L’Appel des armes/Troisième partie

La bibliothèque libre.
Conard (p. 241-324).

TROISIÈME PARTIE

I

M. Nangès, sur le paquebot qui l’emportait à Dakar, s’ennuyait agréablement. Il en aurait pleuré de joie. La nuit, sans aucun entrain, il s’attablait au poker. Le jour, couché sur sa chaise longue, il s’amusait à suivre seulement des yeux les grands albatros qui faisaient en l’air de gracieuses acrobaties, dans l’unique but, semblait-il, de montrer aux passagers comme ils savaient bien voler. Nangès s’étonnait que les heures fussent aussi légères. Elles dansaient, comme la mer elle-même, fluides, incertaines, l’une poussant l’autre. Après Gibraltar, il sentit un grand souffle tiède qui venait de la terre. Son cœur était plus léger, lavé, nouveau.

Le voyage était devenu pour lui une sorte d’excitant qui lui était nécessaire. Un déplacement, le départ d’un grand steamer ou d’un express, les longues étapes, tout départ et toute arrivée, faisaient à ses nerfs comme le premier coup d’archet d’un virtuose. De sourdes résonances mystérieuses lui revenaient voluptueusement des terres qu’il ne verrait pas. Ce Français, qui tenait à sa race par tant de liens, avait pourtant la vocation de l’exil. Cela peut très bien être de la neurasthénie. Chez lui, c’était instinct de conquérant. Il n’était pas un touriste ni un amateur. Mais, jusque dans le tourisme même, il eût conservé son âme fière et naïve de conquérant.

Souvent, invité par le commandant du bord, il montait sur la haute passerelle encombrée par les deux taximètres azimutaux, le compas et le cabestan minuscule que manie avec aisance un jeune mousse. L’aimable marin faisait installer les chaises longues et, en caressant sa barbe, racontait ses croisières, tandis que l’officier de quart se promenait silencieusement d’un bord à l’autre de la passerelle. Le soleil était déjà tropical. Rien n’arrêtait la diffusion de sa lumière. Il en profitait pour s’étaler de partout en dominateur. Seuls, légers, ailés, les alizés corrigeaient son ardeur de victorieux. Vers l’Est, les pics neigeux de l’Atlas marocain scintillaient sous la lumière trop vive de midi. Nangès serait resté des heures à vivre ainsi, sans penser, entre le double infini du ciel et de la mer.

Vers le soir, trois jours après Gibraltar, l’Afrique n’était encore qu’une chose vague, grisâtre, incertaine : à l’Orient, très loin, une mince bande sablonneuse et monotone. Nangès songeait à l’étrange destinée qui voulait que cette chose-là, si petite et si pauvre et si nue, fût toute sa vie.

Le lendemain matin, de la passerelle du commandant, il saluait la terre des Maures. Grisé de sels marins et de souvenirs, il se laissait aller, devant sa pauvreté calcinée, à un lyrisme sentimental dont, à lui seul, avec son cœur trop sensible, il faisait à peu près tous les frais. Comme le navire s’était rapproché à cinq ou six milles du rivage, des boursouflures apparaissaient, quelques jeux d’ombres et de lumières apportaient au mystérieux lointain un peu de précision. Un troisième infini, entre la mer et le ciel, entrait en scène et s’affirmait, C’était celui de la Mort et du Silence.

Le capitaine Nangès éprouvait une sorte d’exaltation à sentir si proche et en même temps si défendu le grand mystère saharien Il côtoyait le plus magnifique des abîmes et s’enivrait de son vertige.

Ainsi, se disait-il, derrière ces dunes, il y a d’autres dunes, derrière ces sables, d’autres sables que sillonnent de loin en loin de lentes caravanes silencieuses. Et c’est tout… Je vois encore une chevauchée de guerriers bleus. Puis rien, rien, absolument rien.

Son imagination s’amusait à suivre ce dix-huitième parallèle que — d’après la carte affichée à bord — le vaisseau franchissait en cet instant. C’étaient d’abord des syllabes douces qui chantaient dans sa mémoire : l’Ogol, l’Agan, l’Aouker… Il dépassait les cirques pierreux du Tagant, vers les sables du Hodh, et le Sahel des Mechdoufs. Il s’enfonçait dans le rouge désert, la Méraïa, le « miroir ». Puis c’étaient les ruines d’Araouan, les mornes pâturages de hâd, l’Adrar des Iforass. Puis rien… La terre se perdait dans une immensité rose et irréelle. Pendant des centaines de lieues, il voit encore des nomades qui dressent l’humble tente auprès des puits bibliques. Sur les cartes, quelques points figurent : Agadès, Bilma. Après, des gouffres de lumière dans les profondeurs de l’Est : le Tibesti, le Borkou, jusque là-bas, si loin, si loin, le Nil…

C’est la même terre. C’est cette vague de sable qui va mourir là : bas, la même, et la même odeur, sauvage et forte, qui l’accompagne. Des profondeurs du désert, un murmure unique s’élève. C’est la prière de l’Islam. Un souffle divin circule de l’ouest à l’est, et il ranime la plaine agonisante. Le chant lointain met une pensée dans les dunes fauves. Nangès ne veut pas l’entendre. Il se souvient de ses amis qui sont morts, et qui reposent par là, dans la lumière. Il sourit, un peu las : sa tendresse, qui va vers eux, se fait un peu envieuse.

Ainsi songeait Nangès, dans son premier soir d’Afrique. Des clartés roses qui s’éteignaient et ses méditations faisaient la terre plus âpre, plus tragique. Timothée, accoudé au bastingage du spardeck, se sentait solitaire de partout. Dans le silence, il essayait de dénombrer les causes qui l’avaient noué si fortement à l’Afrique…

Nangès est un artiste ? Il veut vivre dans la pure lumière, dans la beauté ? Peut-être ! mais il n’est pas un bibelotier, oh non, il n’est pas un délicat, un raffiné, et il est forcé de s’avouer que ses émotions ont une qualité plus spirituelle. Au seuil de l’Afrique, ce n’était pas aux nomades pasteurs de troupeaux qu’il allait penser, mais à quelques compagnons perdus dans ces steppes dolents. La terre qu’il contemplait était française, et c’était peut-être, de toutes les terres françaises, la plus française, l’une des rares où son pays eût inscrit un peu d’histoire, à peu de chose près la seule qui pût laisser son nom, inscrit par la gloire, dans l’histoire médiocre de nos temps, à ce titre peut-être la seule française, la seule qui comptât pour le « salut éternel de la France ».

Ainsi est Nangès. Que quelques-uns ramassent de vieilles poteries, qu’ils s’occupent d’ethnographie, de linguistique ou d’archéologie, qu’ils soient même à ce point généreux de vouloir perfectionner l’indigène et de souhaiter qu’il connaisse nos immortels principes et les règles de notre morale latine, Nangès n’y contredit pas. Lui, il vient ici pour se perfectionner lui-même et pour reprendre une conscience plus nette de ce qu’il vaut. Voilà l’enseignement que ce grand professeur donnera à Maurice Vincent. Les coutumes africaines les plus étranges le laissent sans grande curiosité. Par contre, à rebours de certains esthète :  ; qui trouvent que « nous gâtons le paysage », ce qui lui apparaît un objet digne d’études, ce sont quelques hommes de son pays et de son temps dont il lit comme des livres les âmes claires. La plus étrange « coutume » lui paraît être que nous ayons pu maintenir, malgré tant de coalitions, un petit canton de vertus guerrières où l’on se préoccupât encore d’éternité.

Nangès passa vite à Dakar dont les constructions hâtives sentent l’escale, le point de passage, et ne disent rien[1]. Le lendemain de son débarquement, il montait dans le chemin de fer qui mène à Saint-Louis. Pendant la traversée du Cayor, il commença à se sentir chez lui. Il ne se trompait pas, il était bien en Afrique. Ces plaines de sable, cette brousse diaphane, toute pénétrée de lumière, avec ses tamariniers et ses baobabs monstrueux, et l’air qui tremble sur la savane endormie, c’était bien l’Afrique. Et ces longs troupeaux de bœufs et de moutons, et ces trois chameaux qui balancent monotonement de maigres Maures aux cheveux hirsutes… Il les connaissait bien, toutes ces images familières qui avaient presque pour lui l’amer parfum des souvenirs de jeunesse.

À Saint-Louis, dès qu’il fut sur le quai de la gare, il fut accaparé par ses camarades. Saint-Louis est déjà assez loin de la France, et les microbes que l’on respire dans nos villes n’y peuvent plus vivre. Nos vaines paroles, nos cris puérils qui sonnent faux, déjà on ne les entend plus. La foire aux vanités est loin. Si Nangès pensait ici à l’instituteur de Voulangis, ce serait la plus haute des bouffonneries. Mais il est content de retrouver de son pays quelque chose d’épuré et d’anobli. La compagnie de ses frères d’armes lui fait du bien.

Nangès a toujours aimé cette vieille ville, dont le nom seul lui est comme l’évocation d’un passé lointain. La manière en est plus française, moins cosmopolite, que de Dakar. Rien que ces rues bien alignées, ces maisons blanches aux angles droits, l’heureuse harmonie des proportions témoignent d’un goût, d’une mesure qui ne sont plus de notre temps. Au lieu que Dakar, avec ses torchis, et, çà et là, ses prétentions au colossal, son désordre sans grâce, fait figure de quelque port levantin, le pittoresque en moins.

Ce n’est pas trop de dire que Nangès éprouvait une véritable émotion lorsqu’il mettait les pieds dans cette ancienne capitale du Sénégal où jadis M. de Boufflers avait caché ses plus doux souvenirs d’amour et où, plus récemment, le grand Faidherbe avait laissé d’impérissables souvenirs. Il s’étonnait que le recul de l’histoire fût à ce point nécessaire qu’il le forçât à préférer une ville, qui, somme toute, n’avait guère qu’un siècle d’existence de plus que sa rivale.

Nangès aimait à retrouver ses camarades au Cercle militaire. Pendant ces quelques jours qu’il passait à Saint-Louis, il prenait la note et se mettait au ton. Dès le premier soir, il avait remarqué que le style général des conversations était plus grave, plus haut qu’en France, sans qu’il devînt pourtant prétentieux. Une grande décence, une dignité sérieuse… Cela vient de ce que Saint-Louis est un peu la porte de la brousse. C’est un lieu de grande circulation, une tête de ligne. Il faut un mot militaire : c’est une étape. Presque chaque jour, on voit des visages nouveaux, mais ce sont des camarades. Hommes qui souvent ne se connaissent pas, qui ont pourtant tous le même point de vue sur l’univers et se sentent liés.

L’arrivée de Nangès coïncidait avec le retour de quelques officiers qui venaient de faire colonne en Mauritanie. Au Cercle, on évoquait quelques souvenirs de brousse. Conversations de camarades, propos d’apéritif, sans suite ni intentions. Et surtout sans importance, sans aucune espèce d’importance. De la fumée de cigarettes dans des plantes vertes. Et puis, enfin, on ne se montait pas. Cependant Timothée, qui venait de France, trouvait aux voix quelque chose de plus mâle, presque d’héroïque. Réellement, on se retrempait auprès de ces hommes qui, de leur côté, prenaient mieux possession d’eux-mêmes, si près de leur terrain d’action.

