L’Appel des armes/Deuxième partie

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Conard (p. 89-240).

DEUXIÈME PARTIE

I

Cinq heures du matin !… Le quartier dort encore, sommeil puissant, pesant, où l’on sent comme une force obscure qui s’élabore… Dans la chambrée encore noyée d’ombre, la voix rauque du vieux brigadier retentit :

— Eh bien, Vincent, voulez-vous vous presser d’aller au jus !

Il dit même « vous grouiller ». Vincent ouvre un œil, se décide, bondit de son lit, enfile son pantalon, et va prendre la cruche, tandis que les anciens grognent, à demi réveillés. Il descend l’escalier en titubant. Il fait presque nuit. Une lueur tremblotante éclaire un moment les marches qui semblent danser dans le froid nocturne.

Dans un petit local — bâtiment R — est installé le « percolateur », le réservoir de cuivre où se fait le café du régiment. Là, Maurice voit d’autres hommes qui attendent, lourds encore de la nuit, la cruche à la main, tandis que les cuisiniers surveillent l’immense appareil qui siffle doucement…

Maurice Vincent se frotte les yeux… Pauvre enfant ! Il n’a pas encore compris les beautés de la règle ! Ce qu’il avait vu en s’engageant, c’étaient des combats, des coups de sabre, des chevauchées dans les terres lointaines, et il n’avait pas pensé à ce dur « quotidien » du quartier, les corvées, la voix dure des brigadiers, le « bricolage » des chevaux dans la bise mauvaise, la corvée de fourrage, l’abreuvoir, le pansage. Ce qu’il avait vu surtout, c’était cette vieille gravure du Supplément du Petit Journal où un capitaine (il imaginait que c’était Nangès) était représenté, attrapant à la vitesse de son cheval un indigène à burnous rouge, le sabre levé, tandis qu’un spahi agonisant à terre portait la main à son cœur. Image grossière, sans vérité ni vraisemblance, et qui pourtant avait presque déterminé sa vocation !

Maintenant, il lui fallait s’accoutumer à ce froid du quartier, acquérir cette insouciance paisible des anciens, écouter « sans observations ni murmures », comme dit le règlement, les remontrances des sous-offs, essuyer les punitions… D’ailleurs, le métier ne s’annonçait pas trop mal pour Vincent. Le jeune homme ne voyait autour de lui que de braves gens. Sous leur écorce rude, il devinait chez eux des âmes naïves et fortes et de bonne trempe.

Maurice, sa cruche remplie, sortit dans la cour où naissait le jour blafard et incertain. Le trompette de garde, dans le silence de la ruche endormie, sonnait le réveil. Un peu plus loin, le clairon du 25e d’infanterie lui répondait, plus gai, plus alerte, plus content de vivre, le rythme plus rapide, plus saccadé… Ces sonneries de trompette, d’une tonalité un peu fausse, en mineur, évoquaient pour lui des tristesses de champ de bataille, des retraites, des déroutes, comme dans un tableau d’Alphonse de Neuville… Le clairon, c’est l’espoir, la joie de l’assaut, le soleil des combats. La trompette, c’est un cavalier en long manteau qui sonne, dans la nuit, les dernières heures… Triste musique, voix du nez des trompettes, voix enrhumée qui détonne toujours un peu, voix tremblante…

Maurice, mille sentiments troubles l’éprouvent, qu’il ne sait pas définir. Voilà la vie militaire qui recommence. Un millier d’êtres, ici et là, s’éveillent au monotone travail de tous les jours. Morne recommencement ! Et pourtant, quelle grandeur dans ces voix de cuivre qui s’appellent l’une l’autre, en pleine nuit. Un froid vif pénètre le jeune engagé, et il frissonne sous son mince bourgeron, dans le tombeau glacial de février. Il se sent déjà tout entier dans un immense poème serein et boréal.

Quand il rentre dans la chambre, les anciens sont déjà levés, habitués à bondir dès l’aube. Presque tous sont des employés : bourreliers, ordonnances, maréchaux ferrants, tous en sabots, vêtus de défroques, vieilles vestes, vieux tricots, vieilles vareuses coloniales, tabliers bleus. Deux canonniers, en bourgerons de toile raide, balaient la chambrée. Ce sont des jeunes gens qui se sont engagés peu de temps avant Vincent. Les soldats s’interpellent d’un bout de la chambrée à l’autre et se lancent des énormités qui les font encore rire.

Cependant le maréchal ferrant, pour l’édification des trois engagés, raconte ses exploits d’Indo-Chine :

— Mon vieux, à Cao-Bang, on se faisait des journées de soixante francs. Il n’y avait pas de maréchaux civils. L’administrateur avait demandé que nous soyons autorisés à ferrer les chevaux des civils. Un sacré boulot ! Mais le pèze rappliquait. Un jour, il passe une caravane d’Anglais : cinquante chevaux à ferrer. J’étais avec Planquet. Mon vieux, on y a passé la nuit. Mais ça nous a valu une pièce de cent cinquante francs. Ah ! c’était le bon temps !…

Oh ! oh ! voilà tout le souvenir qu’il a rapporté de cette vieille pourriture de l’Orient, de ses odeurs de volupté, de ses rêves malsains et tristes, de ses beautés de cadavre… Que l’on s’indigne, si l’on veut ! Maurice aimait autant ces humbles propos que toutes ces histoires de « sampans », d’ « arroyos », de « flamboyants », de « congais » dont on nous fatigue les oreilles depuis si longtemps ; il savait gré à ce maréchal ferrant de n’avoir pas le sens de la couleur locale…

Pendant que le vieux raconte son histoire, Maurice s’acharne sur ses basanes qui, naturellement, ne veulent pas reluire. Car c’est une chose que l’on ignore généralement, mais il est très difficile de faire reluire des basanes, surtout lorsqu’elles sont pénétrées d’humidité. Mais voilà que le voisin de lit de Maurice, un vieux à la face creusée de sillons épais, à la petite barbiche noire, vient à son secours. Il le bouscule comme un enfant :

— Ah ! les bleus seront toujours les bleus !…

Et il arrache la brosse des mains de Vincent. En un tour de main, les basanes reluisent…

— Tu sais, il faut y mettre de l’huile de bras, conclut le vieux.

Maurice goûte un vif plaisir à vivre parmi ces gens. Vieux marcheurs des routes, vieux routiers, vieux traîneurs de guêtres, ils le gourmandent comme un gamin, et puis ils viennent toujours le tirer d’embarras.

Dans la grande armée « nationale », dans la nation armée comme il faut dire, il serait peut-être moins heureux. Entre les « anciens » d’un an, gouailleurs, ne pensant qu’à la « fuite », cherchant à « se défiler » de l’ouvrage le plus possible, et les petits sous-offs grisés par leurs galons neufs, il ne connaîtrait pas cette forte sérénité, sûre d’elle-même, bien posée et établie, cette vie de famille de la vieille marine. Ici, chacun connaît son travail, chacun fait ce qu’il a à faire, sans qu’il ait besoin des « deux jours » du brigadier. Les gestes du métier sont si familiers à tous qu’ils les accomplissent sans effort, comme ces forgerons qui soulèvent avec aisance les lourds marteaux de fonte que vous auriez peine à déplacer…

À cinq heures et demi, c’était le rassemblement. Les trois engagés en basanes et en bourgerons, une vingtaine d’anciens, étaient rangés dans la cour. Le « margis » de semaine faisait l’appel, un papier à la main, et désignait les corvées…

De tout l’arsenal, montait le murmure de la vie qui s’éveillait peu à peu, qui grandissait en même temps que le jour. Une fourragère passait dans la boue de l’avenue militaire… Les élèves-clairons du 25e entamèrent leur musique rauque, là-bas, sur le polygone. Tout ce frémissement s’élevait, s’étalait, emplissait l’espace léger, l’atmosphère fluide de l’hiver…

— Les jeunes soldats, au manège, pour la reprise… disait le maréchal des logis.

Dans les écuries où ils se rendirent, les trois soldats cherchèrent leurs chevaux, tandis que le garde d’écurie, tout en remuant ses litières, admonestait les bêtes qui commençaient à remuer dans leurs stalles :

— Holà ! Tabarin ! Holà ! Pacha ! Tu vas voir ce qui va te tomber sur le poil !…

Il flottait une odeur d’ammoniaque, saine et forte, un peu grisante.

Les jeunes ont sellé trois vieux sous-verges, et ils entrent dans le manège. Vincent trottine de son mieux, attentif aux commandements :

— Individuellement,… tournez… Successivement, … volte… Partez au trot…

Soudain la lourde porte du manège s’ouvre.

Le sous-officier commande :

— Garde à vous !

Et le capitaine Nangès paraît à cheval, s’arrête au milieu du manège.

— Continuez, dit-il au maréchal des logis. Et les rênes sur l’encolure du cheval, il roule une cigarette, en regardant ses hommes d’un œil aigu. Vincent a de la peine à détourner de lui sa face. Il lui semble une sorte de héros, un homme d’une autre espèce, si lointain, éloigné encore par l’immense différence de grade, et pourtant encore très près de son âme. Devant ce chef, il a le désir de bien faire. N’est-ce pas pour lui qu’il a quitté le foyer et qu’il est venu là, dans l’espoir de le suivre un jour, de s’attacher humblement et fidèlement à sa fortune ?

Le capitaine Nangès, dans une piste intérieure, fait partir sa jument au galop. Ce Nangès, il est là chez lui, et son cœur est là aussi. Quand il est près de Valérie, il sent tout l’abîme entre lui et elle, et qu’il n’y a pas d’entente possible. Mais là, sans paroles, sans gestes, il s’accorde avec ses hommes, son cœur se donne tout entier.

Il est plus près d’eux que de tout. Napoléon aussi aimait ses grenadiers par-dessus toutes les femmes, et elles ne le lui ont point encore pardonné ; mais cet amour-là est d’un soldat.

Au bout de quatre tours de manège, le capitaine s’arrêta, appela le sous-officier, lui donna quelques instructions, et continua à faire galoper doucement la bête en sueur. Le « margis », au milieu du vaste rectangle, interpellait durement ses hommes. Vincent, malgré sa bonne volonté, se fit traiter d’ « emplâtre » :

— Le corps en arrière, criait l’instructeur. Rentrez la pointe du pied !

Lui, il admirait la grâce équestre, la parfaite aisance de son capitaine, et il prenait une triste conscience de son infériorité.

Après la classe de manège, il y avait une séance de voltige. Nangès descendit de cheval. Il regarda les jeunes gens, maladroits encore, s’accrocher à la crinière du cheval paisible qui décrivait un cercle au bout de la longe maintenue par le sous-officier. Là, Maurice reprenait ses avantages. Il était souple et hardi, et cette grosse jument blanche ne l’effrayait pas du tout…

Nangès ne disait rien. Dans le service, il était un homme froid, bon et brusque. Ce causeur disert et renseigné était, dans son métier, avare de paroles comme de gestes. Jamais il ne se permettait un éclat de voix. Toujours ce ton un peu traînant, presque en sourdine, qui forçait l’attention. C’est ainsi que ses particularités physiques elles-mêmes lui servaient dans la conduite et la domination des hommes.

Nangès ne disait rien. Ce petit Vincent l’intéressait… Depuis qu’il l’a vu pour la première fois au quartier, il n’a point reparlé au jeune homme. Maurice le voit comme dans un rêve, assistant un instant aux manœuvres, sans dire un mot, réunissant seulement ses sous-ordres pour quelques brèves indications.

Pourtant le capitaine ne cessait d’observer avec attention l’enfant-soldat qui ne s’en doutait guère. Quelle belle occasion d’enquêter sur l’état moral de la France ! Voilà un jeune homme dont il connaît les parents, le pays, l’ambiance. Il a suivi ses premiers pas, et le même, il le retrouve tout à coup, orienté vers un but où rien ne semblait le conduire.

Mais Timothée se soucie peu d’enquêter. Ce qu’il aime en Maurice, c’est un jeune Français, d’une heureuse constitution physique, et dont il se plaît à suivre les harmonieux mouvements. C’est une œuvre d’art parfaite, et qui l’émeut, puisqu’elle est faite de la même argile que lui. Il sent qu’une secrète fraternité les unit ; que celui-là aussi sera son ami dans les seules heures qui comptent pour le soldat. Quelle grande et fine tendresse que celle-là, et qui dégrade tout le reste !

Et puis, il y a Voulangis, le beau pays de là-bas. Nous aimons la grande patrie avec l’esprit et la petite avec le cœur. Vincent, pour Timothée, est comme un morceau détaché de cette patrie. Il en est le mystérieux ambassadeur, et, à l’heure du découragement, il vient lui apporter la bonne parole :

— Regarde-moi. Je suis le sol natal, plein de jeunesse et d’espoirs. Cesse de te plaindre. Je viens à toi et tu me connais : je suis la Force et la Vertu. Crois en moi…

Le dimanche suivant, Nangès alla à la grand’messe. Il s’y rendait toutes les semaines. Ce n’était pas qu’il fût très fort sur cet article-là. Il n’avait jamais eu le loisir de s’occuper de la religion, et d’ailleurs, ce modeste ne se croyait pas assez de lumières pour juger la foi de Pascal et de Chateaubriand, que lui avaient transmise ses parents. Il était un bon chrétien, mais que le poids de ses péchés n’accablait pas. Seulement, il entendait affirmer sa liberté de conscience et il ne manquait pas un dimanche de paraître à l’office. Un peu par esprit de contradiction, un peu par plaisir, car il aimait les cérémonies de l’Église, un peu aussi par protestation contre ce qui est dérèglement de la vie et violence faite à la pensée.

De la messe dominicale, Timothée Nangès recevait, toutes les semaines, un enseignement très net (et ainsi il pensait ne pas perdre tout à fait son temps), une impression, — mais qui était un enseignement. Il admirait que la foi fût encore, après tant d’efforts, les uns nobles et empreints de sincérité, les autres entièrement dignes, il est vrai, de notre mépris, après tant de persécutions, il admirait que la foi fût vivace encore au cœur de la race. Après deux mille ans, c’étaient les mêmes cervelles, et aussi à peu de chose près, c’étaient les mêmes gestes qui se répétaient, c’étaient les mêmes prières, c’étaient les mêmes mots qui sortaient des lèvres inchangées. Tout l’effort de la pensée humaine avait échoué devant la représentation sensible de ce crucifié. Tous les philosophes et les savants étaient restés impuissants devant le mystère inouï, formidable, de la transsubstantiation : ce pain (que l’on voit, qui est là, qui a été fait par des mains humaines), ce pain devient la chair de Jésus-Christ. Près de deux mille ans n’ont rien fait, ont passé comme un jour, ont été comme d’hier à aujourd’hui, ou plutôt n’ont pas été du tout, — la durée a été suspendue, par grâce spéciale, pour l’article particulier de la foi. Et pendant tout le temps que durait l’oblation du pain et du vin, devant la foule prosternée, Nangès sentait l’immense vertige des générations, vagues roulées et déroulées vers le même rivage.

Dans cette église de Cherbourg, nous sommes au lendemain de l’an mil. Cet homme qui est là, tout à l’heure il sera un bon bourgeois ordinaire, maintenant, c’est exactement un bourgeois de l’an mil. Au moment que l’hostie est élevée par le prêtre, par une grâce spéciale, le temps n’est plus pour ce bourgeois, il est son propre ancêtre de l’an mil, il est son propre aïeul à lui-même. Cette perpétuité de la foi, voilà pour cet homme de grande inquiétude qu’est Nangès, voilà le grand mystère, le mystère transcendant entre tous. — À Pompéi, au moment des premières fouilles, on a dû avoir l’impression de remonter le temps. Dans une maison, on n’avait pas la représentation de la vie romaine, comme la donnerait une reconstitution habile ; on était, au contraire, dans la réalité de la vie romaine. Dans une reconstitution habile, on serait un homme du XXe siècle qui regarde passer le premier. Mais dans cette réalité où l’on se trouvait à Pompéi, on se retrouvait soi-même son propre ancêtre romain du premier siècle. — Ainsi, exactement, dans une église de France d’aujourd’hui, mais ici encore, sans effort, tout à fait naturellement, parce qu’en effet notre matière humaine n’a pas changé depuis le moyen âge, tandis qu’elle est devenue tout à fait autre qu’elle n’était avant l’an I du premier siècle. — Et cela, c’est le deuxième mystère. C’est que, tout à coup, par retournement brusque, en l’an I du premier siècle, le cerveau du fils se soit trouvé le contraire (on peut dire le contraire) de ce qu’était le cerveau du père et que, depuis, rien n’ait changé, que les cerveaux des fils soient pareils à ceux des pères, que tout soit resté en l’état, et qu’on se reconnaisse près de deux mille ans après, comme la Belle au bois dormant à son réveil, et que, comme elle encore, on retrouve ses gens immobilisés dans la même attitude depuis des centaines et des centaines d’années.

Voilà ce que Nangès, qui s’astreignait difficilement à manquer de ferveur, voyait dans l’église de Cherbourg. Par ailleurs, il pouvait constater qu’il était le seul uniforme de cette assemblée de fidèles. Et pourtant, il se disait que saint Paul différait assurément plus d’Horace quarante ans de distance que Clovis ne diffère de nous, malgré les quinze siècles qui nous séparent. Aucun abandon ne peut effacer cette dissimilitude-ci et cette similitude-là.

Or, ce jour-là, à la messe de neuf heures, Timothée fut fort étonné de voir le soldat Vincent debout derrière un pilier, qui regardait le prêtre de ses yeux vifs. Pourquoi venait-il dans cette église ? Lui qui n’avait pour ainsi dire jamais assisté à une messe, qui ne connaissait pas même son catéchisme. Sans doute, c’était désœuvrement de soldat, ennui d’une longue journée qu’il faudra tuer. Mais le jeune homme adressait, lui aussi, sa prière aux puissances formidables du Destin. Écoutons ce que disait son cœur dans l’église de Cherbourg :

« Ô mon Dieu, donnez-moi le courage et la vaillance, et donnez-moi la grâce, l’élégance aisée de mon capitaine, lorsqu’il paraît à cheval dans la cour de notre quartier. Donnez-moi la vigueur du corps et la patience de l’âme. Faites que je trouve beau ce qui paraît mesquin aux autres hommes, et faites que j’aie la foi des soldats, Dieu des armées ! Ah ! si vraiment vous êtes là, dans cette hostie, daignez voir que je ne suis pas mauvais et que, moi aussi, je suis digne de mourir pour une idée. Envoyez-moi dans les pays lointains des Infidèles, sur des champs de bataille ensoleillés, et donnez-moi alors la tranquille bravoure des vieux soldats. Faites que je sois fort, et que je tue beaucoup d’ennemis, et que j’aille ensuite par les déserts, sur des chameaux, dans le perpétuel étincellement de la lumière Si vous le voulez, Seigneur Dieu, donnez moi la grâce de mourir dans une grande victoire et faites alors que je voie au Ciel votre splendeur ! »

Le dimanche de Vincent sera moins morne. Il ira solitaire dans les faubourgs de la ville. Il verra la mer, et il enviera les barques lointaines qu’elle fait danser. Il verra le grand Empereur qui montre du doigt l’Angleterre. Mais quelles pensées de gloire, en lui, et quel émerveillement !…

Le jeune homme s’attarda dans l’église. Nangès l’avait quittée bien avant lui, et en remontant vers sa table de bridge du Grand Café, il se demandait si Maurice avait regagné la foi, du même coup qu’il remontait à la source de ses instincts, si le vieil homme avait reparu en lui jusqu’à ce point. Il n’en aurait eu nul dépit. Lui, sans doute, n’était pas un dévot. Mais il n’en tirait aucune gloire. Il n’en était pas plus fier pour cela. Il ne se croyait pas très fort, très scientifique et très habile. Il ne faisait pas du tout le malin. Il ne se croyait pas plus raisonnable qu’un autre. Et que cet adolescent eût retrouvé la foi de ses pères, en même temps que leurs vertus, cela n’eût pas été pour lui une pierre de scandale.

II

Maurice avait maintenant l’allure d’un vieux soldat. La vie du quartier s’écoulait assez monotone, mais du moins, était-ce une grisaille qui lui plaisait. Il n’avait pas épuisé la matière militaire. Il pensait, avec une tristesse mâle, à l’immense route qui s’ouvrait devant lui, — et que ce serait pour toujours, ces murs gris, ces chambrées et leur odeur violente de sueur humaine et de coaltar. Pourtant il en était arrivé au moment où les gaucheries, les embarras et les fatigues du début font place à la parfaite aisance désinvolte, un peu lourde encore et pourtant facile, allante et coulante, du vieux soldat. Ainsi il avait cette démarche un peu traînée, balancée, cette cadence des mouvements, toujours lents et précis, où jamais on ne décèle l’effort inutile, ce port des vêtements bien usagés, bien faits aux plis, cette élégance enfin, puisqu’il faut l’appeler ainsi, et cette manière de nouer la cravate autour du cou, de porter le sabre dans la rue, qu’il avait enviée aux anciens le jour de son arrivée.

