L’Appel au Soldat/XVIII

La bibliothèque libre.
Félix Juven, Éditeur (p. 479-491).

CHAPITRE XVIII

LE BOULANGISME ET STUREL SE RESSERRENT

Sturel s’est irrité dans les dernières réunions du Comité. Ces débats de l’agonie lui paraissent insensés. Pourquoi ces défections ? Comment un hussard français trouverait-il dans le désastre de Sedan une raison pour passer aux uhlans prussiens ? C’est un garçon intelligent, mais d’une qualité mal appropriée à la pratique parlementaire, et quand il se déserterait pour suivre ses collègues sur le terrain de leurs intrigues, il n’acquerrait pas leur valeur spéciale.

Cependant il se livre si fort aux passions publiques qu’il ne peut pas jouir des plaisirs privés offerts à ses vingt-sept ans. Il diffère d’apprécier pleinement Mme  de Nelles jusqu’au jour où Paris recevra en triomphe Boulanger. Non qu’il cesse de fréquenter rue de Prony, mais il y prend de la volupté sans la savourer.

Parfois il arrivait de la Chambre avant que la jeune femme fût rentrée. Avec impatience, derrière les rideaux, il guettait le bruit de la voiture. Et, dans un éclair, quand elle descendait, à demi masquée par le valet de pied ouvrant rapidement la portière, il pensait que, pour la vêtir, elle si frivole et pleine de vie, on avait fait un carnage des oiseaux de paradis, que les modestes vers à soie s’étaient exténués, et que les ouvriers demi-nus avaient extrait des minéraux. Un jour, se disait-il, elle mettra sa tête sur l’oreiller, cette fois pour mourir, mais indéfiniment je garderai le souvenir de ces portes qui s’ouvrent et de ses pas rapides vers mon amour. Ainsi s’émouvait-il, non sur Thérèse, mais confusément sur tous les êtres, car ces belles et tristes impressions entraînent l’individu hors du particulier, sur les vagues de la vie universelle.

L’intimité de sa maîtresse avec Rœmerspacher l’agaçait pourtant comme une conspiration pour le diminuer. Il jugeait ridicule l’importance que le jeune historien, près de passer son agrégation, commençait d’attacher à sa carrière, et, lui-même, il ne se rendait pas compte de la place tenue dans sa conversation par les niaiseries politiques. Tous deux avaient pris des opinions fixes et irritables. Certainement qu’à cette date-là, présentés l’un à l’autre pour la première fois, ils ne se seraient pas liés.

En quittant la rue de l’Arbre-Sec, où l’on venait de dissoudre le Comité, Sturel alla dîner rue de Prony. Les Nelles recevaient dans l’intimité Saint-Phlin qui, deux mois auparavant, avait épousé une de leurs cousines en Lorraine. Avec les nouveaux mariés, il trouva Suret-Lefort et Rœmerspacher. Tout plein de son après-midi, il raconta les dernières convulsions du parti ; ses amis n’y reconnurent même pas une anecdote intéressante.

— Qui est-ce qui s’occupe encore de Boulanger ? disaient-ils.

Si le rôle de l’homme qui l’introduisit dans la vie publique est terminé, Sturel se fortifie dans son intention de quitter le Parlement. Mais les autres jugent cette idée de retraite puérile. Rœmerspacher lui dit gentiment comme à un cadet :

— C’est toujours un bon cercle, le Palais-Bourbon. Où passeras-tu les après-midi ?

— Je n’abandonnerai pas ce qu’il y a d’intéressant dans la politique, telle que je l’ai toujours entendue ; j’irai travailler avec Boulanger. Il veut « se recueillir, méditer les leçons que contiennent les faits accomplis, propager ses idées ». Nous tâcherons d’élaborer un programme auquel puissent se tenir liés les partisans que son bonheur a suscités et que sa mort politique abandonnerait à l’anarchie.

On ne voulut pas le comprendre.

— Démissionner de quoi que ce soit, disait Suret-Lefort, c’est toujours une faute.

Aussi bien, pourquoi Sturel cherche-t-il des approbations préalables ? Qu’il démontre l’excellence de son projet en agissant. Mais il s’entêtait à solliciter l’appui de Saint-Phlin, sous prétexte que, le long de la Moselle, ils avaient rêvé ensemble de remédier à l’indigence de la pensée politique, et projeté de vulgariser des vues un peu saines sur la restauration profonde de la chose publique ?

