis il y a la grande salle où tout le monde vit en commun, et livré à la vermine ; enfin la petite section, moins dégoûtante, avec des paillasses. C’est là que furent placés Fanfournot et son compagnon qui, malgré ses vêtements déchirés, paraissait doux et propre. Le matin, comme on descendait au préau, un des détenus fredonna La Bataille : « Debout, enfants des fusillés ! » « Vous êtes socialiste ? » lui dit le mécanicien. Le chanteur regarda avec mépris ce naïf. « Je suis un anarchiste de la fédération jurassienne. » Il recevait des visites de sa femme à qui la Révolte faisait une pension de trente francs par mois, sur la Caisse des détenus politiques. Fanfournot et son compagnon ignoraient même le nom d’« anarchiste ». Tous trois se lièrent et s’accordèrent pour souhaiter le succès du général Boulanger. Ils chargèrent la Léontine, au parloir, de lui transmettre leurs plaintes et leurs vœux.

Sturel, dans cet instant où il espérait tant de la vie et croyait qu’une époque nouvelle commençait pour la France, aurait voulu repêcher ces humbles, mais la grande Léontine avait les reins cassés par des privations excessives, et ces hommes par leur effort, d’ailleurs imbécile, pour comprendre la société. Il se borna à fortifier dans cette âpre visite son besoin d’un Messie, et laissant un billet de banque à la Léontine, il s’en alla conter l’histoire rue de Prony.

Mme  de Nelles ne lui cacha pas qu’il valait mieux que de telles besognes. Comment le Général l’envoyait-il chez des gens si sales ?

En le forçant à taire l’intérêt qu’il y prenait, elle introduisit de l’hypocrisie dans leurs relations : ce qui les faisait moins nobles, mais facilitait la séduction.

Il se félicitait d’avoir, en dehors de ses terres de combat, un lieu d’oisiveté et de rêve. Comme des particules odorantes se détachent d’un morceau de myrrhe, ainsi une vapeur flottait et transformait l’atmosphère autour de cette jeune femme chauffée par l’amour. Et il pensait que, dans cette caste seulement et dans cet appareil de luxe, il trouverait son plaisir.

Quand un cœur a besoin d’être déterminé et que les circonstances languissent, il se charge bien d’enfiévrer les incidents les plus étrangers et d’en faire les instruments de sa passion. Le duel de Boulanger et de Floquet, qui naquit des exploits oratoires de ce dernier, s’écriant avec une irrésistible drôlerie : « À votre âge, monsieur, Bonaparte était mort », ou bien encore : « Nous avons vu à travers le manteau troué de la dictature », fut un des incidents les plus émouvants de cette longue aventure, où tout était pittoresque et imprévu. Mme  de Nelles y distingua des raisons décisives pour sa vertu.

Le 13 juillet, à Neuilly, dans le parc boueux de M. Dillon, le Général, qui ne savait rien de l’escrime, mais toujours étonnant de jeunesse et de confiance, s’élança sur la pointe de M. Floquet et s’y troua la gorge, tandis que son vainqueur culbutait en arrière. De rares privilégiés, avertis du lieu et de l’heure, suivirent les péripéties de l’affaire, par-dessus le mur, debout sur des échelles ou des voitures, et coururent, épouvantés ou ivres de joie, publier cette nouvelle à l’univers.

Le général blessé par l’avocat ! Les foules ne sont pas courtisanes du malheur. On inaugurait, ce même jour, le hideux monument de Gambetta dans la cour du Carrousel. Les boulangistes, disait-on, allaient troubler cette fête opportuniste. Quand Floquet parut sur l’estrade, il recueillit autant de vivats qu’en eût suscités le Général vainqueur. Quelques cris de : « Vive Boulanger ! » éveillèrent des risées. La police chargea et dispersa le petit groupe de fidèles où Renaudin faisait vainement rage. Le flot porta Sturel près du monde officiel. Des milliers de citoyens jusqu’au fond du Louvre et sur l’emplacement des Tuileries se pressaient, se haussaient pour distinguer le président du Conseil. Au centre de l’estrade, très félicité, un peu exalté par tous les mouvements de son âme dans les quarante-huit heures, il se fendait, tendait le bras, s’effaçait, expliquait par quel dégagement il avait eu raison du Général. C’est la faiblesse ordinaire aux triomphateurs de ne point se contenter d’être des heureux ; ils veulent aussi être des tacticiens, et vous parlent de « coupé », « froissé », « dégagé », quand ils ont tendu la perche en fermant les yeux.