Il toucha sa prime d’engagement. Il négligea l’ordinaire et invita les copains à la cantine. La journée finie, ils allaient « en ville », ils « sortaient en ville », comme ils disaient, mangeaient des huîtres dans une gargote et faisaient un « frottin », c’est-à-dire qu’ils faisaient une partie de billard. Ces primes d’engagement créent généralement de grands liens de camaraderie.

Un soir, ayant la permission de minuit, Maurice, accompagné de deux anciens, entra au casino. La salle, encombrée de tables où se pressaient les consommateurs, était noyée dans la fumée des pipes et des cigares à deux sous. Il y avait beaucoup de soldats. À un bout de la salle, une petite scène se dressait. Les chanteuses s’y succédaient, disaient leurs chansons d’un air ennuyé, sans faire de gestes, sinon un seul, toujours le même, d’écarter les deux bras simultanément, puis de les ramener devant le corps, les mains l’une dans l’autre. On entendait peu ce qu’elles disaient, à cause du bruit des conversations et aussi à cause d’une bande de marins en bordée qui menaient grand tapage. À côté de Maurice, il y avait un sous-officier flanqué de deux femmes. Maurice admira sa fine moustache rousse, le port avantageux de son képi chiffonné avec art et légèrement rejeté en arrière. Les trois camarades ne disaient rien… Soudain, il se fit un silence. Le comique paraissait en scène. C’était l’enfant chéri de ce public. On l’écouta dans des hoquets de rire, on l’applaudit et il dut revenir plusieurs fois. Mais comme, après lui, le défilé des femmes reprenait, un des amis de Maurice proposa de s’en aller.

L’ignoble schnick qu’ils avaient absorbé leur tournait déjà la tête. Dehors, les deux anciens se mirent à chanter. Maurice se sentait chavirer dans un grand abandonnement de son âme.

Ils échouèrent dans une autre salle, petite, basse, où quelques chaises éparses attendaient le client problématique. Pourtant trois marins de la marine marchande, cinq ou six autres personnages, composaient une manière de public. Et là aussi, il y avait des chanteuses… Cela s’appelait l’ « Eden » ou l’ « Alhambra ». Les trois soldats se sentirent plus à l’aise. Les langues se délièrent et ils se mirent à invectiver les femmes.

Pourtant Maurice avait remarqué à côté de lui une assez jolie fille. Elle avait une grosse coque de cheveux qui lui tombait sur les yeux, et sa bouche, où manquaient deux dents, était pourtant voluptueuse, comme l’exhalaison nocturne et frissonnante d’une lagune.

— Tu offres quelque chose, mon chéri ?…

Tout de suite, il fut au ton. Il offrit une menthe à l’eau, enlaça la fille, lui demanda sa bouche, ce dont elle feignit d’être scandalisée. Pourtant, voyant l’innocent, elle se radoucit et lui dit, tout près de ses yeux :

— Tout à l’heure, petit voyou, tout à l’heure !

Un vertige, une bouffée de sang à la tête, et le jeune brutal commandait :

— Allons-nous-en !

Et il l’entraîna dans la nuit de la rue, tandis que les deux anciens continuaient de chanter.

Au petit jour, Maurice connut l’affreux serrement de cœur d’aller par les rues désertes, après une nuit d’amour, et la désolation des murs de l’Arsenal quand on sait que l’aube va venir, et qu’il fait sombre, mais déjà un peu jour, et qu’il fait froid. Maurice appréciait exactement sa situation. Il avait découché, et, chose plus grave, il craignait — à voir la clarté augmenter — de manquer à l’appel du matin. Il prit le pas de course. Ses basanes l’alourdissaient, il sentait des frissons de fièvre le parcourir. De loin, il entendit la trompette de l’artillerie, puis le clairon du 25e. C’était l’appel ! Il cessa de courir. Il se consolait en pensant à la belle fille d’amour et à l’odeur violente de son lit.

Déjà il estimait qu’il ne faut jamais rien regretter, mais surtout pas les bêtises que nous faisons… Arrivé au quartier, il se présenta de l’air le plus dégagé du monde au sous-officier de semaine, se mit en tenue pour la manœuvre. Et il goûtait un amer bonheur à remuer dans sa bouche toute l’âcre boue de l’amour et de l’alcool…

Or, ce soir-là, Nangès offrait le thé à quelques amis, comme il avait coutume de le faire presque toutes les semaines. Il y avait pas mal de monde. Les anecdotes se succédaient. Ces thés de cinq heures, chez Nantes, étaient fort gais. La vaste pièce où il recevait, toute ornée de fleurs, par les soins diligents de Valérie, respirait une intimité heureuse. Le porto, le whisky, les cakes, la fumée des cigarettes, une ou deux femmes assez jolies, sur des coussins, tout cela composait une sorte de bien-être tranquille, un peu province, un peu ville de garnison, suffisamment élégant, somme toute indigne de Nangès. Une table de bridge réunissait, près de la cheminée, des fanatiques. Mais le maître de maison, ces jours-là, ne jouait pas.

Deux jeunes femmes avaient soulevé le rideau et penchaient leurs têtes sur la vitre. Le capitaine s’approcha d’elles. Il leur dit :

— Vous regardez l’Empereur, et comme il est triste dans la brume de l’Océan. C’est un grand exilé. Voyez : ses yeux se tournent vers la mer. Les nôtres aussi se tournent vers elle, la grande amie.

L’une dit :

— Nous ne le regardons pas, parce qu’il n’a pas été pitoyable à la France.

L’autre dit :

— Nous ne l’aimons pas, parce qu’il a mis cette grande inquiétude dans le cœur des femmes…

On eût dit que c’était hier que l’Empereur avait pris leurs fils, car les mères n’ont pas oublié.

La première était une femme méchante, qui avait fait pleurer des hommes. Nangès pensait :

— Elles sont ainsi. Elles mettent du sentiment dans les choses de l’esprit, et elles n’en mettent point dans les choses du cœur. Elles en mettent quand il n’en faut pas ; elles n’en mettent point quand il en faut.

Et tout à coup, un lourd ennui l’accabla. Il sentait sa solitude. Car sa vie s’épurait, devenait géométrique. Il se crispait dans la volonté de s’élever. Il ne pouvait se consoler de ne point vivre en ascète. Ainsi la connaissance qu’il avait faite du monde le rendait-elle irritable. Ses yeux avaient vu de si grandes choses qu’il en restait accablé et frissonnant.

Il alla trouver Labastière qui était seul et il lui parla longuement de Maurice Vincent. Il lui disait durement des choses si douces que Labastière eut un sourire triste :

— Il vous a manqué d’être père, dit-il.

— C’est vrai, répondit Nangès. Nos existences sont si absurdes ! Il faut bien maintenant que je prenne les enfants des autres.

Ils se turent longtemps. Et Nangès reprit :

— Il est passionné comme la France elle-même. Quand je l’ai vu venir à nous, j’ai pensé à la guerre, à la guerre qui purifiera, à la guerre qui sera sainte, qui sera douce à nos cœurs malades. Quand il est venu vers nous, c’est toute l’espérance qui venait. Lorsqu’on reçoit de tels cadeaux, on doit se donner tout entier. Il n’est plus de partage possible.

Comme l’heure du dîner approchait, les amis de Nangès partirent. Le capitaine sentit un poids lourd qui l’oppressait. Rien n’est plus pénible que de se retrouver seul dans un endroit où l’on vient, avec des amis, de causer, de boire et de fumer. Les tasses à moitié vides, les soucoupes emplies de la cendre des cigares, l’atmosphère chaude et bleue de fumée nous font mieux connaître un isolement auquel les charmes de la conversation nous avaient moins préparés. Nangès vit que le meilleur parti à prendre était de s’enfuir lui-même, comme s’il était le dernier des invités.

Dehors, le hasard de sa promenade le conduisit vers la rue Tour-Carrée. Il était sept heures. Des soldats, des ouvriers de l’Arsenal, encombraient la chaussée. Dans cette rue étroite, quelle rage de vivre ! La rude odeur de l’alcool sort des bouges… Quelle confusion ! c’est l’heure équivoque où les griseries mauvaises fermentent, où déjà le rut répand son fauve et mortel parfum. Impossible de se recueillir dans ce désordre… Timothée, machinalement, lit les enseignes des petites boutiques sales où s’étalent, à la devanture, mouchoirs coloriés à l’image du Jauréguiberry et des navires de l’ancienne marine, des bérets de matelots, de la pauvre pacotille militaire. Déjà, les cabarets sont emplis de cols bleus et les gramophones font rage… À la descente des matelots… À la renommée des pommes de terre frites… Aux amis de la flotte.

Dans les salles étroites, presque toutes en contrebas et ressemblant à des caves, Timothée aperçoit de fortes humanités, des marins dont le col bleu laisse voir sur les épaules deux triangles de peau brune et hâlée, des « biffins » plus frêles mais plus nerveux, de grands artilleurs à l’air bête…

Il marche encore, et puis, soudain, c’est le silence… Un coin de ciel parsemé d’étoiles, des mâts se balançant dans une vague poussière lumineuse… C’est le quai désert où l’effort des grues a fait trêve… Un havre de silence et de mort… La rue tortueuse, la rue des soldats, elle est là, tout près, à quelques mètres. Mais sur ce quai, c’est le silence, la nuit immense et solitaire.

Nangès pensait qu’au sens le plus précis du mot, ce jeune Maurice Vincent l’intéressait, au sens très précis que tous les événements de sa vie passée, de sa vie présente, de sa vie à venir, se reliaient directement à sa vie à lui, Nangès, qu’ils avaient un lien secret avec sa vie, — au sens que rien de Maurice Vincent ne pouvait absolument lui rester étranger. Tout, en effet, lui importait de ce jeune homme dont il était devenu le maître par la hiérarchie et par le cœur.

Le capitaine Nangès, peu curieux de confidences, n’avait point encore reçu celles de Maurice. Il savait pourtant que cet enfant était venu vers lui, qu’il était le disciple, mais mieux : qu’il se rapportait exactement à une image que Timothée avait depuis longtemps au dedans de lui, qu’il personnifiait, qu’il rendait clairs des rêves indistincts, des idées obscures, troubles, des perceptions jusqu’ici non parvenues encore jusqu’au seuil clair de la conscience.

Il s’étonnait que de nouveau sa maîtresse le laissât indifférent, que même il ne souhaitât plus les bonheurs trop paisibles du mariage, que même il songeât à de belles choses qu’il pourrait faire encore et, qu’après tout, il n’était pas si vieux. Mais c’était d’un travail sérieux, austère comme la vie elle-même, qu’il s’agissait.

Il faut, se disait-il, enseigner ce jeune héros, obtenir de lui le maximum de rendement. Ce n’est pas à l’âge de Nangès qu’on disperse sa vie dans une amourette. Ainsi, la situation lui apparaît-elle nette, précise et simple. Il en fait le bilan avec exactitude :

1° Maurice Vincent l’intéresse. Comme disciple. Comme maître. Entre eux, il y a connexité si intime qu’on ne sait plus qui est le maître et qui est l’élève. Maurice Vincent l’intéresse, comme lui il intéresse Maurice Vincent. Ce sont des quantités égales affectées de signes différents.

2° Il faut agir. Il faut oublier les incertitudes, les discussions stériles du passé. — Le temps n’est plus, se disait Timothée confusément, sans qu’aucun mot articulé ne vînt au bord de ses lèvres, d’épiloguer avec le maître Servat sur la psychologie militaire, ni de s’exercer entre amis à des imaginations guerrières. Il s’agit de travailler, de mettre les mains à la pâte, à la pâte humaine que la destinée a formée des limons lointains du Grand Morin, puis envoyée pour lui vers les galets de la Normandie.

Admirables détours de l’esprit humain pour arriver à l’optimisme ! L’esprit de Timothée est ainsi fait qu’il procède par touches légères et qu’il arrive à l’unité par une dispersion originelle. C’est le procédé des peintres dits « pointillistes ». Les mots de rationalisme, de science, de laïcité, qui volent dans l’air et qu’il recueille au passage ; l’écœurant bavardage des commis voyageurs de la pensée humaine, sont comme autant de fils dont il finit par faire un tissu serré et uni. Triste résultat que celui de cette méthode, et que rejette un Servat visionnaire et synthétique, développant dans le domaine de l’histoire la loi des séries.

Mais tout d’un coup, un horizon apparaît, celui de la terre briarde, si médiocre et si chargée de mémoire tout ensemble. Maurice pousse là, comme un bel arbre, lourd de gui. Il a de la grâce physique, de la gaieté, un corps qui trahit son âme, une jeunesse pleine de promesses. Timothée devient plus visionnaire, plus synthétique que Servat lui-même, et, par une autre route, arrive à son optimisme. Une réalité immédiate le saisit, et — détour imprévu — le présent bien rempli le conduit à un avenir entrevu dans un rêve, très clair et très confus, tout ensemble, de noblesse et de félicité.

Ah ! il s’occupe peu aujourd’hui des fantômes qu’il poursuivait autrefois. C’est un mépris immense qu’il éprouve pour la gloire facile que procure l’exercice des vertus bourgeoises. Mais l’arrivée d’un enfant dans sa vie lui fait prendre la conscience exacte des vraies grandeurs. Il marche maintenant selon son âme.

Après sa profitable station sous les étoiles, Nangès revenait chez lui par la place Napoléon. Un vent frais soufflait de la mer, soulevant les lames qui passaient par-dessus la balustrade de fer et balayaient la place. Chaque paquet de mer faisait un bruit aigu qui se prolongeait dans la nuit en sifflements indéfinis. À l’Église de la Sainte-Trinité, gardienne de la mer, les dernières notes de l’Angélus s’espaçaient et ces deux bruits mêlés, celui de la lame et celui de la cloche, faisaient une harmonie banale, attendue, si l’on peut dire, pour cela peut-être, inexprimablement spirituelle ; peut-être un peu « Hugo », mais si attendue, si conforme à nos intimités que l’on succombait à d’inévitables effusions. Le cœur de Timothée débordait. À ces heures-là, les plus fins sont pris au piège.

Comme il rentrait chez lui, son domestique lui remit des papiers.

— Monsieur, c’est l’ordonnance qui a apporté cela.

C’était la « décision ». Nangès la lut avec attention, tout d’un coup revenu à son métier.

… « Demain, pointage de nuit à l’île Pelée… Le canonnier Dupré, de la troisième batterie, remplira les fonctions de secrétaire auprès du commandant-major », etc.

Puis un papier, un « huitième de feuille ». Nangès a un moment de surprise. Il s’approche de sa table, lit le document :

« Deuxième batterie, 4 jours de consigne au quartier au canonnier de 2e classe Vincent, ordre du maréchal des logis de semaine Vigot. A découché et n’est rentré au quartier qu’après l’appel du matin. »

Ô ironie ! Charmants imprévus de la vie !

Timothée prend sa plume, la retourne dans ses doigts, regarde les dorures pâles du plafond. Enfin il se décide et écrit au bas du papier : « Quinze jours de salle de police, en échange, ordre du capitaine commandant ».

Et il signe : Nangès, de sa grande écriture noble et droite.

III

Et modo solvebam nostrâ de fronte corollas,
Ponebamque tuis, Cynthia, temporibus.

Lui aussi, le jeune homme ivre, il secouait, plein de pitié, des roses sur son souvenir. Et il pleurait en s’approchant de son souvenir. Et il prenait grand’pitié de sa fiancée. Et il songeait à Claire, sa fiancée, car il comprenait maintenant qu’il s’était assis à un autre foyer, que le foyer de son enfance n’était plus, et qu’enfin il avait mordu au fruit amer de la vie.

Dans la chambrée, Maurice fut, le lendemain de l’aventure, paternellement blâmé et, au fond des cœurs, approuvé. Ce n’étaient pas des saints que ses camarades, mais de la simple et moyenne humanité. Seulement, ils avaient en plus de Maurice, de l’expérience. Ces braves gens commentèrent l’événement en termes pittoresques. Des vieux disaient : « Eh ! il commence à se dessaller, le petit gars », en clignant de l’œil et en roulant leurs cigarettes. Mais il y avait tout ensemble de la malice et de l’indulgence dans leurs voix. D’autres conseillaient à Maurice une sage prudence :

— En douce, mon vieux, disaient-ils, en douce ! Pas d’histoires ! Toujours en douce ! Tu vois, dans le métier, mieux vaut se tenir peinard.

Le maréchal-ferrant, en bourgeron bleu, assis à cheval sur son lit, haussa les épaules et dit en souriant :

— Bah ! on n’est pas soldat tant qu’on n’a pas tâté de la grosse !

C’était là toute la morale qu’il voulait tirer de l’affaire. Maurice, lui, ne prenait pas son infortune au tragique. Il avait le sentiment de la justice et de la fatalité.

Mais, de tous, c’était encore Nangès le moins scandalisé. Voilà-t-il pas que, de la façon la plus imprévue, cet être raffiné, ce « produit évolué de la race », dirait un savant, se mettait à raisonner un peu à la manière des vieux soldats, quelque peu rugueux, de la chambrée !… Opinions du peuple saines… Les vieux disaient : « Eh ! eh ! il se dessalle, le petit gars ! » et Timothée ne pouvait s’empêcher de penser : « Ce n’est pas une fillette, que diable ! » Même cette buverie, cette équipée nocturne, enlevaient décidément à Maurice ce qu’il pouvait avoir aux yeux de Nangès d’un peu trop « bon petit garçon », d’un peu bien « jeune homme bien élevé », — et il n’était pas loin de dire, comme le maréchal de sa batterie : « On n’est pas soldat quand on n’a pas fait ça ! »

Personne, à vrai dire, n’était moins moralisateur que le capitaine Nangès ; tout élan de la vie le trouvait indulgent et nulle chose ne le satisfaisait davantage que de rattacher un humble geste à l’ensemble harmonieux où il trouvait sa place en même temps que sa raison. En l’espèce, il était conforme à ses secrets désirs que le jeune apprenti se livrât aux manifestations ordinaires de la vie militaire, adoptât, les coutumes, si désordonnées qu’elles pussent être — par quoi il arriverait plus tard à saisir l’âme. C’était déjà un soldat, ce Vincent, point parfait, point mauvais. Non une exception, mais un brave garçon de soldat qui faisait comme ses camarades et vivait de leur vie, sans se hausser à mieux.

Ainsi ce petit événement de régiment était-il une source de réflexions pour Nangès. À l’encontre de ceux qui aiment tout dans l’armée sauf les armes, cet homme d’expérience avait toujours placé sa mission d’instructeur fort au-dessus de sa mission d’éducateur. Il estimait que la plus saine éducation militaire était de connaître son métier, et nulle autre chose. — Pourtant voici qu’il s’occupe un peu de l’âme de Maurice Vincent, et qu’il s’inquiète des pensées intimes de ce néophyte. Mais c’est pour arriver dès les premiers pas à conclure qu’il vaut mieux « laisser faire », et que la vie militaire est la meilleure des leçons. De son essai loyal, il ne tire qu’une conclusion : désormais il n’éprouvera plus cette sorte de crainte qu’il avait de susciter les confidences du soldat Vincent. Il craignait une erreur, une maldonne. Maintenant il n’hésite plus.

Rien n’est plus difficile à marquer que les étapes de cette initiation qui n’avait justement aucune apparence d’initiation. Nous sommes, en ce moment, à une période trouble de tâtonnements dans l’ombre, où l’on ne peut compter les coups ni mesurer le terrain. Maurice a reçu un peu plus qu’une demi-instruction, une instruction bourgeoise et peuple tout ensemble. Il a été soumis à une pédagogie semi-bourgeoise. C’est la plus pernicieuse de toutes, celle dont il est le plus difficile de se dégager. Aussi le travail est lent, obscur, ralenti encore par la sensation immédiate, la perception, l’aperception (écrivent les philosophes) des inconvénients matériels de la vie de soldat, — ralenti aussi par le contour même de l’époque qui enveloppait les cœurs de lâcheté. Juste à ce moment, on parlait d’un ministre de la marine dont le landau s’était promené dans une ville du midi, précédé du drapeau rouge et entouré de gens chantant l’Internationale. De tels faits, d’autres analogues, prouvent une ambiance, ou la créent. Mais malgré les inévitables ralentissements qu’il éprouvait dans sa marche, le jeune Vincent avait tout de même une chance de plus d’arriver au but que d’autres, plus diligemment nourris de bonne doctrine : c’était une étonnante facilité à garder en soi, à retenir comme importantes des impressions en apparence négligeables, de ces impressions qui secouent comme le contact d’une bobine de Ruhmkorff, mais qui laissent peu de traces chez la plupart des hommes, parce qu’ils les estiment, les insensés, étrangères à la raison. Maurice, lui, bâtissait sa vie sur ce sable mouvant. Il y fallait l’audace tranquille de sa jeunesse. Jeune garçon, jeune gars aux yeux bleus, peu fait pour la dialectique savante, et, ce qui est plus fort, qui s’en rendait compte…

Tout à fait étranges, ces haltes de Maurice sur la route déroulée à l’infini de la vertu et de l’honneur militaires. Ainsi la première manœuvre de garnison à laquelle il assista fut une révélation, mais nullement réfléchie, toute de sensibilité esthétique. Il fut révélé à Maurice tout un monde de sensations étagées, cutanées, sous-cutanées, bulbo-rachidiennes, dégradées de l’extérieur jusqu’aux régions les plus troubles de la conscience. Évidemment, ça ne se raconte pas. Ce n’est pas un argument à produire dans une assemblée de philosophes. Non. Mais déjà, au point où nous en sommes, nous n’argumentons plus. Nous vivons.