Ce qui amusait Nangès, c’était l’imprévu des rencontres. Quelquefois, elles le reportaient à de longues années en arrière. D’autres lui rappelaient des cieux lourds d’Asie. Un jour, il se trouve avec un capitaine qui descend du Soudan. Il se rappelle l’avoir vu jadis à la prise de Tananarive. En tête de sa compagnie, il faisait l’escalade en tenant son ombrelle au-dessus de sa tête : cet homme redoutait plus le soleil que les balles. Timothée sourit à ce souvenir. C’était peu de chose, ce petit air de bravoure à la française. Et pourtant, c’était charmant, un peu « guerre en dentelles », mais tout à fait conforme à la tradition. Ce n’était rien, et c’était, pourtant la trouvaille heureuse, la réussite dans le choix d’une attitude.

Quand Nangès pensait à de telles actions, il sentait l’enchaînement des âges, leur déroulement, le cycle harmonieux des temps. Mais il se demandait encore si l’histoire retiendrait ces documents. Il craignait que la continuité n’apparût pas clairement entre hier et aujourd’hui et que des mailles trop petites ne fussent omises. Il craignait que le regard de l’histoire ne dût point s’arrêter à ces détails, — l’essentiel.

Ainsi, peu de temps auparavant, un de ses camarades s’était fait tuer dans l’Affola. Il y avait eu de la gêne. Une note officieuse avait déclaré que « les ordres avaient été dépassés », que « le capitaine s’était engagé trop loin à la suite d’une bande de pillards… » Nangès eût voulu savoir si le fait symbolique, celui qui plus tard donnerait la couleur de l’époque, le fait historique, somme toute, ce serait cette oraison funèbre, ou bien au contraire la mort de son camarade.

Nangès avait six jours à passer à Saint-Louis, avant de s’embarquer sur le fluvial qui le mènerait à Podor. Il les employa utilement à recueillir les bruits de la brousse et à causer avec les quelques Africains qui se trouvaient là. Venant de France, il les voyait, il les entendait mieux, et ne se rappelait pas encore qu’il en était. Ils étaient des hommes simples, sans détours, droits et sérieux, un peu tristes. Des forts, des simples, un peu poètes, pas modernes. Quelques-uns — rares — des ambitieux effrénés, — et ils étaient admirables. Les autres, des poètes, et ils étaient aimables. Ils n’étaient pas modernes. On ne pouvait pas les confondre. Ces Africains, qui représentaient le caractère aventureux, indépendant de la race, ces inactuels, avaient des visages particuliers. Ces silencieux, quand ils parlaient, n’avaient pas la voix de tout le monde. Et ils ne se taisaient pas non plus comme tout le monde. Dans la grande famille, ils auraient eu de la peine à retrouver leurs frères. Ils étaient tout seuls. Dans la grande famille, ils se reconnaîtraient tous plus ou moins. Eux se reconnaissaient entre eux, mais ils ne reconnaîtraient pas tous les autres. C’est leur force et leur faiblesse.

Le dernier soir, Nangès n’analysait plus. Il était trop parmi eux pour pouvoir les juger. Il était un des leurs. Il n’avait plus le recul pour les voir. Il était dans le rang et prenait la suite. D’ailleurs, pendant ses dernières heures au Cercle, il était un peu gris, moins des cocktails qu’il avait bus que d’amitié éparse.

À huit heures, il quittait le terrain où s’achevaient les derniers bridges. Sur la place du Gouvernement, l’ombre était fraîche et bleue. Vers les pauvres cases de Guet N’dar, le village maure, un palmier solitaire s’érigeait et se penchait vers l’eau noire du fleuve qui le reflétait encore.

Le soir était de voiles légers, diaphanes, soyeux. Non loin du Cercle, d’élégantes jeunes femmes assises faisaient une couronne et gazouillaient sur un mode aigu. Un jeune homme, en costume tennis, se pencha vers elles. Il tenait à la main une raquette. Mais Nangès aperçut l’image du vieux Faidherbe qui se dressait là, tout près, et les regardait de ses yeux de bronze…

Avant de monter sur le Sahel, en partance pour le fleuve, Timothée recevait un courrier de France. Il contenait une lettre de Claire Monestier qui recommandait au capitaine son jeune fiancé. La lettre ne contenait pas de fautes d’orthographe. Cela fit plaisir à Nangès. D’ailleurs, le capitaine respirait de loin une âme nette et simple, comme les jambages de cette grande écriture, sérieuse et sans fioritures. Nangès s’amusa longtemps de cet enfantillage. Quelle affaire, pour cette jeune briarde, que le départ de son fiancé ! Tout le monde sait que lorsqu’on part pour ces pays-là, on n’en revient jamais. Nangès la voit, un grand chapeau à la main, les cheveux en désordre, les joues roses avec des gestes d’animal joli, dans une campagne très verte. Elle est, de toute évidence, absolument faite pour le bonheur. « Oui ! mais peut-être pas Maurice, » songe Nangès.

De Saint-Louis à Podor, où s’arrête le Sahel en saison sèche, il y a vingt-huit heures de bateau. Vingt-huit heures à contempler les rives basses du Sénégal, à suivre les méandres silencieux du fleuve. Nangès préfère penser à ses deux amoureux dont le murmure lointain fait dans la solitude un écho discordant.

— Voilà donc, se disait le capitaine en riant, que je fais figure de bourreau ! — Il est de fait que si je perdais ce pauvre enfant, je ne saurais trop que faire entre cette lionne amoureuse et notre pion de Voulangis !

II

La veille de son départ pour Marseille, Maurice, qui venait de faire à Voulangis un morne adieu, arriva à Paris et se rendit à la place Vintimille où M. Monestier tenait ses quartiers d’hiver. On était aux premiers jours de novembre et un froid précoce avait hâté le retour du peintre vers son poêle.

Maurice écouta passer sur lui la tristesse de la grande ville déjà enveloppée de brume, inconnue pour lui, ardente et lugubre. Il lui sembla qu’elle sentait le départ, l’adieu, le voyage. C’était un grand lieu de circulation, d’allées et venues, et partout il retrouvait la hâte fébrile des grandes gares. Dans le vaste atelier qu’occupait M. Monestier, cette impression ne le quitta point. C’était une grande pièce ornée d’une cheminée monumentale, encombrée de divans, de meubles persans et orientaux, de cartons posés contre les murs. Mais elle ne semblait pas habitée. Le peintre venait d’arriver. Les meubles eux-mêmes respiraient l’abandon. Les tapis étaient roulés dans un coin de l’atelier. Le plancher craquait à chaque pas. Des malles, des paquets de toiles ficelées, ébauches de l’été, jonchaient la pièce. Bien que le poêle ronflât déjà, un grand froid pénétra Maurice jusqu’aux os, jusqu’à l’âme. Chaque pas qu’il faisait se répétait en écho prolongé. Il avait peur, comme si quelque vieux fantôme, familier et terrible, était caché là, dans cette pièce. Confusément, il frémissait comme au coup d’aile d’une immense fatalité, non point celle qui vient du dehors, mais celle qui nous vient de nous-mêmes, que nous créons et subissons, celle qui vient des profondeurs obscures de notre conscience, peut-être de plus loin, — de la conscience même des ancêtres.

M. Monestier entra dans l’atelier. Il serra vigoureusement la main du jeune homme. Sa barbe grise s’étalait sur un jersey de matelot. Il avait aux pieds de gros souliers ferrés qui rappelaient la campagne, les terres grasses des lisières de bois. Affectueusement, il posa la main sur l’épaule de Maurice et le regarda. Il aimait ce jeune homme, ce charme d’enfant qu’il avait conservé, son regard clair d’adolescent candide.

— Alors, jeune explorateur, c’est pour aujourd’hui, ce grand départ ? dit-il gaiement.

— Mon Dieu, oui, Monsieur Monestier, je pars ce soir pour Marseille, où je m’embarque demain.

M. Monestier bourra lentement sa grosse pipe de bruyère.

— Eh bien, dit-il, tu as raison, petit. Ah ! si j’avais vingt ans, je ferais comme toi. Bonne chance, mon brave Maurice, la vie s’ouvre belle devant toi. Tu n’as qu’à marcher vers elle. Par exemple, tu sais, il y a la petite qui ne raisonne pas comme moi ! J’ai beau la sermonner, elle ne veut rien entendre. Mais tu vas la voir. Elle devrait être là déjà.

M. Monestier caressa sa barbe. Il avait un grand air campagnard, on ne sait quoi de rude, de noble dans sa personne, l’air d’un vieux routier habitué à l’air libre, au grand soleil des routes.

La porte s’ouvrit vivement. L’amie désolée parut. Et si joliment désolée, et pauvre, et misérable ! Et certes, elle ne tripotait pas nerveusement son mouchoir. Aucune larme ne perlait au bord des grands yeux clairs et bons. Et seule l’émotion avait mis un peu de rouge à ses joues fraîches.

Le pauvre Vincent ne savait absolument quoi dire. Il sentait sa tête bourdonner, son cœur battre plus vite. Il contemplait stupidement la petite Claire qui enlevait son grand paletot pelucheux et sa toque de fourrure. Elle arrangea ses cheveux aplatis par le chapeau, puis, se tournant vers Maurice, le regarda avec une tristesse tendre et sans apprêt.

Le père Monestier partit discrètement après avoir embrassé le jeune homme. Et aussitôt Maurice saisit la main délicieusement étroite de la jeune fille. Il balbutiait le nom qu’il aimait, des choses bêtes et naïves. Une force animale jeta ses lèvres sur le frais visage qui le regardait doucement. À pleine bouche, il baisa les joues glacées, les dents brillantes, les cheveux légers et fluides. Alors Claire tomba sur des coussins, elle prit sa figure entre les mains, et pleura silencieusement, devant tout le bonheur qui s’enfuyait…

Dans sa fièvre, Maurice sentit le vertige le saisir. Il ne s’y retrouvait plus, devant l’effroyable réalité d’une larme de jeune fille. La vie lui apparaissait une affolante précipitation d’événements, où nous sommes les acteurs et les spectateurs, les juges et les parties. Quand Claire releva la tête, Maurice vit ses yeux brillants, son regard voilé qui le fixait.

Que dire, après ce regard plaintif de bête blessée ? Il faudrait expliquer, — et il n’est rien de plus inexplicable que ce que nous faisons. Maurice ne put que caresser la chevelure soyeuse. Il balbutiait des mots maladroits :

— C’est vrai, ma petite Claire, j’ai tort de te quitter. J’aurais dû vivre pour toi, dans ton ombre chère. Mais tu ne sais pas combien je t’aime, moi aussi. Et quand je désirais le plus fort partir, tu ne sais pas combien je t’aimais, — même à ce moment-là. Allons, petite Claire, je reviendrai bientôt. Peut-être seras-tu fière de moi, et nous serons heureux tous les deux.

— Ah ! j’ai peur, Maurice, j’ai peur…

Devant cette belle animalité, devant ce cri, Maurice s’étonna de rester maître de lui. Encore en ce moment suprême, il jugeait sa fiancée. Le sentiment qui le dominait, c’était peut-être qu’il était fier de contempler cette œuvre d’art. Mais, tout bien pesé, il se connaissait aussi, et il se savait trop insouciant pour croire que sa vie se jouait sur une minute.

— Allons, il faut que je parte, dit-il. Je ne veux pas te quitter sur ce mot triste. Souris un peu, Claire, que j’emporte là-bas ce sourire.

Mais la jeune figure est là, près de lui, toute simple et naturelle, avec son air candide de toujours.

— Au moins, dit Claire, j’aurai souvent de tes nouvelles.

