L’Appel des armes/Préface

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Conard (p. i-viii).

PRÉFACE


Une nouvelle édition du célèbre livre d’Ernest Psichari « l’Appel des Armes » vient s’ajouter à tant d’autres, et l’on me fait l’honneur de me demander une courte préface pour l’annoncer. J’éprouve quelque confusion à l’écrire et cependant je me reprocherais de ne pas répondre à une aussi flatteuse sollicitation. Si mes quelques pages sont, — et je n’en doute pas, — parfaitement inutiles, que le lecteur veuille bien les pardonner au sentiment d’admiration et de reconnaissance qui les dicte !

Pourquoi le succès continu de cet ouvrage qui, si intéressant et si fort soit-il par certains côtés, n’est pas non plus sans défaut et trahit çà et là, non seulement les incertitudes d’un esprit qui ne fait encore que s’approcher du vrai, mais les inexpériences d’un écrivain débutant dans le métier ?

La destinée glorieuse et tragique de celui qui a scellé de son sang les idées dont il s’était fait l’apôtre suffit-elle à expliquer la faveur dont il jouit près des générations les plus récentes, lui l’aîné, lui le penseur d’avant-guerre ? Pas absolument.

Ernest Psichari est l’un des héros de la génération qui s’est si justement appelée « la génération sacrifiée », mais il est aussi, — et à ce point de vue ses écrits ont une valeur documentaire qui durera autant que notre histoire, — l’un des plus véridiques et des plus magnifiques témoins de l’évolution de la conscience française dans les années qui ont immédiatement précédé la redoutable tourmente. Car, — je ne suis pas le premier à en faire la remarque, — avant d’avoir donné sur le champ de bataille le témoignage de son sacrifice héroïque, la France avait donné celui de son renouvellement intérieur. Pauvres psychologues, historiographes ignorants, ceux qui, en France et à l’étranger, neutres ou ennemis, expliquent par la violence de la commotion et par la peur de la mort, le changement moral et religieux qu’ont manifesté à tous les yeux les années 1914 et 1915 ! Dès 1911, pour qui savait voir, il était évident ; Albert de Mun en avait tressailli de joie ; un peu plus tard, M. Paul Bourget, recevant M. Boutroux à l’Académie française, l’avait défini avec la précision du philosophe et du savant. Et, s’il m’est permis de rapprocher mon nom de noms aussi éclatants, n’avais-je pas, moi aussi, parcourant nos collèges dans les quinze premiers jours de juillet 1914, annoncé que la génération nouvelle nous donnerait deux grandes leçons, celle du soldat, investi de la mission de rendre à la patrie sa grandeur perdue, celle du chrétien qui, rompant avec un intellectualisme décevant, irait droit à la religion connue à la source de la force morale ?

Un instinct merveilleux, ne craignons pas de dire providentiellement suscité, avait averti la jeunesse française du danger que la France allait courir et de la tâche qui lui incomberait à elle-même. De cette tâche, Péguy a donné la formule : « Il faut que France, il faut que Chrétienté continue ».

France et Chrétienté, les deux mots se rapprochent et s’unissent étroitement. L’idéal national, l’idéal religieux se mêlent au point que, dans l’esprit de ces jeunes hommes, ils semblent n’en plus faire qu’un. Ils retrouvent d’un coup toute la tradition ; il s’agit de continuer ; il faut que France et Chrétienté continuent. Retour à l’esprit de tradition et à tout ce qu’elle contient, y compris la mystique chrétienne et le dogme catholique, telle leur apparaît la condition première du salut ; telle sera donc la première note de la génération qui veut le salut de la France.

La seconde sera la note militaire ; car, sans la force, point de salut pour une nation menacée ; c’est précisément d’avoir, le premier et plus haut que qui que ce soit donné cette note qui constitue l’originalité d’Ernest Psichari et de son livre « l’Appel des Armes ».

À la face des hommes qui venaient de traîner dans la boue l’armée française et ses chefs, qui, au nom d’un faux humanitarisme, s’étaient déclarés, en dépit de tous les risques, pacifistes et prêts à désarmer la France, il sut découvrir et il osa célébrer « la mystique du métier militaire ». Si l’expression ne lui appartient pas en propre, — d’autres, à commencer par Péguy, l’ont employée aussi ; du moins fut-il, de cette mystique, le théoricien puissant et vivant. Au rebours des écrivains allemands qui la proclamaient eux aussi, il n’y mêla nul élément d’inhumaine violence, ni de farouche barbarie. Sa mystique de l’armée demeure humaine et chrétienne. Il comprit et il fit comprendre la grandeur de la servitude militaire. Il osa comparer le soldat au prêtre et proclamer les affinités profondes de ces deux épouvantails « le sabre et le goupillon ». Il saisit le rôle moral et civilisateur de l’armée ; il en devina l’efficacité rédemptrice dans les plus redoutables des crises nationales. Il vit Paris et la France s’unir autour de cette armée, retrouver à son égard l’enthousiasme que les passions révolutionnaires n’éteignent jamais chez nous que pour bien peu de temps, et se préparer à porter d’un cœur unanime la grande épreuve, dès qu’il plairait à Dieu d’en laisser sonner l’heure. Même sous la fureur des luttes religieuses, il sut reconnaître la persistance du fond chrétien et catholique de notre pays que tant d’entre nous, découragés ou irrités, se sentaient disposés à nier. En un mot, il retrouva tous les traits de la France éternelle, ceux-là même que Barrès, le maître de qui ces jeunes relevaient pour une si grande part, devait décrire en des pages qui resteront un des plus beaux monuments de notre langue.

