L’Appel des armes/Première partie

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Conard (p. 9-88).

L’APPEL DES ARMES

PREMIÈRE PARTIE

I

Bien qu’il eût dans sa vie contemplé beaucoup de paysages admirables, le capitaine Nangès aimait par-dessus tout ce petit coin de la Brie où le Grand Morin sinue à travers de pâles prairies, parmi des saules et des gaulis, en amont et en aval de la paisible petite ville de Crécy. C’est là qu’il avait pris coutume de venir oublier les fatigues de ses campagnes et de réapprendre la douceur des paysages de France. Nulle part, à son gré, il ne pouvait mieux achever la rêverie commencée dans le tumulte de l’Afrique ou la langueur de l’Asie, ni donner à cette rêverie une forme plus sincère et plus grave.

Dans ce canton de l’Île-de-France, c’est une pensée qui vient du cœur, une pensée de dévotion et d’amitié qui vous envahit. Le soir, quand le soleil barre d’une raie d’intense violet les glèbes pesantes de l’horizon, par-dessus le frisson délicat et nocturne des hêtres, on se sent inondé d’amour, de volupté paisible, comme celle qu’évoque un foyer heureux. Dans les chemins creux où un pommier se penche de loin en loin, on rencontre des hommes et des enfants, et l’on entend de larges tintements d’angélus. Des parfums mouillés montent des vallées. Les coteaux gracieux sentent la nuit, le lourd repos.

Diocèse de Meaux, cryptes de Jouarre, cloches des petites communes, cloches des paroisses, Crécy, Villiers, Voulangis !… Les heures passent, claires et légères, point voluptueuses, si l’on veut, mais tendres surtout.

On a dit la grâce parfaite, l’harmonie délicate, le bon goût de ces paysages modérés. Ce n’est pas cela que venait y chercher un homme comme Timothée Nangès quand, dans les arrêts d’une vie désordonnée, il voulait se reposer dans de la certitude et de la logique. Ce qui lui plaisait dans cette terre, c’était au contraire il ne savait quoi de grand, de tendu, de sérieux, que pourtant il comprenait sans fatigue.

Ici la race est d’accord avec le paysage, sérieuse comme lui, ardente sans frivolité, sans élégances inutiles. Beauté tout intérieure, toute spirituelle. Certains soirs, on pense à Pascal, si français, quand il écrivait : « Certitude… Pleurs de joie. » Mais il y a plus de jeunesse ici, plus de verdeur.

Au fait, dans ces contrées, Timothée pouvait se dispenser d’admirer. Il était dans sa maison, chez lui. Là, son cœur parlait seul et les images ne comptaient plus. Son plaisir, c’était justement de ne pas admirer, et il comprenait alors la douceur de vivre. Partout ailleurs, il admirera ou il critiquera. Ici, point. Il respirait dans de la belle matière terrestre, dans une belle matière solide, confortable, où il était bien, il était à l’aise, il se sentait naturel et candide, parfaitement adapté.

Comme on approchait de la mi-octobre, Nangès avait quitté sa garnison de Cherbourg pour venir à Crécy tirer quelques perdrix et y mieux goûter ainsi les charmes d’un automne finissant. Il chassait en brave homme, en paysan, de gros souliers aux pieds, la pipe à la bouche. Il aimait les joies saines de la vie, les beaux chevaux, la chasse, le mouvement. À quarante ans, il n’avait d’autre ambition que de conserver son étonnante vigueur physique et que ses jours fussent beaux et unis comme le vol tendu des grands oiseaux de mer. Non que, habitué à la solitude, il n’eût connu les troubles d’une conscience ardente et inquiète, d’une sensibilité délicate toujours abandonnée à l’impression du moment, toujours attentive à la minute qui passait. Mais, peut-être pour ces raisons mêmes, avait-il éprouvé le besoin d’organiser son existence sur quelques réalités simples, que la jeunesse qu’il avait conservée à son cœur ne servait qu’à fortifier et à mieux asseoir. Il s’était installé dans une sorte de félicité intérieure, austère et sérieuse.

Elle lui venait surtout de l’exercice passionné de son métier, où il apportait une sorte de mysticisme singulier, et autant peut-être de l’ardeur qu’il mettait à saisir les faces changeantes et diverses de la vie. Ainsi, en même temps, c’était un soldat d’autrefois, un homme que toute idée moderne blessait et en même temps un homme profondément attaché à son siècle, en ce sens qu’il en avait toutes les inquiétudes, tout le trouble, le sombre tourment… M. Nangès avait d’ailleurs quelques biens, mais, trop replié sur lui-même, trop intérieur, il ne savait pas en tirer de grandes joies. Il avait eu un beau passé au Soudan, mais n’en avait jamais attendu de récompenses dans le monde. Il existe encore aujourd’hui de tels hommes.

Timothée avait d’ordinaire comme compagnon de chasse un jeune garçon dont le visage lui plaisait extrêmement. Il se nommait Maurice Vincent. Il était le fils de l’instituteur du village. Le capitaine Nangès aimait son regard qui s’essayait sur la vie, son impatience ; il trouvait du bonheur à être près de lui, dans la campagne familière.

Ils enfonçaient dans la terre chaude et marneuse. Le silence était adorable, mystérieux, comme s’il était fait de bruits lointains qu’on n’entendait pas. Alternativement, ils sifflaient le chien, le vieux setter Briquet…

Le dernier jour, celui du départ de Nangès pour sa garnison de Cherbourg, ils sortirent de bonne heure. Il tombait une bruine fine. Tous deux ne parlaient guère. Le capitaine n’était pas bavard. Comme ils marchaient depuis une heure, il dit seulement :

— Voici un temps qui n’est pas défavorable. Les longues nuits et les pluies vont aider la terre à retenir le fumet du gibier. Les courants vont pouvoir travailler.

— Eh oui, Monsieur Timothée, répondit le jeune homme, vous partez au mauvais moment. Et voici le temps encore où les bécasses vont arriver…

Tous deux aimaient la terre et la connaissaient, non point en artistes ni en poètes, mais dans le détail ; non dans son lyrisme, mais dans sa vie journalière ; non poétiquement, mais humblement, fraternellement. Tous deux, à des degrés divers, avaient reçu une forte nourriture intellectuelle. Le père de Maurice, esprit fumeux, théoricien diffus, et non dépourvu d’ambition, avait de bonne heure envoyé son fils au lycée de Meaux. Dépassant de beaucoup la culture assez simple de M. Vincent, l’enfant s’y était pris d’amour pour les beaux livres, la belle prose, la belle langue, pour les idées. Mais il avait gardé le goût enfantin de la campagne. Il sentait qu’il valait mieux dans une prairie mouillée d’automne que dans une salle d’étude. L’odeur sordide des classes le poursuivait. C’était un avertissement confus qu’il serait plus en sûreté dans le vallon natal que dans les mornes académies de nos pédagogues d’aujourd’hui. Ainsi il rejoignait le capitaine Nangès qui avait pris les mêmes chemins, mais plus consciemment, en haine de ce qu’on nomme de nos jours l’intellectualisme par opposition sans doute avec l’intelligence.

Les deux chasseurs passèrent sur un grand plateau qu’un vent humide emplissait de détresse. Le capitaine tua quatre pluviers qui s’étaient égarés sur une éteule, et comme il était tard, ils allèrent déjeuner dans une auberge campagnarde qu’ils connaissaient.

Dans une sorte de fièvre qui se contenait, travaillait à se modérer, ivre d’odeurs et de brises, le capitaine, pendant le repas, conta d’autres chasses au Soudan, puis une guerre africaine, de grandes misères d’autrefois. Et l’enfant voyait des plaines mornes, du soleil, des gens qui marchent accablés. Mais il était le fils de l’instituteur Vincent, et il n’avait jamais entendu ce langage-là. Parmi ces échos nouveaux, l’on devine quel pouvait être le trouble de ses pensées.

Il faut qu’un Français raisonne et cherche partout des preuves. L’émoi que Maurice ressentait, en écoutant ces récits, il voulait le mesurer, savoir ce qu’en valait l’aune. Les imaginations guerrières qu’il se faisait, toutes ces agréables résonances lointaines, il ne les acceptait que sous bénéfice d’inventaire. Il n’était pas de ceux qui consentent bénévolement à cette dualité : que le cœur soit touché sans que la raison le soit. Or, quelle était la situation de Maurice Vincent devant le capitaine Nangès ?

D’abord il s’exaltait. Il retrouvait en lui des ardeurs qu’il croyait éteintes, car ses maîtres lui avaient appris les douces romances de l’humanitarisme. Il frémissait aux grands battements d’ailes de la Gloire ; n’entendait-il pas parler d’une épopée ? Mais aussitôt il se reprenait, s’indignait de ce mouvement du cœur et, en bon élève, maudissait la guerre.

Pour mieux s’expliquer ce petit combat intérieur, il faut rappeler que l’on était au temps du plus grand triomphe des pacifistes. On réprouvait tout emploi de la violence, toute action de la force. Il fallait — dans le monde de Maurice, c’était une obligation — rabaisser l’armée tout entière, et surtout quand elle fait œuvre d’armée, aux colonies. Il fallait détester les fusils, et surtout quand ils servent à tirer. C’était là en quelque sorte le thème de l’époque, le motif principal, et comme une de ses nécessités sociales. Il y avait des variantes. Les uns — et le père de Maurice était du nombre — maudissaient les soldats et leur drapeau. Les autres rêvaient d’une sorte d’armée qui fût comme un prolongement de l’école laïque, obligatoire et primaire, une œuvre postscolaire, selon le mot en faveur ; enfin, par une contradiction singulière, un instrument même de pacifisme. Mais, très généralement, dans le peuple comme dans la bourgeoisie, on s’accordait à trouver désuètes, indignes de notre temps, les vieilles vertus conquérantes de la race et à désirer un repos qui était celui des consciences honnêtes et apeurées. Quel moyen pour un jeune garçon d’échapper à son siècle et de ne pas professer des sentiments aussi bien portés ? Mais qu’un passant survienne, évoque une campagne lointaine, des herbes où des soldats rampent, le fusil au poing, les cris d’un assaut dans la lumière tremblante d’un beau jour, le vieux fonds reparaît. Ce qui dormait s’éveille, et si le jeune homme a quelque sincérité, tout est remis en question.

Ainsi, c’est une sorte de drame minuscule qui se jouait dans cette auberge de la Brie, pendant que deux chasseurs se délassaient en buvant du vin d’Avallon, neuf et léger.