Sturel voyait de face, à quelques mètres au-dessus de lui, Bouteiller. Le coup de théâtre du jour, l’échec de la manifestation annoncée, le sentiment très juste que la campagne boulangiste n’avait pas entamé le formidable état-major groupé là, et tout au fond la fureur du sang versé, remplissaient le député d’une joie que ses nerfs ne parvenaient pas à maîtriser. Lui, si froid dans sa chaire de lycée, il gesticulait, se penchait, suivait avec un rire franc tous les mouvements de Floquet. Sa belle pâleur, si noble, quand de sa voix grave il commentait la sérénité des penseurs, semblait à son ancien élève déplacée et vraiment compromise par ces hommes d’affaires, par ces reporters, par ces individus insouciants et durs qui grouillaient sur cette estrade avec le sans-gène et la vulgarité d’une réunion de chasseurs. Autour de Gambetta, représentatif du patriotisme quand même, de la foi obstinée en la patrie, ils n’apportaient qu’une certaine fraternité d’associés qui se frottent les mains et clignent de l’œil, ayant fait dans la matinée une bonne opération. Leurs lourdes physionomies révélaient bien des être bas, façonnés pour les plus grossières jouissances, à qui sont inconnues et même interdites de naissance toutes les hautes curiosités intellectuelles, aussi bien que les délicatesses de l’âme.

À un instant, Floquet ayant ouvert une dépêche dit avec animation quelques mots qui remuèrent son entourage. L’excuse d’un invité ? la félicitation d’un personnage important ? Dans cette foule qui n’avait en tête que le tragique du jour, une rumeur courut : le président du Conseil venait d’apprendre que Boulanger entrait en agonie. Les cris féroces de : « Vive Floquet ! » redoublèrent ; il y eut une nouvelle poussée vers son estrade, et Sturel, à travers les chapeaux agités à pleines mains, ne perdait pas de vue Bouteiller, parce que, sur ce visage associé aux plus hautes méditations de sa première jeunesse, il espérait surprendre une interprétation supérieure de ces abjectes réalités.

Ce jeune homme attardé au vestibule de la vie, qui est sentimental, apportait dans ce tourbillon un idéalisme tout à fait excentrique : il surveillait Bouteiller, sans se montrer lui-même ; il craignait de le gêner en le dévisageant dans l’exercice de ses fonctions un peu basses et au milieu de passions dont la cruauté devait les choquer l’un et l’autre ! Aussi quelle stupeur et très vite quel âpre dégoût, quand, au milieu de ces vivats qui tournaient à l’ovation, il vit Bouteiller s’interrompre de sa causerie, se tourner vers Floquet, s’associer à l’enthousiasme populaire, l’exciter, et bientôt, dans la frénésie qui soulevait ces vastes espaces, se faire l’entraîneur des personnes dont il était le centre, sauter des deux pieds en l’air avec allégresse et fureur, et le bras tendu, — comme un jeune ouvrier, à la sortie de sa fabrique, secoue sa casquette en l’air, se détend les muscles et crie par bouffonnerie : « Vivat ! » à quelque camarade, — imposer aux siens, communiquer plus loin et peu à peu à toute la foule un cri affreux de : « A bas la Boulange ! »

De cet homme grave et blême, jadis un dominateur que les jeunes lorrains du lycée de Nancy ne pouvaient concevoir agité par aucun désordre, dansant maintenant et vociférant avec une fureur contrariée et exagérée par sa maladresse d’homme de bureau, Sturel, en une seconde, prit une image inoubliable, dégradante et macabre. Mais, avec cette délicatesse esthétique du bon fils qui jeta un manteau sur Noé, ivre et tout nu, il s’effaçait d’autant plus par crainte que son regard ne fit rougir le malheureux.