Maurice préférait cette banalité.

— Mais oui, petite Claire, ce n’est pas si loin, le pays des Maures !

Et les voilà qui combinent des dates de courriers, des horaires de paquebots…

Ils se dénouèrent lentement. L’adieu, dépris, repris, traînait. Ils étaient gênés. En fait, ils n’avaient plus rien à se dire. Mais ils hésitaient et avaient l’air de se savoir maladroits ou inexperts. On eût dit que chacun cherchait le mot de la fin, le mot définitif, sur quoi il n’y a plus qu’à partir. Ils avaient le cœur trop lâche, trop détendu pour le trouver. Enfin l’homme prit une résolution énergique. Il baisa la main qui hésitait, essaya le regard qui veut tout dire, et s’enfuit légèrement.

Maurice était resté quelques heures dans l’atelier surchauffé et poussiéreux de M. Monestier. Dehors, il frissonna au froid aigu qui le piquait. La bise le fouetta au visage. Il se persuadait qu’il était heureux, et libre, et fort, devenu homme. Il avait, comme disent les marins, largué les amarres, et il ne lui restait plus qu’à errer joyeusement à travers le vaste monde.

En ce moment, nullement conscient de lui-même, il eût été incapable de toute analyse et de toute précision sentimentale. Son amour pour Claire était aussi vif que son désir de fuir vers des horizons neufs, sous un jeune soleil. Mais sa nature l’emportait vers des fins qu’il ignorait, vers une mystérieuse destinée.

Son cœur de vingt ans ne pouvait s’accommoder des larmes ni des soupirs. Et il courait allègrement par les rues, — au fond un peu las de la grande dépense de sentiment qu’il venait de faire chez sa fiancée. Il acheta une pipe confortable, un décapsuleur pour son fusil de chasse. Et il avait envie de chanter, à l’idée que dans quelques heures il fuirait, sur un blanc steamer, vers l’Atlantique.

Le dernier jour de France, il le passa, le lendemain à Marseille, en corvées fâcheuses. Le soir, il avait hâte de voir la mer, et les carènes des lourds bateaux, et la confusion du vieux port, encombré de docks, de chemins de fer, de trolleys, d’amoncellements de caisses et de tonneaux. Pendant deux heures il se promena à travers la Joliette. Quel spectacle bien fait pour préparer un voyageur aux langueurs de l’absence ! On a presque quitté sa patrie, lorsque l’on erre parmi ces marchandises lointaines qui sentent le cargo-boat, les tropiques et l’Angleterre. Ce qui exaltait le jeune homme, c’était la solitude. Il lui semblait que désormais il n’avait plus qu’à courir, dans l’orgueil de sa force jeune, vers d’autres escales, semblables à celle-ci, puisqu’aucune autre ne serait plus sa terre natale.

C’est là, aux « portes de l’Orient », que la vie de Maurice Vincent atteint son point culminant. C’est là que l’initial paradoxe qui l’a poussé à suivre l’étoile du capitaine Timothée s’épanouit, prend sa valeur vraie.

Il se trouva que, vers un des môles de la Joliette, et alors qu’il s’apprêtait à revenir vers la Cannebière, Maurice rencontra quelques camarades qui étaient aussi en instance de départ pour la côte occidentale d’Afrique. L’argent de poche mis en commun, on résolut de s’offrir un dîner dans une gargote provençale. Il y avait, parmi les convives de ce repas, quelques vieux sous-officiers, grands buveurs, qui devaient y mettre la gaîté qu’il fallait. Après le café, la petite bande sortit de l’établissement, longea le bassin du vieux port, puis le quai obscur où clignotaient çà et là quelques rares réverbères.

Des bars aux inscriptions anglaises, espagnoles, arabes, grecques, flamboyaient dans l’ombre.

Les camarades entrèrent dans l’arrière-boutique de l’un d’eux et commencèrent à entonner les vieilles chansons qui constituent la tradition inaltérable de l’armée. Le bar était presque désert. Par la porte de la salle où buvaient les sous-officiers, on voyait le comptoir de bois, près duquel un gros homme à l’air anglais causait avec une servante aux cheveux dorés. Une autre servante chlorotique allait et venait dans la salle du fond.

Ces images, les dernières de France, si médiocres qu’elles fussent, s’inscrivaient vivaces, vivantes, dans la tête du jeune homme. Il faisait flèche de tout bois. Tout désormais lui serait matière à souvenirs.

Ils s’ennuyaient. La soirée s’étirait. Les têtes s’alourdissaient, et les heures. Ils sortirent et vinrent s’échouer dans un beuglant. Des bancs de bois se pressaient dans une salle petite et nue, toute ennuagée de fumée de pipe. Une femme ignoble — toujours la même — gémissait une romance sur une estrade de bois. Des marins, des ouvriers du port buvaient de la bière, attentifs, la face tendue vers la chanteuse. Les coloniaux voulurent faire fuir cette masse hideuse. Des murmures s’élevèrent, Comme les choses menaçaient de se gâter, un vieux proposa la retraite.

Il était tard. Maurice s’aperçut qu’il était seul sur le quai. Ses amis l’avaient quitté, s’enfonçant dans des ruelles obscures qu’éclairait seule, au fond, quelque lanterne. Il avait le cœur vague.

Il aspira une bouffée d’air, leva les yeux. Tiens ! Les étoiles étaient là ! Il frissonna, et, comme un jupon passait, qui sentait l’ail et le musc, il le suivit…

À l’aube fraîche, le jeune homme se trouvait sur le parvis désert de la cathédrale. Il s’accouda sur la balustrade de pierre, buvant les souffles sauvages qui venaient du large. À ses pieds, c’était un trou noir, des choses confuses, le port, les docks immenses, des tas de choses qu’on ne comprenait pas. De loin en loin, un globe électrique jetait une lumière crue sur des trains de marchandises, sur une cabane où s’enchevêtraient des fils électriques. Et plus loin, on devinait la mer, toute noire, derrière les bassins, les môles, les formes de radoub, toute l’architecture fantastique des ports…

Voilà les derniers tableaux de la France. C’est beau. C’est noir et triste. Maurice pense aux joues claires de son amie, si lointaine déjà. Mais cette pensée ne lui cause nulle tristesse. Il est heureux d’avoir ce petit coin d’azur dans son ciel gris. Il est heureux qu’un tel souvenir habite la solitude de son cœur. Il sait que de chères images du passé sont un bagage indispensable pour une longue route, et que c’est la seule chose qu’il faille avoir, et le seul chargement nécessaire. Il le sait bien.

La petite place religieuse semble trembler de silence. On a envie de crier, pour voir si l’on s’entendrait soi-même, — pour vérifier, mais on se ferait peur. Il est impossible qu’un endroit au monde soit plus désert que celui-ci. La solitude est faite des millions de gens qui n’y sont pas, et qui, pourtant, font autour d’elle une misérable couronne.

Maurice n’oserait même plus se moucher. On dirait le décor d’un cinquième acte, avant que la ronde nocturne soit passée.

Pauvre enfant perdu, dont le cœur vacille ! Il est las. Des tas de choses du passé lui reviennent, mais c’est incohérent ; il ne peut enchaîner les mailles apparues de sa vie. Il voit des marches dans les glèbes, les gros souliers aux pieds, le lièvre qui culbute, la tête la première, sa petite culotte blanche en l’air, puis un dortoir dans un lycée, la salle d’études, l’odeur, l’ivresse des livres. Claire occupe le fond de la toile. Depuis toujours, elle préside à sa destinée, et elle semble le regarder sans rien dire ; elle le regarde avec ses grands yeux bons, tandis que lui, il se promène et gesticule… Le peloton, la théorie apprise la nuit dans l’escalier glacé, près du falot, la manœuvre au polygone, les sens engourdis par la fatigue, la dure vie, austère et nue, — le foyer perdu.

Et voilà maintenant que le grand soleil vient inonder sa route. Aucun espoir ne lui est interdit désormais. Telle qu’il l’a faite, sa vie lui plaît, avec ses heurts, ses contrastes, ses tensions, ses détentes, ses extrêmes. Ce qui domine tout, c’est une jeune fierté de s’être asservi à son idée, contre sa maison et contre l’amour.

Enfant de France ! La servitude qu’il accepte, c’est celle que veulent tous ceux qui ne sont ni des marchands ni des banquiers. Être le domestique de son idée, ce n’est pas donné à tout le monde. La servitude militaire existe, comme existe la servitude du prêtre et comme existe la servitude du penseur. Mais il n’y a de libres au monde que ces esclaves.

Grandeur et servitude militaires ! Servitude plus noble encore que la grandeur, plus grande que la grandeur, immensurable, parce qu’elle ne peut se mesurer qu’avec l’idée même. Au lieu que la grandeur militaire peut se mesurer, qu’elle peut même se tarifer dans le monde, qu’elle peut être étalonnée, qu’il en existe le gabarit, le mètre étalon. Mais la grandeur de la servitude ! C’est celle du prêtre et du penseur, et elle ne peut absolument se mesurer avec aucune mesure humaine. C’est une grandeur épouvantable.

Maurice la sent qui le domine, avant que lui-même — sentant sa force — il la domine. Mais alors, parvenu là, il s’installe dans son orgueil. Le détour a été long, mais il n’a fait que retrouver le sentier que son cœur avait perdu…

III


Notes de Maurice Vincent.

« Au nord de Gueltitor, la fauve chaleur nous engourdissait sur nos chameaux. Mais, le soir, une brise murmurante a circulé parmi les gommiers et nos yeux ont pu se poser sans fatigue sur l’immense cercle de l’horizon. Devant nous, nous apercevions les hautes silhouettes de nos guerriers maures, vêtus de bleu et enturbannés. Ils faisaient de vives découpures sur le ciel transparent comme une paroi de cristal rose.

« Depuis dix jours que nous avons quitté le fleuve et que, des rives du Sénégal, nous nous dirigeons vers les solitudes du nord, ce sont les mêmes aspects, les mêmes teintes du soir, dans des ciels pareils, les mêmes végétaux maigres dans la même plaine. On sent la terre altérée, — mais ce n’est pas de la terre, de la terre terreuse, la forte matière, épaisse et grasse qu’on appelle la terre, la chose vivante qu’est la terre de nos pays. C’est la terre morte, blanchie par le soleil, comme les os d’un vieux squelette. C’est sec, fluide, léger, sans cohésion, élémentaire. C’est sans couleur franche, — une chose morte.

« Et ce tremblement de l’air ! On s’y endort, dans le balancement du chameau, bercé dans la pure lumière, hors des bornes de l’intelligence…

« Cette terre, sans caresses et sans baisers, je commence à en comprendre la vertu. Est-ce l’ivresse de la force ? Mais nulle part certainement on ne prend possession de soi-même comme ici. Je sens de vieilles choses qui remontent en moi de mon enfance, de plus loin peut-être. Je sais qui je suis.

« Terre mystique. Terre d’ascètes. Thébaïde. Nous aussi, nous nous purifions, épurons, loin des pourritures modernes, loin de la misère, de la laideur, de l’indigence.

« La sombre muraille de grès de Tagant ! On l’attend depuis si longtemps qu’on la salue avec joie. Verticale, elle plonge ses assises dans le sable même de la plaine unie. Le poste de Moudjéria est presque adossé à ce sombre château fort. Je pensais y trouver le capitaine Nangès, mais il paraît qu’il est à Tijikja et il me faudra marcher quelques jours encore avant de le revoir.