Dans son trouble, voici, si l’on veut, ce que pensait le jeune homme et ce qu’il n’osait exprimer :

— L’armée est une bien belle chose, et c’est trop, je le sens bien, que d’en médire, comme fait mon père. Cependant, pourquoi ces conquêtes, ces abus de la force inique, dont je vois bien que le capitaine Nangès a goûté l’ivresse malsaine ? Je ne veux pas me laisser toucher par ces actions glorieuses qui me donnent assurément une grande idée de leur auteur, mais qui sentent un peu le moyen âge. Peut-être l’armée atteindrait-elle à une beauté plus sobre et plus moderne, si elle voulait se faire la modeste éducatrice de la nation et renoncer aux jeux coûteux et peu honorables de la guerre. Car si…

C’était un compromis. Mais le débat n’était-il pas passionnant qui mettait aux prises tant de forces contraires et égales, dont l’accord insensé constituait précisément la maladie de notre siècle ? Au vrai, Maurice Vincent ne voulait pas de cet accord. « Il faut parier, dit Pascal. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. » Maurice était honnête. Il ne voulait pas retirer des récits de Nangès d’agréables émotions et en même temps refuser de le suivre jusqu’où il voulait l’entraîner, prendre tout et ne rien donner. Dans une semblable dispute, il comprenait qu’il ne s’agissait pas d’être pour jusqu’à un certain point, ou contre jusqu’à un certain point. Il était parfaitement intolérable que le cœur assignât une limite et la raison une autre limite, que l’imagination trouvât son compte, mais que la pure doctrine trouvât le sien aussi. Entre ces deux points extrêmes, la place était intenable. Il fallait aviser.

Et c’est ce qu’exprima justement le capitaine Nangès, lorsqu’il eût payé l’hôtelière et que, sur la route départementale de Melun, il eût retrouvé son ami :

— Toutes ces agitations — c’était d’une campagne saharienne qu’il parlait — toutes ces agitations ne sont rien sans l’idée qui leur donne un sens. Ce n’est pas un grand honneur, mon cher Maurice, que de mourir de soit dans un désert. Mais c’en est un que d’avoir une idée, ou, si tu veux, bien que le mot soit condamné, une foi. On nous accuse d’être une force du passé. C’est vrai. Il n’y a point d’accommodements possibles avec nous, point d’adaptations ni de transactions d’aucune sorte. Un soldat est un homme d’une simplicité merveilleuse. Notre livre ne se compose que de quelques théorèmes qui suffisent à nos besoins. Mais là, par exemple, rien à retrancher ni à ajouter. Si l’on retranche ou si l’on ajoute, si peu que ce soit, on détruit tout. La moindre adjonction, la moindre suppression, amènent une déviation infinie. Je ne demande pas…

Ah ! combien cette première position était habile dans sa candeur, et justement par cette candeur même ! Le capitaine ne parlait pas souvent ainsi. Seulement, il faut le dire, pendant les longues promenades des derniers jours, le jeune Maurice Vincent l’avait prodigieusement intéressé. Non pas, nous l’avons dit, qu’ils eussent échangé beaucoup de mots. Mais Maurice lui semblait un type essentiel, ou, comme dit Emerson, « un homme représentatif ».

Il avait manifestement les vertus de la race, l’esprit orné et latin, mais attaché à la terre, tout près du sol. Il excellait à la chasse et s’y montrait tout entier, hardi, décidé, plein de bon sens et de finesse, ingénieux. La chasse est moins en France le sport du grand seigneur que celui des gens de la classe même de Vincent : paysans riches, petits bourgeois, demi-bourgeois, petits fonctionnaires, humbles hobereaux campagnards. Maurice Vincent, en pantalon de velours, en jambières de toile grise, la veste ouverte sur un tricot de grosse laine, avec son air réfléchi, son parler lent, un peu traînant, est typique. Il est, en effet, une représentation éminente, et qui peut prendre, dans ce décor de l’Île-de-France, toute sa valeur. Et ce que Nangès a cru remarquer chez lui dans ses promenades, c’est une sorte de gravité, un certain ton élevé, le besoin d’un système, joint à une spontanéité naïve, mais le besoin, tout de même, d’un système d’idées, d’une logique idéale.

C’est une chose merveilleuse en France que l’on puisse toucher le plus humble jeune homme par de la foi, et pourvu que des raisons supérieures soient mises en jeu.

— Je ne demande pas, continuait Nangès, que tu entendes tout ce que je dis. Beaucoup de soldats, hélas ! ne l’entendent pas. On se révolte contre certaines mesquineries. Ceux même qui ne blâment pas l’ensemble blâment le détail, la rudesse des caporaux, l’inutilité de certaines « vexations » ou de certaines fatigues imposées sans qu’on en voie bien la raison, le mépris que l’on a souvent à la caserne pour le « bachelier » ou l’ « intellectuel », telle dureté qui broie trop l’individu. À un degré supérieur, d’autres qui ne blâment pas le principe, blâment l’application du principe, son utilisation éventuelle, et c’est alors l’armée conquérante que l’on vise. Tous ont tort. Il faut choisir. C’est un tout immuable : chaque chose y a sa place, ou il n’est rien. « Celui qui n’est pas pour moi est contre moi. Tu as beaucoup lu, mon cher enfant, et les propos de tes aînés ont mis en toi le trouble de la conscience moderne. Mais dans ce qui m’occupe maintenant, les lectures sont peu de chose. L’armée est un article de foi. Je ne te requiers pas, si encore tu me suis jusqu’ici, de rester toute ta vie dans l’armée. Mais j’aimerais qu’en allant au service, tu eusses l’idée préconçue de trouver tout bien. Je te citerai encore ce grand Pascal. Il voulait que l’on fit les gestes de la religion avant même que l’on crût, et il écrit la phrase célèbre : « Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. — Mais c’est ce que je crains. — Et pourquoi ? Qu’avez-vous à perdre ? » Pour ma part, je ne redoute pas de telles extrémités.

Peut-être ce coup-là, M. Nangès allait-il un peu loin. Mais il se trouva justement qu’il disait ce qu’il fallait dire. C’était une utile réponse aux tièdes leçons de M. Vincent.

Tiraillé entre ces deux partis, Maurice devait écouter son cœur. Il avait la conscience du danger. Suivre l’instituteur, c’était tout perdre, et la vraie conscience de lui-même, et l’utilisation de ses facultés normales. Ses vertus naturelles ne trouvaient plus leur emploi.

Nangès se flatte d’avoir porté un coup qui peut perdre ou sauver le jeune homme. Ou Maurice se retrouvera, et retrouvera du même coup sa vraie route, — ou, au contraire, il sera effrayé des forces du passé, et, comme tant d’autres, acceptera l’hypocrisie, consentira au double jeu qui le révoltait tout à l’heure. Or justement, lorsqu’il s’était aperçu qu’il se plaisait aux récits passionnés du capitaine Nangès, n’avait-il pas déjà rejeté cette hypocrisie ? Tout cela est si impliqué qu’il n’ose aller plus avant. Il demande seulement la confiance en la vie.

Un dernier trait montrera comme il entendait cette confiance, et sa candeur délicate.

Comme ils arrivaient, le capitaine et lui, à hauteur des premières maisons de Voulangis et qu’ils semblaient, après être allés si loin en eux-mêmes, se recueillir, ils virent venir d’un sentier à travers champs une assez jolie jeune fille, presque une enfant, et fraîche, et que suivait une chèvre enrubannée.

— Ah ! Monsieur Timothée, dit gaiement le jeune homme, vous n’avez pas encore vu ma petite amie. Elle s’appelle Claire Monestier. Elle est jolie, n’est-ce pas ?

Il s’approcha de la jeune fille, lui prit la main et lui dit, avec un peu d’orgueil enfantin, qu’elle faisait la connaissance du capitaine Nangès, de l’artillerie coloniale.

Le ton sur lequel il fit cette présentation n’échappa nullement à Timothée. Ce lui fut une nouvelle indication. Et plus loin, comme ils allaient vers la diligence de Crécy :

— Nous ne sommes pas encore fiancés, mais nous nous marierons un jour.

Cette simplicité amoureuse charma le capitaine. Il apercevait là, plutôt qu’une grande passion, un sentiment fin, aimable, de bonne et durable qualité. Point de curiosité d’amour ni d’impatience. Rien qu’un regard ferme et clair, où brillait une sorte de volonté.

II

C’est à quoi pensait le capitaine Nangès, un matin du premier hiver, quelques jours après son retour à Cherbourg. Et comme il venait de quitter son lit, où dormait encore sa maîtresse, il faisait un retour assez triste sur l’amour idyllique, juvénile et campagnard.

Le jour naissait à peine. Nangès passa dans son cabinet de toilette, prit sa douche, se rasa et s’habilla rapidement. Puis il lissa sa moustache avec satisfaction et rentra dans la chambre. Il avait hâte d’être dehors, dans l’humidité tombante, les gouttes d’eau glacée qu’apportent les brises du large. L’odeur lourde de la pièce faillit l’écœurer. C’était ce même parfum des nuits d’amour, des draps humides de sueur et de verveine vénéneuse, toute l’odeur du désir et de la nuit… Les choses sont noyées d’ombre. Il semble que des années on a vécu dans cette prison, sans que jamais le jour y pénétrât. On a soif de lumière et de candeur…

Nangès remua des étoffes, renversa un flacon. Il s’énervait. Enfin il trouva la cravache à lourd pommeau d’or, les gants.

Dès qu’il fut dehors, il sentit ses forces décuplées. Il était ivre de sa jeunesse toujours renaissante. Sur la place Napoléon, déserte, des bourrasques fouettaient l’officier d’air marin. Tout d’un coup il oublia l’écœurement de l’amour et ses misères. Dans la brume, l’Empereur à cheval faisait une silhouette incertaine. Quelle ardente méditation éveillait tout cela : l’arsenal, les maisons lointaines, devant lui la houle immense et grise, au loin le bloc de béton de l’île Pelée, un rêve de pierre…

L’ordonnance amenait le cheval. C’était une belle bête, puissante et musclée, bien balancée, et comme Nangès venait de l’acheter dans une foire de Normandie, étant fatigué de ses chevaux d’armes, il l’inspectait avec un soin soucieux et compétent.

Il se mit légèrement en selle. Au pas, il passa le long du port de commerce, que domine, du haut de ces rocs abrupts, le fort du Roule. Il aimait à y lire les noms inscrits à la poupe des charbonniers et des transports : Spezzia, Melbourne, Bahia, noms lointains, syllabes légères, nostalgiques, d’un goût chaleureux et exotique.

Sur la route de Valognes, droite et nue, Nangès mit sa bête au trot. Merveilleuse utilisation d’une nuit d’amour ! Il pensait plus à sa jument qu’à cette belle Valérie qui reposait à cette heure même sur sa couche, repue de baisers. Ou s’il pensait à cette fille, c’était dans un arrière-plan, dans un étage inférieur de sa sensibilité : la joie presque inconsciente de n’être plus deux côte à côte, d’avoir les mouvements libres et joyeux, d’être délivré de cet ennui mortel qu’il éprouvait aux bras de ses maîtresses. Il se laissait aller au charme simple de la campagne hivernale, attentif à chaque instant de sa vie comme si cet instant en était le plus beau.

D’une colline, Timothée aperçut la mer entre deux hauteurs de landes rocheuses et moussues. Elle était comme une coupe transparente au col évasé, un beau cratère où dormait une eau grise. Il connaissait bien cet endroit. Il savait que derrière lui, dans le lointain, il y avait le vieil arsenal, les mâts trapus des cuirassés, la confusion des hangars et des docks, des bassins de radoub, des ateliers, les amoncellements de métaux, les fumées grises. Il s’arrêta, tourna son cheval vers la ville. Il voulait revoir encore ce spectacle : cela lui faisait un peu comme l’arrivée à Londres, par Charing Cross, pendant la nuit. Il trouvait étrangement reposant que ces prairies normandes, ces landes, dominassent la force brutale de ces gréements lointains.