Pour l’instant, le jeune traditionaliste ne songeait qu’à faire admirer sa petite femme, de cheveux blonds et de ton péremptoire. Il se rangeait à l’avis de Suret-Lefort, parce que, désireux de maintenir à Varennes son rôle de patron, il trouvait dans le député radical, préoccupé de plaire aux conservateurs meusiens, le plus obligeant intermédiaire auprès des bureaux de Paris. Quand Sturel lui reprocha, un peu trop nerveusement, d’abandonner la conception régionaliste, il répondit avec tranquillité. Il vivait, comme Rœmerspacher, une vie monotone qui permettait à son esprit de se régler.

— Pourquoi veux-tu, disait-il, attacher, envers et contre tout, nos chances à un homme perdu ? Nous trouverons un meilleur moyen de nous compter.

— Ce pauvre Boulanger, ajouta Nelles, dire que nous l’avons reçu dans cette salle à manger ! Que c’est loin ! mon brave Sturel, laissez-le boire en paix le cidre de Sainte-Brelade.

Il invita ses hôtes à goûter d’un vin qu’on venait de servir. On aurait pu entendre les coups de pied que Sturel donnait dans la table. Le jeune homme interprétait comme une preuve de l’ignominie humaine le discrédit où l’insuccès précipitait Boulanger et qui rejaillissait sur lui. Il croyait, en démissionnant, agir avec plus de noblesse que ses amis, et vraiment, Mmes  de Nelles et de Saint-Phlin, en qualité de femmes, auraient bien pu avouer une faiblesse pour les vaincus.

Déjà agacée que Sturel tînt tête à son mari, car les femmes compliquent toujours d’un froissement d’amour-propre une divergence d’idées, la jeune Mme  de Saint-Phlin jugea bientôt impertinent qu’il soutînt devant elle un homme marié assez immoral pour vivre avec une divorcée. Et tous surent mauvais gré au boulangiste de contrarier cette petite femme qu’ils regardaient avec amitié parce que, deux mois auparavant, elle était fille. Rœmerspacher, avec plus de justice, distingua que l’irritation de Sturel n’avait pas de cause basse.

— Mon pauvre Sturel, il est impossible de ne pas t’aimer, parce que tout cela est bien désintéressé, mais il faut toujours que tu sortes de l’ordre.

Voilà bien ce qu’a toujours senti Mme  de Nelles. Sturel se tient constamment en dehors des régularités, tandis qu’elle-même, jeune fille excentrique, puis jeune femme délaissée, rêva toujours, fût-ce à son insu, une existence où tout aurait été idéal et pourtant réel, comme les mouvements des jeunes animaux, le lys parmi les fleurs et, dans le ciel, le mystère de la lune. Ce soir, elle envie Saint-Phlin et sa femme qui vantent leur paix à la campagne ; elle regarde la quiétude que Rœmerspacher s’assure dans sa propre supériorité, et, appuyant son visage contre sa main parfumée, elle se juge du fond d’un fauteuil la plus malheureuse des femmes, car Sturel, quand il a devant lui des années parfaites avec la plus délicate des maîtresses et dans un bon siège au Parlement, projette, elle le voit bien, de tout quitter pour habiter Jersey et pour s’enfoncer dans une aventure.

L’aime-t-elle encore ? lui fait-il enfin horreur ? Définir avec précision sa pensée, ce serait la trahir. Elle regrette ce qu’ils auraient pu avoir de bonheur.

À certains instant, Sturel partage cette mélancolie ; pas assez pour prendre les moyens de l’apaiser. C’est au net un débauché. Même s’il souffre à l’idée de perdre Mme  de Nelles, il ne peut en elle absorber sa vie. Ne tolérant pas qu’elle lui refuse rien, il ne sait pourtant pas se réjouir deux secondes de l’extrême complaisance qu’elle lui témoigne. Et dans la minute où, agenouillé contre les genoux de cette belle maîtresse, il la remercie tendrement, son imagination se compose ailleurs des plaisirs et des inquiétudes. Des caprices de coquette l’eussent affolé ; les tendres exigences d’une jeune amoureuse le froissent comme des liens, et un rendez-vous fixe toujours contrarie des projets vagues dont il espère davantage. Sa volupté la plus fine, dans le secret de son être, semble de gâcher un bonheur ; il y trouve une façon d’âpreté qui irrite en lui des parties profondes de la sensibilité et le fait d’autant mieux vivre. C’est ainsi que son âme, fréquemment livrée au tumulte des passions d’amour-propre, désire maintenant la solitude et, parmi son double désastre amoureux et boulangiste, jouit de se sentir méprisante et détachée.