C’était un matin d’avril. Et d’abord, ce fut si pâle, si ensommeillé qu’il semblait qu’aucun souvenir ne pût émerger jamais de cet océan de brume. Vincent trébucha dans les cuirs des bricoles, puis il entra dans l’écurie pour en sortir son attelage. L’odeur saine, nocturne, l’exhalaison violente des litières le réveillèrent. Il harnacha ses chevaux en sifflotant. La vie lui semblait belle. Il touchait un de ces moments simples où toute théorie, tout théorème, sont abolis, un de ces moments élémentaires où, sans raison apparente, il se fait en nous des inscriptions valables pour la vie entière.

Dans la grande cour du quartier, après qu’il eût attelé, Maurice lança un regard sur la blanche machine de guerre qui déjà lui semblait à lui, avec laquelle, déjà, il faisait corps. Confusément, il en sentait l’élégante beauté, la parfaite harmonie, non point cherchée ni voulue, mais obtenue toute seule, comme par hasard, par le simple jeu des chiffres, la mathématique… Beaux canons, précis et gais, avec des ornements qui n’en sont pas… Beaux joujoux… Là, l’heureuse proportion des lignes ne vient pas d’un souci d’esthétique, — mais, inconcevable surprise — de tel théorème de mécanique qu’on y a appliqué rigoureusement. Jamais nos ingénieurs n’ont eu l’idée de faire un canon joli, — et les équations de Sainte-Claire Deville se sont trouvées d’accord avec ce que nos sens appellent ou sentent harmonie. Mais Maurice ne va pas si loin. Ce qu’il aime, c’est la précision des ajustages, le beau manufacturage, la matière d’acier bien travaillée. Il ne serait pas français, et un peu ouvrier français, s’il n’aimait pas le fini, l’absolue perfection, car ce mot ici peut être* employé, d’un beau travail métallurgique.

Tandis que le jeune ouvrier contemplait son outil, le capitaine Nangès parut à cheval. Aussitôt Maurice le fixa des yeux, le suivit sournoisement du regard, tout en conservant la position rigide du « garde à vous » ! Dans le maintien honnête de son commandant de batterie, il devinait le reflet d’une tradition, non d’élégance vaine et prétentieuse, mais de bonne manière, de correction parfaite, d’élégance vraie… Nangès passa devant l’attelage de Vincent. Il semblait faire peu d’attention à son inspection. Il remarqua pourtant un détail : un contre-sanglon n’était pas dans son passant fixe. De sa voix basse, Nangès fit l’observation. C’est à ces moments-là qu’un chef commande le respect et apprend aux hommes à le suivre.

Le soleil devait être bien levé. On le savait à un long frémissement, une sorte de brise printanière qui s’élevait, — non à plus de lumière, mais à un mouvement en ondes larges, au réveil instantané de tout, semblable à l’éclairement brusque d’une scène de théâtre. Les commandements traversèrent le silence du quartier :

— À cheval !… Canonniers, montez !… En avant, ma…rche !…

Les deux premiers brefs, le troisième prolongé, traîné, donnant l’impression d’un départ non facile, non instantané et joyeux comme celui de l’infanterie, mais d’un départ difficile, non simultané, mais propagé de l’avant vers l’arrière, avec un bruit grandissant d’acier, des vibrations plus nombreuses, enfin, un commandement non de départ, mais de démarrage.

Dans la douce griserie de l’aube tiède, dans le demi-réveil qu’encourage le bercement des normands, Maurice se laisse aller à un rêve surnaturel, au rêve qu’il est en train de vivre. Il éprouve ce bonheur intime de participera l’action précise de ces forces combinées, d’être une unité agissante dans cet ensemble formidable de forces diverses — pensée et matière — que représente une batterie de campagne. Enfant naïf, il croit déjà, par le digne emploi de sa jeune vertu, honorer le nom français !

On suivait une route qui sinuait dans la neuve verdure. Des arbres s’inclinaient vers le fossé, se penchaient sur les canons… Quelle force, quelle puissance fatale, irréfragable, que cette colonne pesante qui roule, dans l’avril délicat, au trot pesant des porteurs et des sous-verges ! Nul bruit que de l’acier des canons, des cercles des roues et des fers des chevaux. Nul bruit humain. Il semble que c’est une chose qui marche, une substance métallique qui s’écoule pesamment, comme la fonte en fusion d’un touret Bessemer.

La cadence unie charmait Maurice. On eût dit qu’un seul mouvement soulevait les hommes et les abaissait, au rythme plein des attelages, comme si tous ces hommes n’en étaient qu’un, un seul mouvement uniforme, aisé, d’enlèvement et de translation. Une courbe de formule simple. Ici, il pouvait prendre conscience d’un tel plaisir. Une joie aiguë lui venait de se laisser aller, sans penser, de se sentir mêlé à cette force mystérieuse qui promet les victoires. Et aussi de tout cet acier, dans toute cette verdure ! C’était un flot de poésie qui l’envahissait à suivre l’artifice humain, fluide, mouvant, si heureusement mêlé à cette stable, immobilière, éternelle campagne…

Soudain un geste de Nangès arrêta la masse. Des troupes affluaient, des fantassins chantaient au long des chemins creux :

— Reconnaissance, criait Nangès.

Et, suivi de trois cavaliers, il s’élançait vers une petite crête qui dominait la batterie vers la droite… De loin, Maurice l’apercevait, qui se détachait sur le ciel gris, la cigarette collée aux lèvres, les jumelles à la main… L’attente se faisait silencieuse. Qu’y avait-il derrière cette crête ?… L’illusion commençait… Derrière, il y avait le champ de bataille. Maurice l’imaginait avec des lignes indéfinies de soldats, des groupes épars filtrant, passant, glissant, des sections, des escouades, des pelotons de cavalerie embusqués derrière des boqueteaux, partout une poussière humaine, et pourtant le dessin net d’un grand mouvement ondulé, serpentin, mais tout d’une poussée, une impulsion commune, unie, tendue, vers l’avant. Mais était-ce cela réellement ?… Et ici se laissait deviner, entrevoir, le grand, le véritable attrait de la guerre : la curiosité…

Sur un signe de Nangès, la batterie s’élance à son tour vers son capitaine, plus rapide, un peu fiévreuse. À quelques pas de la crête, elle s’arrête. La manœuvre est brusque, silencieuse, impérieuse. Les servants se précipitent, séparent les trains. Maurice, surpris et novice, suit le mouvement. En un instant, les pièces sont en batterie, prêtes à tirer, les gueules tournées vers l’immense déroulement de la plaine. Lui, entraîné par les deux attelages qui l’encadrent, se retrouve dans le petit chemin où la batterie s’était arrêtée, mais plus haut, plus près de la crête. De loin, il entend la voix calme de Nangès :

— Chefs de section et pointeurs, sur moi !… Abattez !… Par la droite par batterie, correcteur 16…2000 !…

Quatre détonations, mais brèves, sans le prolongement, le sifflement aigu de l’obus Robin, aident à l’illusion. Nangès observe l’horizon, grand, droit, tel ces officiers, sur les tableaux de batailles d’autrefois, qui représentent, au premier plan, quelque état-major… Vincent l’imagine un instant dans les plaines de l’Est, sur le plateau de Gravelotte, sur les mamelons de Frœschwiller, sur le sol des batailles d’hier et de demain, aux noms tragiques, naturellement tragiques (pourquoi les noms des grandes batailles, des grands désastres ont-ils toujours des consonances tristes, indéfinies, des consonances prédestinées ?…)… il Le voit, tout pareil à maintenant, mais… « pour de vrai ».

Devant la batterie, à cent mètres, sur la pente descendante, les fantassins fusent, s’« infiltrent », pour employer le mot technique, plus exact que « marcher ». Il en sort des haies et des buissons, qui s’avancent en silence, courbés en deux, le fusil bas, pris de passion comme s’ils étaient à la bataille, comme si c’était arrivé.

En somme, on a suffisamment l’illusion de la guerre. C’est ça, une bataille ; à peu près. On a très bien l’impression que la manœuvre n’imite pas la guerre ; mais presque, que ce serait la guerre qui imiterait la manœuvre. La complicité de tous à faire de la fiction une réalité, parce que cela est plus amusant et que c’est naturel aussi, que l’instinct de la guerre est tout près, à fleur de peau, — la passion, un peu enfantine souvent, de ces gaillards bien trempés qui s’amusent à jouer aux soldats, aident bien, oui, à la représentation vraie de ce qui n’est pourtant qu’imité.

— Par deux, correcteur 18…2400…2600… crie Nangès.

Près de Maurice, le brigadier explique doctement :

— Tu vois, le capitaine allonge son tir pour accompagner la marche de notre infanterie. Attention ! nous n’allons pas tarder à repartir !

En effet, un commandement de Nangès, et les avant-trains retournent à la crête. En un clin d’œil, la batterie s’élance dans la lande caillouteuse. C’est une trépidation infernale, une marche d’enfer. La poursuite ! On sent la joie, l’oubli, un moment, qu’on est sur telle terre, que tout à l’heure on sera à Cherbourg, dans un café, à faire une manille ou un billard… Le soleil commence à donner. Le drap épais des vestes pèse aux épaules.

Voici une dernière crête… Une vision instantanée… L’infanterie est là, en longue ligne de tirailleurs, les uns couchés et tiraillant, les autres s’avançant d’un mouvement précis, décidé… Et sur une lointaine ondulation de terrain, les « manchons » blancs de l’ennemi… Les canons se remettent en batterie. Nangès commande sans hâte, de sa voix blanche et douce, plus impérieuse, plus dominatrice qu’un éclat de voix ; — on n’entendrait pas de si loin un hurlement…

Et tout à coup, des sonneries de clairons éclatent, se répondent de partout, étincelantes comme des sabres. C’est la fin de la manœuvre, l’appel des officiers à la critique. La batterie reformée gagne un chemin étroit où déjà des fantassins forment leurs faisceaux…

Vers onze heures, les artilleurs firent le café. Jusqu’alors, ils avaient paru unis à leurs pièces, comme le tenon à sa mortaise. On eût dit qu’ils participaient de leur matière, qu’ils en étaient une partie intégrante. Maintenant, ils reprenaient leur vie propre. Et c’était la blague, l’éternelle blague, la gaieté des soldats, des soldats de toujours qui fusait en éclats, la gaieté saine, de bon aloi, qui marque la force et le courage…

Dans un soir d’apothéose, la batterie revenait vers Equeurdreville, les roues, les boucliers, les affûts blancs de poussière. Et les hommes aussi, les lourds conducteurs aux larges basanes, les servants cahotés sur les avant-trains.

Les faces noires de terre, comme au retour d’une bataille… Et c’était vrai ! Vincent revenait d’une victoire ! Il ressentait l’ivresse, le petit frisson froid du grand mouvement en commun, de l’action énorme, combinée, mystérieusement unie et qui vous écrase, et où il jouait son rôle pourtant, infime et capital. Il croyait que ce ne serait guère plus beau, si c’était vrai. Au fait, c’était presque aussi beau.

Personne ne se le disait : mais une simple manœuvre de régiment, pour peu qu’on se laisse aller à l’impression, pour peu que les yeux aient conservé quelque jeunesse, est une raison suffisante d’espérer. Sans doute, comme remède aux assourdissants bourdonnements de nos esprits forts, des manœuvres, même des grandes, ne valent pas une guerre. Mais tout de même, lorsqu’un officier quitte la grande ville et qu’il s’en va pendant quelque temps dans la bonne brousse française, avec ses canons derrière lui, il va mieux, il sent un peu de fraîcheur, son âme est rafraîchie.

Le capitaine Nangès marchait seul en tête de la batterie, à vingt mètres. Un moment, il s’arrêta et regarda s’écouler la colonne. Elle défilait lentement, pesamment, avec un air de fatigue, de long usage. Malgré ses vingt années de service, il savait encore tirer profit d’un tel spectacle. Son œil fin observait, semblait saisir le détail et l’ensemble, la partie et le tout dans un même mouvement, une même opération visuelle… Il aperçut Maurice et mit son cheval à côté de l’attelage du jeune homme :

— Eh bien, petit, lui dit-il brusquement, as-tu reçu des nouvelles de ton père ?

Maurice tourna vers lui son regard sérieux. Ses yeux bleus, honnêtes, fixèrent Nangès.

— Oh non ! mon capitaine, le père ne m’a pas écrit… Nous sommes fâchés.

— Il ne voulait pas te permettre de t’engager ?

— Non, il ne voulait pas. On s’est disputé…

Il s’arrêta un moment, et comme Nangès ne disait rien, il continua :

— Comme il fallait son autorisation, je l’ai menacé de m’engager dans la légion étrangère où l’on m’aurait pris sans papiers. C’est ce qui l’a fait céder.

— Mais, dit Nangès en allumant sa cigarette, as-tu bien réfléchi à ce que tu faisais ? Te voilà canonnier. C’est très joli. Mais tu ne peux pas rester canonnier toute ta vie. Or, dans l’arme, pour gagner ses galons, il faut du temps et une sacrée patience. Et la patience, tu sais, c’est plus difficile que le courage.

Tout en parlant, il souriait. Quel jeune homme, pensait-il au dedans de lui, n’a rêvé de l’Équateur et des Tropiques ? Mais diable ! le retour à la réalité sera peut-être un peu dur, pour cet enfant naïf.

Maurice confia, en effet, à Nangès qu’il espérait partir bientôt.

— D’abord tu n’as pas l’âge, dit Nangès. Et puis, il faut que tu décroches tes galons rouges. Tu vas suivre le peloton qui commence dans quelques jours et tu tâcheras de bien travailler. Pas de bêtises, hein ? Il faut d’abord apprendre son métier. C’est ton premier devoir. Tu as compris ?

— Oui, mon capitaine, répondit simplement le jeune homme.

IV

Vers la fin du mois, Maurice commença de suivre le peloton d’instruction des élèves-brigadiers. Ceux-ci formaient un petit groupe d’une dizaine d’hommes, tous plus âgés que Maurice, qui était parmi eux le seul engagé volontaire. Les autres étaient d’anciens sous-officiers de l’armée métropolitaine qui avaient rendu leurs galons pour avoir l’honneur de se dire coloniaux. On imagine sans peine ce que pouvait devenir Maurice, jeté dans un tel milieu où toute concession aux idées modernes eût été mal jugée et peu comprise. C’était, si l’on pardonne ce mot barbare, le militarisme intégral qu’apprenait le jeune homme. Pour une âme éprise de logique, amoureuse d’absolu comme la sienne, il ne pouvait point y avoir de meilleure école.

Mais les débuts furent assez durs, et Maurice l’éprouva le lendemain de son arrivée au peloton. Comme le sous-officier passait l’inspection de la tenue de ses hommes, il punit notre canonnier de deux jours de consigne pour n’avoir pas de « lanterne » à son képi. Il appelait lanterne ce mince liséré rouge qui entoure la grenade du képi d’instruction. Maurice, à vrai dire, ne comprenait pas ce terme et il fut mortifié de son ignorance. Mais il le fut davantage encore, le soir de ce même jour. Les jeunes candidats n’ayant pas pour la plupart récité leur théorie d’une façon impeccable, le sous-officier rassembla ses hommes et commanda : « Pas gymnastique. « Maurice fit ainsi le tour complet du polygone au grand pas de course, dans l’ignoble mélasse qui inondait de boue son bourgeron blanchi avec grand soin. Il rentra le soir harassé. Couché sur son lit, les yeux clignotant de sommeil, il songeait avec désespoir qu’il avait encore quelques pages de théorie à apprendre pour le lendemain, et il eut une heure d’affreux découragement. Voyant plus loin, il songeait à l’immense route qu’il avait encore à parcourir. Même à ce moment pourtant, il sentait confusément cet orgueil, naïf et charmant, de se dire un « vrai » soldat. Et s’il pensait à cette fin dernière qu’il poursuivait, les moyens ne lui en semblaient pas indignes.

Le peloton était dur. Il ne faudrait pas voir, dans ces rudesses, le moindre caporalisme. Les chefs directs de Maurice étaient de vieux soldats qui forçaient l’admiration. Mais ils semblaient considérer ce temps d’apprentissage, non seulement comme une école des vertus militaires, mais encore comme une épreuve où l’on pût mesurer la valeur des âmes et voir si la trempe en était solide. Ainsi, perdus dans un coin du monde, à l’extrémité de la France, quelques hommes, ignorants du siècle, maintenaient encore un idéal particulier et s’enfermaient farouchement dans un rêve inactuel.

Nous ne suivrons pas Maurice Vincent pendant cette pénible étape. Les jours ressemblaient aux jours, tous faits de menus déboires, de petites joies. Le détail en importe peu. C’est la trame, c’est le tissu, l’ensemble du tableau qu’il faut voir. Ces mois d’étude — où il est si difficile de distinguer un jour et de repérer une date — étaient teints uniformément d’une belle couleur morale, sévère et sombre.

Pourtant, il était des fois où Vincent, au milieu de ses petites misères, s’assurait de la solidité de son bonheur, — je veux dire que, ces soirs-là, il était assuré que jamais de sa vie, il ne pourrait être autre chose que soldat. C’est un état d’esprit assez particulier et qui n’est peut-être comparable qu’à la vocation des religieux. Pourtant, que cet état d’esprit fût celui de Maurice à certaines heures de sa vie, au milieu du courant qui l’emportait, c’est une chose digne de remarque, et assez étonnante.

Un jour, le peloton était allé à cheval dans la campagne de Beaumont. Il faisait gris. On était noyé d’humidité tombant toute droite par chute verticale, en gouttelettes, enveloppant, pénétrant l’âme et les poumons. Les cavaliers se séparèrent. Ils devaient, par des itinéraires différents, et en s’aidant de la carte, rejoindre le même point. Vincent s’enfonça dans un petit chemin creux qui descendait à pic sur un rû. De l’autre côté, une vieille ferme dressait son pignon que la bruine faisait trembler.

Cela faisait un paysage conventionnel et charmant, comme les fusains de ces albums destinés à l’étude du dessin. Maurice s’attendrit. Déjà il oubliait la théorie, les séances moroses au polygone, la voix rude de son sous-officier. Il fit une centaine de mètres. Mais la pluie se mit à chanter ; un épais rideau de brume cachait toute la campagne. Au bout d’une heure, Vincent était perdu. Il partit au grand trot, sauta des haies et des fossés. Il éprouvait une joie amère à se sentir égaré dans l’humide fraîcheur solitaire.

— Fichu métier, se disait-il ; mais, au même moment, par une sorte de clarté intime, comme il était abandonné à lui-même, il reconnaissait de toute évidence combien son lien était solide, et que partout ailleurs désormais il n’éprouverait que de l’ennui et de l’accablement. Jamais Maurice ne se sentit plus en sécurité que ce jour-là, lorsqu’il eut rejoint, à la Croix de Beaumont, son chef et ses camarades.

Pourtant le capitaine Nangès suivait les progrès du jeune homme avec un intérêt amusé. Il n’osait point se dire que c’était là de l’amitié. Mais il y a de cet état d’âme une fatalité plus impérieuse encore que de l’amour, et, plus encore que l’amour, l’amitié nous dirige et nous commande.

Le lien qui unissait Nangès à Vincent, si ténu, si lointain qu’il fût, était de ceux qui dominent toute une vie. Mais ni l’un ni l’autre n’y prenaient garde, ni ne pouvaient, à vrai dire, y prendre garde. C’est en dehors d’eux-mêmes que se faisaient leurs destinées.

Au fait, Maurice Vincent, qui apprenait par cœur les règlements d’artillerie et subissait la plus rude des initiations, ne pensait plus à rien. Le soir, après le pansage, et une fois la gamelle de rata avalée, il tombait sur son lit et ne tardait pas à s’endormir sur les « fonctions du pointeur » ou le « maniement du débouchoir ».

C’est dans l’épreuve que Maurice traversait, que sombre souvent la foi des médiocres. Lui acceptait tout parce qu’en tout, il percevait confusément une raison dernière. D’ailleurs, il abhorrait d’instinct la sensiblerie. Au 2e de l’arme, on avait conservé les bonnes traditions et cette sorte de rudesse mâle qui avait caractérisé l’armée française jusque vers 1890 environ. Là, les instructeurs étaient sûrs qu’ils s’adressaient à des soldats. Si, dans la chambrée, on disait qu’ « on en avait assez, de ce cochon de métier », personne n’était dupe et tout le monde savait que l’on était d’accord sur le fond. Tout se passait entre soldats.