Homme heureux et simple que Nangès, primesautier, spontané, tout en vibrations instantanées… Déjà il ne pense plus au jeune adolescent de Crécy. Sa pensée ne va pas par ondes superficielles, propagées de proche en proche, mais par approfondissements, par plongées immédiates.

Voici que le paysage insignifiant de ces coteaux normands et de cette ville, alchimisé, lui fait oublier, mieux que ne le pourrait faire un souvenir heureux, la médiocrité de la garnison, la déchéance de son rêve d’autrefois d’une armée violente et orgueilleuse, sans concessions. Il n’a plus que, repliée en lui, la vive sensation de cette force mécanique, industrielle, métallurgique, toute prête à dompter le destin. Ainsi il sait s’adapter, et, sans trop de violence, faire rentrer toute chose dans le système de coordonnées rectilignes qu’il s’est construit…

Il est des matins si lourds, si lointains qu’il nous semble que nous baignons à plein dans la beauté du monde. Dans la pire des vulgarités, nous restons purs, et nous sentons que rien de ce qui est beau en nous ne se perdra. Alors la solitude nous exalte ; elle nous fait oublier tout ce que nous avons appris de méchant à travers la vie. Timothée était ainsi. Le matin, ivre de ses muscles, il serait parti à la conquête des étoiles, tandis que certains soirs il s’étirait d’ennui de ce que tant d’animale vigueur restât encore inemployée en lui, après tout un jour.

Nangès, cet homme d’âge, chantait, tandis qu’il revenait au quartier d’artillerie. Il lui semblait qu’il n’avait point encore fait assez attention à cette austère beauté, antique et militaire, qui éclate à chaque pas depuis le pont-levis de l’antique citadelle jusqu’aux logis de l’artillerie.

Sa visite à Voulangis était trop proche pour qu’elle put être pour lui un souvenir. Pourtant elle dominait sa vie à son insu et l’emplissait de mille sonorités confuses, à peine harmonisées. Il suffisait du moindre choc pour que Nangès s’y reportât. Un hasard bienfaisant l’avait forcé d’exprimer certaines pensées assez secrètes, de sorte qu’il se hâtait de regarder mieux, pour se donner à lui-même des raisons. Travail aussi inconscient chez lui que celui des cristaux qui s’organisent suivant une loi géométrique.

À la porte du quartier, les mouvements secs de la sentinelle qui rendait les honneurs accueillirent Nangès. La figure du soldat qui se tenait au « garde à vous » sous les armes l’intéressa. C’était un jeune homme au regard fier et digne, au maintien plein de décence et de noblesse. « Ainsi donc, se disait Nangès, cette fine fleur de liberté, ce fier lys de France qui veut vivre, il pousse partout. Le voici qui s’élance, gracile et fort, près des bastions gazonnés de notre antique citadelle… »

Nangès entra dans le quartier. Au corps de garde, les canonniers se levèrent.

— « La tête haute et droite sans être gênée, les yeux fixés droit devant soi. » — Quel autre règlement que le français pourrait dire cela ? pensait Nangès. Cette phrase-là fait toute notre force.

Il tourna à droite et pénétra dans la cour des écuries. L’ordonnance accourut ; Nangès mit pied à terre et regarda autour de lui. Il se trouva tout à coup très loin du monde. Ce fut une impression rapide, mais irrésistible, totale.

Il est vrai que les bruits de la ville n’arrivent point jusqu’à cette autre ville militaire qui s’appelle, à Cherbourg, l’Arsenal. Et comme rien de moderne ne s’y voit, on peut s’y croire très loin dans le temps et très seul dans l’espace. — Un silence solennel régnait dans cette petite cour. Seul un cheval échappé frappait le pavé de ses sabots. Tout reposait dans la lourde grisaille de la mer septentrionale. Si loin de tout, si seul, Nangès sentit profondément combien il avait dit vrai à Voulangis, quelques jours auparavant.

— Il n’est point d’autre chose, pensait-il. Nous, les soldats, nous ne sommes pas des hommes modernes, et ces lourdes bâtisses, protégées par les glacis à la Montalembert, les terrains vagues de la zone militaire, sont bien faits pour nous abriter.

Il sentait qu’il représentait une grande force du passé, la seule — avec l’Église — qui restât vierge, non souillée, non décolorée par l’impureté nouvelle. Les soldats ne sont pas des hommes de progrès. Le cœur n’a pas changé, ni les principes, ni la doctrine. Cette pureté, cette simplicité barbares qui sont à eux et leur bien, Nangès les retrouvait là, merveilleusement préservées de toute contamination. Le progrès, c’est une des formes de l’américanisme, et l’américanisme le dégoûtait.

— Ça n’est pas difficile, le progrès, disait-il. Je n’admire pas. Ce qui est difficile, au contraire, c’est de rester pareil, d’être le roc battu de tous les orages, mais qui reste debout et qu’aucun ouragan n’ébranlera.

Il est beau que dans l’armée, une méditation solitaire ne puisse être que dure et ardente. Ainsi Nangès, ce matin-là, apercevait par quelques rapprochements ce que pouvait être l’éducation d’un soldat. Parmi ce sombre décor, il ne craignait pas d’avoir versé une liqueur trop forte dans l’âme du jeune Vincent.

Ce qu’il lui fallait alors, c’était une pensée catholique. Non point celle des Fioretti. Il allait à Pascal ou à J. de Maistre. Tout naturellement, il se tournait vers ces belles tiges droites, sans branches adventices ni nodosités, et où toute la sève se précipite vers le ciel, jaillit, verticale, de la terre vers le zénith. Voilà la seule beauté qui lui convenait. D’ailleurs, comme les sacrements que recevaient nos pères sont les sacrements que nous recevons aujourd’hui, comme leur communion est restée notre communion et leurs prières nos prières, ainsi les rites des soldats sont restés les mêmes, et c’est toujours de la même façon qu’un chevalier doit gagner ses éperons. Ainsi il apercevait deux ordres immuables que rien ne saurait atteindre, pas même les défections intérieures. Double continuité dont l’une n’est peut-être pas moins remarquable que l’autre. Mais elles vont ensemble, elles sont conjuguées.

— L’armée et l’Église ne transigent pas, disait Nangès ; c’est notre force et c’est sa force. Nous avons la même gloire et la même force. Nous sommes d’un métal pur.

Nangès ne marchait guère dans les sentiers de la grâce. Mais il aimait ce qui résonne clair, et la cloche cristalline d’une église de campagne comme l’appel brutal de la trompette. Beaucoup de soldats sont ainsi, plus habitués à regarder le ciel que la terre…

Deux jours auparavant, il avait jugé l’âme de Maurice Vincent assez finement trempée pour supporter l’éclat des grandes lumières qui étaient en lui. Il aurait rougi de lui présenter une vérité affadie. Et puis, il comptait trop sur la jeune génération, il avait trop mis d’espoir en elle, et il la respectait trop pour la croire incapable d’ardeur.

Le capitaine remonta vers la grande cour. Le rapport était terminé et tous les officiers étaient partis. Il ne restait là que Labastière, le premier lieutenant de Nangès. Des canonniers passaient, portant des gamelles. Au loin, on voyait se dresser, comme des tours graciles, les mâts métalliques des vaisseaux de guerre.

Labastière s’approcha de Nangès. C’était un petit homme au teint cireux. Ses yeux clignotaient derrière le lorgnon… Il s’ennuyait en France et avait fait une demande de départ pour l’Afrique. Il ne se consolait pas de son inaction.

— Je renonce, mon capitaine, dit-il à Nangès. Ma demande n’a pas abouti. Voilà trois ans que je suis à Cherbourg ! Si les choses continuent de ce train, nous n’aurons plus qu’à passer dans la « guerre » !

C’est ainsi que l’on désigne, dans l’armée, les troupes de la métropole, par opposition à celles des colonies.

— Il vaut mieux dire adieu à ses rêves, ajouta-t-il, que de courir éternellement après.

Ici, Nangès entrevoyait une fois de plus, derrière un cas particulier, le grand drame de l’armée moderne, la grande crise. Le corps dont il faisait partie avait été le dernier à souffrir de cette crise. Il commençait alors à en sentir les prodromes. Tant de forces inemployées, tant de puissance et si peu d’effet, tant de destinations, de promissions et tant de stérilité, tant de fiction et si peu de réalité, amenaient une rupture d’équilibre. Il y avait disproportion infinie entre ce qui pouvait être utilisé d’énergie et ce qui était utilisé effectivement, entre la matière à employer et l’emploi lui-même de cette matière. C’étaient là des pensées qui étaient familières à Nangès. Mais il se contenta de sauver le jeune homme du pessimisme :

— Votre impatience, lui dit-il, vous fait honneur. Mais croyez-vous que l’on n’ait plus besoin de nous pour les besognes que vous souhaitez ? Je voudrais vous voir plus de confiance, Labastière. Et tenez, si j’avais été à votre place, je n’aurais pas fait votre demande. Ces grandes hâtes n’ont généralement qu’un médiocre effet, et j’ai remarqué qu’un certain esprit d’insouciance et de fatalisme dans la conduite de la vie nous servait mieux d’ordinaire. Notre dignité consiste dans une acceptation patiente et rigoureuse. C’est dans notre silence et notre obscurité que nous devons la chercher.

Venant d’un homme comme Timothée Nangès et pour qui connaissait sa vie, ces paroles avaient tout leur prix.

Tous deux sortirent lentement du quartier, Ils longèrent les murs verdis de l’Arsenal. À leur droite, s’élevaient des glacis gazonnés ; entre eux et les vieilles bâtisses des casernes, une sorte d’avenue militaire où circulaient des prolonges d’artillerie, des cavaliers, des soldats. Il y avait en tout cela une sorte de sévérité rectiligne, comme un parfum du grand siècle, une harmonie que le temps, la tradition, avaient créée. Dans ces forteresses du passé, dans ces retranchements, ces redans, on a vite la nausée du monde oui est derrière. Nangès étonna son camarade quand, tout plein de ses pensées, il lui dit :

— Notre fierté nous suffit. Nul ne pourra nous l’enlever. Il y a eu des tentatives. On parlait un moment de mélange avec la nation. Nous restons moralement au-dessus d’elle. La nation ne nous ressemble pas : elle roule dans le progrès. Nous, notre rôle, c’est de conserver un certain fonds moral, tel que nous l’avons reçu.

Labastière voyait un avenir plus sombre :

— Nous avons à peine notre place dans le monde, et, dans quelque temps, nous ne l’aurons plus du tout. Tout évolue, et du train où vont les choses, nous serons vite emportés par la tourmente. Il nous faut mourir ou acquérir le sens des réalités modernes.

Labastière était, si l’on peut dire, un « moderniste ». Il y a aussi une sorte de modernisme dans l’armée. Le modernisme est la grande épreuve de l’Église. C’est aussi l’épreuve de l’armée. Mais Nangès pensait que l’un et l’autre ordre étaient assurés de la victoire. Pourtant Labastière eut une remarque amère qui étreignit Timothée au cœur :

— Pendant ce temps-là, nous nous préparons des années d’histoire vide, — car c’est cela qui est effrayant, — mais complètement vide. Pensez-vous à ce que pourront dire plus tard de nous les historiens ? Nos enfants verront dans leur manuel : « De 1880 à 19.., le commerce et l’industrie prospérèrent ! » Gai il faut voir plus loin. À quoi servons-nous, sinon à faire l’histoire, et si nous ne la faisons pas, qui la fera ?