Quelle erreur de jugement ! Bouteiller, dans sa chaire de philosophie, adoptait une certaine tenue glaciale et hautaine, mais c’était une attitude professionnelle, une tradition reçue à l’École normale. Pour le vrai, ce brutal, en étudiant par métier les diverses conceptions que l’humanité s’est faites de la vérité, n’admettait dans sa partie profonde et héréditaire la légitimité d’aucune espèce intellectuelle autre que la sienne À sentir ses fureurs blâmées, il n’eût réagi que pour les exagérer. Sturel allait s’en convaincre.

Au terme de cette longue cérémonie, sur le pont des Saint-Pères, encombré de foule, il croisa son ancien maître, et comme des agents déblayaient brutalement la chaussée, il l’entendit déclarer d’une voix trop haute à son entourage :

— La bête n’est pas morte ! mais mort est le venin.

Cette provocation et surtout l’accent de sèche impériosité soulevèrent des protestations parmi les petites gens, déjà bousculées pour leur lenteur à circuler, qui se nommaient au passage les personnages officiels. Le bras de Sturel prêt à saluer son maître s’arrêta. Bouteiller vit le geste interrompu. À vingt ans il avait eu l’orgueil, bien moderne, de son humble naissance ; il méprisait les fils de famille. Dans sa haute situation et parce que son intelligence à l’usage des affaires s’était dépersonnalisée, son sentiment de classe sommeillait : avec quelle soudaineté et quelle violence le réveilla ce heurt d’« un jeune impertinent » ! Son regard, en riposte, n’était plus du métaphysicien de jadis : il délaissa cette sévère impassibilité où ses élèves admiraient les prestiges de la supériorité morale. Toutes barrières étaient tombées : c’était un regard non plus d’homme à enfant, mais provoquant, d’homme à homme, et par lequel Sturel se sentit libéré. Le boulangiste n’avait plus dès lors à retenir le cri défié sur ses lèvres. D’une voix retentissante, pleine de fureur, il lança :

— À bas les voleurs !

Des agents se précipitèrent, l’empoignèrent, le frappèrent, l’entraînèrent, tandis que Bouteiller, affectant de ne point connaître cette figure en sang d’un fils de son esprit, continuait à rire avec des députés. Minute affreuse d’un mutuel reniement !

Mme  de Nelles attendait Sturel depuis quatre heures de l’après-midi. Il n’arriva qu’à neuf, Avec grande raison, elle détestait ces manques d’égards ; pourtant elle employa ce long intervalle à le désirer d’une impatience où il n’y avait que de la tendresse. C’est que sachant, comme toute la France, la grave blessure de Boulanger, elle imaginait qu’un jour Sturel pourrait se battre, courir des risques à cause de la politique. Pour la première fois, elle se représenta qu’il mourrait, et l’insupportable oppression qu’elle sentit au creux de l’estomac lui fit comprendre qu’elle le priait seulement de vivre et d’être heureux.

Elle le lui dit, ce soir même, quand il entra avec un bandeau sur le front, les mains chaudes de fièvre, et dans les yeux une lumière, un reste de fureur qu’elle aima.

S’il avait été un homme à dénombrer les qualités de son plaisir dans les bras d’une jolie femme, il aurait pu noter sa parfaite sincérité quand il lui jurait de la préférer à tout. Cette grossière fête gambettiste l’avait écœuré ; Mme  de Nelles, après la goujaterie de Bouteiller, lui semblait une perle, une fleur, une âme innocente faite sensible dans un beau corps odorant. Et puis, dans ce désastre de l’armée boulangiste dont le chef gisait, ce jeune homme romanesque trouvait les émotions d’un magnifique sauve-qui-peut à se jeter au lit d’une femme.

Nelles visitait sa circonscription. Ils furent dispensés de confier leurs premiers plaisirs aux indélicatesses d’un hôtel garni. Thérèse avait des épouvantes, de la confiance, de longs chuchottements dans cette maison obscure où ils guettaient le moindre bruit en se pressant les mains. Jusqu’alors, à son insu, elle souffrait de sa liberté et de n’être la captive d’aucun homme. Cette force que sa jeunesse ne savait pas employer accueillit toute Sturel. Amour idéal et physique, car elle avait vingt-trois ans, et qui la remplissait d’un joyeux étonnement. Elle croyait qu’elle cherchait un regard sage et doux chez un amant bien né ; elle s’aperçut qu’elle goûtait les folies.