Semblable au héros de « l’Appel des Armes », le jeune Français de 1914 « prenait contre son père le parti de ses pères ». Sa protestation se dressait véhémente contre les leçons dont avaient retenti les chaires les plus célèbres et qui avaient séduit leurs ainés.

De cette réaction, la génération nouvelle avait non seulement la conscience, mais l’orgueil. Quelques-uns le lui reprochèrent, non sans dureté, et c’étaient précisément ceux qui, moins que tous, en avaient le droit, car ils portaient la responsabilité d’un état d’esprit qui avait failli conduire la France à sa perte.

D’autres auraient pu se plaindre d’être englobés injustement dans l’anathème général porté contre les pères et les maîtres. Catholiques, depuis 1871, nous n’avions jamais, pas même une heure, laissé fléchir en nous l’idéal patriotique — pas plus que l’idéal religieux : nous avions toujours estimé qu’une défaite demeure et ne s’efface pas tant qu’elle n’a pas été effectivement réparée ; tous nos éducateurs, tous nos professeurs, tous nos prêtres, à l’exception de quelques malheureux modernistes un instant entraînés dans la crise intellectuelle qui emportait à fond l’autre jeunesse, avaient imperturbablement suivi la ligne droite, pour bien servir la France au moment du danger, nos disciples n’avaient besoin de renier ni leurs maîtres, ni leurs principes.

Mais, depuis Jésus-Christ, les catholiques n’oublient pas « qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence ». Les convertis leur sont chers ; ils les accueillent à bras ouverts.

Trop ouverts, murmurent aujourd’hui certains critiques, qu’agace un engouement parfois excessif pour ces nouveaux venus, chez qui ils relèvent, sans bienveillance, telles attitudes, telles expressions, qui leur paraissent malencontreuses.

Eh mon Dieu ! que des hommes dont la formation première n’a pas été chrétienne, qui ne sont pas, dès leur prime jeunesse, entrés dans les cadres catholiques, marchent d’abord un peu à tâtons, qu’ils procèdent par approximations successives ; que, malgré leur ferme volonté d’incliner totalement leur intelligence devant la doctrine de l’Église, volonté qu’ils ont souvent affirmée, ils n’atteignent pas la précision du langage théologique, quoi d’étonnant ? Mais faut-il leur en faire un grief ? Non. L’erreur consisterait à les transformer en guides de la pensée catholique. Ils n’y prétendent généralement pas.

Ernest Psichari notamment, parvenu au terme de son évolution intérieure et déjà résolu à s’inscrire dans la milice sacrée, reconnaissait les lacunes de son savoir et aspirait aux études qui devaient les combler. Il eût, tout le premier, souri des naïfs et des imprudents amis qui l’eussent traité de docteur et de père de l’Église. Quelle injustice pourtant de méconnaître l’heureux changement qu’il a provoqué en beaucoup de ses contemporains ! Combien ont appris de Maxence qu’ils avaient une âme faite à l’image de Dieu, qu’ils étaient nés pour croire, pour espérer et pour aimer !

Ce qui a été, ce qui demeure, dans cet ordre d’idées, l’œuvre propre, l’œuvre de bon aloi d’Ernest Psichari et de ses émules, c’est l’orientation nouvelle, l’orientation chrétienne et catholique qu’ils ont donnée à l’esprit d’une grande partie de la jeunesse intellectuelle. N’en est-ce point assez pour justifier de notre part les mots de reconnaissance et d’admiration que, pour mon compte, je n’ai pas craint d’employer ?

Si l’on songe que ces mêmes hommes ont amené par milliers à l’amour de leur mère, la France, des fils qu’une éducation malfaisante en détournait ; que cet amour a été générateur du plus splendide héroïsme, des plus mystiques sacrifices pour le salut commun ; que de la direction qu’ils ont si largement contribué à donner à l’âme française est moralement sortie la victoire ; que cette victoire enfin ils l’ont payée de leur vie ; aux mêmes mots de reconnaissance et d’admiration qui remonteront à nos lèvres s’ajoutera celui de respect.

Alfred BAUDRILLART
de l’Académie Française.