Il y eut un silence que rompit le lieutenant. Il parlait obscurément, comme pour lui-même, mais Nangès entendit bien :

— Voilà, disait-il, où peut mener l’oubli du sol natal.

Cette grave conversation ne prit fin que lorsque les deux officiers arrivèrent au monument des marins morts à la colonie. Il y eut un moment de recueillement. Nangès et le lieutenant restaient silencieux avant de se quitter, comme étonnés de ces pensées sévères, insistées, dans le trantran quotidien du métier. Nangès était incertain.

Le lieutenant allait au bridge. Mais lui, décidément, n’irait pas. Le trouble de son âme était trop grand. Il lui fallait du recueillement. Il préférait rentrer chez lui, pour y passer un de ces longs après-midi grisailleux, inemployés, comme le retour chez soi après une malheureuse croisade.

Selon le désir de son maître, la belle Valérie avait quitté la maison de la place Napoléon, où elle ne recevait plus guère qu’une hospitalité nocturne, après y avoir presque régné en maîtresse de maison. C’était du vieil amour qui se prolongeait, se propageait dans le temps, vivait de sa cendre, vivait d’ennui, de lassitude.

La pièce où entra Timothée était d’un goût ancien et magnifique. Les meubles y étaient peu nombreux, mais parfaits de style. Là, on aurait vainement cherché des traces d’exotisme. Point de sagaies africaines, de potiches chinoises, d’estampes japonaises. M. Nangès avait seulement quelques étonnantes tapisseries, au milieu desquelles il aimait à se reposer des fatigues de sa vie errante. Sur la haute cheminée, un seul objet : une réduction en bronze du fameux Gattamelata de Padoue.

Dans la chambre, persistait encore l’odeur aiguë de la jeune femme. Elle irrita Timothée que de mâles pensées agitaient. Alors il monta dans une petite chambre toute nue, claire, blanchie de chaux, qu’il avait fait aménager au deuxième étage de la maison. Dans cette cellule, il allait souvent fumer, rêver sur un livre de mathématiques.

Une carte traînait sur la table. Il la regarda machinalement et tomba dans une sorte d’extase. L’Afrique était là, sur ce papier, et l’Asie, et l’Océanie, les deux Amériques. Il lut des noms qui le faisaient frissonner de désir et de mystère : les îles Shetland, le Nebraska, les îles Sous le Vent, et les Aléoutiennes, là-bas, dans la nuit glacée du pôle…

Ainsi, en imaginant des abîmes marins, des rocs noirs couronnés de l’éternel tournoiement des cormorans, les archipels de corail rose dans le bleu de laque du Pacifique, oubliait-il à la fois le sourire ennuyé de sa maîtresse et les sombres propos de Labastière.

III

Maurice Vincent s’ennuyait à Voulangis. Nous entendons par là qu’il s’ennuyait non d’ennui, de désœuvrement, mais de peines intérieures, d’un mal confus et indistinct.

Ce jeune homme aux yeux bleus cernés de noir joignait aux tumultes de la vingtième année la simplicité du cœur qui le sauvegardait des jeux mortels de l’intelligence. C’est ainsi qu’après avoir entrevu ce que c’était que la culture de l’esprit, après avoir lu pas mal de livres qu’il avait eu le bonheur de choisir assez bien, il restait un rural, et que le nom d’intellectuel lui eût convenu aussi mal que possible. Exemple rare, sort digne d’envie, mais aussi tout ensemble de commisération. Car Maurice n’entrevoyait pas très bien sa place dans la société moderne.

Ce qu’il savait le mieux, et ce que nul ne savait comme lui, c’était ce grand déroulement de l’Île-de-France, parfois décharnée, toujours cendrée de lumière pure. Par exemple, à Voulangis, il goûtait avec un plaisir que ne connaîtra jamais un touriste le charme de cette grande plaine briarde quand, après les détours ombragés de la route qui vient de Crécy, après avoir quitté les méandres romantiques du Morin, et aussi les rues tortueuses de la petite ville, après avoir quitté toutes ces sinuosités, ces courbes gracieuses, ces anses, toutes ces beautés de gravure, on arrive de plain-pied dans la plaine (qui est un plateau), et que la route, certainement nationale, file toute droite entre deux rangées d’arbres maigres, très loin, royale, romaine, vers Melun. Il y a là un passage brusque du romantisme au classicisme le plus pur qui agit nerveusement, sensuellement ou sentimentalement, un épurement, un allégement depuis la base jusqu’au sommet, jusqu’à cette substance sereine et dénudée. C’est là que Maurice avait éprouvé les premières peines de l’adolescence. Que, pour la première fois, il s’était effrayé d’apercevoir la vie devant lui, développée en perspective comme cette plaine elle-même, et autant qu’elle désolée et nue.

Il connaissait les longues marches dans la plaine, dans la terre arable ou dans les jachères, et aussi il savait suivre la perdrix grise ou l’outarde. La chasse était le seul sport qu’il eût jamais cultivé. Il avait trouvé dans le jeu solitaire de la chasse, dans le jeu antique, le premier de tous, dans le jeu rural entre tous et paysan de la chasse, l’emploi qui convenait à la dépense qu’il entendait faire de ses réserves d’énergie. Il avait remarqué, un jour qu’il était allé battre les chaumes qui avoisinent le petit village de la Chapelle, que dans la chasse on était deux : d’une part, le gibier poursuivi, les bêtes, et plus généralement la terre qui est la vraie compagne, et d’autre part, le chasseur. C’était le seul compagnonnage où ce sauvage pouvait se plaire. Tout autre l’eût dégoûté comme une écœurante vulgarité. Ainsi, dans ses jeux, apparaissait une double préoccupation : d’abord un certain goût, une pointe de sauvagerie qui devint plus tard chez lui le désir de se développer en dehors de toute convention sociale, de situation (comme lorsqu’on dit : « Il a une belle situation ») et ensuite la préoccupation de vivre selon un type d’harmonie qu’il s’efforçait, non sans troubles et non sans heurts, de définir.

Le grand sujet de ses méditations désordonnées était le choix d’une profession, et d’abord sur quoi baser ce choix. Devait-il bâtir sa carrière sur l’ambition ? Chercherait-il la gloire, ou plus modestement la célébrité ? Ou, au contraire, se replierait-il obscurément selon sa loi intérieure, selon le canon de perfection morale auquel il s’arrêterait ? Quelle naïveté ! Mais il n’avait pas vingt ans et de tels débats sont permis à cet âge. Un jour, à Chelles, n’avait-il pas eu l’idée de se faire moine ? D’autres fois, secoué un moment par les théories du père Vincent, il pensait devenir un grand agitateur, remuer les masses et les mener où il voudrait.

Pourtant il avait fini par prendre une décision sérieuse et qui était en même temps, pour ce fougueux jeune homme, la plus sage. Maurice Vincent se destinait aux carrières du livre : typographie ou librairie. Outre que ce parti s’accordait à merveille avec les nécessités sociales auxquelles il était soumis, il plaisait aussi à M. Vincent le père, la corporation des typographes lui ayant toujours semblé une des plus ardentes dans le bon combat où il était lui-même devenu un capitaine. Maurice, lui, Voyait autre chose, devinait plutôt tout autre chose dans l’exercice de cette noble profession. Il avait le sentiment vif que l’intellectualisme était déchu, et il se demandait si les imprimeurs ne deviendraient pas bientôt les derniers tenants de la culture française, comme les Alde et les Estienne en avaient été les premiers.

Telles étaient les pensées de Maurice Vincent quand il vint à entendre les discours du capitaine Nangès. Ils firent sur lui une extraordinaire impression. Nangès n’avait pas parlé de ses actions pour en tirer quelques effets de pittoresque. Aucune image d’exotisme douteux n’était venue gâter le mysticisme abstrait de ses propos. Le capitaine n’en acquérait aux yeux du jeune homme que plus de grandeur. Ces conversations de chasse avaient fait entrer le jeune impatient dans un monde nouveau. Au reste, il ne raisonnait pas, et qui raisonne dans la vie, outre les philosophes et les moralistes ; Ne sont-ce point des mouvements imperceptibles, des sensations troubles, d’obscurs frissons, qui font et défont nos jours, et nouent nos actions et les dénouent ?

Ce n’étaient pas des théories que Maurice avait retenues des paroles de Nangès. Mais une certaine impression s’était établie en lui jusqu’à la douleur. Et il ne comprenait guère qu’une chose à peu près. C’est que certains mouvements du cœur sont plus forts, dans l’administration de notre existence, que toute raison sociale ou familiale. De là à reconnaître que tout en lui le portait à suivre jusqu’au bout la fortune du capitaine Nangès, il n’y avait qu’un pas.

Quand Maurice écoutait Nangès, il ne comprenait pas bien. Mais il lui semblait éprouver comme un marcheur qui entre sous une grotte fraîche, après avoir quitté une route ensoleillée, ou au contraire comme un marcheur qui trouve la chaleur d’un foyer après une tempête de neige ; enfin c’était comme une transition brusque, un passage d’un ordre de choses à un autre ordre de choses. Tout cela faisait en lui de la peur, un malaise indicible, comme cette chose cruelle, et divinement douce, qui est l’approche de la grâce.

Mais un jour que le hasard d’une promenade l’avait mené à Champigny, il s’avoua que sa destinée le conduirait fatalement un jour ou l’autre auprès de Nangès. Ce jour-là, il n’eut pas le sentiment de brusque arrachement qu’il avait éprouvé la première fois. Au contraire, il se faisait en lui, et presque à son insu, une sorte d’organisation. Il rattachait ses sensations à d’autres sensations précédemment reçues ; elles avaient laissé en lui des traces plus profondes qu’il ne le soupçonnait. Par exemple, il se rappelait l’impression que lui avaient faite certains récits de la guerre, qu’il avait lus avec son cœur.

Quand il vit Champigny, ce matin d’octobre, Maurice Vincent ne se sentit pas atteint de chauvinisme (ce qui eût été légitime), devant ces maisons où des Français avaient fait contre l’envahisseur un si surprenant effort. Il ressentait seulement avec intensité la poésie d’un champ de bataille. Une scène popularisée par l’image lui revenait à la mémoire et ne le pouvait quitter. Cela s’appelle : le Lendemain de Champigny. C’est un vulgaire chromo. On y voit une rue glacée, boueuse, jonchée de cadavres. Des soldats reposent sur des civières. Au premier plan, un prêtre se penche sur un blessé que soutiennent deux êtres effroyables, la tête enveloppée de linges. Derrière eux, une petite maison, aux volets brisés, les matelas amoncelés devant les fenêtres, — et une carriole où flotte le pavillon de la Croix-Rouge.