« Je suis monté sur le haut de la montagne. Du haut de ce balcon, on voit mieux l’immensité déserte de la plaine, et à quel point elle est immense et déserte. L’âme se crispe devant tant d’espace. L’herbe jaune, les arbustes, se fondent en une teinte neutre, indicible, et l’on croirait une mer immobile. Derrière moi, la terrasse se continue en montagnes pierreuses et désordonnées, en amoncellements angulaires de rocs. C’est là que commence le Tagant, le pays des pierres.


« Quelque part, dans le Tagant. — Je ne puis encore rien regretter de la France. Le soir, quand l’ombre de la falaise s’allonge immensément vers l’est, les méharas rentrent du pâturage. Odeur de l’Afrique ! Dans l’herbe jaune, j’entends d’abord un chant sans paroles, aux modulations étranges. Puis des appels de voix que multiplie le silence. C’est le gardien du troupeau qui paraît, le fusil sur l’épaule, tenu par le canon, le boubou relevé. Le chameau de tête s’arrête, regarde au loin, sans rien voir, de son gros œil bombé. En revenant vers ma tente, j’entends les rires sonores des partisans, tandis que la tourterelle chante plus fort son éternelle chanson d’Afrique, la même, du nord au sud de l’Afrique, qui tinte doucement dès qu’un peu d’eau apparaît, dès qu’un peu de verdure coupe la monotonie des plaines.


… « On a marché tout le jour. On campe dans le plus sombre lieu de ce pays misérable. Mais qu’importe ? Tous les jours, je suis pris un peu plus. Le silence où je m’enfouis, je sens que rien ne pourra plus m’en détacher.

« Ici, de frêles arbustes épineux ont réussi à pousser dans la plaine sablonneuse qu’encercle de toutes parts un cirque immense de rochers noirs. L’horizon est assez large, mais limité par les amoncellements de pierres : le premier cercle de l’Enfer. La beauté vient d’un tragique puissant qu’aucun rayon de vie ne vient adoucir, qu’aucune grâce ne vient orner. On pense avec bonheur au murmure d’une eau courante, à des bosquets emplis d’oiseaux… Hélas ! il ne reste plus ici qu’un rude squelette pétrifié. L’homme lui-même est forcé d’errer, poussant sa tente devant lui, comme le dernier habitant d’une planète qui s’éteint…


« De beaux jeunes hommes… Des réveils purs… Je sens l’audace joyeuse de ma jeunesse…


Une station à Niémelane. C’est là que furent tués, en 1906, deux lieutenants français, Andrieux et de Franssu, avec tous leurs sous-officiers. Nous avons élevé une petite stèle de pierres à l’endroit du combat. C’est une bouée de sauvetage que cette stèle. Moins tragique, elle est aussi touchante que celle de Noisseville. Dans ce pays, un soldat est encore chez lui. Aux quatre coins des steppes maures, on pourrait retrouver quelques gouttes de sang français. Quel butin plus précieux de nos lointaines randonnées ? C’est la terre des soldats celle où les armes sont encore vénérées. Il n’est pas indifférent qu’un peu de gloire guerrière y ait fleuri.


« En arrivant à Tijikja, ma première visite est pour un autre mausolée, celui de Coppolani qui fut assassiné ici par un fanatique, alors qu’il s’apprêtait à partir pour l’Adrar. Sur le bronze qui orne la tombe, on a gravé ces mots en arabe : « Xavier Coppolani, l’ami des musulmans. » Ce fut en 1903 que ce grand homme essaya pour la première fois d’occuper et d’organiser les pays maures. Les témoins de ses débuts savent quelle fut sa misère et la foi qu’il lui fallut. Ils ont vu ses efforts pour quitter la berge du Sénégal et s’enfoncer dans l’intérieur. En 1905, il réussit enfin à s’éloigner du fleuve et s’avança jusqu’à Tijikja qui n’était pour lui qu’une étape vers l’Adrar et le Maroc. C’est là que ses grands desseins furent arrêtés.

« En Mauritanie, je n’ai vu que deux monuments de pierres. Mais ils étaient consacrés au souvenir.


« Le poste de Tijikja forme une haute plateforme crénelée de toutes parts, encombrée de cases en terre battue et ayant un peu l’aspect d’un minuscule château fort. L’horizon que l’on a du haut de cette terrasse est assez varié pour que l’on ne s’ennuie pas à le contempler. Vers l’est, la plaine est imprécise et se perd dans des jungles lointaines. Vers l’ouest au contraire, la vue est bornée par les arêtes fines et les dentelures du Tagant. Au pied du poste, se dressent les terrasses du ksar, toutes proches. Vers le nord et vers le sud, la palmeraie s’allonge ; c’est la verte oasis, la terre d’élection promise au voyageur. Mais il faut à cette immensité circulaire les lueurs d’un soleil qui s’éteint pour que tout s’arrange, prenne sa juste place et s’harmonise… Ce que Lamartine appelait « harmonie du soir »… Les troupeaux de moutons rentrent, conduits par le bergers aux jambes nues. La brise incline les têtes des palmiers. Et vers l’ouest, le spectacle est divin, infiniment reposant. Les rochers du Tagant font une fine découpure sur le fond du ciel, — mais ce n’est plus le ciel, c’est un éther impalpable et profond, si fluide et si léger que l’on s’étonne que l’œil n’aille point déjà jusqu’aux étoiles. On est las, fatigué de lumière, un peu nerveux. Il semble que vos nerfs tremblent un peu… Lassitude heureuse… On est ailleurs, quelque part, dans une planète perdue qui roule dans la perpétuelle lumière de son éther glacé. Mais j’entends la voix du capitaine Nangès qui cause non loin de moi avec le lieutenant de Sernonne. Voix précise, impérieuse… Renseignements sur les tribus de l’Est, projets d’action… En tout, je voudrais l’imiter. Il sera mon modèle. Mais que je perds de temps ! Je maudis ma jeunesse studieuse…


« Avant de partir pour l’Est, une lettre de Claire. Sa voix, quand elle vient mourir ici, a un son étrange. Une lettre parfumée, dans ce décor sans parfums. — Ces lignes mièvres me troublent. C’est d’amour, mais aussi d’autre chose, de mille choses. Je ne sais pas.


« Je n’ose plus continuer mes notes. Quand je vois le capitaine Nangès silencieux, tendu vers l’action, — son âme simple, unie, élémentaire, quand je le vois sans faiblesses et sans sourires, je ne veux plus de ces futiles passetemps. J’aurais trop de honte si, quelque jour, ces lignes lui tombaient sous les yeux. »


Si ces notes de Maurice marquaient quelque singularité, c’est qu’il rentrait mieux en lui-même. Il semblait qu’en quelques jours, il ramassât toute sa vie. À Jouarre, il n’était qu’un enfant. Ici, il prenait figure, s’individualisait, se différenciait.

On aime à remarquer que ce fier jeune homme ne consent pas à exhaler d’amoureuses plaintes. La vie libre, l’horizon trop large, lui feraient prendre en horreur la prison où une femme voudrait le tenir captif. Il ne veut pas être le prisonnier de son cœur.



LA LETTRE.


« Ma chère fiancée,

« Je souffre en lisant tes lettres tristes. Comment faire les miennes gaies comme je les voudrais ? Tu t’imaginerais que mon cœur est desséché. Ce n’est pas vrai. Mais ici les pleurs de l’amour sont remplacés par une furieuse exaltation, et ce sont encore des transports dont tu peux être fière.

« Non, chère fiancée, même quand je pense à ton visage, je ne puis soupirer ni gémir. C’est la faute du beau soleil, de la vie simple et nue, de la clarté qui vient de tout et déchirerait trop vite le voile de mes larmes.

« Et puis l’amour est si beau de loin ! Il est comme ces fonds azurés que les artistes de haute lice mettent sur leurs tapisseries multicolores. Ici, encore, c’est un beau désordre de couleurs. La vie scintille, piaffe et poudroie. Ta pensée met de l’unité dans son désordre et simplifie le trop riche décor.

« Tu trouves, mon enfant aimée, que c’est peu et tu cries que je ne t’aime plus. Mais si l’amour est autre chose que cela, il nous faut jouer Tristan et Yseult. Vraiment, c’est trop fatigant. Et songe que je marche avec Parsifal, le « fort », le « pur », qui me défend d’être lâche et de regarder en arrière.

« Ce grand Nangès, comme tu le détestes ! Et pourtant, il m’aime plus que toi, puisqu’il sait me donner la médecine qu’il me faut. Peut-être, quelque jour, la grande route où il me mène rencontrera-t-elle le joli sentier de nos amours… Maudis-moi, si tu veux, mais je ne me hâte point de le souhaiter. J’aime à la folie ces deux allées parallèles, et c’est une joie plus qu’humaine qui m’envahit lorsque de ces sables brûlants je pense aux jardins alanguis de Voulangis…

« Jusqu’à présent, j’ai toujours marché seul, — ou avec le capitaine. Tu sais comme je le vénère. C’est un homme dur et bon. Ces deux qualités jointes sont la marque propre des soldats. Il est comme les aciers trempés à l’huile, — qui sont plus forts que les autres. Je le vois peu. Un soir, il m’a invité à manger sur sa natte. À part cela, je ne l’ai guère approché que pour le service. Et, pourtant, il est à l’un des pôles de ma vie, comme tu es à l’autre.

« Est-ce la solitude où je vis ? Ou bien est-ce la lumière du ciel nouveau qui met en moi ces clartés et m’encourage à te montrer mon cœur tout nu ? Je ne sais. Mais j’aperçois bien que je ne suis guère fait pour les soupirs. Et pourtant, je suis tendre, j’en suis sûr. Hélas ! il y a tant de choses dans la vie, que je ne sais laquelle choisir. C’est beaucoup moins simple que dans les romans, ma belle Clairette. — Peut-être aussi est-ce plus beau.

« Que d’allées et venues ! Que de détours ! Que de démarches ! Si je ne m’en inquiétais avec toi, je t’aimerais moins, et je m’aimerais moins…

« Il y a des moments où je voudrais mourir ici, sur un champ de bataille, tant je suis heureux de vivre. C’est un bonheur trop lourd et qui tourne la tête. Quand je ferme les yeux et que je revois notre Île-de-France, notre Brie, nos ciels bas, nos terres pesantes et nos amours, et qu’après, rouvrant les yeux, un brusque tableau du Sahara m’apparaît et que tout ce qui m’entoure m’éblouit, le sable blanc, les herbes basses, la tente blanche du capitaine Nangès, les rochers noirs à l’horizon qui tremble, — je bénis Dieu de n’avoir jamais mis sous mes yeux que de belles images, de m’avoir conduit au sortir des livres vers du mouvement, de la noblesse. Voilà pourquoi, ma chère fiancée, mes lettres ne sont pas tristes, — contre toutes les règles du genre. Ce n’est guère convenable. Je sais que tu parleras de l’égoïsme des hommes. Le mien voudrait que ta tendresse pût se nourrir de mon bonheur… »


Charmante précaution ! Il ne savait pas l’amour, mais il en rejetait à l’avance tout ce qui pourrait être de la vulgarité. Et alors, il tâtonnait, il bafouillait délicieusement dans ce début de vie qu’il essayait. L’égoïsme d’un cœur sans tendresse lui fait horreur, mais il avait peur aussi de trop se disperser, de perdre trop de lui-même dans les faubourgs de la volupté. D’ailleurs lui, si maladroit à s’analyser, il avait trouvé la nuance exacte de son sentiment : il faisait, ce sentiment, un admirable deuxième plan à sa fièvre d’agir, de sentir.