Ce capricieux, ce déréglé sait pourtant plaire, parce qu’on voit qu’il place la passion par-dessus tout et qu’il s’égare sans jamais s’abaisser. Il ressent et communique les agitations des vrais amoureux, mais il décourage l’amour.

Peut-être en lui la vie est-elle si intense et dans toutes les directions qu’il n’arrive pas à se faire une représentation très nette des objets sur lesquels il dirige ses sentiments. Capable d’atteindre quelque jour des états élevés, car il a l’essentiel, c’est-à-dire l’élan, mais affamé tour à tour de popularité, de beauté sensuelle, de mélancolie poétique, il ne vérifie pas les prétextes où il satisfait son soudain désir, et, bientôt dissipée sa puissance d’illusion, il se détourne de son caprice pour s’enivrer d’une force sur lui plus puissante encore que toute autre, pour s’enivrer de désillusion.

C’est ce philtre qu’il buvait dans le boulangisme mourant et sur les lèvres de Mme  de Nelles dans le printemps de 1800. Il aimait les fins de journée un peu humides et si tristes de mai, ce mois hésitant, mal formé dans nos climats, où il soutirait auprès d’elle des préférences qu’évidemment elle réservait pour Rœmerspacher, souvent installé en tiers dans leurs causeries. Peut-être par quelques mots eût-il pu la ressaisir, mais c’était sa volonté douloureuse de se taire et de laisser leur amour se perdre sous le flot. Son imagination, habile à se composer des tourments, allait jusqu’à le faire souffrir également s’il se la représentait heureuse et reconnaissante dans les bras d’un autre, ou s’il la supposait délaissée et secouée des frissons d’une jeune femme ardente à la vie et solitaire.

Cependant elle le jugeait insensible et son cœur se gonflait dans sa jolie poitrine à regretter ce qu’ils eussent eu de tranquille félicité s’il avait consenti au tendre abandon que, de tout son corps et de toute son âme, à vingt-quatre ans, elle lui avait apporté. L’amitié de Rœmerspacher continuait à la soutenir. Il avait gardé tout l’hiver les habitudes prises à Saint-James durant la longue absence de Sturel. Il passait rue de Prony les dernières heures de chaque journée ; le sentiment ardent et triste de la jeune femme les faisait pareilles, dans cette pièce remplie de fleurs mourantes, à des soirées d’automne. Et si Sturel voyageait, Mme de Nelles condamnait sa porte, parce que tous leur semblaient des gêneurs. La nuit tombait sur leur conversation à voix basse, consacrée uniquement dans les débuts à étudier le caractère de François Sturel. Une amitié sincère, voilà toujours ce qu’elle croyait désirer pour se consoler de la faillite de son bel amour. La plus grande volupté qu’elle se permit était d’accompagner Rœmerspacher dans l’antichambre, quand il se retirait, et, sans l’assistance du domestique, de l’aider à se couvrir en lui répétant : « Prenez garde au froid, mon ami. » Peu à peu, les injures de son amant distrait n’excitaient plus en elle qu’un douloureux sentiment de la solitude et, comme une plante s’oriente hors de l’obscurité, elle se tournait toute vers Rœmerspacher.

Et pourtant, mais qui s’en étonnerait ! son goût de pureté passionnée demeurait tel qu’elle cherchait des précautions contre son instinct. De tout son effort, elle revenait à Sturel ; elle gardait pour lui de la tendresse encore et elle eût voulu se soustraire aux mouvements violents de l’amoureuse qu’elle se reconnaissait.