Voilà ce que Maurice voyait à Champigny. Il n’y allait pas chercher une inspiration guerrière, une excitation d’ordre patriotique. Mille faits qu’il savait de ces dates fatales : trente novembre, premier et deux décembre, pourraient lui revenir à la mémoire. Mais non. C’était une image vive qui venait s’interposer entre lui et ce gai village, commerçant et bourgeois. — Voilà les rattachements obscurs qui se font en Maurice Vincent. Il prend garde que cette vision l’occupe, le poursuit, l’obsède, qu’inconsciemment elle prend place dans le monde où l’a mené Nangès. Il n’y est plus dépaysé. Il s’y retrouve chez lui.

Tout occupé de ces pensées, Maurice Vincent en vint à négliger et le foyer paternel et la douce jeune fille qu’il avait élue. Il était transporté d’aise, avait des envies de pleurer de joie. Il en était arrivé à un degré de nervosité qui aurait inquiété quiconque ne connaît pas la beauté de ces élans juvéniles. Sa sensibilité était devenue extrême. Un jour qu’il était dans l’état d’esprit du disciple qui attend les miracles, et que toute chose lui paraissait surprenante, il vint à rôder près de la maison d’école. Comme il allait monter dans sa maison, il entendit des voix enfantines qui épelaient l’alphabet toutes en chœur. L’air était léger, silencieux. La mélopée occupait tout le silence, et aussi de temps en temps, un coup de règle que le maître donnait sur sa chaire pour reprendre une faute. Les voix étaient si pures, si cristallines, — et d’autant plus que le jeune homme ne voyait rien et qu’on eût dit un concert aérien, — il lui sembla si bien qu’il pénétrait à ce moment l’intimité d’un village de chez lui, que c’était là une scène intime, journalière, de la collectivité villageoise, — qu’il eut la certitude d’une impression ineffaçable.

Quelques instants après, comme son cœur débordait, il voulut courir près de la jeune fille qu’il aimait. Il avait eu pour Claire Monestier un désir violent à certaines heures. Il ne souhaitait rien tant que le jour où un tendre lien l’unirait à cet être charmant et l’assurerait du bonheur à tout jamais.

Ils se disputèrent sur une robe qu’il voulait qu’elle mît.

— Depuis que vous chassez avec des capitaines, lui dit-elle, vous voilà devenu bien fier et bien exigeant !

C’est une dure insulte, dans la langue française des campagnes, que ce mot de « fier » !

Il est vrai que Maurice n’était plus le même. Mais l’amour n’avait jamais suffi à occuper ce cœur passionné et à en satisfaire toute la richesse. Depuis quelque temps, il est vrai, moins encore qu’avant. Très généralement, les élans d’un cœur amoureux suffisent à contenter le besoin d’expansion en même temps que de poésie d’un jeune homme. Mais telle était à vivre l’ardeur de Maurice Vincent que les fièvres de l’amour lui semblaient fades et factices, trop simples aussi devant tant de mystères qui l’appelaient. Qui sait s’il n’entrevoyait pas quelque chose de plus durable que l’amour et que — après tout — lorsque l’amour s’est enfui, l’on vit encore ?

On ne pourrait dire les mille tressaillements de cette âme choisie. Parfois peut-être espérait-il non la gloire, mais cette sorte de glorification solitaire et secrète qui suit une belle action ; non la gloire accordée par le monde, mais la gloire que l’on s’octroie soi-même, et qui est une sorte de contentement, mais plus, de contentement sous l’aspect de l’éternité. Peut-être, enfant naïf, pensait-il parfois à la gloire, tout court… Combien alors ses petites mièvreries sentimentales, par qui il avait voulu se donner le change à lui-même, devaient lui paraître insuffisantes ?

Claire Monestier était une fraîche enfant, simple et rieuse, assez peu romanesque, mais abandonnée à son cœur. Elle semblait goûter à plein le charme aigu des choses. La neurasthénie la plus tenace aurait trouvé près d’elle sa guérison. Avec cela, elle avait un sens pratique extraordinaire pour son âge, détestait ce qu’elle appelait les « complications » et, vêtue de robes courtes, raisonnait déjà comme une femme.

Elle ne s’attrista nullement des dispositions que lui marquait son futur. Elle se dit seulement que « les hommes étaient ainsi », et résolut de s’employer à le guérir. Ils firent ensemble plusieurs promenades.

Un jour, elle vint le chercher de bonne heure à la maison d’école. Il descendit, les yeux encore battus de sommeil, tout clignotants, les cheveux en broussaille.

— Je vous attends, grand paresseux. Nous irons en barque jusqu’au moulin. J’ai envie de « faire » l’église de la Chapelle.

Elle avait à la main une boîte à aquarelle et, sur la tête, un chapeau de paille que retenait une longue écharpe nouée sous le menton. La boîte à aquarelle irritait Maurice. « Il ne lui manque que de pianoter, se dit-il en remontant chez lui pour s’habiller. Ce serait complet. »

Mais quand il se trouva à l’arrière de la barque, les rames à la main, et qu’il la vit assise à l’avant, et qu’elle laissait sa main dans l’eau qui faisait autour des ronds et qu’elle en fermait imperceptiblement les yeux de plaisir, il ressentit, avec l’amour ancien, une mortelle inquiétude. Allait-il bouleverser sa vie, perdre cette indispensable amie, courir vers l’inconnu, quand le connu avait tant de charme ?

Il la contemplait avec une angoisse qui précipitait les battements de son cœur. Il sentait qu’il ferait des choses fatales, inscrites, contre lesquelles il ne pourrait rien lui-même, et déjà il voyait Claire dans le lointain, perdue et fantômale.

Ils en vinrent à parler de Jouarre, que Claire ne connaissait pas. Elle demanda à son ami de l’y conduire.

— Je veux bien, dit Maurice en souriant, mais à la condition que vous vous sépariez enfin de votre boîte à aquarelle.

Le père Monestier hésita à donner son autorisation. Mais il était bonhomme, artiste et un peu bohème. Il laissa partir les deux enfants, malgré l’atteinte qu’en recevaient les convenances.

Cette antique abbaye de Jouarre forme l’une des limites d’une sorte de province morale plutôt que politique ou naturelle, et où l’on respire un air particulier. À l’ouest, la frontière en est nettement marquée par Chelles, le monastère que sainte Bathilde fonda en 660 et où furent assassinés plusieurs Chilpéric ou Mérovée. Au nord, on sent la transition avec Meaux, qui aura de la peine à devenir vraiment « arrondissement » et restera toujours « diocèse » : c’est le diocèse de Meaux. Plus au nord, c’est une autre contrée, l’Oise, plus industrielle ; directement au nord, Pont-Sainte-Maxence ; au nord-ouest Méru, une tout autre contrée. Au sud de cet antique îlot mérovingien, la limite naturelle est la petite rivière de l’Yères. Une fois l’Yères franchie, nous arrivons tout de suite à Compiègne, à Provins : historiquement tout à fait autre chose, une tout autre évocation d’histoire. Cette province, cet îlot est exactement la patrie de Maurice Vincent. Jouarre en constitue l’une des citadelles, la plus émouvante.

Les deux jeunes gens, du haut de cette étonnante plate-forme de Jouarre, admirèrent d’abord l’infini déroulement de la vallée du Petit Morin qui conflue, à peu de distance vers l’ouest, avec la Marne. Ils ne se lassaient pas de suivre jusqu’à l’horizon couvert de nuages légers, les méandres de l’aimable rivière, d’entendre monter dans l’air cristallin les bruits de la vallée, les aboiements des chiens, léchant des coqs, — ou de suivre des yeux les lourdes péniches, petites comme des jouets d’enfant, dans un décor de bergerie. Maurice nommait à son amie les villages. Il aimait cette terre en propriétaire, et ne s’arrêtait pas d’inventorier ses biens, au lieu que Claire, dans son ignorance aimable, en goûtait le mystère et l’inconnu.

Contemplant la petite église de Jouarre, dont le clocher aigu semblait une aiguille posée en terre, à cause d’un mouvement de terrain tout proche, il lui dit :

— Il faut admirer quelle excellente position militaire surent choisir ces moines. J’imagine leur couvent comme une sorte de forteresse d’où leurs regards pouvaient embrasser l’immense et circulaire horizon de la chrétienté.

Ce fut Claire qui proposa la première d’aller « visiter les ruines ». Ils s’enquirent du sacristain qui détenait les clefs et pénétrèrent sous la voûte basse où l’on voit encore les pierres tombales de quelques vénérables abbés. Claire eut une désillusion. Quelques chapiteaux romans, quelques débris abîmés par le temps, mais pieusement recueillis et formant une manière de musée, c’est tout ce qui reste de l’abbaye de Jouarre.

Pourtant un sentiment profond anime encore ces pierres mortes. Maurice le sentit passer comme un souffle léger. Son état d’âme était fait d’une sorte de reconnaissance émue et mouillée pour le passé, de respect tempéré d’amitié.

Dans la prairie, il posa un baiser sur les lèvres de son amie : baiser chaste et impur tout ensemble, comme peuvent s’en donner deux fiancés. C’est un geste naturel que d’embrasser la femme que l’on aime parmi les nobles ruines de sa patrie. Il n’est point de douceur plus grande pour l’amour que ces ruines, — ou les cimetières…

Pourtant Maurice rattachait, en s’en revenant le soir vers la petite gare, ses impressions de la journée à celles qu’il avait ressenties quelques jours auparavant avec Nangès. Le lien n’était pas apparent, ni le raccord facile. Pourtant Maurice souhaitait que ce fut le capitaine qui lui expliquât un jour la vraie nature de son émotion devant ces ruines catholiques.

IV

Il advint que Timothée Nangès eut le souvenir de cet enfant un jour qu’il était dans le lit de sa maîtresse, laquelle était bien faite de corps et désirable. Il se complut à supposer les caresses de ces deux êtres également jeunes, tous deux également aptes à l’amour et également charmants. Il en vint presque à désirer qu’un hasard unît les deux enfants et que lui-même l’ignorât, et qu’il en eût un vague et agréable soupçon. Voilà les imaginations d’un homme resté jeune par le cœur, mais qui tente de réduire son ennui et a vu tant de choses que nul jeu de la pensée ne peut lui rester étranger. Il fit à sa maîtresse son étrange confession :

— Je connais un jeune homme, lui dit-il, dont je souhaiterais que vous fussiez amoureuse. Je ne me lasse pas de me le figurer entre vos bras, et je dois dire que je trouve un charme extrême à cette image.

La belle Valérie accueillit cette confidence par le rire le plus stupide qui se puisse concevoir. Mais Nangès devint grave, parce qu’il pensa à son âge et que réellement le spectacle d’un homme jeune qui s’essaie à vivre est assez douloureux, même pour un quadragénaire. Il se reportait à ses propres fièvres, et quand il en mesurait la vanité, il était près de mépriser un peu l’humanité.

C’étaient des souvenirs d’amour qui jusqu’ici l’avaient uni au pays de Maurice. Là, il avait conduit jadis une maîtresse qui se mourait de la poitrine. Là, il avait dépensé des trésors de sensibilité, accumulés pourtant pendant plusieurs années de vie solitaire, dans quelque Soudan. Maintenant l’image de la vie se substituait à l’image de la mort, mais ce n’était pas non plus sans un plaisir très mystérieux qu’il voyait, du vieux sol où, par habitude, il ne pouvait connaître que des sentiments passionnés, surgir cette sorte de jeune Fabrice del Dongo dont il lui semblait devenir un peu le directeur. Quand un homme d’âge et d’autorité prend de l’empire sur un très jeune homme, c’est une impression complexe qu’il éprouve, faite de tendresse filiale, de vanité, de contentement agréable de soi-même, du contentement de réussir et aussi de la crainte de trop bien réussir.