Mais, en même temps que l’instruction militaire, Vincent en recevait une autre, purement spirituelle celle-là, du capitaine Nangès. Comment s’étonner de voir le brave Timothée s’oublier jusqu’à faire le pédagogue ? N’a-t-il pas cette manie de domination qui est la marque de tout militaire ? Et comment n’eût-il pas voulu s’emparer complètement de la neuve intelligence de son disciple ? Aussi, de temps en temps, le faisait-il venir chez lui… Étrange complicité ! Timothée, lui, apprenait de la seule présence de Vincent. Il apprenait de s’entendre parler lui-même. Quant au jeune homme, le but de ces conférences était de lui donner une forte nourriture mathématique qui, plus tard, pourrait lui être utile.

Dans la petite salle du deuxième étage, toute blanche, ornée de cartes, avec un grand tableau noir sur un chevalet, Timothée Nangès alignait des chiffres. Il se passionnait vite à ce jeu et affirmait, oubliant son élève, que « le problème posé était plus facile à résoudre par les intégrales ». Et le voilà, bafouillant, avec une science inouïe, d’interminables formules ! Maurice, las et la tête lourde, suivait son capitaine d’un œil vague. Il avait envie de dormir… Mais bientôt une causerie ardente les transfigurait. Timothée parlait de tout, des choses du passé, de la confiance en soi, des colonies. Là, il n’avait plus aucune intention didactique. Mais sa pensée était tellement tendue qu’elle ne pouvait dévier et s’obstinait à tourner dans le même axe.

Un jour, comme ils sortaient ensemble de la maison du quai Napoléon, Timothée dit en montrant le héros à cheval qui, prétend-on, tient la main droite étendue vers les rivages de l’Angleterre :

— J’ai vu en 1889 les régiments d’infanterie de Cherbourg porter l’arme en passant devant cette statue, tandis que la musique militaire jouait : « En revenant de la R’vue ! » Voilà comme était l’armée dans ce temps-là !

De tels propos consolaient Maurice de bien des peines. Pour le jeune homme qui, quelques mois auparavant, entendait hurler contre la soldatesque, quel changement, quel aliment nouveau et fortifiant ! Il oubliait l’humilité de sa situation, son pauvre uniforme, et pensait à des choses grandes et terribles. Il se croyait dans un bain bienfaisant de franchise et de clarté.

À ces moments-là, la maison paternelle lui apparaissait bien lointaine, toute petite dans le passé, comme si une vie entièrement nouvelle avait commencé pour lui.

Peut-être Nangès était-il coupable ! Mais sans le vouloir précisément, il apprenait au jeune homme l’orgueil, et, par une pente insensible, le poussait à s’isoler. Devant la forte humanité du capitaine, devant cette force vive toujours prête à s’exalter, quand il arrivait à Maurice de penser à l’instituteur Vincent, il avait presque pitié de ce pauvre homme qui lui paraissait sans muscles et sans cerveau. Vers le printemps, une lettre de Voulangis, la première depuis son entrée au service, par le peu d’impression qu’elle lui fit, lui prouva à quel point la désaffection était grande, et combien était lâche le lien qui l’unissait encore au foyer.

Le père Vincent se montrait pourtant bien intentionné. Il souhaitait revoir son fils. Mais il lui demandait en grâce de ne pas chercher à conquérir de grades et surtout de ne jamais demandera partir aux colonies. Au début, ses arguments étaient sentimentaux et affectueux. Malheureusement, M. Vincent s’élevait vite à la métaphysique et à la poésie où l’on peut dire, sans le calomnier, qu’il n’excellait pas. Maurice ne comprenait rien à ce devoir d’élève. Il était entré dans une maison nouvelle. Les perspectives passées lui étaient étrangères. Tout l’ancien édifice lui était devenu, sans qu’il s’en fût aperçu, tout à fait inintelligible. Au vrai, tout ce lyrisme lui semblait de la non réalité. M. Vincent parlait de l’évolution du monde moderne, des derniers vestiges de la barbarie, de l’avilissement de la discipline militaire, et même de la conférence de la Haye. Enfin tout l’appareil de la philosophie moyenne était étalé là, dans une surprenante confusion. Phrases fumeuses dont l’enfantine et appliquée calligraphie symbolisait bien la prétention et la misère !

Le soir du jour où Maurice reçut par la poste cette dissertation, il y avait un tir de nuit à l’île Pelée. Le jeune soldat se trouvait sur cette plateforme de béton armé, toujours balayée par l’air salin, où s’allongent, braqués sur le large, les gros canons de 32 et les pièces de 100. La manœuvre l’occupait tout entier. L’œil fixé sur le cran de mire de sa hausse, il s’employait à faire donner, par de brèves indications à la voix, la direction au canon que les volants déplaçaient pesamment. Comment, devant des réalités aussi nettes, devant ces réalités, les plus réelles qui soient, devant ces seules réalités du monde moderne, les pauvres rêves de son père l’eussent-ils occupé un seul instant ? Tout conspirait encore à lui donner de la force une idée noble et mystérieuse.

Nuit étrange ! Belle d’une beauté d’artifice, d’une beauté d’orgueil et de violence et de sang. Ce bloc de béton de l’île Pelée, posé en pleine eau, avec des murs de six mètres de largeur sur le front de mer, le ronflement de ses dynamos, les sombres couloirs tapissés de fils électriques enchevêtrés et de gigantesques machines de guerre, ses monte-charges électriques et ses rails, cet îlot, tout entier sorti des mains humaines, c’est bien une avant-garde brutale dans la douceur de la nuit marine.

Sur la plate-forme supérieure où la manœuvre se continuait, un vent sinistre faisait rage, semblait dénuder l’âme, la laver des pensées médiocres. Derrière les batteries, le phare et le sémaphore étaient comme les écheveaux de la tempête. Un nuage passa devant Orion. Les grands projecteurs électriques fauchèrent l’écume de la mer hurlante. Alors les commandements se précipitèrent. Le tir commença.

Quand l’ordre fut donné de cesser le feu, Maurice se dirigea vers le rebord sud de la plate-forme. De là, il voyait au loin les lumières de Cherbourg. Les globes électriques des quais n’éclairaient que des solitudes. Mais aux fenêtres des maisons, des lumières plus douces brillaient et annonçaient les endroits où était la vie. Et alors, dans la nuit livide, son cœur se mouilla d’une tendresse désespérée. Il pensa avec plus d’indulgence à la lettre. Oui, il l’avait bien aimée autrefois, la maison paternelle, la petite maison d’école de Voulangis, avec ses glycines et sa grande cour de sable fin, toute nue et simple, où s’ébattaient, matin et soir, les petits pouilleux et les petites morveuses du bourg. Il est des heures qui ne s’oublient pas. Aucune, hélas ! ne s’oublie. Comment rayer le beau passé, et la douceur des soirs, tous ensemble, sous la lampe, et le calme des jours d’enfance, près de la mère et du père ?

Bientôt les galons rouges vont orner les manches de l’enfant prodigue, et il ira au pays. Déjà, malgré la trahison du foyer, il espère revoir les frais horizons de sa vie antérieure. Il pense à la rivière, prisonnière dans ses parcs rustiques, à la route qui monte vers le petit clocher lamartinien, perdu dans les futaies grêles de Voulangis, à la route bordée de peupliers et de tilleuls, avec la voiture du boulanger qui grimpe, doucement ; il pense aux jardins de chez lui, avec des soleils et un vieil arrosoir par terre, au jeu de boules, à la belle poussière de l’été…

Et tout à coup une image qui dormait en lui s’éveille et l’éblouit. Là-bas, il y a Claire Monestier, l’amie d’enfance, la jolie fille, blonde et chaude comme une terre riche, et ses lèvres violentes. Le pauvre Maurice s’étonne de cette bouffée de souvenirs qui lui fait monter le sang à la tête. Il en a peur, un peu comme un prêtre d’une pensée profane…

Une vision vive, aux lumières crues, aux clairs contours… C’est dans le jardin du père, le vieux peintre Monestier… Vincent cherche Claire, et sur la pelouse du fond, près du bras de rivière où dort le bachot, voici qu’elle apparaît. Il fait chaud. Elle est couchée sur le dos, la tête posée sur un de ses bras repliés. Un fruit sauvage tombe dans l’eau immobile et noire. Tout se tait. La jeune fille dort, les deux genoux levés, et dans le désordre de sa robe trop courte de fillette, Maurice voit, au-dessus des bas, sa chair jeune et fraîche qui sent le bain. Et sans bouger, la gorge sèche, il fixe son regard sur ce bout de peau blanche qui fait une tache éclatante dans l’herbe verte. Les feuilles des saules dessinent des ronds de lumière sur sa claire figure. Maurice s’effraie du désir aigu qui s’installe en lui, et le conquiert…

Et il se rappelle aussi l’adieu de Claire :

— Vous savez, vous aurez toujours une amie ici, une amie qui vous comprend. Mon amitié à moi sera fidèle.

Et, soucieuse, abandonnée, elle était montée dans sa chambre et, de sa fenêtre, avait suivi des yeux celui qui s’en allait…

Vincent s’éveilla… Il était parmi la nuit, parmi le vent, dans cette île de granit et d’acier. Mais c’était une âpre joie, une fierté enivrante que lui faisait ressentir le contraste.

Le jeune garçon se retourna et aperçut Nangès derrière l’abri des microphones. Le capitaine était accoudé au parapet, les yeux penchés sur le flot noir qui clapotait doucement au pied de la muraille verticale plongeant à pic dans le gouffre.

Lui aussi pensait à une femme, mais avec combien d’amertume ! Il se demandait pourquoi l’amour le laissait insatisfait, pourquoi tout le laissait insatisfait, sinon espérer autre chose, sinon la fièvre de l’avenir. Lui aussi, ce soir-là, pensait à sa maîtresse. La belle Valérie ne réalisait-elle pas, en somme, un maximum de commodité ? Nangès, au dedans de lui, en convenait, mais les plaintes de cette jeune femme l’exténuaient.

Une rose rouge dans la main, elle lui avait dit le soir même, pour une futilité :

— Cher, on dirait que vous prenez plaisir à me faire du mal. Oh ! que vous m’énervez ! que je vous en veux !

Il connaissait ces artifices. La voix s’alanguissait. Le pied s’agitait nerveusement. Cette poupée trop jolie exaspérait le capitaine. Il avait des envies furieuses de l’insulter et de jeter à sa blondeur des mots de caserne. Timothée s’ennuyait à l’extrême, d’avoir à se trouver devant elle tout à l’heure.

Derrière lui, des lieutenants se promenaient sur la plate-forme, évitant, dans la nuit familière, les prises d’air grillagées de l’usine électrique et les rails encombrés de wagonnets. Ils parlaient de leurs plaisirs, du casino, d’un tapage nocturne récent. Nangès envia leur jeunesse. Il se releva, et, jetant sa cigarette dans la mer :

— Partir, partir, murmura-t-il en lui-même.

De sa voix brusque, un peu plus nerveuse que de coutume, Nangès ordonna la reprise du feu. Lui-même se dirigea à son poste de commandement. Sur le grand tableau d’affichage, des chiffres se déclanchèrent. Les hommes semblaient des fourmis s’agitant autour du monstre d’acier. Ils couraient, leurs falots à la main, sur les escaliers de la pièce, près de la grue électrique et jusque dans le fond plein d’ombre de la plateforme. Le bruit des wagonnets et des monte-charges dominait un instant, mais les rafales de vent emportaient tout vers l’immense nuit du large.

Là-haut, près de sa lunette à micromètre, Nangès suivait les pinceaux de lumière des projecteurs… Un bref commandement… Puis un choc ébranla la masse épaisse du béton. Un bruit déchirant de montagne qui s’entr’ouvre éclata et se propagea sur la mer sombre. C’était un fracas répercuté à l’infini, un cri atroce de désastre dans la nuit. Nangès, penché sur le parapet, suivait le tir…

V

Un an après avoir terminé ses pelotons d’instruction, vers la fin du mois d’avril, Maurice Vincent fut nommé brigadier. Il en reçut l’heureuse nouvelle un matin, tandis que le maréchal des logis chef donnait lecture de la « décision » du colonel devant la batterie réunie. Les premiers galons sont certainement ceux qui font le plus de plaisir, et il n’est point de général de division qui apprenne sa nomination avec une satisfaction aussi grande que celle du jeune Vincent à s’entendre proclamer brigadier. Ce fut là, sans doute, la raison pour laquelle il y eut, le soir même, d’amples libations, dont Maurice fit les frais, comme c’était son devoir.

Pourtant le nouveau brigadier ne se contenta pas de cette frairie. À cette occasion solennelle, il déposa une demande de permission pour son pays natal, qu’il n’avait pas revu depuis deux ans. Et c’est ainsi que vers les premiers jours de mai, Maurice Vincent portant à sa manche de beaux galons neufs, gravissait lentement, à cause de la douceur charmante de l’air, la grande allée de peupliers d’Italie qui mène de Crécy au bourg de Voulangis. Ses larges basanes lui donnaient une lourde démarche de scaphandrier. Sur l’épaule, il portait, au bout d’un bâton noueux, un petit paquet qu’enveloppait un large mouchoir multicolore.

Parfois le jeune homme s’arrêtait. Il écoutait monter les bruits de la petite vallée du Morin. Elle sinuait au bas de la côte boisée qui tombait en pente raide sur le côté droit de la route.

C’était un paysage uni, intime et secret que contemplait Maurice Vincent. Un bicycliste, un automobiliste, ou simplement un homme pressé ne s’y attarderait pas. Mais, pour dire ce que ces arbres, ces frémissements lointains, ces mousses, ces gaulis, murmuraient à Maurice Vincent, les notations imparfaites dont nous disposons sont insuffisantes. Au vrai, le retour à tant de douceur, à tant de noble candeur, lui noyait l’âme de tendresse. Il faudrait de la musique pour exprimer une aussi mystérieuse influence. Si l’on veut, le début du deuxième acte de Siegfried peut mettre dans un état d’âme analogue à celui qu’éprouvait alors le jeune homme.

Là, tous les arbres, toutes les herbes lui étaient connues. Du fond de la paisible vallée, c’était toute son enfance qui remontait vers lui comme une chanson inexprimable. Jamais il n’avait revu la terre aimée avec autant d’émotion. Aujourd’hui, pour la première fois, il se sentait un homme, et c’était d’une autre vie que lui parlait la chanson délicate du vent dans les hautes cimes des arbres. Encore si jeune, il éprouvait, pour la première fois, le sentiment du passé, et d’une connaissance immédiate, totale, inanalysable. Il ne vivait plus dans son enfance. Il en était sorti, et il la regardait doucement, comme une étrangère venue de loin et dont, dès l’abord, on se sent l’ami.

Quand Maurice Vincent entra dans la maison d’école, toute nue et blanche, il comprit confusément que c’était un homme nouveau, un homme tout simplement qui pénétrait dans l’asile de sa jeunesse. Déjà il s’effarait de ce que, tout étant resté si pareil, lui-même eût tant changé. Mais avait-il donc tant changé ? À côté des enseignements de son père, n’avait-il pas été soumis à une règle plus forte, plus impérieuse que toute règle humaine ? Son maître n’avait-il pas été ce pays d’histoire, tout humanisé, et qui sait pourtant si bien nous entretenir, non des choses éphémères, mais de l’éternel et du divin ?

Tout ici l’avait préparé à son actuelle destinée. Mais quand son parentage guerrier ou paysan lui parlait autrefois, il n’entendait qu’une voix confuse. Aujourd’hui, il s’étonnait moins de son invisible présence.

Dans la salle du premier étage, à l’aile gauche de la triste bâtisse, le père avait fait grand accueil au jeune brigadier. Il l’avait embrassé avec tendresse et était allé quérir une bouteille de vin. Il s’était enquis de la santé de son fils. Mais une vue l’irritait. C’était celle des galons rouges qui ornaient la manche de Maurice. Aussi, après les premières effusions, les mains posées sur la toile cirée de la table, contemplait-il, les yeux froncés, le fils qu’il sentait si loin, à cette heure, si loin de lui.

Le père Vincent faisait partie de la génération qui avait eu vingt ans en 1880. C’était celle des hommes qui avaient vu la défaite — frêles enfants purs — et qui l’avaient oubliée. Avec des yeux frais, avec des yeux tout neufs, ils avaient eu cette vision-là et ils ne se rappelaient plus, et ils ne pleuraient plus à ces noms pitoyables : Niederbronn, Rezonville, Gravelotte, Bazeilles, Beaune-la-Rolande, Bapaume, Champigny, Buzenval, — car ils avaient perdu cette grande pitié.

Ainsi cet abandonnement de la France, qui était venu de Dieu, se prolongeait sur plusieurs générations marquées, et la défaite engendrait la défaite. Enfin, tout d’un coup, — comme, à la fin d’un long interdit, des églises se rempliraient de chants graves et joyeux, — de jeunes hommes étaient venus qui chantaient, et pleuraient, et riaient. Ceux-là n’avaient pas vu la défaite, et ils s’en souvenaient au contraire, et l’alouette, qui longtemps s’était tue, ouvrait de nouveau les ailes, sur le casque.

Maurice Vincent, depuis qu’il était entré dans la maison natale, se trouvait devant un de ces hommes qui semblent vraiment porter le poids d’une effroyable condamnation. Les contemporains de Sébastien pouvaient être grands selon l’esprit. Ils ne pouvaient pas l’être selon le cœur. Il leur manquait ces tressaillements intérieurs, et cette meurtrissure de la chair, et ces gonflements de l’âme qui faisaient Maurice si humble devant la France. Il leur manquait d’être devant la France comme devant la pauvre vieille grand’mère un douloureux petit enfant.

C’était donc une grande chose que ce père et que ce fils qui se mesuraient du regard, se tenant debout l’un devant l’autre, et se recueillant en eux-mêmes. Ils signifiaient le présent et le passé. Mais, par une sorte de transmutation des valeurs, c’était le père qui signifiait le présent et le fils qui signifiait le passé, et c’était le fils qui recourait à l’histoire, et c’était le père qui en appelait à l’avenir. Ainsi l’ordre ordinaire des facteurs se trouvait-il renversé, le père se disant nouveau, et l’enfant, au contraire, faisant office de vieil homme.

Sébastien Vincent était de ces tièdes qui souffrent d’une pensée forte, de ceux-là qui veulent bien s’abaisser devant des hommes, mais parlent de leur dignité, lorsqu’il faut s’abaisser devant les grandes choses du monde. Et c’est ainsi que toujours il avait fui, oblique, devant l’absolu, qu’il se nommât la Sainteté, la Force, la Volupté même. D’abord, il avait mal pensé de la France, qui est image de grandeur et mère de vertu. Et puis, toute son âme s’était affaissée, comme la maison que ne soutiennent plus les fondations.

Il avait lutté longtemps contre le curé du village. Nulle guerre ne lui semblait plaisante que contre ce qui est symbole : l’autel sur qui volent les colombes, le drapeau dont les couleurs signifient des vertus. Nulle guerre ne le trouvait plus dispos que celle où, dès l’abord, il butait sur le mépris indicible de l’adversaire.

De sa Brie, — la Brie si fière, si gentille ! — il avait secrètement applaudi les instituteurs de l’Yonne. Ce que ses pareils disaient lui était facile. Il allait où l’on entre de plain-pied, où ne gênent plus le mystère de la vie, les finesses du cœur.

Il avait l’orgueil, non de sa conscience, mais de sa pauvre intelligence. Il eût été tenu, comme son fils, par mille liens invisibles qu’il se serait cru esclave, et il ne voyait pas qu’il était asservi à quelques hommes. Il ne voyait pas sa chaîne qui était de grosses mailles, et Maurice voyait la sienne, qui était de soie ténue, arachnéenne. Ainsi le père se croyait-il plus libre, plus grand de même, que le fils, et il se félicitait de la supérieure intelligence de ses haines.

Maurice ne brûlait que de se soumettre, et il était de la race des hommes libres. Sébastien, était de la race des esclaves, et il proclamait l’indépendance de la raison affranchie.

Il avait du progrès l’idée que s’en font tous les ignorants. Qu’étaient vingt siècles d’histoire pour lui, devant cette force mystérieuse ? Mais l’histoire, à son tour, prenait sa revanche. En face de cet homme se dressait un enfant qui n’écoutait que son cœur, et qui osait entendre en lui la voix du passé. Tout à coup, par un retour imprévu, par une opération inattendue, comparable à ce que nos savants appellent l’hérédité régressive, vingt siècles de fine civilisation, de bonnes manières, de sérieux, de noblesse d’âme, revivaient en ce dernier venu.

Sébastien voudrait bafouer le soldat, comme il voudrait bafouer le saint, comme il voudrait bafouer le poète. Mais le voilà qui est tout bête devant son fils le soldat, et qu’il a peur devant son fils, et qu’il ne comprend pas, le malheureux !

— Trouves-tu pas que c’est une belle situation que la tienne, à cette heure…

— C’est selon.