Il racontait sa découverte de l’Afrique. C’était sa véritable affaire. Mais il s’était mis en règle avec Eros, et il se laissait aller :

« Après la traversée du Tagant, nous nous sommes trouvés un matin sur la pente orientale du massif, dominant, du haut de ses derniers rocs, l’immense moutonnement des dunes de l’Aouker. Là, c’est le silence éternel, l’éternel abandon, la mort. Les Maures eux-mêmes redoutent ces sables de la soif. Moi, je me laisse aller au vertige de cette solitude rose. Malgré moi, je pense à Pascal : « Le silence infini de ces espaces éternels… « Donc, c’est un peu comme une nuit d’été, dans une plaine de Brie, par exemple, quand toutes les étoiles sont là, et qu’on sait que tout de même il y en a d’autres encore par derrière. Le capitaine a campé sur le plateau. La sieste a été très chaude. — Mais comment s’arrêter au thermomètre, devant un tel spectacle ?

« Je me disais que lorsqu’on meurt, si l’agonie est un peu lente, de telles images doivent revenir et parfumer de leur splendeur le grand départ. Et ce sont peut-être, en effet, de merveilleuses agonies que nous nous préparons ici… »

IV

Ils partirent… Ils passèrent des dunes dont le sable plus fin que celui de la mer étincelait au soleil rude de l’hivernage. Ils traversèrent d’anciens lits de rivières depuis des siècles desséchés. Ils franchirent des plaines noires où nulle herbe n’a pu pousser.

Le pas indolent du chameau berçait le rêve. Chez presque tous les Français, c’était d’un grand repos, quelque part dans la patrie, et c’était d’une petite maison, parmi des vignes ou des futaies, près d’un ruisseau paisible, ou bien au bord des rivages mouillés des mers du Nord. Une petite maison, comme dans Jean-Jacques, avec des volets verts, un foyer à soi, avec une bonne femme et de beaux enfants, et quelques chiens pour chasser, une carriole… C’était du pays, de la petite patrie, de l’air lumineux du sol natal… Ils pensaient aux cimes des peupliers où joue le soleil, à quelque sieste animale près d’une eau courante…

Pourtant Maurice se plaisait dans cette aridité. Aucun travail humain n’y apparaît. Ni figures ni musique ; nul paradis artificiel. Mais on s’y habitue ; on craint presque le jour où il faudra revoir cet adorable Grand Trianon. Nulle beauté charnelle, nul délassement des sens. On est forcé de croire à l’esprit. Pour un peu, l’on penserait que la métaphysique n’est pas une invention des philosophes.

Voici plus de deux ans que durait ce tourisme passionné. Ce que Maurice trouvait ici de plus beau, c’était Nangès, occupé à son grand œuvre, sur la route droite, — mais elle n’était pas tracée, et c’étaient les pas des chameaux qui la faisaient sur le sable.

Pourtant le jeune homme voulait de cette terre spirituelle tirer tout le parti possible. — Une fois, il s’aventura dans les dunes du Ouaran. Il était tard. Soudain un rideau lourd s’abattit. C’était la nuit. Et voilà qu’un rythme obsédant possédait le jeune homme :

Le Temps, l’Étendue et le Nombre
Sont tombés du noir firmament…

Le Temps, l’Étendue et le Nombre !.. Grands et beaux vers que ceux-là qui rejaillissent en nous impérieusement, qu’on est sûr qu’on aurait écrits, à telle heure, si l’on avait eu du génie…

Maurice eut un saisissement. Un Maure, près de lui, embrassait d’un grand geste l’horizon :

— Dieu est grand, dit-il gravement au jeune Français.

Et voici que Maurice entend au fond de lui des voix qu’il avait oubliées. Elles croissent et se multiplient, et elles le possèdent tout entier, et il a peur, parce qu’il ne comprend pas clairement ce qu’elles lui disent. Étant petit, quand il allait sur les bords du Grand Morin, il tremblait d’amour en voyant l’eau si légère, l’air si léger, tout si léger, si fluide. C’était une longue hérédité d’amour qui l’oppressait.

Dans son trouble, il attendait que la cloche du village vînt mettre un bruit humain dans le silence, et quand la brise apportait les notes adorées, à l’heure qu’il savait, une paix divine alourdissait son cœur jusqu’à la souffrance. Après ces grisailles d’adolescence, il a connu des heures claires. Les livres, la vie, ont tout emporté des songes mystiques d’autrefois. Il a voulu courir le monde, avide de réalités. Les terres qu’il parcourt, ce sont de grands magasins d’images où il se saoule de couleurs discordantes. Avant même que d’en faire l’épreuve, il aime l’inextricable confusion du monde.

Mais dans ces marches sahariennes, si nues, si pures, où les lignes, les couleurs ne comptent plus, il se sent l’âme un peu solennelle, et il revient à son enfance. Il ne s’amuse plus, comme hier. Ce n’est plus Cherbourg, ni Paris, ni Marseille, ni Saint-Louis. Aujourd’hui un grand rêve, un peu trouble, l’envahit et l’alanguit. Il repense plutôt à l’abbaye de Jouarre, déserte, mais chargée de pensée, de passé.

Depuis plus de deux ans, il marche dans le silence et le soleil. Les sables nus ondulent à l’infini. Il ne dit rien. Il sent que le grand désert l’ensevelit peu à peu. Déjà, il ne se rappelle plus les heures de France, ni les extases de son enfance. Voici qu’une pensée nouvelle l’occupe :

— Cette terre, se dit-il, aurait le visage même de la mort, si un grand dieu ne l’habitait. Ah ! quand, au crépuscule, les Maures se prosternent vers l’Est, comment ne pas ressentir ce grand souffle divin qui court d’une rive à l’autre du Sahara et fait dans la splendeur des solitudes une invisible présence ?

C’était une folie. Mais il enviait ces gens que le doute n’a point effleurés, dont le cœur est resté pur et religieux. Leurs songes sans fin allaient s’insérer dans sa propre vie. Ils accouraient se ranger en lui, s’inscrire en silence, insidieusement.

Il aurait voulu leur crier, à ces Maures : « Moi aussi, chers enfants, j’ai mes prières et j’ai mon Dieu ! » C’était en vain. Aux heures de prières, leur âme était plus haute que la sienne. Elle nageait dans un océan de lumière, la béatitude. La sienne, elle était vide et lâche, désemparée…

Jamais Maurice n’a vu prier comme ces gens prient. Après le dernier prosternement, ils restent un long moment en méditation. Ils se lèvent, on dirait qu’ils vacillent dans la vie. Les yeux restent vagues, agrandis par l’extase. Puis peu à peu, ils reprennent pied. Maurice, qui ne pouvait les suivre dans leur voyage, n’osait plus les regarder. Il avait honte d’être resté sur la terre.

Cette leçon valait bien celle que lui donnait Nangès. C’était la même d’ailleurs, ou plutôt elles étaient conjuguées, elles jouaient entre elles. Elles ne faisaient ensemble qu’un seul mécanisme.

Vincent entrait de plain-pied dans tout un système nouveau. Il s’y perdait corps et bien. C’était une frénésie de perdition.

Un jour, la troupe rencontra un campement de Chorfas : quatre ou cinq tentes perdues dans les sables de la Maqter. Nangès s’installa à côté d’eux, pour quelques jours. Le chef était un homme encore jeune, mais il était grandement vénéré. Il passait pour détenir la baraka, l’étincelle de la toute-puissance déléguée par le Dieu unique. Tout le jour, assis loin des siens, il lisait et méditait la science divine. Maurice l’observait, tandis que le capitaine causait avec lui. Le Maure écoutait, mais son regard était plus loin, sa lèvre murmurait les dikr sacrés… Jamais peut-être dans le monde, les forces de la méditation n’ont été portées à une plus haute puissance.

Et aussi, comme la terre était complice ! Comme elle faisait un cadre unique à ce sombre mysticisme ! — Nangès alla visiter le cheickh :

— Je serais content de voir tes livres, lui dit-il. Le cheickh sortit de nombreux manuscrits de deux sacs en peau de bouc.

— Voilà le Beïdaoui, et le Nacih, et le Zamakschari…

Nangès feuilleta un manuscrit richement relié et orné d’enluminures. C’était un commentaire du Koran rempli de logogriphes, de hadits disposés en étoiles ou en losanges. Mais le Maure arrête Nangès, et le voilà qui se met à lire pour lui les divines litanies, la voix tremblante, transfiguré.

Maurice, qui était là, se trouvait tout d’un coup transporté dans le divin. Pour un homme de son espèce, le saut était un peu rude. Il en restait étourdi pendant longtemps.


Dans leur marche vers le nord, ils passèrent à Char. Les sultans de l’Adrar avaient là jadis une forteresse, une sorte de grande ferme fortifiée, un bastion avancé qui aujourd’hui tombe en ruine.

Des ruines ! chose rare en Mauritanie. Mais à Char, les amateurs de pittoresque sont déçus. Ces timides essais d’architecture sont bien pauvres, bien médiocres. Il faut toute la volonté de Maurice à se créer des émotions — (heautontimorumenos, il s’inflige à lui-même des sensations violentes) — pour s’y complaire et y rêver. Pourtant, il y a une mosquée délabrée qui rappelle un peu les cloîtres de nos pays. Une petite cour carrée encombrée de pierres, de piliers trapus, massifs, carrés, un large promenoir où s’ouvrent les portes basses des cases. Aucun ornement, aucun effort d’art, mais la beauté apparaît quand on se laisse noyer par le silence ou que l’on observe, à travers les piliers, les jeux de l’ombre et de la lumière.

« Cette vie d’Afrique, se disait Maurice, notre vie si simple et nue, si frugale, notre pauvre vie d’Afrique, voilà bien son image. Les hommes qui ont construit cette mosquée étaient plus préoccupés de méditations divines ou de guerres humaines que des vanités de l’art. Et nous, ne sommes-nous pas un peu comme eux, qui ne vivons que sur nos forces intérieures ? »

Il n’y a même pas de ciment ni de mortier à Char. De simples pierres posées les unes sur les autres. Des angles droits, des lignes droites. Devant cette rusticité, Maurice en arriverait vite à ne plus comprendre Sainte-Sophie.


Le capitaine Nangès marchait sur Idjil quand il reçut des nouvelles alarmantes de son officier, le lieutenant de Sernonne. Il avait envoyé à ce jeune audacieux l’ordre de mettre ses animaux au vert dans la région d’Idjil. Mais, ayant appris la présence d’une bande de dissidents un peu au nord de son terrain de parcours, le lieutenant était parti. Depuis plusieurs jours, Nangès était sans nouvelles de lui. Il résolut d’aller à sa rencontre.

Un clou chasse l’autre. Un jour chasse l’autre. Maurice ne pensait plus qu’à la joie de faire la guerre. Ce baptême du feu, qu’il attendait avec une impatience enfantine, c’était maintenant sa grande affaire. — Nangès, lui, était très ennuyé. En arrivant à Idjil, il recueillit, sur le nombre des dissidents, des bruits inquiétants. Des patrouilles envoyées dans l’Est recoupèrent les traces d’un razzi de cinquante à soixante chameaux se dirigeant vers le nord-est. Nangès franchit à toute allure l’espace désertique qui s’étend entre Idjil et le puits d’Anadjim. Le retour d’une patrouille partie de ce point, et qui avait entendu des coups de feu dans la direction de Zemmour, augmentait son inquiétude.