C’est ainsi que Nangès s’effrayait de pouvoir un jour arracher Maurice Vincent à son milieu naturel, d’en faire ce que le monde appelle un déclassé (il estimait, lui, au contraire, qu’il le grandissait), mais enfin de faire une petite révolution sociale dont les conséquences dans l’avenir étaient troubles. Il redoutait que la graine qu’il avait semée ne poussât trop vite et trop vite ne devînt une plante vivace. Car si Fabrice del Dongo, âgé de seize ans, avait pu faire ses premières écoles à Waterloo, Timothée ne pouvait décemment espérer qu’un sort analogue dût échoir à Maurice Vincent. Il y a apparemment danger à transporter des rêves trop romantiques, comme celui de Stendhal, dans une démocratie. Le capitaine s’en ouvrit discrètement dans une lettre qu’il adressa à Maurice, en réponse au récit que le garçon n’avait pu se dispenser de fui faire de sa visite à Jouarre.

Pourtant le temps courait, et — ainsi installée en lui — la pensée du jeune Briard revenait souvent à Nangès, par à-coups brusques et selon le hasard des journées, rattachée à mille méditations qui étaient la trame quotidienne de sa vie, mais au hasard, par associations d’idées souvent ténues, et cependant formant bien une trame, un tissu, avec croisements et entrecroisements de fils, — plutôt des recoupements que des associations d’idées.

Un jour, à Paris, Nangès alla voir un de ses cousins nommé Grandier qui était capitaine aux batteries à cheval de l’École militaire. Il le trouva au quartier, en train d’examiner un demi-sang que tenait à la longe un canonnier. C’était l’heure du pansage. Des gars puissants, eux bras nus et sains, passaient l’étrille sur les croupes énormes et luisantes des chevaux. D’autres les frottaient vigoureusement avec cette brosse de chiendent, communément appelée « bouchon » dans l’armée. Bêtes et gens donnaient une impression unie de solidité, de bonne « assiette », de confortable, si l’on peut dire.

— Vous avez là une troupe, dit Nangès, qui fait vraiment bonne impression.

— Ce sont presque tous des mineurs du Nord, dit Grandier.

…Le décor faisait beaucoup. Ces vieux bâtiments de guerre où les trompettes se répondent, entremêlées çà et là d’appels aigus de clairon, ces bâtiments, numérotés, selon l’habitude du Génie, — mais qui gardent tout de même l’empreinte du temps où le Génie ne numérotait pas encore, — cette activité ordonnée et qui règne partout, cette ruche : ici les artilleurs, là les cuirassiers, là encore les sectionnaires fragiles et aristocratiques, les tringlots, — l’arme où tout soldat a désiré d’aller, une fois dans sa vie, celle qui évoque le mieux les grandes opérations de guerre, les trains, les convois, les approvisionnements des armées, les services de l’arrière… Le plus prodigieux rappel de la guerre que celui des tringlots, en manœuvres, par exemple, leurs lourdes voitures qui traîneront sur les routes couvertes de boue, avec un pêle-mêle fantastique de blessés, de caisses à bagages, d’ambulances, de vivres, de fours de campagne, de voitures postales, tous les services des armées, toute la grande machine, la grande ordonnance, l’immense organisation appelée d’un seul mot : l’arrière… Là encore, des fantassins ; à toutes les portes, à toutes les grilles, numérotées naturellement, des sentinelles, baïonnette au canon ou sabre à la main, et derrière, on aperçoit ces vieilles bâtisses de destination militaire et toutes les formes de l’activité militaire ; — tout ce décor, puissant en lui-même, faisait un cadre digne des artilleurs puissants, des chevaux puissants de Grandier.

— Oui, presque tous, dit-il sont des mineurs du Nord ou du Pas-de-Calais. Tenez, voyez-vous ce brigadier à la face carrée, au nez court et droit, aux yeux de braise ? C’est un de mes meilleurs gradés. Celui-là était à Courrières. Il m’a raconté l’histoire. Et comme ils savent raconter, ces gaillards-là ! Jamais nous ne saurons raconter comme eux… Tous ses parents étaient ensevelis dans la mine. Il était parmi les sauveteurs. Pendant quinze jours, il explore les ruines souterraines. Il retrouve la tête de son père, le bras de son frère. Enfin il quitte la mine. En haut, à la lumière du soleil, c’est la grève. Le voilà qui mène une vraie vie de guérilla. Il surprend une patrouille de gendarmes au détour d’un chemin, en tue un. À Courrières, il lance des pierres sur les soldats… Ce qu’il y a d’admirable dans ces récits, c’est le ton qu’ils y mettent, c’est la voix, tendue, brève, un peu sourde, avec des silences à chaque instant, réfléchie, aisée. Ces gens se meuvent dans le drame avec une facilité étonnante. Et comme on se sent loin ici des « galejades » du midi !… C’est un des meilleurs hommes de ma batterie et un des plus excellents militaires que j’aie jamais vus. Je lui ai demandé comment il conciliait sa conduite passée et sa conduite actuelle. Voici textuellement ce qu’il me dit : « Quand j’étais au service du syndicat, je me battais pour le syndicat. Maintenant je suis au service de l’armée, je me battrai pour l’armée. »

Nangès arrêta la promenade et regarda son cousin. Il y a vraiment des mots qui vont si loin, qui descendent tellement bas, dans de tels fonds de tréfonds, qu’on éprouve un peu à les entendre la suffocation du plongeur que la fraîcheur de l’eau a surpris. Il y a des phrases très obscures de Pascal que quelques lignes peuvent éclairer ; mais, pour certaines phrases que l’on entend dans le peuple, il faudrait un volume de gloses, et encore n’aurait-on rien expliqué.

— Oh ! oh ! dit Nangès, il lui importe peu qu’il se batte pour le syndicat ou pour l’armée, pourvu qu’il se batte ! Ah ! la belle brute ! Et ceci : « Il se battra pour l’armée » ! Mon cher cousin, voilà un mot qui fait rêver.

— Mais ce n’est pas tout, continua Grandier. J’ai dit à mon brigadier : Et s’il y avait une grève et qu’on vous commandât de tirer ? Hypothèse affreuse, qui révolte la conscience de tout officier et, plus généralement, de tout bon citoyen, honnête homme et bourgeois. Eh bien ! pas du tout ! Il me répond tranquillement : « Je tâcherais de tuer autant de grévistes que j’ai voulu tuer de soldats autrefois… »

— Comme la discipline, ajouta Grandier, est facile avec ces gens-là.

Nangès s’en fut. Or cette lumière que lui avait apportée Grandier, cette fenêtre qu’il lui avait ouverte, éclairait singulièrement pour lui le cas de son jeune apprenti. Pas en droite ligne, assurément. Mais par approximation, par choc en retour. Non par angle d’incidence, mais par angle de réflexion, — mais ils sont égaux.

— Ainsi sont les Français, se dit-il.

Il alla à ses affaires et oublia sa conversation avec Grandier. Le soir même, tant il est de fatalités dans l’existence, il la devait encore utiliser. Vers dix heures du soir, il était dans la salle de rédaction du journal où son vieil ami, l’illustre Servat, avait ses amitiés politiques. Comme il tapotait sur la vitre en attendant que le maître eût terminé son « papier », il entendit soudain que l’on parlait d’un discours récemment prononcé par un sénateur français en plein Berlin. Cet homme avait assuré aux Allemands que nous, Français, nous ne leur en voulions pas du tout, que nous les aimions bien, et qu’il fallait s’embrasser. Cet homme, qui portait un nom respecté, qui était d’opinions modérées, qui pouvait en somme apparaître aux Berlinois comme un représentant très digne de la conscience française, qui n’était ni un sectaire, ni un démagogue, mais qui était un homme sage, moyen, représentant l’opinion moyenne, cet homme avait pris le train, avait fait un voyage fatigant, en somme, pour un sénateur, cet homme d’âge, cet homme de poids, cet homme important s’était déplacé pour assurer les Allemands que vraiment nous ne leur en voulions pas, au contraire ; que nous serions bien sages, maintenant ; que nous tendrions l’autre joue, plutôt que… Voilà ce qu’un sénateur de France était allé dire à un public de Berlin.

— Oui, disait un jeune homme, cela, c’est plus grave que le 17e !

Le secrétaire de la rédaction posa son lorgnon sur la table :

— Un homme qui a vu le siège, disait-il en levant les bras au plafond, qui l’a probablement vu, qui a dû en entendre parler, tout au moins !

Nangès était naïf et peu informé. Il lisait rarement les journaux. Il s’étonna. Quand Servat le prit par le bras et l’entraîna sur le boulevard, il ne fut pas fâché d’avoir à qui confier sa stupeur.

— Il est étrange, dit-il au vieillard, que certaines gens ne sentent pas ce que c’est qu’une défaite.

— C’est que, dit Servat…

Et il fit une remarque profonde. Il attribuait cet étrange défaut de la sensibilité à ce que, de notre temps, on n’a plus le sens de l’histoire ; à ce que, sans doute, les historiens ne manquent pas, mais qu’il n’y a plus à proprement parler d’histoire.

— C’est là, ajoutait-il, un des signes les plus étonnants de notre barbarie.

Ils allaient sur ce boulevard charmant où l’on peut être si seul. Ils allaient et venaient, tout à fait solitaires ; non pas, ils subissaient cette légère excitation de la foule, cette fraternité, mais où tout de même chacun reste soi-même.

— Pourtant, derrière les partis, dit Servat, derrière les individus, derrière nos philosophes, regardez, mon cher Nangès, la France immuable, la France joyeuse et brave et hardie… La France ! la fille aînée de la Gloire ! (De l’Église aussi, c’est encore vrai.) Oui, la fille aînée, ou aimée de la Gloire ! Toujours guerrière et aventureuse… (Comme Timothée pensait, à cette heure-là, à son brigadier de l’École militaire !…) Toujours prête à se lancer dans une généreuse aventure, mais non ! même pas forcément généreuse, dans une aventure, même dans la pire des folies, s’il est de la gloire à glaner. Mais regardez, mon cher ami, regardez un régiment défiler dans Paris, regardez encore l’arrivée dans notre bonne ville d’un roi d’Araucanie quelconque. Regardez la foule, si vous savez la voir. Et dites-moi si le génie de la race n’est pas immuable… Même pas cinquante ans depuis la campagne d’Italie, qui fut populaire, notez-le, et point parce que nous y gagnions la Savoie et Nice… Ce n’est pas en cinquante ans que change le génie d’une race. Ce n’est pas même en cent ans, — ce n’est en aucune durée humaine que peut changer ce qu’il y a de divin dans une race. Cette part-là ne meurt point.