L’enfant se balançait sur ses grandes jambes, devant la fenêtre nue qui laissait voir le printemps. Ils se taisaient. Le père marchait lourdement, dans ses sabots, les mains dans les poches de son veston. Des fusils étaient pendus aux murs blancs. Un lourd silence était tombé entre eux, comme celui-là qui s’abat avant l’orage, devant les fermes. Maurice s’ennuyait, le magnifique enfant qui savait tout, devant cet homme qui ne savait que ce qu’on apprend, que ce qu’il avait appris, si peu de chose…

Sébastien Vincent s’assit près de la table ronde, couverte de toile cirée. Briquet, le vieux setter, s’étirait à ses pieds. Sébastien dit plus bas, accablé, les deux coudes sur la table :

— Comment cela t’est-il venu ?

— C’était un matin. J’étais réveillé avant l’aube. J’ai entendu le clairon du 25e, dans le froid de l’hiver…

Sa voix était si lointaine que déjà le père ne l’entendait plus, et déjà il était seul, courbant la tête sur son cou, le regard fixé sur le sol.

M. Vincent parla longuement de l’armée, et il put le faire sans qu’un mot original, qui vint de son âme à lui, effleurât ses lèvres… Une phrase fit lever les yeux de Maurice : « … le sabre et le goupillon… », parce qu’il aimait que l’on procédât par images.

Admirable avertissement, si l’on y pense, que l’accouplement de ces deux mots, et comme l’on comprend bien que l’expression de M. Vincent ait arrêté Maurice un instant sur la pente de sa rêverie. Sans doute le sens, que M. Vincent attribue à ces deux mots n’est guère exact. Il voit, lui, une alliance, une sorte de conspiration occulte, une ligue des vieux dogmes contre la vérité nouvelle. Il entend deux symboles effroyables qui figurent deux dogmes, et il veut que ces deux dogmes suivent deux lignes droites sécantes, se rencontrent en un carrefour pour former la grande avenue de l’ignorance et du fanatisme. Mais si l’on s’y arrête, ne rejoignons-nous pas ici l’ense et cruce de l’Église ?

D’abord Maurice sent confusément qu’il y a une raison à cette alliance et que la raison de son père est la vraie. Ense et cruce !… Ce sont bien là, il est vrai, les figures de deux dogmes, et les images de deux systèmes. Métaphysiques dissemblables, nullement alliées, comme le croit M. Vincent, nullement coalisées contre un ennemi commun, et non impliquées l’une dans l’autre, mais au contraire dissociées. Et pourtant, comme les deux signes se marient bien dans le ciel illuminé de Maurice, et comme tous les deux, il les aperçoit tout près l’un de l’autre, apparaissant tout seuls, et auréolés de surnaturels rayons !

C’est qu’il est une marque commune à toutes les mystiques, et cette marque est la recherche d’une haute passion qui nous ravisse hors de nous-mêmes, et nous contraigne de pleurer d’amour. Ici, il ne s’agit plus de l’économie des choses terrestres. Nous sommes embarqués dans deux grands voyages entrepris vers une morale, vers une foi, vers une certitude. Routes parallèles, non point convergentes comme le veut M. Vincent, mais éternellement l’une au-dessous de l’autre, et l’une étroite, l’autre large, mais toutes deux cheminant ensemble.

— Je n’y contredis pas, disait Maurice. Je t’accorde, si tu veux, que nos prières, à nous soldats, sont aussi vaines que celles des prêtres. Mais, telles qu’elles sont, je les préfère encore aux déductions des doctrines de raison et aux prétentions des doctrines de science. Tant mieux, si c’est une folie que ces prières. Je suis ainsi, de les préférer.

M. Vincent, devant cette grandeur paisible, restait muet. Muet et accablé, car il ne croyait pas que le mal fût si profond, qu’il y eût tant de distance entre ses quarante ans et les vingt ans de son fils. Désarroi touchant qui faisait pitié plutôt qu’il n’irritait. Il regardait son fils avec cet horrible désespoir de ne l’avoir pas fait à son image. Et ici, l’on comprend qu’il était un brave homme, un excellent père de famille, comme tous les pères de famille du monde. On comprend ce retour à l’humanité, l’on commence à se retrouver, et l’on est tout prêt à admirer que cette grande discussion, qui touchait de si près la vie intime de ces deux hommes, qui intéressait jusqu’aux fibres les plus lointaines de leur cœur, se soit tenue si longtemps dans les hauteurs et les nobles généralités.

C’est là, en France, un fait assez commun, et nul trait n’est plus à l’honneur de notre race.

Pourtant, c’était une pensée plus terrestre qui agitait M. Vincent, quand, se promenant de long en large dans la chambre, il évoqua ses propres souvenirs de régiment. Le malheureux n’osait pas dire qu’il souffrait de voir son fils perdu dans ces casernes dont il se croyait lui-même avoir été l’une des victimes ; qu’il souffrait aussi de l’éloignement de Maurice, éloignement double, éloignement de l’âme et éloignement physique de la distance, éloignement infini quant à leurs âmes et fini quant à la distance qui les séparerait désormais.

M. Vincent racontait qu’étant au régiment, il avait été victime des brutalités d’un sous-officier et que c’était à la caserne qu’il avait fait l’apprentissage de la haine.

Il accablait aussi l’armée coloniale, dans son être et dans sa destination. Mais c’était surtout un point de vue mondain qui l’occupait. Il disait par exemple :

— Est-ce pour mener cette vie-là que je t’ai fait donner l’instruction que tu possèdes ?… Que répondrai-je lorsque l’on me demandera ce qu’a donc fait mon fils ?…

Et encore d’autres choses semblables. Maurice, accablé d’ennui, ne voulait pas répondre. De sa place, la main gauche à la tempe, il apercevait dans la campagne des meules anciennes, d’un jaune noirci, et qui étaient comme des champignons, parce qu’on avait pris de la paille de dessous. Pendant que le père parlait, il voyait sa vie où le rêve et l’action se mêlent. Il songeait au jour où il lui faudrait se dévouer, à de grands sacrifices de tout qui, peut-être, lui étaient réservés. Sébastien s’était encore arrêté.

— On m’a dit, reprit-il méchamment, que le vice fleurit là-bas, qu’il n’est que vauriens et gredins dans vos quartiers. Ne sais-tu point encore que toutes les portes se ferment quand vous passez dans un village, et que les bonnes femmes se signent, et que tout est rangé et caché dans les demeures, et les volailles mises au poulailler et tout rentré ?

Les yeux de Maurice se gonflent de larmes :

— Père, ce n’est pas vrai…

Maurice se ressaisit. « À quoi bon ? » se répétait-il machinalement. Il restait accablé par l’inutilité de cette dispute. Pendant que son père continuait d’avilir ce qu’il avait mis de beau dans sa vie, il eut un éblouissement. Tout à coup voilà qu’il s’évadait de l’horrible médiocrité qui l’entourait, de cette lugubre pauvreté. Dans une vision instantanée, il apercevait un steppe immense, écrasé de soleil, des cavaliers qui se hâtaient vers un horizon circulaire. C’était en Chine, ou au Soudan, ou ailleurs…

— À quoi sert tout ceci, dit-il lentement, et où veux-tu en venir ? Je suis las. Je m’en vais. Je ne veux plus de ton foyer. J’ai des chefs et des maîtres là-bas, que seuls j’écoute. Et ils me disent cela, et toi, tu es impuissant devant moi, et maintenant, tu ne peux plus rien empêcher.

Cet homme bon qu’était M. Vincent, ce libéral, ne goûtait pas beaucoup de telles révoltes. Il s’était arrêté dans sa promenade irritée. Sa figure osseuse, tiraillée de tics, apparut laide à Maurice, qui s’effraya d’une pensée aussi coupable.

— Eh bien donc, va-t’en, mon fils. Mais écoute bien ceci. Tant que tu persévéreras dans ton erreur, je ne te connaîtrai point et ne t’aiderai point. Va, je suis sûr qu’un jour ou l’autre, tu auras besoin de ton père. Ne compte pas sur ma bonté ce jour-là. Puisque tu as assez peu de cœur pour quitter le foyer paternel, j’attendrai, pour te rendre toute mon affection, que la raison te soit venue. Allons, au revoir, Maurice. Tache de réfléchir et reviens un jour plus sage, plus prudent que tu n’es.

Le pauvre Sébastien Vincent avait presque des larmes dans les yeux, lorsqu’il serra la main de son fils.

Maurice, lui, s’échappa de la chambre avec une nausée au cœur. Ce ne fut que lorsqu’il eut traversé la petite place du village et qu’il vit l’auberge : À la descente des chasseurs, la boutique de l’épicier Pérache, la forge du maréchal, toute cette petite vie qui, pendant tant d’années, avait enclos la sienne, ce ne fut que lorsqu’il, se retrouva à l’air libre dans cette paisible atmosphère bleuâtre des belles fins de journée qu’il reprit son calme. Il s’étonna même de n’avoir pas trop de tristesse. Il se retourna vers la maison d’école et il sentit qu’il la regretterait à peine. À Cherbourg, dans la chambrée froide et nue, il savait qu’il serait chez lui davantage que dans cette chaude demeure : ici, il n’y avait plus que science et poussière de livres, odeur de craie et de vieille encre. Son foyer, désormais, serait une tente errante parmi les déserts roses des Tropiques…

Comme il descendait vers Crécy, il se plut à penser à l’amour. C’était encore la chaîne qui l’attachait au pays. Il se dirigea vers une chère maison. Il pensait de tout son cœur à celle qui lui avait dit un jour :

— Mon amitié, à moi, sera fidèle…

VI

Claire Monestier est la femme que Vincent a choisie pour qu’elle devînt plus tard sa femme. Dans une âme aussi équilibrée que celle de Maurice, dans un cœur aussi sain, il n’y avait guère de place pour le romantisme. Claire était tout simplement celle dont il rêvait d’avoir plus tard des enfants. Les félicités qu’elle lui promettait étaient pour lui si assurées qu’il n’avait point de trouble ni de hâte. Il était comme ces marins bretons qui gardent pendant des années en eux l’image de la promise et attendent avec une sereine confiance le retour au pays. C’est sans urgence qu’il voulait construire la maison de son bonheur. Mais dans une heure si critique où il faisait sa vie, comment ne serait-il point allé vers son amie, comme une barque, après une tempête, cherche son havre ? Près d’elle, il savait bien qu’il ressentirait du calme et la certitude, pour ainsi dire, mathématique du bonheur.

La maison de M. Monestier se trouvait à une centaine de mètres de la ville de Crécy, sur les rives mêmes du Grand Morin. C’était une jolie demeure, agreste et villageoise. Le jardin empli de roses et de magnolias avait un peu l’air d’un parc, mais dans le goût tendre du XVIIIe siècle. On y voyait des rocailles enfouies dans des bosquets, une vieille statue en plâtre qui s’effritait, et, à côté de cela, des parterres soignés d’où montait une chaude odeur terreuse. Le tout formait un ensemble un peu naïf qui devait plaire à un bourgeois transporté aux champs, assez touchant comme peut l’être ce que le citadin va chercher à la campagne. C’était bien là ce qu’on appelait jadis une « maison des champs ».

Maurice Vincent, ayant vu que la villa était déserte, traversa vivement ce petit éden qui tenait tant de place sous le ciel de ses vingt ans. Près du Morin, se trouvait un endroit qu’il aimait entre tous. Un pavillon tapissé de lierres s’avançait dans la rivière et baignait ses pilotis dans l’eau encombrée de roseaux et de conferves. Une barque plate aux planches vermoulues était retenue à la rive par une lourde chaîne, et autour, le flot tranquille, inondé de soleil, faisait deux grandes ondulations parallèles. Là, l’on sentait l’abandon, ce mortel silence des endroits où l’on ne va pas, une joie contenue et un peu lasse, comme celle qui finit les beaux jours.

Du pavillon, Maurice espérait voir son amie. Il y respirait la fraîcheur de l’ombre et se mit à trembler de bonheur. Cet humble abri lui suggérait l’image d’une vie calme et réglée, d’une retraite heureuse que les agitations du monde ne troublent pas. Au milieu des inquiétudes de sa jeunesse, il donnait une minute au souvenir qui l’enveloppait d’une ombre mystérieuse et envahissante.

Il secoua sa torpeur et descendit du pavillon. Comme il s’approchait de la rive, il aperçut Claire de l’autre côté du Morin. Tous deux éclatèrent de rire de se voir séparés un instant par l’eau mouvante et noire. Maurice détacha la barque et, en s’aidant d’une gaule, il suivit l’ombre oblique des peupliers. Claire, les mains croisées, le regardait. Il faisait chaud ; le jeune homme avait déboutonné sa tunique. La chemise entr’ouverte montrait sa poitrine rose et bombée. Claire croyait voir un jeune dieu qui marchait sur l’eau, vers elle. Quand il eut rattaché la barque au rivage, il lui dit de sa voix un peu paysanne :

— Sais-tu bien que je pars ce soir, Clairette ?…

— Oh ! mon pauvre Momo !… dit la jeune fille dans un soupir.

Et voilà que Maurice la contemple longuement et qu’il s’attendrit, tel ce matin, devant les saules et les tilleuls de son enfance. Comme eux aussi, elle est toute son enfance, toute sa jeunesse, tout son pays. C’est à peine sa beauté qu’il veut voir… (est-elle jolie ?)… mais combien de liens l’enchaînent, le retiennent au merveilleux passé.

Ils étaient arrivés près d’un vieux pont de pierres dont l’arche blanche s’avançait sur l’ombre opaque de la rivière. Ils s’arrêtèrent, comme pour mieux goûter la joie amère de l’heure qui fuyait… Ô les beaux mouvements de l’âme que ressent Maurice quand ils suspendent leur promenade, timides tous les deux devant l’amour ! Oui, elle était jolie tout de même, la fille du vieux Monestier, avec sa robe de coutil rose et cette figure où tout plaisir laissai : sa trace et ses cheveux blonds que l’été et la jeunesse ébouriffaient. Elle n’était pas vêtue en paysanne, mais en petite provinciale modeste, un peu sauvage. Seulement, elle ne pouvait plus ne point palpiter de plaisir quand elle se trouvait près du rude soldat qu’était Vincent…

Du pont de pierre, les amoureux voyaient la petite ville toute proche. Ses toits moussus s’endormaient. Une fenêtre s’éclaira dans l’ombre. Maurice pensa aux vies paisibles et obscures qui étaient là… On n’entendait plus que le bruit d’une vanne qui filtrait doucement son eau sur les aubes d’une roue de moulin, perdue dans le feuillage. Derrière eux, les glèbes des exploitations agricoles, les coteaux délicats, s’effaçaient, se perdaient dans la brume chaude. Maurice frissonna : il sentait confusément à cette heure la fuite du temps, la hâte de vivre, l’impatience du plaisir, le désir. Sans rien dire, il prit la main de la jeune fille qui venait de relever son chignon rebelle.

Il se laissait aller à d’imprécises songeries. Volontiers il aurait pensé à des fjords de Norvège sous la lumière bleue de la lune de minuit. C’est ainsi qu’aiment les hommes, et il n’est point jusqu’à ce petit soldat qui ne veuille mettre dans son amour un parfum de poésie. Mais ce n’est pas là le compte de Claire Monestier. Les précisions de la vie l’occupent tout entière, et même au milieu des plus graves transports, son cœur sait rester intelligent. Elle voudrait que la situation fût nette et elle a peine à admettre que si Maurice l’aime, il consente volontiers à se séparer d’elle. Voilà ce qu’elle souhaite de comprendre, et c’est plus encore du trouble spirituel que de la tristesse qu’elle éprouve à sentir Maurice perdu dans les quartiers des soldats.

Hélas ! comment jamais saisir l’enchaînement mystérieux de la vie ! Quelle folie que d’y vouloir de la logique ! C’est Maurice Vincent qui a raison de s’abandonner à une éphémère minute de bonheur. Son embarras nous touche quand il voit sa fiancée interrompre par des larmes brutales la mélancolie un peu mouillée de sa rêverie. Dès les premiers mots, il se cabre, il rit bêtement, tout désemparé du mélange, avec sa fiction, du réel trop précis :

— Savez-vous, mon cher Maurice, dit la jeune fille en se mutinant gentiment, que vous êtes un être tout à fait extraordinaire. Votre régiment est une chose affreuse. Ne riez pas. Je suis bien renseignée. Tenez ! le fils Lubin est venu en permission, il y a un mois. Le pauvre garçon est persécuté par son lieutenant. C’est horrible, ce qu’il nous a raconté. J’avais envie de pleurer en l’entendant. Et voilà que vous retournez content dans votre caserne, et encore que vous voulez partir aux colonies, me quitter, mon ami ! Car je le sais. On me l’a dit. M’aimeriez-vous assez peu pour me faire tant de peine ? Ah ! mon cher Maurice, dites-le-moi, que ce n’est pas vrai, qu’on a menti, jurez-moi que vous ne me quitterez jamais !

C’était une sorte d’ultimatum. Mais Maurice, un instant troublé, s’est repris. Son cœur est si simple que l’amoureux appel de sa compagne ne peut y jeter le désordre. Il se résout à la franchise :

— Oui, c’est vrai, je partirai, répondit-il gravement. Mais il ajoute :

— Que veux-tu ? C’est le métier qui veut cela, et c’est vrai, je ne m’en plains pas trop… Combien, à mon retour, serai-je plus digne qu’aujourd’hui d’être ton mari ! Je voudrais tant, Claire adorée, te raconter plus tard les belles choses que j’aurai faites !

Et ceci était encore un cri sincère. N’est-ce pas la Gloire qui, il y a longtemps, vola vers lui ? N’est-ce pas bien elle, la sœur de l’amour, qui hante le repos de ses nuits et qui l’a pris ? Mais tout de même, il avait peur que sa voix sonnât faux et il regrettait que les élans d’une tendresse importune fussent venus gâter un soir qui s’annonçait si bien. En réalité, il avait fait blanc de son épée, mais il savait bien qu’il est des heures où les systèmes les mieux établis se dissocient, où mille facteurs interviennent qu’on avait négligés : une brise d’été, une langueur amoureuse, une oppression faite de désir et de regret. Il ne se trouvait plus très assuré quand il voyait devant lui cette jolie fille et qu’un crépuscule délicat se faisait encore complice de son émoi. Quand il la voyait abandonnée à sa tristesse et qu’il comprenait son geste de résignation, de lassitude, alors une pitié désespérée montait en lui.

Elle s’était couchée sur l’herbe un peu grasse, toute imprégnée d’odeurs fanées. Maurice s’approcha d’elle et voulut parler. Elle sentait le plein air, la santé. Il aspira ce frais parfum et ne dit rien. Il lui sembla seulement Qu’elle penchait vers lui ses lèvres entr’ouvertes et qui tremblaient d’amour. Mais il n’avait plus que de la fatigue et une fièvre lourde.

— Le monde me paraît si simple, disait Claire, le bonheur si facile ! Et depuis que vous êtes là, Maurice, je ne sais plus… Je ne comprends plus…

Le jeune homme baissa les yeux. Il eut un vertige. Pourquoi fuyait-il le bonheur qui s’offrait ? Qu’avait-il fait de sa vie ? Mais il se redressa. « Allons, j’ai le délire, se dit-il, demain tout cela sera bien loin. » Il tendit la main à la jeune fille et l’aida à se lever. Il était tard ; ils se hâtèrent vers la ville.

Un vent nocturne se mit à souffler, et il semblait que cette caresse aérienne allégeât la pesante angoisse où deux jeunes cœurs amoureux avaient failli sombrer… Mais voici que la rue de la petite ville apparaît. Les lumières des maisons y piquent de petites étoiles vacillantes. Entre les deux rangées de demeures bien closes, souvent coupées par les murs d’un jardin, on se trouve déjà à l’abri, loin de l’eau noire, des prairies vagues baignées d’humidité. Quels fantômes ne disperseraient pas les demeures des hommes ? Maurice, au milieu d’elles, se reprenait et redescendait en lui-même :

— Ne sois pas triste, ma bonne Clairette, disait-il. Pourquoi donc attrister une belle heure qui passe si vite ?