La peur se faisait sentir chez les guides et les bergers. L’un d’eux déserta au départ d’Anadjim. Le lendemain, sur la route de Zemmour, nos Français recoupaient la trace d’une colonne de quatre-vingts chameaux environ, passée deux jours avant et se dirigeant vers le sud… Plus loin, les traces d’un troupeau sans bergers, des chameaux égarés… Près de Zemmour, un camp levé en hâte… À Zemmour enfin les nouvelles se précisèrent. Les nomades installés au puits n’avaient point entendu parler de Sernonne depuis deux jours. Mais des voyageurs venant du sud avaient rencontré deux hommes qui fuyaient vers Idjil. Enfin un jeune Maure vint au camp. Il annonça la nouvelle : rien de vivant ne restait plus du détachement de Sernonne. Le chef, les tirailleurs, les partisans, tous avaient péri sous le nombre écrasant des dissidents.

— Pauvre Sernonne ! se dit Nangès. À quelles fins obscures sert sa mort ? Et qui saura l’utilité de ce sang-là ?

Pourtant, dans sa grande peine, une consolation lui venait. Car il croyait que le sang des martyrs de l’Afrique était utile. Sa conviction était que rien n’est perdu dans le monde, que tout se reporte et se retrouve au total ; ainsi tous les actes sublimes des héros formaient pour lui une sorte de capital commun dont les intérêts se reversaient obscurément sur des milliers d’âmes inconnues. Mais quand il pensait à ceux qui niaient cela dans sa patrie, alors il plissait les lèvres, il souriait, et quel mépris dans son sourire !

Sur l’emplacement du combat, le lendemain, Nangès ramassa le corps mutilé du jeune héros et de ses compagnons. C’était une heure grave pour Maurice, qui ne s’inquiétait guère des hautes visions de son chef. C’était un bel enseignement qui lui venait. Une belle « leçon de choses ».

Un champ de bataille d’autrefois est pour nous l’objet de mille imaginations guerrières. Nous nous y excitons. Nous y sommes portés au-dessus de nous-mêmes. Mais s’il est d’hier, s’il est encore chaud du sang des soldats, quelle chaleur ne met-il pas aux fronts des hommes jeunes ? Ce n’est plus une excitation guerrière qu’ils reçoivent, c’est l’action même qui se prolonge, le bruit qui se prolonge directement en silence, c’est l’action qui s’épanouit dans le mystère silencieux de la vie et de la mort. Sur ce champ de bataille, Maurice recevait sa première impression de guerre. Des pensées confuses bouillonnaient en lui. Il était un bel enfant barbare, dans le monde jeune.


Dans ses années d’apprentissage, commença une période nouvelle, celle où il apprenait la guerre, non sur l’Exercitzplatz ou au Kriegsspiel, mais dans le-soleil et dans la vie, dans la fatigue et dans la joie, dans la peine et dans l’espoir, dans l’espérance et la désespérance. Heureux les jeunes hommes qui, de nos jours, ont mené la vie frugale, simple et chaste des guerriers ! Les terres que Maurice parcourait étaient plus belles, les aubes plus radieuses. Toutes les terres sont belles pour un jeune soldat. Toutes les aubes sont fraîches, naïves, puisqu’on s’y lève joyeux, confiant dans sa force, audacieux. Des aubes pleines d’allégresse, des matines, le chant des matines, les réveils des moines et des soldats…

Ceux de Nangès étaient plus lourds. Il vieillissait. Parfois, pendant des heures de quart, il songeait à la fuite du temps, aux années qui passent, sans amour et sans foyer… Et pourtant, il lui fallait cet exil, il avait besoin de cette lune des tropiques dont la lumière s’étend par grande nappe, à pleine onde, d’une seule et grande coulée, — de la clarté dansante des dunes. Il lui fallait ces grandes pensées que fait le désert, à ce sanglier, à ce vieux solitaire. Il n’était pas celui qui cherche des couronnes. On ne l’avait jamais vu dans un ministère. Il lui fallait sa vie de soldat, — tout simplement, son métier, son métier pour lui-même, pour le plaisir.

À certaines heures, s’il venait à regretter son dur exil, il se reprenait, il disait : « Mais que cette heure est belle ! Quelle est fière ! » Ainsi, dans sa longue étape, parfois il s’arrêtait, mais c’était pour bénir, et non pour maudire. À tout, il préférait encore bêcher ce coin de terre divine qui lui avait été donné. C’était en artiste qu’il entendait son métier. Vigny a dit d’un autre soldat, — et du même : « Il exerce, non en ambitieux, mais en artiste, l’art de la guerre. » Voilà le maître de Maurice, voilà celui qui avait pris par la main le beau jeune homme et qui, lentement, gravement, le menait vers la destinée qu’il lui avait faite.

V

Un jour, — un an après, — Nangès se laissa entraîner un peu loin dans la poursuite d’une bande qui depuis longtemps échappait à l’étreinte. Il avait une troupe bien montée et rompue à toutes les fatigues. Toute la journée, il avait marché vers le nord, suivi de Maurice et de ses méharistes maures, droits sur leurs selles et silencieux dans le grand silence des sables. C’était l’hiver. Le vent d’est soulevait sur la mer des dunes une impondérable écume tremblante. Vers le soir, il y eut un grand apaisement. Le vent tomba. Le ciel prit une profondeur infinie. Sa teinte immatérielle reposait les nerfs, mais aussi elle laissait au cœur une sorte de lassitude inquiète d’infini qui amollissait.

Sur un signe du chef, les chameaux s’agenouillèrent. Les hommes mirent pied à terre, la carabine au point. C’était l’heure de la prière. Pendant quelques minutes, on n’entendit que le chuchotement des voix tremblantes. Maurice, les yeux fixés sur son horizon inhabité, éprouvait un mal étrange. Cette ferveur qu’il ne pouvait comprendre, et qui seule mettait une pensée dans ce désert, elle lui faisait une crispation de cœur intolérable. À ce moment-là, il sentait l’âme de ses hommes plus haute que la sienne. Il souffrait de sa race devenue incapable d’adoration.

Tandis qu’il les regardait : « Comment arriverions-nous, pensait-il confusément, à ce degré de communion ? Beaucoup même qui prient chez nous, n’ont point ce déchirant soupir d’amour qui ranime la plus morte des terres. »

Il se remit en selle, Nangès repartait. Les rêves troubles du jeune homme et le balancement allongé de son chameau lui donnaient une petite fièvre qui le tenait éveillé. Les sables avaient cessé. Ils entraient dans une plaine de cailloux noirs que fermaient devant eux des éboulis de roches.

Nangès savait que c’était sa route. Avec cela, il se disait : « Où suis-je ? », et encore : « Pourquoi suis-je ici ? Que fais-je ? Qui suis-je ? Où tout cela mène-t-il ? » Sa tête tournoya, il s’assoupit. Les rochers noirs se rapprochaient. Dans son demi-sommeil, il sentait le cercle sombre se rétrécir. Son guide le réveilla. Timothée vit près de lui sa longue barbe et ses yeux luisants. D’un geste de son bâton, le vieux Maure lui montrait une aire aride où des sarments avaient brûlé.

— C’est là, dit-il.

La troupe s’arrêta en silence. Nangès descendit de chameau et, sous les étoiles glacées, frissonna. Un moment, l’on entendit les cris plaintifs des méharas. Puis les hommes se couchèrent et Nangès lui-même s’étendit sur sa natte.

Or, dans la pénombre anxieuse du rêve, un étrange spectacle le cloua sur place. Non loin de lui, un grand jeune homme de sa race se tenait debout et se chauffait les mains à un grand feu. Timothée se demanda s’il rêvait et se frotta les yeux : « Allons, c’est la fatigue », se dit-il. Mais l’inconnu s’avançait vers lui, la main tendue :

— Bonjour, mon capitaine, enchanté !

Et il ajoutait :

— Vous cherchez sans doute cette bande de pillards. Je sais où ils sont. Venez.

L’air était devenu très froid. Nangès se leva et suivit l’ombre qui semblait voler devant lui, Tout d’un coup, il se trouva au bord d’une immense falaise qui tombait à pic sur un gouffre. Pourtant Timothée, à la lumière des étoiles, vit à droite un promontoire, et devant lui, tout au fond de l’horizon, une ligne blanchâtre et incertaine. Il s’était complètement ressaisi.

— Je me reconnais, dit-il d’une voix un peu blanche, dans ce paysage romantique. Voici à notre droite, si je ne me trompe, le tarf de Chered et devant nous, très loin, les dunes de l’Iguidi qui commencent.

— Oui, dit l’inconnu. Et vos gens sont là, dans le bas de cette pente abrupte. Vous les surprendrez demain, embusqués dans les roches qui encombrent le bas de cette montagne. Ce sera une belle journée.

L’inconnu prit Nangès par le bras et le ramena auprès de son feu. Tous deux semblaient absorbés dans la plus sombre méditation. Le capitaine parla le premier.

— Permettez-moi, dit-il, de me présenter. Capitaine Nangès, de l’artillerie coloniale…

— Lieutenant Timoléon d’Arc, de la garde, répondit l’inconnu.

— Timoléon d’Arc… répéta lentement Nangès. Mais…

— Oui, reprit le jeune homme, l’ami du comte de Vigny. Je suis heureux que vous me connaissiez…

…Timoléon d’Arc ? Ce jeune officier qui rêvait jadis sur les créneaux de Vincennes, en compagnie du grand solitaire ?… Nangès sentit un frisson de froid le parcourir. Il ne s’y retrouvait plus. L’énervement de la poursuite dans les sables dansants, cette rencontre, la complicité de ce paysage stellaire, tout cela le mettait dans un état de surexcitation qui ne lui était pas coutumier. Il alluma sa pipe. « Enfin, se dit-il, songe ou réalité, c’est une belle veille de bataille. »

Il s’étendit sur une natte et écouta son hôte inattendu. Timoléon d’Arc disait :

— Je vous connais aussi. Comme le capitaine de Vigny, et comme moi, vous avez éprouvé la grande tristesse de l’armée. Comme nous, hélas ! vous en avez éprouvé les servitudes plus que les grandeurs. Et vous seriez presque mon frère, si pourtant…

Il s’arrêta. Le son grandiose de sa voix, cette mèche romantique, ce justaucorps, ce spencer… Un grand souffle d’histoire passait… La sensation qu’éprouvait Nangès, c’était celle exactement d’un homme parvenu au sommet d’un glacier et qui ressent tout à la fois l’ivresse d’un horizon vierge, le vertige de la pente immense, une joie trop vive pour des nerfs fatigués. Il supplia Timoléon de continuer.

— D’abord, fit l’ombre pensive, vous avez ceci.

Il montra les couloirs de schiste où circulaient d’épuisantes mélodies aériennes.

Nangès eut la perception brusque du déroulement rose du Sahara. Il s’y sentait perdu dans un point imperceptible de l’espace, bercé dans un élément nouveau qui n’était point la terre tout à fait, ni la mer, ni le ciel, mais qui participait à ces trois infinis.

— Lorsque je tenais garnison à Vincennes, continua Timoléon d’Arc, que n’aurais-je pas donné pour subir ce charme atroce et voluptueux !