Tels étaient les discours du vieux Servat. En voilà un qui parlait selon son cœur, et il fallait que la raison suivît ; pour qui la critique, l’appareil doctrinal, la méthode, étaient peu de chose, amusement de savant, passe-temps de faux savant. D’une vue totale, il voyait la longue suite des âges ; et il allait, par un même travail, par une même synthèse, jusqu’aux assises ; il allait jusqu’à ce qu’il y a d’impérissable dans les testaments du passé.

Nangès, lui, se contentait d’interroger le présent et de méditer ses enseignements. Il donna à Servat comme un document utile, comme une fiche précieuse, les réponses du brigadier des batteries à cheval à son capitaine.

— Ces paroles-là, lui dit-il, sont des points de repère qui nous permettent de nous retrouver sur notre route.

Et tout naturellement aussi il lui parla de Maurice Vincent et du goût que ce jeune homme marquait pour un état d’où tout semblait devoir l’éloigner. Servat se rencontra avec Nangès, quand il lui dit :

— Je ne souhaite pas trop, mon cher ami, que cet enfant vienne à vous. C’est une erreur de considérer la profession comme une chose essentielle. Il portera ailleurs ces qualités qui vous le rendent charmant. Je vous accorde que l’armée est la meilleure école qui soit au monde, et surtout votre armée, si différente de l’autre, votre armée de soldats de métier, de gens d’armes pour qui la bataille est plus encore que la patrie, votre armée, la même que l’armée de Steinkerque et que l’armée de Malplaquet, les mêmes vieux grenadiers, qui sont aussi ceux de Sébastopol. Voilà l’école unique ! Mais très généralement, je pense que l’armée prend de plus en plus une place insigne dans notre société. Là, du moins, quelque idéal reste encore. La tradition de l’honneur, le désintéressement, toutes ces vieilles ficelles, ces vieux bateaux, finissent par devenir une réalité. Ce ne sont plus des motifs, ni des chansons, mais ce sont d’exactes réalités. Ce deviennent des réalités « scientifiques » ! L’armée, seule aujourd’hui, et malgré les efforts que l’on a faits, possède une tradition. Et c’est là que réside toute sa vertu, sa vertu unique on peut le dire… Et oui ! je désirerais qu’un homme tel que celui que vous me peignez y vînt essayer sa jeune vertu. Mais enfin…

Servat se tut. Timothée comprenait ses raisons. Il ajouta seulement :

— Tout ceci est peu de chose, si cet adolescent nous aide à nous comprendre nous-mêmes.

Il était tard et les deux hommes se quittèrent. Mais comme Nangès remontait à pied vers Passy parle Cours-la-Reine, il lui revint, dans une sorte de légère fièvre, des sensations d’Afrique, de celles-là qui, toutes proches dans la conscience, sont toujours prêtes à s’éveiller.

Le Seine charriait mille lueurs tremblotantes. L’avenue déserte déroulait sa traînée d’arbres, régulière, infinie… Mais lui, il revoit une plaine incolore, parsemée d’arbres grêles, et de longs affleurements de latérite. Les chameaux d’une colonne en marche se profilent sur le ciel rouge… Il songe à ses journées de misère, à des journées de soif qu’il a connues. Et quand il passe sa porte, il pense à la singulière machine que nous faisons, de regretter encore les dures heures du passé, dans la prospérité d’aujourd’hui.

V

Ce qui peut paraître déplaisant chez un homme comme Nangès, c’est qu’il ne prend pas l’amour très au sérieux, une si belle chose, et tant vantée par les poètes et par tous, une affaire si importante, enfin. La maîtresse qu’il avait choisie était une jolie femme, et qui ne manquait pas de lectures. Généralement, pourtant, il s’ennuyait entre ses bras. Ainsi, pendant près de trois ans, avait vivoté une liaison qui, pour avoir manqué d’excès, n’en avait pas été pour cela totalement dépourvue d’un charme paisible et d’habitude. Timothée n’avait nulle envie de tenter une nouvelle aventure, et c’est là où il apparaît qu’il ne respectait pas grand’chose. Car les aventures prouvent le respect de l’amour, et leur diversité même une certaine unité du cœur. Il se contentait de ce bonheur coulé, glissé, sans parties rugueuses, comme aussi sans ornements.

Pourtant quand Timothée revint de Paris et qu’il reprit sa vie de garnison, monotone et incurieuse, il eut plus de soin de sa maîtresse, et recommença de s’intéresser à elle. Il jouait aussi au bridge où il excellait. Il montait beaucoup à cheval. Ces occupations composaient agréablement sa vie et l’endormaient dans un excès de santé, si l’on peut ainsi dire.

Vraiment, il se sentait de l’affection pour cette jeune femme, certes très supérieure à une prostituée et, en somme, suffisamment mystérieuse, comme le sont un certain nombre de courtisanes. Tous les jours, vers quatre heures, Valérie venait prendre le thé dans l’agréable cabinet de travail du capitaine. Un moment, cet homme étrange crut bien aimer la chevelure trop blonde, les yeux bleu gris de fer, les prunelles métalliques, les dents plates dans une belle bouche voluptueuse, de sa maîtresse. Même il en vint à prendre du goût à son esprit, à ses saillies souvent amusantes, à ses jugements étonnamment faux et charmants.

Mais un jour n’arriva-t-elle pas chez lui avec le dernier livre d’Hervieu sous le bras, et ne commença-t-elle pas — selon une expression adorable — à « causer littérature ». Nangès trouva le procédé du plus mauvais goût et la manière indélicate :

— Peuh ! les livres !… dit-il avec dédain.

Mais elle, d’une voix de soprano :

— Vous êtes un barbare, mon cher Tim, un vrai barbare…

Timothée soupire et sourit, indifférent et fatigué… Enfin le temps passait, sans qu’aucun des deux sût comment, mais, en somme, il passait. Quant à Servat, quant à Maurice Vincent, quant au cousin Grandier, ils étaient pour le moment très loin de sa pensée. Nangès n’aimait pas à s’appesantir, et s’il n’oubliait rien, il avait une faculté merveilleuse de reléguer aux arrière-plans de sa conscience les impressions qui l’avaient touché un moment.

Nangès avait des moments de tristesse. Ils venaient de cette sorte de reprise amoureuse qui l’occupait. Bien qu’il ne fût pas enchaîné à l’amour, il sentait un lien trop fort déjà, et presque comme une déchéance. Si toute habitude nous ôte un peu de liberté, l’habitude amoureuse nous l’ôte vite tout entière. Asservissement qui avait toujours paru détestable à l’individualiste qu’était Nangès, et qu’il s’étonnait d’accepter plus facilement qu’il ne l’eût fait autrefois.

Tous les soirs, il faisait une promenade solitaire au bout de la jetée du vieux port. C’était l’heure où il pouvait le mieux s’examiner et descendre en lui-même. Il pensait qu’il était vieux, que bientôt il pourrait prendre sa retraite, se terrer dans un coin de campagne, entre ses chiens et ses chevaux.

Et même, il en venait, pour la première fois de sa vie, à désirer le mariage et à vouloir fonder un foyer. Il croyait voir que le règne des soldats était fini. D’ailleurs, il n’avait pas à se plaindre. Il avait encore connu le beau temps, le temps de la gloire militaire. C’est ainsi qu’en France, il avait connu l’époque où tout un peuple acclamait un général et le demandait comme maître. Il était à peine concevable que ce fût hier. Il avait connu le Soudan d’Archinard, hier encore, mais si loin, au contraire, si reculé dans la mémoire ! En somme, maintenant, il souhaitait de se marier.

Accoudé au rebord de pierre de la jetée, le capitaine se plaisait à suivre l’arrivée des barques de pêche ventrues et rebondies. De loin, elles semblaient presque immobiles. Mais quand elles passaient devant lui, elles fuyaient vite, penchées sur leur bord et, dans un petit clapotis d’eau, viraient brusquement pour prendre l’étroit chenal qui menait au bassin. Il y avait des enfants qui s’amusaient près du phare et couraient autour.

— Avoir une petite tête blonde à caresser, se disait Nangès. N’être plus seul !

Il pensait écrire à sa vieille mère de lui chercher une femme aimable et dont il eût envie d’avoir de beaux enfants.

— Pour un choix si important, se disait-il encore, il ne faut rien moins que la délicatesse infinie d’une mère.

Ainsi méditait Nangès sur la jetée de Cherbourg, tandis que la nuit livide, pleine de bruits vagues et de plaintes, se faisait sa complice. Mais sitôt qu’à l’heure du bridge il se retrouvait sous les ampoules blafardes du Grand Café, il n’était plus le même homme. Il venait là, insouciant, l’allure dégagée, bien allante, et jusqu’au moment où, les cartes étant données, il se consacrait tout entier à son jeu, c’était le causeur le plus aimable que l’on pût trouver. Ainsi cet homme habile savait-il toujours reprendre l’exact équilibre de son âme par une adaptation parfaite aux mille nécessités ou aux mille hasards de l’existence. Ainsi profitait-il adroitement de la moindre circonstance pour reconquérir la paix, qui lui tenait le plus au cœur, et pour rentrer dans l’ordre, au moment où son imagination venait de l’entraîner le plus loin.

Dans cette arrière-salle de café, il n’apportait rien des sels marins qui, pendant une heure, l’avaient imprégné ; il ne compromettait aucune des confidences qu’il avait reçues de la mer. Il ne faisait aucun transport, aucun charroi, mais sériait les questions et observait la distinction des genres. On peut dire que son esprit soufflait parfois en bourrasques ; pour qui le fréquentait, ce n’était qu’un léger et aimable zéphyr, incapable de violence, comme de toute saute brusque.

L’égalité de son humeur était surprenante. Nangès aimait à causer avec les jeunes gens, et son prestige sur eux était grand, il leur apparaissait comme un homme parfaitement heureux et qui avait su trouver le bonheur dans une constante sécurité de soi-même. C’est ainsi qu’il affectionnait le jeune lieutenant de C. qui n’avait aucun de ses goûts ni aucune de ses idées, mais qui, derrière ses yeux ternes de philosophe triste, savait contenir une fièvre qu’il ne voulait pas montrer.

Tous les matins, à dix heures, quoiqu’il eût fait dans la matinée, le capitaine Nangès était au bureau de sa batterie. Souvent, l’après-midi, il retournait au quartier et on l’y voyait au manège, tenant un cheval à la longe, la tunique déboutonnée, la chambrière à la main, ou bien encore dans la cour des écuries et surveillant le pansage des chevaux de sa batterie.

Mais il ne pouvait se faire à la tristesse des grandes cours désertes. Il avait beau y passer et y repasser : ces deux grandes bâtisses parallèles et, au fond, derrière le mur, les antennes métalliques de quelque vaisseau de guerre au repos, le silence de cette partie écartée de l’arsenal, c’était la mortelle mélancolie des bâtiments désaffectés. Quelquefois, dans cette cour, le matin, il voyait cinq ou six jeunes soldats réunis autour d’une pièce de 75 : c’étaient des engagés volontaires qui faisaient leurs classes sous le regard sévère d’un vieux « margis ». Là résidait toute l’activité militaire que présentait ce pauvre terrain dépouillé. Quelques canonniers noirs de la Martinique se promenaient indolemment. Des vieux, à moustaches tombantes, aux poils rudes, ou de grands diables roux à faces carrées, que l’on reconnaissait vite pour d’anciens légionnaires, passaient lentement, leur musette de pansage à la main, et disparaissaient dans la cour des écuries.