Les jours où elle s’efforçait de se refuser un amour, tout de la vie lui paraissait indifférent, inutile, comme dans les instants où la notion de la mort nous domine. Il y a autant d’intensité de mélancolie à suivre la raison que de beau lyrisme à suivre l’amour. C’est toujours quelque chose de forcé, l’impression de se détruire. La simple idée d’une passion où l’on est résolu de ne se point prêter, introduit de l’impureté dans toutes les minutes de la vie. « Qu’il est étrange, se disait-elle, que mon goût si vif de la beauté ne me détourne pas de cette sorte de professeur, petit, mal habillé, et qui n’est pas du monde ! »

Tout cela eût été fort bref avec un homme moins délicat ou plus averti que Rœmerspacher. Il distinguait avec attendrissement chez la jeune femme ce que cachent tous les êtres et même les plus enviés, une souffrance. Convaincu, au delà de toute mesure, de sa gaucherie, il ne sut pas comprendre qu’il intéressait Thérèse de Nelles parce que, auprès de lui, elle ne doutait jamais de sa puissance. Et puis, après son premier feu de jeune bête émancipée, elle commençait à reconnaître que seule une vie régulière, avec un mari aimé, dans une monotonie douce et confiante, aurait fait son bonheur.

Le lendemain du dîner avec les Saint-Phlin, Sturel se plaignit à Mme de Nelles. Il prétendait que c’était impoli d’attaquer en sa présence Boulanger :

— Qu’on déchire Mme de Bonnemains, soit ! en voilà une qui nous gêne assez.

Thérèse écoutait avec stupeur cet enfant gâté :

— Vous dites, au résumé, qu’on ne peut pas être amoureux et faire de la politique ? Ne dois-je pas en conclure que votre choix est fait, car vous vous animez et vos yeux brillent quand vous parlez de politique ?

Il se tira fort mal de cette difficulté, puis il annonça son départ pour Jersey.

Sturel lui avait tour à tour donné toutes les sensations et celle que nous pouvons avoir d’un coup de poignard. Le cœur percé, elle le regarda et vit qu’il cherchait l’heure sur la pendule.

— Mon pauvre ami, disons-nous adieu.

Il y avait quelque chose de si irréparable dans l’accent de cette jeune femme qu’il la regretta, mais sans renoncer à son train. Avec un chagrin dont il goûtait l’angoisse, il la prit dans ses bras sans qu’elle résistât :

— Au moins, lui dit-il, vous ne me préférez personne, car, ajouta-t-il en essayant de l’embrasser, vous seriez impure de vous prêter à moi après avoir accueilli un autre.

Elle détourna ses lèvres :

— Impure ! encore un vilain mot…

— Admirable de trouble, de confusion touchante et de lourde tristesse.

— Il n’y a d’admirable que le cristal, le diamant, les perles, les sources dans la forêt, tout ce qui est lumineux et léger.

Dans l’amour et dans la volupté, Sturel appréciait la tristesse charnelle qui suit. C’était pour lui une mer profonde où s’anéantissent toutes les émotions. Par la jalousie sensuelle même, il était véhiculé jusqu’à ce gouffre de néant dont il avait le goût absurde, comme ce frivole roi de Thulé qui, dans un même divertissement, risque sa fille et sa vaisselle plate.

— À qui donc pensez-vous en détournant vos lèvres ? lui disait-il.

— Pourquoi voulez-vous savoir un nom, quand vous ne pouvez rien changer à ce qui est ?

— Rœmerspacher ?

Mme  de Nelles répondit ;

— Je compte qu’il n’aurait rien à supporter de vous quand votre supposition, aujourd’hui fausse, deviendrait juste. Rappelez-vous qu’une femme est libre d’avouer qui elle veut, mais que sa faveur doit demeurer cachée par celui qui en a profité, même dans les témoignages de la jalousie.

Sturel exprima d’une façon touchante sa soumission et sa constante reconnaissance. Il avait dans les yeux ces larmes qui sont si faciles aux hommes nerveux et que sèche l’esprit de l’escalier. C’est au contraire quand il fut sorti que Mme  de Nelles pleura. Elle regrettait les rêves amassés sur lui et qu’il gâchait.

Elle se mit au lit, mourante. Les sanglots qui semblaient vouloir briser ses seins délicats valaient la goutte de sang qu’à Saint-James ils avaient vu perler au col d’une colombe assassinée.

Mais l’être qui pleure ainsi, c’est une Mme  de Nelles nerveuse, une romanesque en l’air, créée par l’influence de Sturel. D’elle-même, c’était une lorraine pleine de bon sens. Pour la ramener à son véritable fonds et aux vérités d’une vie féminine normale, Rœmerspacher est puissant. La solidité, l’équilibre de ce jeune homme de la Seille rappellent à Thérèse, par-dessus les années parisiennes où Sturel, son mari et le ton à la mode la dévoyèrent, les temps heureux que petite fille confiante elle passa auprès de sa grand’mère en Lorraine. Alors elle était une enfant dans une atmosphère d’affections qu’aucune défaillance, aucune maladresse n’auraient pu décourager. Mais de Sturel toujours elle avait pensé que, si elle devenait laide ou vieille, il ne l’aimerait plus.