Et au fond de lui, il retrouvait la certitude que cette délicieuse enfant n’était pas, ne serait jamais tout son cœur. Jusqu’à la douleur, il connaissait la brièveté d’une minute de désir, et confusément il voyait apparaître mille choses que l’amour, un instant victorieux, avait effacées de son cœur. Dans son existence, si bien tracée qu’elle semblait une belle route sans détours, une déviation sentimentale ne pouvait mener loin, Maurice se rendait compte que ce n’était pas Claire qui donnait l’unité ni sa raison d’être à l’existence qu’il se voulait, — S’il avait pu exprimer ce qu’il apercevait si trouble lui-même, voici à peu près ce qu’aurait dit Maurice Vincent, — et s’il avait osé :

— Oui, j’aime ton corps, j’aime ta peau, belle fille de printemps. J’aime cette clarté qui vient de toi et j’aime mon désir quand il t’approche. Pourquoi une force obscure m’arrête-t-elle, au moment où je veux entrer dans ta maison ? Est-ce là ce qu’on appelle un peu solennellement le destin ? Je crois plutôt que c’est la vie tout simplement. Hélas ! elle balaie tout, elle entraîne tout d’un grand coup d’aile. Et l’amour est peu de chose en face d’elle… Tu ne peux pas savoir !… Il y a la fièvre de l’action, il y a le goût du travail et le plaisir, et il y a l’inconscient qui travaille en nous et nous parle à voix basse, il y a tout cela dans la vie. Et il y a des choses plus simples, plus immédiates. Il y a le métier. Tu ne peux pas savoir ce que c’est qu’un métier, Les romans n’en parlent pas. Mais cela existe. On grogne, on se plaint, on se dit : « Sacré métier ! métier de malheur ! » C’est ça, le métier. Et ça prend toute la tête et tout le cœur, et l’asservissement est plus fort que sous l’amour. Le bon travail, le métier de tous les jours, la tâche, le fardeau quotidien, ça en tient une place sous le soleil, ma pauvre enfant ! Hélas ! mon métier à moi a peur d’une trop mièvre romance ! Est-ce ma faute, et pourrai-je jamais être autre chose qu’un soldat, même auprès de tes lèvres rouges, ô ma fiancée ?

Voilà ce qu’aurait dit Maurice Vincent. Mais il n’aimait pas chercher des raisons, et il faut avouer qu’auprès de Claire il avait mieux à faire… Pourtant les deux jeunes gens arrivaient à la porte de la maison Monestier et Maurice, devant le prochain adieu, se sentait tout désemparé. Une seule idée le préoccupait. C’était de bien finir cette belle journée ensoleillée. Il craignait qu’ils ne se fussent pas compris :

— Vous ne m’en voulez pas, demanda-t-il, ma chère Clairette ? Dites-moi que vous êtes toujours mon amie. Ne m’abandonnez pas, vous aussi.

La jeune fille sourit et tendit franchement sa main à Maurice :

— Vous êtes mon cher fiancé, ne le savez-vous pas ?

Et ils s’embrassèrent enfantinement, un peu comme un frère et une sœur. La voix de Claire, quand elle avait dit : « Vous êtes mon cher fiancé », en disait plus que ce baiser, mais Maurice ne comprenait pas que, depuis tout à l’heure, Claire savait mieux l’aimer, que la douleur, mieux que la joie, pouvait projeter quelques lueurs dans les sombres galeries de son cœur.

Quand Claire fut rentrée dans la maison paternelle, Maurice resta un moment cloué dans l’ombre. Il vit une lumière qui passait. Alors il s’enfonça dans la nuit et traversa la cité dormeuse d’un pas alerte. Derrière le pont du canal qui fait le tour de la petite ville, il y a une longue allée de peupliers qui mène à la gare de Crécy. Le jeune garçon s’y engagea. Mais il s’arrêta pour aspirer une dernière fois les odeurs de la nuit. Le vent faisait dans les hautes cimes une incertaine musique. Une lueur trembla au bout de l’avenue ; elle grandit et disparut : c’était une carriole attardée… Au loin, le sifflet d’une locomotive déchirait l’air. Jamais Maurice n’avait ressenti une telle plénitude de tristesse. Le voilà qui était seul, il avait perdu sa famille, le doux foyer, la tendresse, tout le charme délicat de la vie. Il pleurait d’aimer trop sa terre. L’odeur du sol natal l’obsédait et le poursuivait. C’est depuis que, tout jeune, il s’est grisé des foins et qu’il a aspiré l’humide et pénétrant parfum des prairies. Depuis !… Il s’est lancé dans les grandes routes du monde. Depuis, il est le nomade, perdu en un désert de deuil, accablé de nuit, de souvenir. Est-ce donc que cette terre ne lui suffit plus ? Est-ce donc que, sans foi et sans prêtres aujourd’hui, elle ne peut plus le contenter ? Est-ce donc que, vraiment, il l’a perdue, cette terre, et qu’il sent qu’un dur périple peut seul l’y ramener ?…

Maurice continuait sa route. Une petite auberge, tout près de la gare, l’invita à manger, en lui rappelant sa faim. Deux ou trois bonnes gens étaient là. Maurice les connaissait. Il leur serra la main et demanda à la servante une omelette, un morceau de lard et du fromage. La présence de ces braves campagnards et ce dîner aussi simple que confortable lui rendirent l’optimisme dont il était coutumier. La salle était bien éclairée et sentait bon les légumes, la saine campagne, le pot-au-feu. Les dîneurs parlaient de chasse et leurs propos plaisaient à Maurice qui s’y mêla, avec cette sorte de fraternité aimable qui s’établit vite dans une auberge de France.

Mais quand il eut quitté l’humble logis et qu’il se retrouva sur le quai de la gare, il ne sentit plus qu’une extrême lassitude. Il avait hâte d’être dans le train pour s’endormir. Il n’y avait pas un voyageur. Le quai était désert. Là-bas, une locomotive égarée crachotait, sur une voie de garage. Maurice percevait la fuite du temps et comptait les minutes qui tombaient pesamment dans le silence. Tout à coup il perdit conscience de la réalité. C’étaient déjà des souvenirs, tout ce qu’il venait de vivre. Les seules joies qu’il pourrait garder étaient celles du souvenir. Les prairies du Morin, l’heure brève près de l’amie, tout cela était loin déjà. C’était déjà son passé qui l’accompagnait fidèlement, le frêle bagage qu’il emportait dans l’immense et solitaire traversée…

Tout à coup, il eut une vision : Claire Monestier entrait dans la gare en coup de vent. Elle avait un gros paletot d’étoffe bourrue. Avec elle, il entrait un bon parfum de jeunesse, toute l’humide fraîcheur des foins quand ils sont coupés en automne…

— Oui, c’est moi. La voiture du père Laval partait. Alors j’en ai profité pour venir vous faire un dernier petit adieu. N’est-ce pas que je suis gentille ?

Maurice voudrait balbutier des mots d’amour, de reconnaissance… Il lui prend la taille. Il lui dit :

— Tu es folle, ma Clairette. Et tu vas rentrer toute seule dans la nuit noire ! Tu crois que c’est convenable pour une petite bourgeoise comme tu es !

Mais Claire ne répond pas, et se serre contre son ami. Elle voudrait pleurer et rire, et rire et pleurer. Son cœur est plein de tendresses printanières…

— Au moins, soignez-vous bien là-bas, mauvais garçon, et écrivez-moi un peu de temps en temps.

Oh ! ces riens, ces enfantillages, ces phrases naïves, comme elles s’inscrivent dans la mémoire du jeune homme, et comme il connaît déjà qu’elles forment le fond subtil et aérien devant lequel il se mouvra désormais ! Serré contre sa fiancée, Maurice voudrait se pénétrer à jamais de son odeur agreste, qui paraît plus aiguë dans la pénombre de cette gare. Cette fois-ci, aucune pensée d’avenir ne l’importune. Il s’abandonne au rêve charmant que l’heure talonne…

Deux phares parurent dans la nuit. Ils étaient l’image de la fatalité…

Rien ne rend le désir aussi âpre que la griserie d’un départ, l’inconnu qui vous enfle le cœur, la fièvre d’une heure inscrite. Tous deux goûtent le moment unique où toutes les forces de l’amour sont concentrées, ardentes, et impuissantes tout ensemble, à dompter le destin. Ils s’enchantent de la plénitude de l’amour, et de ce que leurs nerfs sont exaspérés par tant de beauté, tant de douceur. Maurice oubliait tout. Comme la jeune fille penchait en arrière sa tête, ce timide essaya un baiser. Les lèvres de Claire étaient fraîches, presque froides de toute la nuit qu’elles avaient frôlée. Maurice sentit un frisson de révolte qui les remuait. Ce fut un moment, mais si plein, si intense, qu’il portait en lui un infini de consolation.

L’émotion de Maurice était riche quand il consentait à l’amour et se laissait aller, parce qu’il savait trop bien, le pauvre enfant, que ces beaux jours n’auraient pas de lendemain. À sa vie, toute tissée de mâles vertus, il fallait ces faiblesses, ces abandonnements.

Maurice lâcha sa douce proie. Le train stoppait, dans un grincement aigu de freins. Il monta dans un compartiment de 3e classe. Accoudé à la portière, il regardait cette gamine, abandonnée à son tour, désemparée sur le quai désert. Cette image le navrait. D’ailleurs, que pouvait-il dire qui ne froissât le besoin qu’ils sentaient tous deux de se recueillir ? Que pouvait-il dire maintenant ? Il s’ennuyait. Il avait hâte que le train partît, que la solitude le rendît à lui-même. Mais quand il partit, en effet, le jeune homme suivit longtemps des yeux cette forme grise toute noyée d’ombre et incertaine qui restait là, sans voix, dans la nuit hostile de cette gare.

Il s’étonnait d’être sans larmes, mais, à vrai dire, il goûtait trop le charme d’un beau moment pour le gâter de tristesse ou de regret. Non, il ne regrettait pas. Il se souvenait seulement. Et dans le bercement monotone du train, des images du passé l’endormaient. D’abord le martèlement rythmique de la marche lui rappela des cloches à Montmartre, certains dimanches où, tout petit, il allait voir le vieux Monestier dans son atelier de la place Vintimille… La grande croisée était ouverte sur des glycines… Le bruit des cloches de Montmartre, dans le silence dominical d’un vieux quartier !… C’étaient encore des heures imprécises et douces, qui n’étaient rien, et pourtant le souvenir s’en était accroché à lui, comme les nuages fugitifs s’accrochent aux sommets des coteaux, les jours d’orage… Puis des gens passèrent, des figures grimaçantes qui l’entouraient, et, au milieu, il y avait Claire qui souriait et secouait la tête doucement… Il frissonnait de froid… Enfin tout se brouilla, sombra dans un gouffre de lumière verte, et il s’endormit du sommeil pesant d’un soldat de vingt ans…

VII

Vers ce temps-là, il se tint chez Timothée Nangès des propos qui montrent assez bien l’étape que d’un seul bond, d’une seule poussée, d’un seul mouvement avait franchie Maurice Vincent. C’est en décrivant les états d’âme de quelques officiers que nous pourrons jalonner notre terrain et nous rendre compte des opérations complexes que le soldat Vincent avait effectuées spontanément, par un jeu naturel, et en quelque sorte sans y prendre garde.

C’est ce qui nous pousse à rapporter très exactement ce qui fut dit ce soir-là chez Nangès et qui nous semble plus important pour notre objet que les discussions où s’usait, sans profit apparent, l’affection réciproque de M. Vincent le père et de son fils. On verra par la suite que le jeune homme qui, une fois dans sa vie, avait su simplement s’écouter et suivre la parole de son cœur, était allé plus loin dans la connaissance des destinées de son pays que ces autres qui dispersaient leur juvénile énergie en de nobles causeries.

Il est permis de regretter que Nangès n’ait pas pris plus de part à cette conversation. Il n’était pas un théoricien, et surtout il estimait que certaines rêveries n’avaient point de place dans le cerveau d’un soldat. Mais toutes ses sympathies allaient à son lieutenant, Labastière.

« Le Marsouin » était un jeune lieutenant d’infanterie coloniale qui venait d’éprouver la chance des armes en Afrique, où il avait su se signaler heureusement. Mais, plutôt que de conter ces campagnes, il préférait médire de la guerre, qui était pourtant le point où il excellait.

— Comment, dit Labastière, je ne vous entends pas. Votre idéal n’est pas la guerre ?

Le Marsouin expliqua :

— Ce serait, certes, mon agrément personnel que de la faire, et nulle part, je crois, je ne trouverais mieux mon emploi. Pourtant, si j’élève le débat, si j’échappe un instant au point de vue égoïste, si je vois enfin l’intérêt de mon pays, eh bien non, je ne suis pas en droit de désirer la guerre, je veux dire une grande guerre, une épopée guerrière, si vous voulez.

Labastière cligna des yeux, puis il dévisagea son camarade, et il répondit :

— Ce que vous dites est important, mon cher ami. Mais je me demande alors ce que nous faisons dans l’armée. Car enfin tous les Français feront leur devoir en temps de guerre. Je dis tous, même ceux qui professent aujourd’hui qu’ils ne le feront pas, et qui seront peut-être les plus enragés. Ce n’est donc pas un critérium pour nous que l’accomplissement du devoir guerrier. Mais notre devoir commence plus haut et va plus loin. Je dirai plus : il diffère essentiellement du devoir du simple patriote, de l’honnête électeur. L’officier n’est pas patriote à un degré au-dessus du citoyen. C’est là une idée vulgaire, mais elle est fausse. Il l’est autrement et la différence est si grande que c’est presque amener une confusion que d’appliquer le même mot à deux objets aussi éloignés l’un de l’autre. Ce n’est pas une différence essentielle, originelle, qui sépare les deux modes du patriotisme. Ce n’est pas une différence d’intensité, de minimum et de maximum. Ce n’est pas une différence de quantité. C’est une différence de qualité. Ceci dit, ou bien nous serons nous-mêmes d’une qualité particulière, incomparable, non mesurable à la commune mesure, ou, au contraire, nous aurons dans l’État une place assignée, et toute notre ambition devra être de servir en exacts et consciencieux fonctionnaires. Mais, je vous le demande, mon ami, admettez-vous qu’un savant, par exemple, soit un fonctionnaire, et que direz-vous d’un savant pour qui la science ne serait pas tout l’idéal ? Notez qu’ici encore, le respect du savant pour la science n’est pas simplement un respect pour la science plus vif que le nôtre, d’un degré au-dessus. Son respect pour la science ne peut être mesuré en aucune façon avec le nôtre, qui a tendance volontiers à la mettre dans sa juste place. Et que direz-vous d’un prêtre qui n’aura pas la charité ?

— Pardon, dit le Marsouin, j’ai, comme le savant et le prêtre, mon rôle à moi, ma loi particulière, qui est d’apprendre la guerre, mon but, qui est de m’y préparer. Le jour où nous serons attaqués, — le jour, moins beau à mon gré, où nous attaquerons, je veux pouvoir servir de toutes mes forces, de tout mon cerveau, de toutes les fibres de mon cœur… Comprenez-moi, Labastière ; comme Français, comme citoyen, comme homme français, enfin, je ne puis, quoi qu’il m’en coûte personnellement, appeler de mes vœux une guerre et toutes les misères que fatalement elle amènera avec elle.

Les hôtes de Nangès s’étaient approchés. Les cigares s’éteignaient. Tous avaient un peu honte de penser si rarement à ces choses.

— Vous pourriez, dit Labastière, me retracer les horreurs de la guerre. Vous n’emporteriez pas ma conviction. J’estime la vôtre pleine de sens et de sagesse. Mais je ne crois pas qu’elle soit utilisable pour nous, que nous puissions nous l’approprier. Notez que je ne la condamne pas en elle-même, mais seulement pour l’usage que vous en faites. Vous aurez beau me prêcher, l’armée n’est pas la nation. La morale applicable à la nation ne l’est pas à l’armée. Les principes qui valent pour l’une ne valent pas pour l’autre. L’armée comporte en elle-même sa morale, sa loi et sa mystique. Et ce n’est ni la morale ni la mystique de la nation. Nous avons deux ordres de grandeurs absolument distincts, que vous ne pouvez superposer sans faire une opération irrégulière.

— Holà ! s’écria le Marsouin, je vous arrête, mon cher camarade, car vous m’accorderez, dans ce cas-là, que la nation est au-dessus de l’armée, et que donc, si l’armée n’a pas les principes mêmes de là nation, ces principes sont condamnables, — que sa morale est condamnable, si elle va à l’encontre de la morale de la nation.

Beaucoup des amis de Nangès ne pouvaient comprendre les paroles de Labastière, parce que Labastière avait le goût de réfléchir sur son état, et qu’il croyait tout le monde parvenu au point de vie intérieure où il était. Il expliqua sa conception de l’ordre militaire :

— Les principes de l’armée sont nécessaires dans une nation, bien qu’ils soient contraires souvent aux principes de cette nation. Je vous dirai même tout à l’heure que la seule utilité de ce corps, de ce mécanisme qui est l’armée, c’est qu’il est indépendant, qu’il joue tout seul, qu’il fonctionne par ses propres moyens, et que c’est précisément par le jeu de ce fonctionnement indépendant que l’armée apporte à la nation un principe utile à sa vie. Vous n’empêcherez pas que nous n’ayons une mystique, que cette mystique ne soit qu’à nous, et en soit interchangeable avec aucune autre. Vous n’empêcherez pas que nous ne soyons un peu plus qu’un métier, au sens où l’on entend ce mot d’ordinaire, un peu plus qu’une profession. À ce point de vue, dans l’ensemble de la société, nous ne sommes guère comparables qu’au prêtre et au savant.

— C’est-à-dire, Labastière, dit le Marsouin, que nous sommes le bras de ce corps dont le prêtre est le cœur et le savant le cerveau. Et il est bien vrai que ce sont là les « trois ordres ». Mais ce bras, ce cœur, ce cerveau, ne sont rien par eux-mêmes. Et le bras, en particulier, n’est qu’un instrument et ne fait qu’obéir. À mon tour, laissez-moi voir une certaine beauté dans ce rôle qui nous est assigné, dans notre effacement, dans notre parfaite résignation à n’être qu’un moyen, et non un but.

Il parlait doucement. À la noblesse de ses propos se rattachait celle d’une belle vie de soldat que tous savaient. Mais Labastière, d’une voix dure, lointaine, lui répondit :

— Nous sommes plus. Nous ne sommes qu’un moyen pour le pays, mais nous sommes un but pour nous-mêmes. Et ceci est très important, pour nous-mêmes et pour les autres. C’est très important pour tout le monde, J’estime nécessaire, mon cher ami, qu’il y ait dans le monde un certain nombre d’hommes qui s’appellent soldats et qui mettent leur idéal dans le fait de se battre, qui aient le goût de la bataille, non de la victoire, mais de la lutte, comme les chasseurs ont le goût de la chasse, non du gibier. « Ils ne savent pas, dit Pascal, que ce n’est que la chasse et non le prix qu’ils recherchent. » Si l’officier est tout uniment l’homme qui fait son devoir — son devoir professionnel, — en cas de guerre, c’est beaucoup, certes, mais c’est beaucoup moins qu’il ne m’en faut. L’état d’officier comporte une autre règle. Il implique des doctrines, un corps indépendant de doctrines qui ne sont pas à l’usage de tous, ad usum universi, de même que le savant et le prêtre ont en quelque sorte une morale professionnelle, une doctrine morale inhérente à leur état, enfin des obligations morales particulières, outre les obligations professionnelles tout court, matérielles et mondaines. Notre rôle à nous, ou alors nous perdons notre raison et nous n’avons plus de sens, c’est de maintenir un idéal militaire, non pas, notez-le bien, nationalement militaire, mais, si je puis dire, militairement militaire. Et cela envers et contre tous, jusqu’à l’injustice même, jusqu’à la violence inique, jusqu’à la ruine. Car notre morale à nous dépasse de bien loin les exigences de la morale commune et journalière. Enfin, si vous voulez, l’armée en temps de guerre sert à faire la guerre, et en temps de paix elle sert à ce qu’il y ait des militaires.

Comme certains prédicateurs, il frappait l’auditoire sans emporter la conviction. Un officier qui était sorti de l’école quelques mois auparavant traduisit le sentiment des jeunes :

— Ce que vous dites est bien subtil, Labastière. Mais vous ne voyez pas assez ce que nos devoirs empruntent aux circonstances présentes. Si j’étais né sous le premier Empire, je ne manquerais pas d’avoir toutes vos idées. Étant humblement un soldat de la troisième République, et voyant la France avant toutes choses, je me demande quelles sont les destinées que je souhaite le plus à mon pays, et alors je ne suis pas loin d’avoir pour idéal, comme notre camarade, la paix universelle. Que diable ! nous ne pouvons tout de même pas fermer les yeux sur les conséquences effroyables des guerres. Ce serait être mal d’un siècle de lumière. Ce qui n’empêche pas, — tant que la guerre sera une nécessité, et ce sera longtemps encore sans doute, — de m’y préparer de mon mieux. J’espère y faire mon devoir comme un autre, et y goûter en plus la satisfaction d’être un rouage plus utile, plus essentiel, d’être utile, comme vous dites, à un degré au-dessus de mes autres compatriotes.

— J’exige autre chose de vous, mon cher camarade, dit Labastière. Je veux encore que vous mainteniez une idée qui s’en va et dont nous sommes les derniers représentants. Je crois nécessaire à ce peuple qu’une telle idée soit maintenue. Je ne prétends pas que tout électeur pense comme je fais. Nous n’avons pas de conversions à désirer ni de propagande à tenter. Au contraire. Comme, pareillement, il serait hors de sens de vouloir que tous les Français adoptassent la mystique du savant, ou bien encore celle du prêtre. Mais réfléchissez-y bien, mon ami. Le jour où nous perdrons nos belles folies, nous ne vaudrons plus grand’chose, et tout ce peuple souffrira de notre déchéance particulière. Je veux que vous soyez un prêtre zélé, et non pas seulement un prêtre consciencieux.