Et pourtant, ce qui réconfortait Nangès, c’étaient ces vieux soldats, durs visages bronzés, briqués, crevassés. Ces briscards lui semblaient seuls désormais maintenir la tradition du vieux soldat français, des soldats de l’Empire. À cause de leurs vertus guerrières, autant que pour leurs défauts mêmes, Nangès les affectionnait. C’était la tradition qu’ils représentaient, la tradition du soldat de métier, qu’il aimait en eux. En somme, c’étaient là les mêmes hommes que les soldats de l’Italie et du Mexique, mêmes conditions de vie, mêmes origines, même esprit. Ceux-là n’étaient pas des « électeurs conscients », ils n’avaient pas l’esprit très souple. Peut-être restaient-ils trop loin de la cité. Mais qui sait si, au moment où l’on ne pourra plus compter sur rien, l’on ne sera pas content de trouver intact ce vieux rempart puissant, derrière lequel chercher un peu de sécurité ?

Pour arriver au bureau de sa batterie, Timothée, qui prenait d’ordinaire l’escalier central du bâtiment, avait à traverser des chambrées dont plusieurs étaient presque désertes. Des literies, installées en cubes, et qu’aucun paquetage ne surmontait, de grands espaces vides, témoignaient que la mer, comme à la marée descendante, abandonnait peu à peu ce rivage.

— C’est dommage ! se disait Nangès. Je ne crois qu’aux armées de métier. Voici les vestiges de la dernière !

Il pensait à la faiblesse des effectifs de France, et quand il se tournait vers les colonies et vers les quelques points d’appui de la flotte que l’artillerie coloniale tenait encore, ce n’était pas une consolation qui lui venait.

— Mais les restes en sont bons, poursuivait-il. On ferait encore quelque chose avec ça !

Or, un matin de février, il fut fort étonné, au moment où, rentrant de sa promenade à cheval, il mettait pied à terre devant les écuries de sa batterie, d’apercevoir une silhouette connue.

C’était Maurice Vincent. Le jeune homme était vêtu d’un pantalon civil et d’un bourgeron de toile, neuf et raide, qui marquait déjà son nouvel emploi. Il se présenta au capitaine avec la gaucherie charmante d’un jeune animal maladroit. Mais cette gaucherie était telle qu’elle ne faisait que montrer mieux cette admirable chose qu’était ce jeune soldat : la pure statue de l’adolescence. Une tête brune, au regard profond et comme liquide, comme s’écoulant en nappe étendue, une expression enfantine encore, déjà énergique, des dents blanches, des cheveux frisés en broussaille, un corps élancé où l’on sentait la vigueur d’une saine jeunesse.

Timothée reconnaissait le fils de l’instituteur Vincent.

— Ah ! ça, dit-il, tu t’es engagé ici ?

— Oui, mon capitaine, pour cinq ans.

— Et… à quelle batterie es-tu affecté ?

— À la deuxième.

— Bien, tu es sous mes ordres. Nous nous reverrons. Je m’occuperai de toi. Tâche de faire un bon soldat.

Et il partit, tandis que Maurice suivait des yeux son dos un peu voûté, sa démarche lente, un peu balancée.

… C’est ainsi que ce jour-là, grâce au hasard de cette arrivée, Nangès en vint à songer encore au pays de Voulangis et aux étranges rencontres qu’il avait faites avec cette terre. Le temps gris de Cherbourg est un merveilleux excitant au souvenir. Dans ces pays du Nord, on vit autant dans le passé que dans le présent. Par exemple, parce qu’il avait vu dans la cour du quartier ce jeune engagé, il pensa à cette femme qu’il avait jadis mené mourir à Voulangis et qui y était partie dans un vert et lumineux printemps, il y avait huit ans déjà. Pendant son deuil, le capitaine s’était consolé par d’interminables parties de chasse, — il avait essayé plutôt, car la chasse est une occupation terrible pour un cœur dolent. Mais pourtant, ce qui lui faisait du bien alors, c’était la qualité rare de ses émotions. Le petit clocher patriarcal, les glèbes riches foulées aux pieds pendant des heures, tandis que les grosses chaussures s’alourdissaient de terre grasse, ces paysages si parfaitement équilibrés, ce vieux sol, l’antique berceau, la terre de Mérovée, de Glodion, des rois fainéants dans leurs chariots à bœufs, ce vieux fief, l’harmonieux pays où il semblait reprendre racine, sentant sa force décuplée par les millions de forces ancestrales qui vivaient encore là, ces ruisseaux aimables qui lui disaient des choses fraternelles, ces jardins, la route nationale avec ses deux rangées d’arbres en plumeaux, les petites maisons emplies de bonheur simple, — tout cela lui avait composé une émotion si intense qu’elle avait presque effacé ses douleurs particulières.

En ce temps-là, Sébastien Vincent, le père de Maurice, n’était pas encore le sophiste violent qu’il est devenu depuis. C’était un bon compagnon de chasse, marcheur inlassable et bon fusil. Sa cervelle s’emplissait des lieux communs de l’époque, mais c’était appris et maladroitement répété. Il était de ces âmes tièdes qui manquent de chaleur et de mystère. Maurice avait, à ce moment-là, dix ans. Déjà il suivait les chasseurs dans leurs fatigantes battues. Timothée aimait ce bambin. Ne s’était-il pas mis en tête de lui faire commencer l’escrime, alors qu’on était presque encore forcé de le moucher ? Petit être charmant et sauvage, dont le capitaine eût souhaité avoir le semblable pour fils, pour en faire, de ses mains, un homme…

Sébastien se disputait souvent avec Nangès. Ses propos étaient élémentaires, trop intelligibles, trop faciles, et, par là, si loin de la vie ! Ils donnaient de la colère à son compagnon.

— L’expansion coloniale, disait-il, que de millions jetés dans ce gouffre !

Car ce ton emphatique lui était coutumier.

— Encore, continuait-il, si la cause était juste ! Mais de quel droit allons-nous déranger chez eux des êtres inoffensifs, à qui nous ne savons apporter que nos vices ?

Il ne sentait pas les exigences de l’honneur, de la fierté.

— Croyez bien, répondait Nangès, tout en rappelant son setter, que la force est toujours du côté du droit.

L’instituteur se récriait :

— Mais certainement, expliquait Timothée, Qu’est-ce que la force ? C’est l’intelligence, la ténacité, c’est la patience, c’est l’habileté, c’est le courage, c’est la volonté. Voilà, Vincent, les facteurs de la force. Voilà les fibres du tissu. Ne croyez-vous pas qu’avec toutes les vertus qui la composent, la force n’a pas de grandes chances d’avoir toujours le droit pour elle ?

Naturellement, Vincent ne comprenait pas. L’armée coloniale lui était un objet d’épouvante.

— Vos soldats, disait-il, mais quand ils viennent en manœuvre dans un pays, toutes les portes se ferment avec effroi. Les bonnes femmes se mettent en prière et se signent à leur passage.

Ce qui marquait l’esprit de Sébastien, c’était alors une grande simplicité. Quelques années après, cet homme devenait, avec plus de conscience, le docile instrument des politiciens, des politiciens de gouvernement et, très vite, des politiciens d’au delà du gouvernement. Qu’il fondât son enseignement sur la « Déclaration des droits de l’homme », affichée sur toutes les parois de la maison d’école, ou sur l’un de ces catéchismes laïques qui tentent de substituer un dogme à un dogme, c’était indifférent : le mal était fait et l’erreur admise ; d’un éducateur désintéressé, Sébastien était devenu un furieux représentant des partis.

Voilà les mains d’où était sorti ce jeune engagé volontaire pour cinq ans que Nangès avait croisé dans la cour du quartier de l’artillerie.

Que l’on vienne parler après cela des bienfaits de l’éducation et de son influence souveraine ! Infini sujet de réflexion !… Car enfin, comment nier cette influence ? Mais Nangès lui-même ne démêlait pas bien à cette époque que ce n’est pas seulement le père qui éduque l’enfant, mais aussi, surtout peut-être, les pères, ses pères, les mille forces du passé, les conseils obscurs des forêts et des pâtis, mêlés aux voix innombrables des penseurs et des poètes. Voilà ce qui prévaut contre une déviation particulière. La route, un instant perdue, se retrouve. Dans le cas de Maurice, il y faut une génération. Dans d’autres cas, c’est à l’intérieur d’une même génération que le travail s’accomplit, et c’était le fait de ce brigadier de l’École militaire dont Nangès n’avait pas perdu le souvenir.

Appel intense que celui de la terre et des livres, ardente sollicitation que celle des champs de notre enfance, quand c’est la douceur de Virgile qui s’y mêle !

Là, c’est une force divine qui se dégage, et qui nous appelle, et qui nous courbe, et qui nous ploie irrésistiblement. Là, l’intelligence échoue, comme la plus haute raison échoue devant la foi d’un Pascal. Là, nous sommes humiliés, abaissés vers la terre, et plus encore que le laboureur silencieux penché sur sa charrue, parce que la puissance qui nous prosterne descend du ciel lui-même.

Toutes ces clartés manquaient à Nangès. Mais ne lui suffisait-il pas de voir venir à lui un si bel échantillon d’humanité ? Mentalité d’éleveur, c’est possible. Mais pourtant, quel est le capitaine qui n’a pas ressenti une sorte d’allégresse, et d’un ordre très haut, lorsque le recrutement lui a envoyé de solides gaillards et quelques fiers étalons ? C’est une joie presque physique d’abord, un sentiment d’abondance, de plénitude, et, vite aussi, mais peut-être accessoirement, un sentiment utilitaire, une simple vue pratique, la simple vue que le travail de l’ouvrier dépend un peu de l’outil qu’il a entre les mains, mais peut-être cette vue-là subsidiairement. Peut-être d’abord est-ce un plaisir d’amateur de voir de belles choses bien réussies, le plaisir du « curieux de tulipes », lequel ne pense pas à l’utilisation de ses tulipes, si qu’il pourra les vendre fort cher ou en tirer vanité, mais d’abord, est content d’avoir de belles tulipes…

Ce soir-là, Timothée Nangès ne parut pas au quartier. Plongé dans un fauteuil, il remuait la cendre du passé. Il éprouvait la volupté d’Ovide exilé à revoir, dans les volutes de la fumée, les bosquets d’Île-de-France, et ses moulins à eau, et ses parcs qui viennent mourir au bord de ruisseaux gracieux, la terre qu’il avait choisie jadis pour y souffrir un peu, où derechef le ramenait le cours hasardeux de sa pensée, patrie élue après de longs périples, bien au delà de nos mers, dans les océans inconnus.

À quatre heures, la jolie Valérie fit son entrée. Sa gracilité s’accordait mal avec la rude contemplation de Timothée. Elle amenait mille potins, ces potins qu’elle arrivait à glaner par un prodige d’habileté dans cette ville morte et embrumée. Le capitaine l’écoutait assez distraitement. Elle le trouva « peu galant », comme elle disait, et point suffisamment occupé d’elle. Mais elle ne songea pas à s’en froisser.