Encore émue de leurs caresses, cette colombe amoureuse se racontait dans ses mystères à son ami :

— Les femmes disaient que j’étais un joli bijou, mais que j’étais bien malheureuse de n’être pas une femme et de vivre comme un petit poisson.

L’innocence de son sourire avivait tout son corps dévêtu. C’est avec une reconnaissance infinie de voluptueux qu’à quatre heures du matin Sturel la laissa brisée de tendre fatigue.

Le bonheur dans l’amour, ce sont les premiers instants d’une brève solitude, quand sur soi l’on porte encore les frémissements d’une main adorée, et que l’on possède la certitude de se rejoindre au soir, jeunes, fiers l’un de l’autre, émus de désirs et de reconnaissance. Les agitations des hommes, leurs événements ne forment rien qu’une fresque pâlie sur des cloîtres imaginaires où notre corps léger, enorgueilli, promène les parfums et poursuit les reflets de la maîtresse. Ses souvenirs occupent tous nos sens, et, dans l’univers, seules nous savent intéresser les tendres beautés de son corps et la douceur de ses lèvres entr’ouvertes. Mais plus tendre et plus douce qu’aucune complaisance est la confiance dans son amour.

Plusieurs fois par semaine, en sortant de la rue Dumont-d’Urville, Sturel déjeunait rue de Prony. Après le repas, tous trois montaient dans le cabinet de Nelles. Thérèse aimait à faire pénétrer son ami comme un parent dans l’intimité de la maison. Les domestiques écartés, le jeune homme expliquait les chances et les projets du Général. Il ne pensait qu’à Mme  de Nelles, mais il adressait toutes ses phrases au mari, parce que, s’il rencontrait les yeux de son amie, il souriait et perdait le fil de sa pensée. Dans cette pièce fort simple, il trouvait des sensations de succès, d’amour et de luxe. Parfois il s’interrompait :

— La politique vous intéresse, madame ?

Ce « madame » les amusait tant l’un et l’autre ! En aspirant une bouffée de sa cigarette, — assez mal, d’ailleurs, car les femmes ne savent jamais fumer, — elle répondait :

— Beaucoup !

Et puis, comme il faut être bien élevée même avec son ami, elle ajoutait sérieusement :

— Ces questions-là, quand elles sont traitées par ceux qui les connaissent et qui savent raisonner, sont tout à fait intéressantes.

À chacun de ces petits compliments naïfs, Sturel s’émerveillait, heureux comme un enfant au premier janvier, devant les révérences d’une magnifique princesse, sa poupée. Le visage fin de Thérèse de Nelles prenait dans ce fumoir et sous cette politique quelque chose d’un peu garçonnier, non pas un air ennuyé, mais plus appliqué, plus ferme qu’il ne convient à vingt-trois ans. Sa jeunesse, son teint mat, ses dents éclatantes, son sourire d’élève qui comprend, composaient à cette jeune femme que Sturel avait vu trembler de bonheur dans ses bras un ensemble exquis qui faisait sourire et qui émouvait. Alors il aurait voulu envoyer très vite l’insupportable Nelles à la Chambre, jeter cette cigarette, abandonner cette conversation et dire : « Ah ! je devine que vous êtes trop polie et que vous pensez à une seule chose, à notre tendresse. »

Cette tendresse et beaucoup d’après-midi de plaisir avec le jeune François avaient rafraîchi la peau délicate et avivé la prunelle de Thérèse. Par là elle atteignait à sa perfection. Et lui aussi serait un jeune homme parfait, s’il était possible d’aimer en même temps l’amour et la gloire, une belle jeune femme et une belle aventure, mais l’intensité ne s’obtient qu’au prix de sacrifices. Comment être à la fois excellent rue de Prony et excellent rue Dumont-d’Urville ? Certes, Sturel ne manque pas du goût des femmes ; il peut bien consacrer quelques heures à la satisfaction des sentiments voluptueux, mais il ne s’y enfonce pas avec insouciance, et, alors que le visage dans les cheveux défaits de son amie, il sent monter en lui une masse de sensations et de pensées poétiques dont jusqu’alors il n’a pas pris conscience, parfois une image s’interpose : « Le cou du Général va-t-il se cicatriser ? »