— Je proteste, je suis zélé…

— Oui, vous aimez à apprendre la guerre. Vous y mettez tous vos soins, tout votre zèle. Vous aimez l’étude de la guerre. Mais vous blâmez ceux qui veulent la faire. Tout vous plaît dans le métier, sauf une chose : c’est le but lointain à quoi il tend. Vous posez gaillardement des prémisses, mais la conclusion vous effraie. Tant est effroyable, en effet, et inconcevable l’idée de la force, l’idée de l’emploi et de la domination de la force.

— Faites attention, Labastière, dit le Marsouin. Vous nous conduisez insensiblement à l’apologie du césarisme.

— J’ignore ce qu’est un soldat césarien, et j’ignore ce qu’est un soldat républicain et ce qu’est un soldat non républicain. Mais je tâche de savoir ce que c’est qu’un soldat. Et je crois me sentir plus en sécurité dans mes retranchements que vous ne devez l’être dans les vôtres. Que ce métier doit vous paraître au fond une lamentable chose, qui vous ballotte entre les rêves du passé et les réalités du présent ! Qu’il doit vous peser, quelque-fois, quand, redescendant en vous-même, vous mesurez le but qui vous est proposé, avec votre conscience de moderne, et que vous devez, à ces moments-là, sentir de découragement ! Comme ces condamnés au hart labour, qui, dit-on, poussent toute la journée devant eux une roue qui tourne à vide et usent leurs forces sans résultat tangible…

Timothée Nangès intervint pour donner avec bonhomie une conclusion :

— Peut-être, dit-il, allez-vous trop loin, Labastière. Votre jeunesse vous entraîne. Aussi bien, représentez-vous, Messieurs, deux types de soldats qui ont toujours existé et existeront toujours. Mais à quoi bon philosopher ? Ce qu’il y a d’admirable dans notre état, c’est que les théoriciens n’y ont point de place. Napoléon l’a déjà dit. Il n’aimait pas, vous le savez, les idéologues. Nous occupons la borne où viendront éternellement se briser les philosophes et les moralistes, les philanthropes, les hygiénistes, les orateurs et les politiques. Je crains qu’ils n’éprouvent tous une mésaventure analogue à celle d’un ministre qui vint jadis nous visiter. Je veux vous la conter, parce qu’elle comporte un sens assez caché, que vous comprendrez. L’éminent fonctionnaire était tombé en arrêt, en plein quartier, devant une fontaine qui ne donnait point d’eau filtrée. Horreur et malédiction ! Des soldats pouvaient boire de cette eau. Ils en buvaient certainement. Ils buvaient, Messieurs, de l’eau non filtrée ! La mode était à l’hygiène, en ce moment. Le pauvre homme n’en revenait pas. Il manifesta son mécontentement et voulut montrer aux officiers qui l’entouraient la réalité, l’imminence du danger. Il voulut montrer que, oui, les soldats du quartier d’artillerie buvaient certainement de l’eau contaminée, et, comme un vieux sous-officier se trouvait là, il le prit à témoin : « Ainsi, vous, maréchal des logis, dit-il, je suis sûr que vous buvez de cette eau ! » Mais l’autre, sans se troubler, lui répond de sa voix rugueuse, flegmatique en même temps : « Pardon, Monsieur le Ministre, moi, je ne bois jamais d’eau ! » Ce fut un saisissement. C’était un de nos plus vieux sous-officiers, l’un des meilleurs aussi, mais on sentait à sa voix qu’il avait dit vrai ! Toute l’hygiène moderne, le travail de tant de commissions et de sous-commissions, la vertu et le zèle de tant de fonctionnaires, venaient d’échouer devant cette minuscule réalité militaire d’un brave homme qui buvait son litre au lieu d’aller à la borne-fontaine. Ne trouvez-vous pas, Messieurs, que ceci vaut bien toutes vos idéologies ?…

Le lendemain, Nangès vit Maurice Vincent au quartier. La vue du jeune brigadier lui fit plaisir. Il était changé. Depuis quelques jours qu’il l’observait, il le trouvait plus ferme qu’avant, plus établi dans son métier, plus confirmé. Et, en effet, quelques heures passées à Crécy auprès de l’instituteur, son père, avaient plus fait pour sa sécurité personnelle que tous les discours qu’aurait pu imaginer Nangès. Enfin il était plus soldat. Il avait pris du pied. Il s’était mieux installé dans la maison.

Comme Nangès pensait à la conversation de la veille, il lui vint à l’idée que, si son vieux sous-officier avait su répondre à un hygiéniste, Maurice Vincent se chargerait bien, par sa seule mine, de répondre à un philosophe. Eh quoi ! vous élevez ce jeune homme dans le zèle humanitaire, vous lui apprenez l’exercice de la vertu pacifiste. Il est né aux temps mêmes des grandes abdications, des grandes défections, des grandes défaites, de l’affaissement progressif et irrécusable des vieilles vertus, de l’abaissement des vieilles morales. Il aurait pu faire un honnête bourgeois, un bon jeune homme vertueux, dans la bonne moyenne des jeunes gens, c’est-à-dire suffisamment « avancé », comme tout le monde doit l’être décemment, suffisamment prudent, il aurait pu être tout cela, et il a suffi qu’un capitaine vînt lui parler de l’Afrique, il lui a suffi de savoir qu’il y avait quelquefois des gens qui tiraient de vrais coups de fusil, — pas pour rire, — pour qu’il accourût s’engager, et il a suffi de quelques mois pour apprendre à ce jeune homme tout ce qu’un soldat doit savoir, tout ce que Nangès lui-même savait, c’est-à-dire à commander et à obéir ! L’aventure était plaisante, le détour singulier !

Mais voici que le cas de notre petit Français devient une sorte de symbole, prend la valeur d’un fait historique. Voici que ce petit Français devient la France elle-même.

On maudissait la guerre. Jean-Jacques venait de nous apprendre l’amour des hommes, la Révolution venait de nous apprendre que les peuples sont libres et que la conquête est inique. On était en plein dans l’idylle. Et il a suffi d’un petit lieutenant d’artillerie pour que sortît de terre la grande armée… Paradoxes étonnants qui s’expliquent l’un l’autre et se complètent. Le cas Vincent nous explique que Bonaparte ait trouvé l’instrument qu’il lui fallait, et, en retour, l’épopée impériale nous apprend pourquoi et comment Maurice Vincent est toujours possible en France.


Un jour, le jeune brigadier vint trouver Nangès.

— Qu’y a-t-il, petit, demanda le capitaine d’une voix rude.

Maurice raconta sa permission. Sa voix tremblait. À la fin, il ajouta :

— Faites-moi partir, mon capitaine. Je sais ce que je vous demande. Mais j’ai hâte d’être loin, pour savoir enfin ce que je vaux.

Nangès regarda un instant le jeune homme, et il répondit simplement :

— Gagne d’abord tes galons de sous-officier, mon ami. Nous verrons après. Si tu pars avant d’avoir ton galon, tu pourras l’attendre longtemps !

Maurice Vincent n’avait pas pensé à ce détail Il fut sur le point de répondre : Que m’importe ! Il était dans une fièvre juvénile, une sorte de rêve ardent d’où la réalité lui échappait. Nangès, qui le connaissait, voulut donner une raison plus haute :

— Tu as bien le temps d’aller te promener dans la brousse. Apprends ton métier. C’est l’essentiel. Tu verras cela plus tard, chez nous. Sous prétexte qu’on a « fait campagne », on méprise le métier. On affecte d’ignorer une chose aussi commune et aussi quotidienne. On n’a plus, et l’on s’en vante presque, le souci de la compétence. Je ne veux pas que tu commences déjà à avoir ce défaut-là.

… Maurice quitta Nangès réconforté. Mais le vieux capitaine avait pourtant une idée. Quelques jours auparavant, il avait reçu une lettre du colonel Seillère qui allait prendre le commandement de la Mauritanie saharienne. Le colonel le convoquait à Paris et lui laissait entrevoir un périlleux commandement dans son nouveau territoire. Or il était venu à l’idée de Nangès que ce pays était tout juste ce qu’il fallait au jeune Maurice Vincent. Dans cette marche toujours troublée du Sahara, on pourrait mesurer, en effet, ce que Maurice valait. C’était bien là que se trouvaient les parcours nécessaires pour faire de cet enfant un homme et pour qu’il vît enfin ce que c’étaient que des soldats. Quant à la nomination au grade, Maurice était en bonne passe, ayant été classé premier à ses deux pelotons d’instruction, ce qui était susceptible de le mettre bientôt sur les rangs.

Nangès, tout plein de son sujet, en parlait souvent à ses camarades. Il admirait le fond invertébré de la nature humaine et qui pousse pourtant à l’action, au sacrifice. Chez Maurice, il percevait des mobiles obscurs. D’abord une volonté d’action, puis cette autre volonté peut-être, mais tout inconsciente, de s’inscrire dans la gloire de l’arme, une volonté d’héroïsme, non point lyrique ni romantique, mais presque animale, incapable même de s’exprimer nettement.

Nangès estimait qu’il n’y avait pas de raison qui dût le pousser à empêcher une telle force vive de se manifester. Ses camarades s’étonnaient, ne comprenaient plus.

— Ah ça, mon cher, lui disait le capitaine D., un jour qu’il l’avait vu causer longuement avec Vincent dans la cour du quartier. Voilà, je crois, que tu te mets à faire du sentiment. Donnerais-tu dans l’éducation morale du soldat ? Quelle révolution !

Mais Nangès répondait :

— Permets. Celui-là était déjà un soldat quand il est venu ici. Je ne fais ni éducation ni instruction morale. Mais c’est moi qui m’éduque et qui m’instruis.

VIII

— Savez-vous, ma chère Valérie, que voici bientôt trois ans que nous nous connaissons ! Que de souvenirs déjà, que d’heures douces et cruelles, toutes précieuses, de sombres et de claires, toutes si ardentes à chercher le bonheur !

C’est Timothée Nangès qui parle ainsi à sa maîtresse ! Ô caprices étonnants de l’amour ! Détours imprévus du cœur, chemins obscurs, impasses… Déjà il va partir, et il s’aperçoit que son amante est désirable, et c’est maintenant qu’il va s’essayer à l’aimer ! Il n’y prenait pas garde, l’insouciant ! — Mais que la sirène lointaine d’un steamer semble l’appeler, et il s’avise qu’un regret lui sera doux. Il lui faut un chant qui soit le dernier, une note dans ce chant qui soit la dernière, qui se prolonge, comme le bruit d’une fête vers qui l’on va.

La jeune femme eut un regard long, immobile, posé. Le quart d’heure était important. En vraie séductrice, elle comprit ce qu’il fallait à ce cœur :

— Mon cher Nangès… (sa voix avait un air de lassitude qui lui allait bien, qui était bien aussi ce qu’il fallait, et ce nom de Nangès aussi faisait bien. Elle aurait pu dire, dans la même note : Mon cher ami… Tout le passé remonta, fut réintroduit)… Mon cher Nangès, vous faisiez si bien semblant de m’aimer autrefois…

Elle parla d’une promenade en mer, du retour au port parmi des rochers qui défilaient comme des décors de théâtre pour une scène d’amour, dans Wagner. Et elle avait dit tout cela avec une grâce un peu enjouée, un peu fanée, très spirituelle. Ainsi elle ajouta :

— Que vous saviez mal comprendre, mon cher barbare, toutes ces choses divines. Jamais vous n’avez aimé ce qu’il y a de beau dans la vie : les prés en été, la mer, la campagne d’automne.

— Je n’aimais que vous, ma chère maîtresse, dit Timothée avec un élan de tendresse qui vibrait bien.

Mais qu’est ceci ? Voilà qu’il s’humanise, quitte sa morgue ennuyée des derniers mois… Confusément, Valérie devinait l’artifice et que ce pouvait bien être là le chant du cygne.

— Peut-être, dit-elle, m’aimeriez-vous encore, mais vous n’aimez pas le bonheur.

Timothée la trouvait touchante. Elle reposait de biais sur un canapé chargé de parfums, et elle était vêtue de taffetas léger, toute rose et blonde, dans l’ombre sévère de la chambre. Sur un coussin tissé d’or mat, que l’âge avait pâli, un de ses bras s’alanguissait. Timothée prit la main qui semblait l’attendre, la serra ardemment, et penché sur elle :

— Pardonne-moi, mon amie, dit-il, pardonne-moi. Nous sommes ainsi, que veux-tu, quand nous avons un peu roulé à travers le monde. C’est vrai, les bonheurs stables nous font peur. J’ai des vertiges de nouveauté ou de solitude ou de souffrance, si tu veux. Mais va ! console-toi. Tu es toujours l’étape où il faut bien arriver, le clair foyer où l’on revient après une route noire, dans la nuit.

Tout ceci était bien fade. La jeune femme le sentit et trouva plus simple de tendre ses lèvres à Timothée qui sombra dans l’amour offert. Il avait envie de sangloter.

Mais au demeurant, qu’importe la banalité de ces gestes ? Timothée comprendrait la vulgarité à laquelle il échappe à peine, et il la comprendrait jusqu’à la souffrance, si l’amère douceur d’un deuil prochain ne venait donner du prix à son amour. Les plus humbles attitudes prennent du style à certaines heures… Ainsi cet orgueilleux s’abandonnait-il à la vie, le cœur tout brouillé de désir, de langueur.

Comme ses mains défaisaient le vêtement léger qui tremblait sous ses doigts, Valérie se leva, et elle riait de toutes ses dents, brillantes et dures comme celles d’un loup. Mais quand il la vit toute droite, raidie d’amour et souriante, les jambes unies, nerveuses, et qu’elle était presque nue et frissonnait, Timothée imagina une victoire ailée, gracile, toute prête à s’envoler. C’était elle qui parlait, rêve d’un jour, d’une heure gaie, dans un battement d’ailes aérien…


… C’est une image charmante que de contempler endormie la femme que l’on vient d’aimer. Nangès, penche sur sa maîtresse, pensait que ce joli bibelot valait bien une heure. Et il supputait que, vraiment, pendant trois ans, il ne lui avait guère donné plus de vraie tendresse que ne vaut, en effet, une heure dans la vie. Pour lui, l’amour n’avait jamais été qu’un accompagnement discret, comme le fonds grisailleux d’un tableau dans le premier plan duquel il se mouvait. Il eût détesté que les femmes le fixassent, comme aussi bien elles savent fixer les héros de roman, dans toutes les bonnes littératures. — Mais pour lui la série étonnante des théorèmes sur l’asymptote valait en mystère ce joli et gracieux animal dont il s’amusait, les soirs d’ennui… Qui suivra les démarches de l’esprit quand l’œil a vu trop de choses, s’est posé sur trop d’horizons ? Tout est beauté alors et mystère et infini. Dans cette dispersion, on en arrive à ne plus désirer la stabilité, un point ferme dans le fond mouvant de l’existence. Ce n’est pas alors l’amour qui est souhaitable, mais telle minute d’amour, et l’amour n’est plus rien sans la catégorie du temps. Ainsi Nangès, sur le point de quitter une maîtresse, trouvait opportun de l’aimer.

Pourtant, quand elle s’éveilla, comme par une divination habituelle aux femmes, elle eut peur de pouvoir perdre un jour son amant ; il la rassura, en tapotant ses joues roses et enfantines.

— Je suis trop vieux, dit-il. Je laisse aux jeunes de partir. J’ai trop le droit de me reposer a mon tour.

Ce mensonge lui épargnait des effusions qui eussent détruit l’arrangement sentimental qu’il s’était fait, l’illusion sentimentale où il faisait halte un instant. Nangès n’admettait pas les désordres de la passion, et rien n’explique mieux que cet adieu qui n’en était pas un la nature de ses stations amoureuses…

Le soir même, Timothée Nangès prenait le rapide de Paris. Il devait y voir le colonel Seillère.

Pendant le trajet, il n’eut pas une pensée pour Valérie. Comme il était maintenant assuré qu’il pourrait sincèrement donner une larme à son souvenir, lorsqu’il aurait quitté le sol de France, il ne s’inquiétait pas plus de sa maîtresse que si elle n’eût jamais existé. Sa rêverie avait repris déjà cette sorte de gravité élégante, de simple austérité qui lui était familière et en laquelle il se complaisait. Néanmoins l’amour et l’avant-goût de l’action l’imprégnaient d’indulgence, d’optimisme, de confiance gaie. Quand il arriva chez sa vieille mère, le capitaine conta tout net ses espoirs et lui annonça son départ probable avec la fougue d’un sous-lieutenant qui va étrenner son premier sabre. Dans la paisible maison de Passy qu’habitaient ses parents, il apportait une bouffée de jeunesse. À chaque étape de sa vie, Mme Nangès le retrouvait pareil, inchangé, et comme elle revoyait le jeune homme d’autrefois, elle en tirait un surcroît de tendresse émue. Là, près de cette bonne femme, dans le cadre même de son enfance, l’homme d’aujourd’hui reprenait pied, se débarbouillait de ces mensonges que les plus sincères portent en eux. Réconforté, il ne voulait plus voir que des images heureuses qui s’accordassent avec son besoin de juvénile épanchement.

Le lendemain de son arrivée était un dimanche. L’été commençait. C’est-à-dire que l’hiver finissait, car il n’y avait pas eu de printemps. De brouillards en giboulées, on s’était acheminé jusqu’au seuil même de l’été, et les Parisiens s’étonnaient d’avoir rencontré les beaux jours en même temps que les vacances. Il y avait des tas de gens dans les rues. C’était un de ces beaux dimanches de la ville, emplis d’animation décente, de joie tempéré* d’aimable flânerie.

Nangès ne put s’empêcher d’aller frapper à la porte du vieux Servat avant que d’aller voir le colonel. Il rencontra le maître dans son escalier.

— Accompagnez-moi, mon cher Timothée. Je marche à pied. Paris est charmant en ce moment.

Ils descendirent du Trocadéro vers la Seine, longèrent le quai Debilly et ses manutentions militaires. Vers la place des Invalides, les promeneurs étaient plus nombreux. Ils passèrent le pont Alexandre III et se trouvèrent en pleine fête. Il y avait beaucoup de monde, naturellement beaucoup de soldats ; comme l’on dit, du « peuple de Paris ». Et c’était merveille, sur le fond sévère du vieil hôtel, que cette foule qui circulait, d’une circulation aisée, en droite ligne, d’un mouvement uni et fraternel.

Il y avait aussi des premières communiantes. Servat et son compagnon en avaient aperçu un blanc troupeau qui fuyait les chevaux de bois et les balançoires foraines, et se dirigeait, effarouché, vers l’avenue des Champs-Élysées. Il y avait aussi des prêtres. Comme dans toutes les fêtes de Paris, il y avait des ouvriers, de petits bourgeois et de grands, des militaires. Mais il y avait aussi, dans les parages plus calmes du grand Palais, des curés. Servat, un moment silencieux, eut un sourire et dit à son ami :

— Voilà où mènent en France les luttes, contre l’Église. Avez-vous remarqué ces gamines qui viennent de recevoir le sacrement eucharistique ? Je crois n’en avoir jamais tant vu que depuis les « malheurs » de l’Église, et à vous dire vrai, je crois que cette Église s’est fortifiée des malheurs mêmes dont elle gémit. Mais ce n’est pas tant la perpétuité du catholicisme qui est admirable ici, que la perpétuité de toute une race qui entend conserver ses coutumes et ses nobles traditions. À quoi servent, mon cher ami, la politique et les politiques, les combinaisons de cabinet, les comités électoraux et les collèges électoraux, les groupements, les bureaux, les partis, les commissions ? Voyez ces soldats qui passent. Ils saluent allègrement, avec une parfaite correction, quelque chose de militaire, de plus militaire qu’avant, il y a quelques années. Ils ont de l’aisance, des allures dégagées de vieux soldats. Ils ont, comme vous dites, l’aisance des coudes. J’ai l’impression nette que le pays se dégage d’une crise.

Nangès, qui songeait à son jeune disciple Maurice Vincent, ne put s’empêcher de lui reparler du fils de l’instituteur qui avait pris le parti de ses pères contre son père, et qu’il allait sans doute emmener dans peu de temps, faire ses premières armes en Afrique. Et il pensa à ce moment-là que le peuple qui l’entourait, toujours le même malgré tant d’efforts à le changer, si courageux, si gai et si bon enfant, si sérieux en même temps, ce peuple dont il ne démêlait pas tous les éléments, mais dont il avait tout de même une vue totale, qu’il connaissait parfaitement, puisqu’il en était lui-même, qu’il connaissait enfin par communication directe, expliquait assez bien l’exemple paradoxal de Maurice Vincent. Mais il fallait Servat pour élucider cette affaire et la débrouiller dans son entier.