Je saisis votre pensée, Monsieur, répondit Nangès. Mais vous me semblez ignorer en quelle piètre estime les hommes de mon temps ont ces sables et ces cailloux. Le bourgeois a la crainte de ce qu’il ne comprend pas. Il tremble aux mots d’infini, d’absolu. Le Sahara lui fait peur, comme la musique de Wagner. Nous sommes ici par surprise, en conquérants honteux. J’ai perdu, il y a quelque temps, un de mes officiers qui s’est très gentiment fait tuer. C’est la plus grosse faute que je pouvais commettre !… Je promène avec moi un enfant charmant et audacieux. S’il part aussi, je suis presque un homme taré !

— Qu’importe ? fit Timoléon. Vous connaissez des joies qui nous étaient défendues. L’âme de la France vit encore, puisque je la cherche, fantôme errant, et que je la trouve, et que, derrière tous ces sables, je l’entends qui murmure et qui palpite. Vous connaissez, vous autres, des grandeurs nouvelles. Vous avez dans le cœur la haine, c’est ce qui nous manquait. Nous ne l’avions pas comme vous. Depuis quarante ans que vous avez goûté l’affreux poison de la défaite, quoi que vous fassiez, il reste au fond de vous-mêmes la rage impuissante, l’amère tristesse, une soif inassouvie. Vous vous trompez vous-mêmes en venant ici. Mais c’est cela que vous avez toujours au-dedans de vous. Heureux temps que celui où les cœurs ont de tels mobiles !… Oui, c’est bien cela que vous cherchez ici : une saveur qui vous trompe, une mortelle ivresse qui crée l’oubli. Cette petite tache de sang, qui est restée là, sur la main… Tous les parfums de l’Arabie… Toutes les grandeurs n’effaceront pas cette affreuse misère d’un jour. Mais tant que vous aurez cet aiguillon, vous serez plus grands que nous n’étions.

Timoléon d’Arc s’arrêta. Il semblait se ramasser dans le passé :

— Je me rappelle, et vous savez comme le comte de Vigny l’a bien dit : nous ne pensions qu’à cette grande ombre qui nous dominait. Au lieu que vous, vous attendez quelqu’un… Oh ! l’affreux moment ! Vous ne pouvez savoir combien nos garnisons furent mornes après l’Empire ! J’étais entré dans l’armée sans grande vocation, par tradition de famille. Qu’y serais-je devenu, si je n’avais rencontré le capitaine de Vigny ? Je le suivis dans sa tour d’ivoire. Et vous savez que cette tour était encore bien plus belle qu’une tour d’ivoire, puisque c’était le donjon de Vincennes. De là, il me montra les grandes lignes, pures et nettes, de l’édifice où j’étais entré par surprise.

Timoléon d’Arc s’assit, accablé. Il semblait attendre que son jeune camarade lui apportât quelques lumières sur les garnisons de la République. Nangès prit la parole :

— Ce que l’armée a été pour vous, Monsieur, elle l’est aujourd’hui pour beaucoup de Français. Beaucoup ont ressenti l’ennui de vivre « dans un monde trop vieux », — comme c’est vrai ! « Où trouver, se disaient-ils, une raison d’être ? Où trouver une règle, une loi ? Où trouver, dans le désordre de la cité, un temple encore debout ? » Ils cherchaient, en tâtonnant, une grande pensée. Avec plus de foi, ils seraient entrés au cloître. Mais aujourd’hui, les cloîtres servent de musées. J’ai connu ces heures-là. Que de fois ai-je alors pensé à la maison roulante de votre ami ! Le temps a bien fait les choses, puisque je crois avoir trouvé mieux qu’elle, en franchissant quelques latitudes.

…Quelques instants après, l’homme du passé, lourd du sommeil des temps, lui disait :

— Vous avez vécu comme nous-mêmes eussions voulu vivre. Certes, ce que vous avez vaut mieux que la maison du berger, et même que notre cher donjon. Quel admirable refuge aurait ici trouvé M. de Vigny ! Quel décor à sa méditation passionnée ! Et comme, de ces avant-postes, il aurait bien méprisé son siècle !

— Méprisé ? dit Nangès. Peut-être non. Mais, ici, on s’arrête à un point de vue supérieur où les lignes et les plans s’étagent mieux. Voici les derniers rocs où viennent mourir les échos de la terre natale. Cette musique qui vient d’elle, lorsque soufflent les alizés du nord, c’est la plus douce, la plus limpide qui soit. De nulle part, mieux que d’ici, on n’aperçoit le visage douloureux de la patrie. On ne peut plus rien mépriser que ce qui n’est pas elle.

— Il est vrai, dit Timoléon, mais dans cette sérénité, j’aperçois encore un peu de la sauvage tristesse de mon ami. Et je songe encore à lui dans cette terre d’exil…

Il y eut un long silence. Nangès, oublieux de sa fatigue, nageait par delà les espaces et les temps dans un monde étrange où se mêlaient les attitudes du passé et les aspects de son pays. Un moment, il éprouva jusqu’à la douleur la sensation de l’océan normand, quand l’humidité totale vous noie, et qu’on chavire dans le silence. Puis il entendait les cloches de Saint-Sulpice, quand elles déferlent, le dimanche après-midi, sur le quartier du Val-de-Grâce désert…


Nangès s’éveilla. Une clarté incertaine était épandue autour de lui. Il se demanda si c’était celle du jour naissant ou celle de la lune, qui était entrée dans son dernier quartier. Il monta sur un rocher et vit le mince croissant très incliné sur l’horizon occidental, tandis qu’une ligne blanchâtre commençait de barrer l’horizon. Alors, il donna l’éveil à ses hommes. Tous se levèrent en silence, et, l’arme haute, se mirent à glisser entre les quartiers de roches.

Au bout d’une demi-heure, la petite troupe parvint au bord de la haute falaise qui tombait à pic sur la plaine dénudée du Baten. Le jour arrivait par ondes successives, et peu à peu, les quartiers de rocs apparaissaient, ils hérissaient la pente abrupte, ils se multipliaient jusqu’aux derniers éboulis, au pied de la muraille. Très loin dans le nord, les dunes de l’Iguidi déjà se teintaient de ce violet très pâle des aubes sahariennes. Et le silence faisait comme une présence divine inexorable. C’était une de ces minutes indicibles qui désempareraient l’âme la mieux trempée…

L’intense désir d’être au but, la frénésie de réussir, et cette adorable beauté des choses qui vous retient, vous courbe sous elle, c’est un des assauts les plus palpitants que puisse subir un cœur de soldat. On craindrait une défaillance, tant la splendeur de l’heure est unique, si notre héros ne savait enregistrer et classer ses émotions avec une incroyable rapidité.

Avec le jour, l’action commence. Nangès envoie vingt hommes sur la droite, avec la mission de longer le bord supérieur de la pente et de prévenir de ce côté une fuite de l’ennemi, — en avant, dix limiers chargés de lever le gibier et de le débusquer de ses tranchées, — tous ces ordres donnés à voix basse.

Maurice descend la pente. La joie lui ferait mal. Il faut qu’il coure. Six jours de poursuite incertaine, d’alternatives de doute et d’espoir, de traces suivies et abandonnées, d’ivresses, de hauts et de bas, aboutissent là. La fatalité a enfin parlé.

Tandis que Nangès attend assis sur un rocher, il entend une vive fusillade. Maurice et l’avant-garde sont aux prises avec les gens de la montagne, arc-boutés aux mille rocs dont le désordre les dérobe presque à l’étreinte. L’officier s’élance, se retrouve en arrière de la ligne, laissant courir ses chiens qui mordent et qui aboient. Autour de lui, les balles font un bourdonnement modulé, — parce qu’elles passent plus ou moins près, — ainsi chacune a sa note, — avec des accalmies, une sorte de cadence, un rythme.

Il écoute un vieux qui crie à nos gens, tout en épaulant son fusil :

— Koufars ! Infidèles, qui servez le Nazaréen contre nous, amis des chiens de chrétiens ! vous resterez tous ici, et nous couperons vos têtes.

Les Maures de Nangès sont des nerveux. En ce moment, le voltage atteint son maximum. Il n’y a qu’à laisser courir. De même qu’il sera impossible de rien tenter, quand cette fièvre sera tombée. Deux partisans sont touchés, mais au même instant l’ennemi s’enfuit, bondit à travers les pierres comme une bête.

Sans que Nangès ait eu besoin de faire un signe, les partisans se précipitent à leur tour. Beaucoup des gens de la montagne s’échappent dans les cailloux. Ils y connaissent des retraites inaccessibles. Les autres sont traqués et défendent leur vie avec l’énergie du désespoir. L’un d’eux, déjà blessé, vise Nangès qui, de la voix, encourage ses hommes, défaillants de fatigue. Il tombe au même instant, mais la balle est allée frapper Maurice à la cuisse. Nangès se porte en tête :

— En avant, crie-t-il. Qu’il n’en reste pas un ! Tuez-les tous !

Maurice, très pâle, se lève, et il retombe. Deux partisans l’entourent. Les autres en avant halètent d’épuisement. Puis la fusillade s’arrête. Devant nos gens, plus rien. Les derniers fuyards ont disparu derrière un promontoire de la montagne.

C’est fini. Ils sont tout seuls, à se taire parmi les morts. Maurice contemple le décor. À gauche, c’est la terre noire, nue, dévastée, — le Baten, — à droite, la muraille sombre fait une sorte d’hémicycle… Il est tard. Il faut que Nangès coure aux épaves du combat et fasse enterrer les morts.

Tandis qu’il s’occupe de Maurice, vingt hommes, dans une crique paisible entre les rocs, grattent la terre et font des fosses. Ils y déposent les jeunes guerriers enveloppés dans leurs gandourahs trempées de sang, collant aux corps aplatis. Ils apportent des pierres dont ils font des clôtures. Nangès, abruti, entend les Maures qui saluent leurs amis défunts :

— Que notre Seigneur t’accompagne, Ali !… Que notre Seigneur t’accompagne, Ahmed !… Au revoir, Sidi !…

Et après, ayant fini de parler, ils s’en vont. Sur une civière improvisée, quatre hommes portent Maurice…


La nuit, très longue, abîmée dans un sommeil sans rêves… Le lendemain, Nangès se réveille un peu avant le lever du soleil. Il est en haut de la chaîne montagneuse où il avait la veille, en pleine nuit, établi son campement. La courbature de ses membres lui rappelle la remontée dans la montagne, lui et ses hommes s’accrochant de roche en roche, haletant de soif et éprouvant cette lassitude désespérée qui suit les grandes tensions nerveuses.

Il s’étire, s’approche du gouffre encore enténébré. Le paysage rude, sa brutale ossature, ne lui disent plus rien. Cette plaine aux crevasses déchirées, cette plaine balayée des mois entiers par le mortel vent d’est lui semble un squelette décharné que nul souffle humain ne pourrait plus éveiller.

L’état de Maurice, si loin d’un poste, sans médecin, le préoccupait. Il envoie sur Atar un courrier rapide… Ces lendemains de combats sont tristes comme ceux qui suivent les grandes veilles amoureuses. Nangès fait sans joie son bilan : « Suis-je plus avancé qu’hier matin ? se dit-il. Hélas ! où va l’effort ? J’étais rajeuni de vingt ans ! Ô misère ! Infini… rien. »

Nangès n’était pas glorieux et il n’était pas non plus ambitieux. Son analyse avait toutes les apparences de la sincérité. Il était seulement un homme qui recherchait l’inquiétude. À mesure qu’il s’efforçait à s’approfondir, une résonance lointaine lui revenait, qui roulait de toute une profondeur mystérieuse :

« La guerre est divine. »

Et il s’apercevait que, vraiment, de toutes les choses divines qui nous restent, celle-là est la plus divine, la plus marquée du sceau divin. Et elle est la plus inaccessible dans son essence, et aussi elle est la plus voisine des puissances cachées qui nous mènent.