Rœmerspacher adoucissait l’univers. Par Sturel, tout était sec comme des lèvres de fiévreux et tragique, comme des plaintes sur un oreiller d’insomnie. Après les champs pierreux et les violents parfums du Midi, elle trouvait auprès de Rœmerspacher le vert tendre des pays du Nord et leurs lignes de peupliers rafraîchis du vent sur le bord des rivières. Enfin, tandis que Sturel se plaignait de toutes les circonstances, aurait voulu qu’elles se pliassent sur ses volontés, Rœmerspacher prétendait que le sort nous guide, et que Thérèse devait y céder. Ainsi parvenait-il souvent à la rasséréner.

La voiture qui attendait Sturel devant la porte de Mme  de Nelles le conduisit à la gare Montparnasse pour le train de Granville. Pourquoi décrire le trouble que lui donnait la douleur de sa maîtresse ? Benjamin Constant, avec une force qui nous dispense de redoubler, analysa jadis le mal que les cœurs arides éprouvent des souffrances qu’ils causent. Sturel n’était pas précisément aride, mais il produisait ce semestre-là autre chose que des fleurs pour femmes.

Sa puissance de sympathie avait été certainement développée par l’élargissement du boulangisme : il s’était associé à ce mouvement national : maintenant, avec lui, il se rétractait. Son effusion privée allait d’accord avec l’effusion publique, et, dans ce resserrement de son parti, il devenait âpre, pauvre et fermé,

Mme  de Nelles le fatiguait avec ses exigences de délicate, quand tout allait si mal. S’il faut courir aux pompes, protéger le bateau, peut-on s’attarder à des misères individuelles, fût-ce à soigner la plus aimable des passagères de première classe ?

Il tombait dans la même frénésie que ses collègues du Comité se brouillant les uns avec les autres, avec Boulanger, avec les électeurs et avec leur propre passé. Depuis longtemps il s’éloignait de Renaudin et de Suret-Lefort ; il se figura qu’il s’allégeait en se détachant même des Saint-Phlin et des Rœmerspacher. Auprès de Thérèse de Nelles, en toute circonstance il aurait trouvé un concours illimité. Pourtant il n’hésita point à la sacrifier. Voilà une conséquence de son esprit imaginatif. Dès sa petite enfance, il avait eu cette délicatesse qui l’empêchait d’entrer dans les détails positifs et le maintenait dans ses constructions. Il croyait peu à la réalité de Thérèse de Nelles. Les problèmes qu’il se proposait et toutes ses chimères vivaient pour lui d’une façon plus certaine que cette jeune femme. S’il existe une réversibilité, il est voué au malheur, à l’isolement. Et voici en effet qu’il commence à ne plus se plaire avec les individus. Il concentre toute sa force pour maintenir un rêve boulangiste demi dissipé. Comme cet entêtement ne va point sans sacrifice et lui donne une certaine émotion, il le suppose fécond.

Tout à ce vague, il navigue vers Jersey sans arrêter ce qu’il dira au chef : « Auprès de lui, pense-t-il, je laisserai couler librement et sans scrupule les grandes idées qui vivent en moi. »

Sur le bateau, comme il s’informait de la distance du port à Sainte-Brelade, certains passagers ricanèrent du Général. À l’insuccès de la leçon qu’il prétendit leur donner, il reconnut que les injures de la presse gouvernementale faisaient maintenant l’opinion. Cette défaveur ne pouvait modifier ses projets, nés d’un état d’esprit plus poétique que politique ; mais elle l’enivra de tristesse, car jamais, dans ses précédents voyages avec le Comité, il n’avait si fort compris qu’il posait toute sa mise sur un homme.

Vers cinq heures du matin, monté sur le pont et se laissant battre par le grand vent, il s’efforça de se dégager des pénibles impressions que lui donnait cette mer tumultueuse où le creux des vagues écumantes gardait encore de la nuit. Il parvint à la longue à dérouler en lui de magnifiques espoirs, que prolongea bientôt le spectacle de l’aube, dégageant les découpures noirâtres et pittoresques des îles Chausey et puis, après un temps de ciel et d’eau, révélant là-bas les collines de Saint-Hélier.