— Je crois, dit-il, mon cher Nangès, je crois à la perpétuité de la race. Et c’est précisément cette croyance qui entraîne celle à l’inefficacité des partis. Car alors un parti n’est plus une unité isolée, n’a plus de vie propre. Il n’est qu’une partie d’une proposition plus vaste qui seule peut l’expliquer. Écoutez chanter la Marseillaise, Monsieur de Charette et l’Internationale. Voilà trois chants absolument différents, et pourtant ils sont pareils, dans le fond. L’inspiration en est commune, l’allure générale, le mouvement. Comme l’on sent bien que ce sont les mêmes hommes qui ont fait cela ! Vous trouverez jusqu’à des phrases pareilles dans ces couplets pour lesquels on se bat, une même ardeur guerrière qui distingue parfaitement une Marseillaise, par exemple, de la majesté un peu empesée d’un God save the King. Quoi que vous en ayez, nos trois chants ont une marque commune, c’est qu’ils sont français. Voilà, mon cher Nangès, ce que ni un royaliste ni un socialiste ne reconnaîtront, mais ce qui est à mes yeux la raison même du débat.

Ils suivirent des promeneurs qui entraient aux Invalides et ne trouvèrent pas vulgaire de pousser jusqu’au tombeau de l’Empereur. La foule se découvrait, suivant l’usage respecté, mais nos deux promeneurs, étant trop mêlés à cette foule, n’eurent pas le loisir de remarquer son recueillement vrai, son respect, qui contrastaient singulièrement avec la frivolité gouailleuse que les étrangers croient volontiers reconnaître en elle.

Comme ils quittaient la chapelle, Servat ne put s’empêcher de réciter à mi-voix ces vers de Hugo, Waterloo, depuis : « L’homme inquiet… » Qui trouverait cela ridicule ? C’est tellement fatal ! Ça va tellement de soi ! Ce n’est plus un fait de culture, de connaissance littéraire que d’évoquer cet admirable lyrisme qui fait maintenant comme partie de nous-mêmes. C’est de l’instinct. Cela vient de plus loin que de l’intelligence, de beaucoup plus profond. Nos philosophes diraient que c’est le subconscient qui entre là en jeu.

Quand il eut terminé sa récitation, Servat resta un moment silencieux. Il prit le bras du capitaine et il dit ceci, que son grand âge et son autorité permettaient à lui seul de dire :

— Voyez-vous, mon cher Timothée, le danger, c’est d’oublier l’histoire. C’est une culture qui se perd, comme tant d’autres. Et c’est pourtant la connaissance des destinées antérieures de nos races qui nous apprend à vivre dans le présent et à nous élever au-dessus des contingences de l’action sociale.

Nangès était admirablement préparé à faire sa visite au colonel Seillère. Il avait le contentement d’un homme qui a terminé heureusement plusieurs affaires importantes. Depuis deux jours, il mettait de l’ordre en lui-même et il avait le sentiment que s’il quittait la France demain, il partirait sous la double impression d’une heureuse liquidation sentimentale et d’une prise de contact réconfortante avec ses contemporains…

Le colonel Seillère était un homme jeune encore, et qui le paraissait. La moustache était noire et bourrue, la tête chauve, le maxillaire inférieur proéminent. Il s’arrangeait pour avoir une voix dure, tranchante, avec un léger bégaiement, une sorte d’hésitation avant certains mots qui était peut-être voulue, après tout.

Tout de suite, ils parlèrent du Sahara, et ce nom magique enveloppa Nangès de grandeur et de nostalgie :

— Les dernières opérations ont donné tout le résultat que l’on en attendait. Les tribus de l’Est se soumettent…

Le colonel, d’une voix claire, impérieuse, montra le travail qui restait à faire. Il disposait ses troupes dans l’immensité du désert. Il levait des pelotons de méharistes qui sillonnaient l’énorme territoire dont il devenait le maître. Il bâtissait des postes dans les profondeurs des sables, distribuait à chacun sa tâche. C’était la grande œuvre romaine et française qui se prolongeait, l’œuvre romaine césarienne, française croisée, qui se déroulait, en une courbe harmonieuse, jusqu’au couchant du xixe siècle.

Ces hommes voulaient fonder la paix française dans ces terres lointaines, toujours soulevées de spasmes violents, de convulsions mystérieuses, balayées de passions obscures. Déjà ils se sentaient les envoyés de la patrie, et, en plein Paris moderne, écoutaient en eux les promesses de leur mission surnaturelle.

Et avec cela, ils organisaient froidement le pays des Maures à la romaine, parlaient d’« utilisation », d’« efficacité », de « résultats positifs ».

— Nous devons, disait le colonel, répondre à la mobilité des Maures par une égale mobilité. Nous devons, profitant des bons éléments que nous offre le pays, créer des troupes légères, entraînées, toujours en action. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons mettre nos détachements à l’abri des coups de main et assurer la protection des tribus soumises. Eh bien, mon cher Nangès, c’est précisément à l’organisation de cette police du désert que je compte employer vos services. Votre connaissance du méhari, vos longs séjours dans des pays où les moyens d’action sont en somme analogues, me font croire à votre pleine réussite.

— Quand devrai-je partir, mon colonel ? demanda Nangès.

— Vers la fin de septembre. Vous avez encore le temps de faire les manœuvres avec le deuxième corps, si le cœur vous en dit !…

Le soir même, Timothée retrouvait aux bureaux du journal son vieux maître Servat. Il lui annonça que sa désignation pour la Mauritanie était chose faite.

— Eh bien ! tenez, s’écria Servat, lisez cela. C’est intéressant pour vous.

Et il tendit à l’officier un journal du soir…

Il faudrait, pour expliquer certains heurts de la conscience française, pouvoir rendre l’indifférent mépris avec lequel Nangès parcourut l’article que désignait Servat. Il y était question de l’« enfer mauritanien », des « énergies qui se gaspillaient là-bas en pure perte ». « Qu’est-ce que la France va faire dans ce désert meurtrier ? disait l’auteur de l’article. Quand cessera cette fièvre d’occupation inféconde qui nous agite, — car ce sont des territoires incultes, des déserts improductifs que l’on veut conquérir… Méfions-nous… Après la Mauritanie, ce seront d’autres déserts qu’il faudra occuper, d’autres vies humaines qu’il faudra inutilement sacrifier. Il est grand temps que cesse cette politique d’aventures. » Ainsi parlait le journaliste… Mais il faudrait dire aussi le sourire qu’eut Nangès en rendant le journal :

— Ce qui me déplaît le plus dans cet article, dit-il, c’est qu’il est fort mal écrit.

En regagnant son logis, Nangès pensait à la conversation avec Servat, sur l’Esplanade. Une parole du maître lui semblait s’adapter parfaitement à ce qu’il ressentait, préparer et en même temps continuer sa deuxième entrevue au bureau du journal :

— C’est la connaissance, avait dit Servat, des destinées antérieures de nos races qui nous apprend à vivre dans le présent et à nous élever au-dessus des contingences de l’action sociale.

IX

Une route, comme il y en a tant. Une route de France, toute droite, avec des peupliers. Des champs. Des meules penchées vers la terre. Un bouquet d’arbres, au loin. Un clocher. Des champs, comme il y en a tant. Une plaine. Une « morne plaine », morne comme un champ de bataille.

Au bout de la route, un mur blanc qui étincelle. Un village qui se dessine. Un village, comme il y en a des milliers sur la terre de France. Une petite commune, une des trente-six mille communes de France.

C’est là l’étape, le cantonnement où les batteries vont se reposer de la rude journée de manœuvres. D’un petit trot égal, lourd, automatique, d’un mouvement puissant, mécanique, elles s’approchent du petit bourg tout engourdi de soleil.

Le brigadier Vincent, à la gauche du premier attelage de son canon, se laisse aller à une rêverie heureuse. Bien loin d’ici, dans la Brie, il y a aussi un petit village semblable à celui-ci. C’est sa terre à lui, c’est la terre natale, la terre patrie. Oui, son village, c’est une petite commune comme celle-ci, avec un maire, des conseillers municipaux, un garde-champêtre, un curé, et où il passe aussi des soldats, de temps en temps. Jamais Maurice n’a aimé sa terre et son clocher comme depuis ces journées de manœuvre où ils vont sur les routes, de village en village. La France ! Comme c’est grand et joli ! C’est à pleurer de joie de voir tant de noblesse épandue partout, tant de bonheur.

À l’entrée du village, il y a des jeunes gens, des paysans, des jeunes filles. Devant le chef d’escadron, à trente pas, les trompettes jouent. Les sabres sortent des fourreaux. Les filles rient de voir défiler les lourds artilleurs blancs de poussière. Elles sont jolies, et Maurice pense qu’il y a aussi, dans son village de Brie, une jolie fille qui l’attend et qui sera sa femme.

Sur la place communale, entre les arbres du paisible petit mail, le parc est formé. Les chevaux dételés et conduits en main emplissent déjà les quelques rues silencieuses du village. Et deux ou trois vieux, en grattant leur poil rude, contemplent d’un air entendu les lourdes pièces d’acier qui semblent à l’abandon maintenant.

Dans la grange qui lui était assignée, Vincent ordonnait un bouchonnage sommaire des chevaux, faisait disposer les selles, les couvertures, les sabres, les brides, dans l’ordre imposé, tout en « briquant » lui-même ses gourmettes et ses étriers. C’était dans cette grange un bourdonnement joyeux et confus. Les hommes en bras de chemise sifflaient. Les chevaux piaffaient, hennissaient, tandis que le vieux garde d’écurie poussait de sonores « holà » !

Parmi ces vieux soldats, Vincent paraissait un enfant. Pourtant sa voix commandait, et d’instinct, il avait trouvé le ton qu’il fallait. Les moins disciplinés n’étaient pas les vieux chargés de campagnes et de brisques, mais quelques engagés, au duvet juvénile.

Étrange armée, archaïque et barbue, mais qui sait s’imposer et commander l’admiration !

Depuis huit jours de manœuvres, fantassins et artilleurs coloniaux étonnaient les jeunes troupes issues de la nation armée. Tous sentaient que ces vieux pirates étaient le rempart de la nation, et que ceux-là étaient à l’abri de toute compromission, de toute faiblesse.

Les hommes de la pièce de Vincent, une fois le gros de l’ouvrage terminé, lavaient à grande eau leurs faces tannées, quand le capitaine Timothée fit son entrée dans la grange. Un cri de « Fixe », poussé par le brigadier, immobilisa les hommes qui ruisselaient encore, le torse nu. Nangès promena un regard aigu sur l’alignement des selles, des sabres et des bricoles, sur les canonniers et sur le brigadier qui, déjà propre et astiqué, crânait gentiment, le calot sur l’oreille. Mais rien sur sa figure sévère ne décela son contentement.

Car Nangès est un de ces hommes qui savent gagner la confiance par une rigueur absolue, et par l’asservissement total à l’idée militaire. Il s’impose, non par une popularité factice, mais par le respect qu’ordonnent son passé et son âme bien trempée de vieux soldat. Nangès ne pense qu’à la guerre et cette pensée harmonise tous ses actes. Avant tout, il veut faire des soldats de bataille, des soldats de sang et de victoire, rompus à toutes les fatigues et toujours prêts au sacrifice. Il connaît qu’il a dans la main une admirable machine. Mais pour lui, c’est un crime que d’introduire la mollesse et une fade morale dans un organisme aussi sain et primitif. Dur, mais sans orgueil, il s’oppose au laisser-aller inévitable des vieilles troupes, aux incorrections détenue, au négligé qui froisse son esthétique et le goût qu’il a pour le travail bien fait, ordonné, achevé, consciencieux, pour le bel ouvrage. Nul homme n’est plus en ligne droite que lui. Nul cœur n’est plus simple, plus uni que le sien. Devant tant de droiture, de noblesse, de sérieux, les plus primitifs sont saisis de respect, mais quand c’est Vincent qui vient à son tour connaître ses vertus, sa vie en est changée et s’oriente vers des horizons nouveaux.

Quand les distributions furent terminées, la botte donnée aux chevaux et le souper de la pièce sur le feu, Maurice sortit allègrement de sa grange. Déjà les soldats se répandaient dans le petit village dont les trois rues s’animaient d’une rumeur confuse et pittoresque. Certains causaient déjà sur le pas des portes avec des vieux, tordus comme d’antiques ceps de vigne. Il vit une corvée qui passait, le brigadier en tête, les hommes portant des marmites de campement. Des chevaux revenaient de la forge, qui jetait ses notes claires là-bas, à l’autre bout du village. Dans les cours des fermes, on apercevait des hommes halant sur la chaîne des puits, des chevaux à la corde, des foyers improvisés où fumaient des marmites en répandant une acre odeur. Mais les rues, la place, avaient une sorte d’air de fête. Manifestement, les habitants de ce bourg perdu étaient heureux de recevoir des soldats. Ils n’en avaient pas vu depuis la guerre ! Sur la place, où les canons dormaient sous la garde d’un conducteur sabre au clair, les cafés s’emplissaient d’un joyeux tumulte. De vieux sous-officiers, les moustaches tombantes, quelques-uns avec des barbiches de vieux grognards, battaient déjà leur absinthe à la terrasse d’un bistro. De l’intérieur venait le bruit des billes d’ivoire d’un billard et des appels aux servantes affolées. Maurice Vincent sur la place croisa son capitaine. Il se promenait avec deux camarades.

Dans un milieu d’où l’élégance militaire était proscrite, comme une vanité indigne de vrais soldats, Nangès étonnait par une distinction de note très juste, sa grande allure. Vêtu sans recherche, il avait des manières de gentilhomme qui n’éloignaient pas pourtant la sympathie. On sentait une belle humanité, riche en muscles et en nerfs, toute prête à déborder et à se donner.

Près de lui, marchait l’inévitable D., plus rouge que jamais. Lui, il réalise un type assez fréquent dans l’arme. C’est l’officier savant, le mathématicien transcendant, et en même temps il a un esprit endiablé, une verve indulgente et bon enfant. On le juge peu militaire, bien qu’il ait été brillant jadis comme lieutenant. Tous l’aiment pour sa camaraderie, sa faconde, mais sa faconde d’homme du Nord. Nangès est lié à lui par une vieille amitié, un vieux compagnonnage de campagnes…

Maurice porta vivement la main à son képi. Nangès répondit au salut en fixant sur le jeune homme ses yeux bruns et luisants. C’est une joie pour lui de voir un si brave soldat. Il devine là le calme d’une conscience claire, un esprit pratique, et qui a comme une connaissance immédiate, intuitive, du devoir. Dans cette petite cellule humaine, dans ce minuscule organisme qu’est la pièce de Vincent, tout est parfaitement ordonné, tout fonctionne sans trouble, sans vaines agitations, sans mouvements inutiles. Vincent conduit ses quinze hommes comme Nangès conduit sa batterie. Tant il est vrai qu’il n’est rien de plus comparable à un soldat qu’un soldat.

Ayant quitté le vieux D., le capitaine Nangès appela Vincent. Le jeune homme accourut et s’immobilisa devant son chef :

— Ah ! Vincent, passe donc demain matin à mon cantonnement, après la visite des chevaux. Je loge chez le curé, au bout de cette rue.

— Bien, mon capitaine.

Nangès rejoignit ses camarades, et le brigadier, entendant sonner six heures, songea à regagner sa grange, où l’attendait la gamelle.

Après le dîner, avalé debout près de la margelle d’un vieux puits, le doyen des canonniers de la pièce, un vieux médaillé militaire, lui dit :

— Allons, viens, petit. Je paie un jus ce soir.

Ils partirent dans la rue sombre. Des groupes passaient. Les cabarets jetaient des carrés de lumière vive sur la route pierreuse. Il soufflait un petit vent qui apportait les senteurs de la campagne proche, des relents de basse-cour, l’odeur de la nuit sur les glèbes. Maurice ne disait rien.

— Dis donc, brigadier, dit le vieux, tu penses à la payse ! Vas-y, mon petit, raconte ça à ton ancien !

Maurice répondit lentement :

— C’est pas ça, vieux, c’est pas ça. Mais je ne m’amuse pas trop ici. Je voudrais partir, faire comme les autres. J’en ai assez d’attendre mon tour.

Le canonnier sourit des juvéniles ardeurs de son brigadier, et il gronda paternellement :

— Plains-toi, petit ! Tu es jeune, tu as l’avenir devant toi. Tu es une bonne tête. Le galon de margis ne tardera pas trop.

Maurice détournait la tête. Il mettait sa lèvre en arc, amer, désespéré, parce qu’il ne savait plus du tout où il en était. Son cœur battait dans sa poitrine carrée. Il avait la gorge sèche, d’une soif inapaisable de dévouement, de gloire. Son pauvre cœur se gonflait comme une voile avant l’appareillage pour la haute mer. Parfois il éprouvait comme si sa vocation lui faisait peur, et il se demandait aussi si cela était bien vrai que rien n’existât dans le monde que cette pensée où il était fixé, et qui le fixait et le transfixait.

Des gens étaient entrés qui buvaient lourdement, sans beaucoup parler, parce que la journée avait été dure, de vieux soldats mal rasés, têtes rondes tondues. Maurice les regardait fixement, de son œil grave qui disait :

— Voilà ceux pourtant qui m’ont tout appris, et de qui je tiens tout.

Son camarade le regardait :

— Allons, bois, petit.

— Moi, je veux partir, répétait, sourd et obstiné, l’enfant soldat.

L’appel sonna. Les deux soldats regagnèrent le cantonnement, et quand le margis eut quitté la grange, ils se couchèrent sur la paille qui grise et qui endort. Mais Maurice ne s’endormit pas. Il rêvait à mille choses, à la manœuvre de la journée, à Nangès, beau comme un dieu, si loin de lui, à la douce Claire, à Voulangis… Un cheval rua sur son bat-flanc, en secouant sa chaîne d’attache… Vincent pensa à Claire, au départ qui viendrait un jour et qui serait si doux et si cruel. Il se dressa. À la lumière du falot, il voyait ses hommes déjà endormis d’un sommeil de pierre. Ces gars puissants, qui avaient encore aux jambes leurs lourdes basanes, reposaient comme des enfants, et leurs souffles égaux donnaient l’idée d’une grande force prête à l’action et à la victoire…

Maurice sortit de la grange. Tout près, il y avait des champs inondés de clarté lunaire. Debout dans la nuit, il aspirait les souffles tièdes qui venaient du sud. Il se voyait au Tonkin, rampant dans des rochers vers un repaire de pirates, en Guyane sous les sombres lianes du Maroni. Puis il était au Tchad ; une pirogue filait sur l’eau étale encombrée d’herbes pauvres et de fucus. Puis, le casque en bataille, la chemise défaite, il traversait le prestigieux Soudan. Et enfin, au retour, il revoyait le clocher du village. Il épousait Claire Monestier…

Le vent tourna, vint des profondeurs de l’Est. Maurice sentit le froid le pénétrer jusqu’aux os. Il rentra dans la grange, s’enroula dans la couverture de son cheval et s’endormit.

Le lendemain, jour de repos pour les batteries, ce fut dans le village la même confusion et la même gaieté que la veille. On ne savait guère pourquoi l’on était content. Les manœuvres allaient finir. Il faisait beau. On était chez de braves gens. On ne savait pas pourquoi ce contentement. C’était dans l’air. On respirait facilement et l’on mangeait bien, on dormait bien. C’était une joie stupide et qui allait de proche en proche, où tout le monde était complice. Et chacun était content, parce que le voisin l’était…

Vincent se souvint à propos de l’ordre que lui avait donné son capitaine. Il attendit avec impatience que la visite des chevaux fût terminée pour se rendre au presbytère. Quand il y arriva, le capitaine, installé dans une chambre surannée et pittoresque, écrivait à une table ronde recouverte d’un tapis à guipure blanche, selon la mode des vieilles provinces.

Timothée continua d’écrire quelque temps. Puis posant sa plume, et levant les yeux vers le jeune homme, il lui dit :

— Assois-toi là. Je t’ai fait venir pour t’annoncer une bonne nouvelle. J’ai vu chez le colonel que tu étais au tableau pour le grade de maréchal des logis. Tes officiers sont contents de toi. Si tu travailles bien, je pense que dans un mois tu pourras étrenner ton galon d’or.

Le jeune homme, depuis deux jours, pensait à des choses plus lointaines. Pourtant, à ces mots de Nangès, il rougit de plaisir, remua les lèvres, tandis que Nangès poursuivait son discours :

— Bon. Maintenant, tu es au tour de départ et il faut d’ailleurs que tu fasses ton séjour colonial. On demande justement un maréchal des logis pour la Mauritanie où je vais partir moi-même, et le colonel de Lartigue a pensé à toi. Je pars dans quelques jours. Mais nous nous reverrons là-bas. Au revoir, Vincent ! Tu peux rompre…

Et tout en parlant il serrait la main du jeune homme qui pensait défaillir de plaisir.

Dehors, il vit des hommes de sa batterie, les habitants paisibles du petit bourg, et sur le pas de sa porte, le boucher… Mais sa tête tournait un peu. Il ne voyait plus rien et n’entendait plus rien. Il ne put que courir à son cantonnement. Il vivait la plus belle heure de sa vie.