— Même aujourd’hui, se disait-il, je ne regrette pas que Maurice ait connu cela.

…Il reprit la route du sud, portant son cher fardeau. Il franchit des sables de nouveau. C’était sa vie. Elle était monotone, mais pure, et il l’aimait, parce qu’elle n’offrait à ses yeux délicats rien qui fût vil ou qui fût laid

Mais tandis qu’il partait pour cette nouvelle étape, il ne pouvait s’empêcher de songer au mystérieux compagnon qui avait été l’amicale visite de la patrie et la consolation dans l’exil.

VI

Maurice s’est guéri de sa blessure. Mais il a une jambe plus courte que l’autre. On l’a réformé avec la pension n° I. Une place dans un ministère l’aide à vivre. Tous les jours, il va à son bureau, deux heures le matin, deux heures le soir. Il porte une redingote boutonnée, un haut de forme, un parapluie. On le tient pour un employé consciencieux. Il accomplit sa tâche humaine dans le silence, et humblement, comme tout homme sur terre, porte sa croix. Il a débuté à deux mille cinq. Dans deux ans, il aura sans doute trois mille. Il peut se croire heureux. Lui-même ignore à quoi il semblait prédestiné. Il est rentré dans le rang, et il y restera. Rien n’est changé en France : il n’y a qu’un honorable fonctionnaire de plus.

Et pourtant il n’est pas guéri. La blessure n’est pas fermée. L’oiseau blessé ne se guérira pas. L’oiseau blessé ne se guérit pas. Quand il est rentré en France, il faisait le faraud, le glorieux. C’était flatteur, cette blessure. Tout le monde n’a pas, de notre temps, une blessure de guerre. Mais quand il se vit dans cette prison de la rue de Grenelle ou de la rue Saint-Dominique (peu importe…), enfin dans cette grande bâtisse de la rive gauche, dans cette poussière, et qu’il eut la perception brusque du déroulement de ses jours, jusqu’à la mort, de ce gravissement de jours sans nombre, il comprit cette irrémédiable déchirure : jamais il ne se guérirait d’avoir connu l’Afrique.

Oh ! l’Afrique ! C’est une immense splendeur dans le monde. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, toute l’Afrique, il la voit, il la connaît. C’est un fantôme lointain fait de clarté et de silence. On ne guérit pas d’avoir rencontré la beauté… C’est Ligeia, cette femme du nord, dans le soleil. C’est du mystère, de l’infini, mais dans des nuits légères, et douces, et spirituelles.

Autour de ce fantôme sa vie s’organise, se polarise. Autour d’une heure qui n’est plus. Donc le centre manque, l’axe. Sa vie est décentrée, désaxée.

En rentrant en France, il était un peu glorieux, et gai. C’était la France, la douce, et doulce France… Il était allé à Voulangis, passer une quinzaine de jours. Rien n’y était changé, naturellement. L’auberge était là, devant l’école, et les mêmes chasseurs dans l’auberge, les mêmes clients. Les mêmes bruits, les mêmes pensées. Il était arrivé un dimanche. Les cloches sonnaient. Celles de Crécy répondaient à celles de Voulangis. Certainement, celles de la Chapelle devaient répondre à celles de Crécy, mais elles étaient trop loin pour qu’on les entendît. Certainement, les cloches devaient se répondre ainsi, d’un bout de la France à l’autre, de commune en commune, de paroisse en paroisse, et ainsi, à la même heure, jusqu’à Rome même… Les gens entraient à la grand’messe. Maurice était cloué sur place. Comme il venait d’effleurer des rêves troubles, comme il avait senti ce mystérieux frémissement de l’Islam, il lui fallait se ressaisir. Il avait besoin de ce simple tableau. Maintenant, il le pouvait comprendre.

— C’est égal, se dit-il, on peut ne pas être très pratiquant. On peut même ne pas faire ses pâques. On peut même n’être pas croyant. Mais on se sent bien avec ces humbles chrétiens, quand on arrive de là-bas.

Il se laissait reprendre avec joie par sa terre de Brie. Sur les routes, il claudiquait, un peu ivre de tout ce passé qui revenait par bouffées. Quand il était sur la route de Coulommiers, il aurait voulu aller jusqu’au bout, jusqu’à Coulommiers et plus loin. Avec sa jambe folle, il faisait cent mètres. Qu’importait ? il avait vu l’alignement des peupliers, les chaumes, la courbure des champs qui descendent vers le Morin. Puis, tout à coup, il pensait à une dune saharienne, vers midi.

— Aurais-je autrefois jamais cru, se disait-il, que je verrais un jour tant de belles choses !…

…Il se réveilla à Paris, sur rive gauche, dans un ministère. D’abord l’odeur des dossiers, le feu de bois, l’ombre de la pièce étroite, tout lui a brisé le cœur. Mais l’équilibre se fera peu à peu. Seulement c’est long, et ça se tire sur des jours et des jours, tous pareils, sans plus rien au cœur.

Un moment, il songe à se marier. Il a revu Claire, naturellement. Elle est jolie, bien assez jolie pour lui, en tout cas. Enfin, elle en vaut une autre. De temps en temps, il va la voir, rue Vintimille. Il ne peut se décider. Il s’ennuie tant ! Il argue de sa iambe : c’est une question de délicatesse. Tout le monde approuvera les scrupules de ce jeune homme.

« Quand j’étais à l’armée… », ainsi parlent les vieux qui se souviennent. Maurice, lui, c’est déjà un vieux. Même Voulangis, il ne tient plus trop à le voir. C’est de là-bas, surtout, c’est d’Afrique qu’il comprenait son pays, qu’il le connaissait d’une pleine et mystérieuse connaissance. Maintenant, il est dans l’incertitude, battu des vents.

Cette Claire Monestier est vraiment une charmante fille. Elle s’ingénie à consoler son fiancé de cette peine, — parce qu’elle croit que c’est une peine. Elle ne peut pas savoir, — c’est forcé. Enfin, c’est une affaire ratée, mal engagée, qui traînera, lâchement, veulement, en longueur, qui s’étirera, avec des hauts et des bas, navrante, sans pleurs et sans sourires.

La douce France ! Il y venait, il y était. Son chaud parfum enflait sa narine. Les brises de l’Île-de-France l’enveloppaient… Mais l’Afrique revient à lui, pas douce, pas doulce du tout. C’en est fait de son bonheur, d’avoir connu ce grand déroulement d’espace ; c’en est fait de sa vie, d’avoir été un barbare, aux gestes libres, au cœur naïf, émerveillé.

Comme elles ont vite passé, ces belles années d’apprentissage, depuis ces luttes juvéniles avec le père Vincent ! À quoi bon ? L’Afrique lui a appris à se taire. Son apprentissage, ç’a été l’apprentissage du silence. Il ne peut plus que prier son dieu, à voix très basse, dans la grande solitude du cœur.

Décidément, il n’épousera pas Claire Monestier. Il ne peut tout de même pas entrer à cloche-pied à la mairie et à l’église.

— Je t’assure… Je suis plus vieux que mon âge… C’est difficile… Je ferais un triste compagnon.

Il ira à son bureau, tous les jours, deux heures le matin, deux heures le soir. Mais décidément, il n’épousera pas cette jolie fille.

Et Nangès ? Celui-là, c’est un autre blessé, mais, plus, vieux, il guérira. Ses privations d’Afrique, les fatigues, les privations morales, les spirituelles, celles de pain et celles de livres, celles de vin et d’affection, il les aimait. Jamais elles n’eussent altéré sa santé de vieux soldat, ni détruit l’égalité parfaite de son humeur. Mais en France, il voyait des laideurs qu’il ne pouvait plus supporter.

Il ne souhaitait plus que de repartir. Chateaubriand, avant de s’embarquer pour la Terre Sainte, rappelle les adieux de Joinville : « Et ainsi que je allois de Bleicourt à Saint-Urban, qu’il me falloit passer auprès du chastel de Jonville, je n’osé oncques tourner la face devers Jonville, de paeur d’avoir trop grant regret et que le cueur me attendrist. »

Mais le pèlerin de 1806 ajoutait : « En quittant de nouveau ma patrie, je ne craignis point de tourner la tête comme le sénéchal de Champagne : presque étranger dans mon pays, je n’abandonnais après moi ni château ni chaumière. » Comme lui, Nangès vivait trop dans la splendeur de ses rêves pour qu’aucun bien de la terre le retînt encore.

Sa mère achevait paisiblement, au milieu de vieilles miniatures et d’objets du passé, une vie digne et sereine. Les heures qu’il passait dans cette petite maison de Passy étaient le seul réconfort du capitaine, le seul remède à son immense dégoût de toutes choses.

Souvent aussi il allait voir Servat, mais c’était pour aviver, au contact de ce grand solitaire, son orgueil, la haine du faux, du truqué, du stuc et du plâtre.

— Décidément, disait Timothée au vieil homme, je ne suis guère fait pour vivre en France. Un malade ne souffre pas de l’odeur fétide de sa chambre. Mais qu’un homme sain vienne du dehors, il aura des hoquets de dégoût, et vomira. C’est notre aventure à nous, gens du désert, quand nous rentrons dans la civilisation.

…Peu de temps après, Mme Nangès mourut. C’était le dernier lien avec la France qui se dénouait. Il n’avait plus qu’à repartir, ce grand Nangès, cet homme du passé perdu dans le monde moderne.

Il alla dire à Servat :

— Je traverse la crise de l’ennui. Mais je connais le remède : j’ai demandé à repartir. Cette fois, je vais au cap Saint-Jacques.

— Ne vous plaignez pas, mon cher Timothée, répondait Servat. La vie est belle pour vous, puisque vous la traversez en barbare. Allons ! c’est un adieu que nous nous disons aujourd’hui, car, lorsque vous reviendrez, je serai mort sans doute…

Dans ses derniers jours de France, Nangès aimait à voir Claire Monestier. Sa douce apparition de tristesse, ses reproches muets, son alanguissement passionné, ce brutal s’en émouvait, et il se prouvait ainsi qu’il savait encore s’émouvoir. Et puis, cette douleur qu’il contemplait l’amollissait, l’adoucissait. C’était un grand repos, une belle caresse d’amour.

Comme il allait partir, elle défaillit. Le reproche n’éclata pas. Il resta en suspens, tout gonflé, lourd… lourd…

— Ah ! capitaine…

Mais le regard navré de Nangès et ses propres larmes l’arrêtèrent. Elle ne put achever…

Quelques jours après, Nangès s’embarquait pour l’Extrême-Orient. Tandis qu’une fois encore, il voyait fuir les rivages bien-aimés de la patrie, il pensait à son ami d’Afrique, aux jeunes amants…

— Pauvre petite, se disait-il, si elle savait ! Elle ne l’a pas aimé autant que moi !

Mauritanie, 1910-1912.
FIN
  1. L’opinion de Nangès était justifiée il y a quelques années. Elle ne le serait plus aujourd’hui où Dakar est devenu l’une de nos plus belles villes d’outre-mer. C’est une de nos gloires que cette rapide transformation d’une médiocre escale en un grand port français.