Aller au contenu

L’Appel du Sol/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 246-261).

CHAPITRE XII

L’ENNUI DANS LA TRANCHÉE

Le lieutenant Vaissette expliqua à ses hommes :

— Quand la nuit sera venue, nous sortirons de la tranchée. Il nous faut creuser un fossé à deux cents mètres en avant. Nous sommes trop loin de l’ennemi pour la grande offensive. La troisième compagnie prendra position devant nous, pour nous protéger contre une attaque éventuelle.

Vaissette était joyeux. Il avait reçu, le matin même, une lettre de Lucien Fabre lui annonçant sa guérison définitive et son prochain retour du dépôt au front. Justement on reformait le bataillon et surtout ses cadres en vue de l’attaque générale, qu’on annonçait pour le retour du printemps. De Quéré venait de recevoir à sa compagnie un officier, le sous-lieutenant Richard. Serre, qui était revenu et avait commandé la quatrième pendant l’hiver, avait reçu le commandement d’un bataillon. Vaissette était seul à la compagnie : on la donnerait, sans aucun doute, à Lucien dès son retour. Ils achèveraient ainsi ensemble la campagne commencée en Lorraine.

— Il ne manquera que Nicolaï, dit-il. En revanche nous aurons de Quéré.

Le soir tombait sur les immenses plaines de Flandre. C’était un soir magnifique et doux, la fin souriante d’une journée de printemps. Le crépuscule s’attardait encore parmi les herbes aussi hautes que les réseaux de fil de fer ; leur vert tendre et coloré se parait de fleurs champêtres et surtout de coquelicots. On eût dit des taches de sang sur le tapis de gazon.

La nuit vint et sa tiédeur. C’était une détente du sol et des âmes. Une paix immense et nostalgique se déroulait sur le paysage. Il semblait irréel que ce fût la guerre.

— Les blés doivent commencer à être hauts, dit Servajac.

Car il associait toujours les incidents du temps et de la saison aux travaux de la terre.

Les tirailleurs du capitaine de Quéré s’étaient dispersés dans le champ. La complicité de l’ombre les cachait. On n’entendait aucun bruit. Le ciel, qui conservait la lumière du jour, ne laissait point briller d’astres ; mais les chasseurs regardaient avec mélancolie l’étoile du berger, qui semblait vivre et respirer. Ils étaient allongés parmi les plantes sauvages, qui avaient pris possession des champs abandonnés par l’homme, et parmi les betteraves montées, dont les tiges formaient des clochettes parfumées comme du sucre et du miel.

Vaissette fit avancer sa compagnie. On se mit à l’ouvrage. Un long fossé à creuser, qui sera la nouvelle tranchée. L’ennemi était à cent mètres. Il ne tirait pas. Ce silence même était terrible. Les hommes éprouvaient une angoisse plus grande peut-être à manier la pelle et la pioche, à accomplir en somme les rites coutumiers de leur labeur, à répéter les mouvements familiers de leur vie, ici, au contact de l’ennemi, qu’à répondre, fusil en main, à une fusillade ou à arrêter une offensive.

Que faisaient les Allemands ? Vaissette passait par des transes terribles. Il y avait bien, quelques mètres en avant, les tirailleurs de la troisième. Mais ils pouvaient être bousculés ; et les Prussiens seraient sur lui avant qu’il ait eu le temps de souffler. Il essayait de deviner la nuit. Elle gardait tout son mystère et l’on n’y voyait pas à deux mètres devant soi. Par moments, il faisait quelques pas en avant jusqu’aux tirailleurs. Rien ne bougeait. Il aurait voulu aller jusqu’à la ligne allemande, pour se rendre compte : mais il eût été fusillé par les nôtres, en revenant. Puis il retournait auprès de ses hommes qui creusaient la terre. Les uns s’étaient hâtés, gardant leur vareuse, leur fusil sur l’épaule, de faire un trou afin d’être à l’abri. Les autres, aussi poltrons, n’avaient pas avancé car ils étaient restés couchés sur le sol. Il aurait fallu être partout en même temps. Il fallait surtout avoir la patience d’attendre, de laisser s’écouler la nuit, tandis que s’accomplissait le travail.

Vaissette prit un parti. Il se coucha sur le dos et regarda la nuit. Le ciel ne lui avait jamais paru revêtir une pareille sérénité.

— Combien de ces hommes, dit-il, creusent, sans le savoir la tranchée qui leur servira de tombeau ! Ces terrassiers sont leurs propres fossoyeurs. Quel poète dira la beauté de leur geste ? Leur labeur n’est-il pas un symbole du pauvre travail de l’humanité ?

Il ajouta :

— L’humanité se suicide et construit sa tombe. L’effort des savants et tout le progrès humain aboutissent à inventer les appareils les plus divers et les plus terribles qui soient, dont la seule fin est de détruire nos semblables. Il y a longtemps que mon âme voltairienne doute de Dieu. Cette guerre en est la négation définitive.

— Elle est peut-être l’affirmation de la raison ? demanda une voix.

C’était de Quéré, qui était venu rejoindre le sous-lieutenant. Et la conversation continua, sous les constellations paisibles.

Le capitaine poursuivit :

— Vous voyez ici une condamnation de mes doctrines. J’y vois, moi, une condamnation des vôtres. Cette guerre est la faillite de la raison ! Ce sont vos stoïciens, qui prétendent que le monde est conduit par des lois inflexibles et que l’homme est mené par la raison. C’est votre Lucrèce, qui nous a affirmé que, pour dissiper la terreur et les ténèbres de l’âme, ce n’est pas le soleil qu’il faut ni les traits lucides du jour, mais la science et la raison… À quoi sert la science et où est la raison ?

— Avouons, répondit Vaissette, qu’il souffle sur ce monde, en dépit des prêtres et des philosophes, un vent de folie. Je veux espérer encore, car le scepticisme absolu est une trop grande candeur, que de cette épreuve sortiront des hommes qui, pour avoir vu la mort, seront meilleurs.

— Cette terre de France, affirma de Quéré, a gravi son calvaire, afin d’atteindre les beautés pascales de l’éternelle résurrection.

— Admirez, souligna Vaissette, comme nous pouvons accommoder la réalité du monde sensible au goût de nos théories. Rien ne prouve ni ne réfute rien. Malgré la tragédie, ou à cause d’elle, pour vous Dieu demeure. Pour moi, si la raison de la nature vacille, les principes essentiels de mes maîtres ne sont pas atteints : car le divin Épicure apprenait à ses amis, assis dans son jardin par une nuit aussi douce que celle-ci, que le hasard seul, et nulle pensée divine et nulle raison, préside au cours des choses ; car mon grand Lucrèce passionné a affirmé la méchanceté imbécile de l’univers, qui ne poursuit aucune fin et qui avance en broyant tout sur son chemin.

Cependant, les travailleurs avaient accompli leur besogne. Le fossé était assez vaste pour qu’on pût s’y abriter, et l’aurore s’annonçait. Le capitaine de Quéré fit rentrer ses chasseurs, et Vaissette fit poursuivre le terrassement. On fouillait la terre, on la rejetait pour former le parapet. Le boyau devenait assez profond pour qu’on pût défiler, tout en permettant un tir facile, assez large pour qu’on y circulât, tout en n’offrant pas aux obus ennemis un trop large champ d’éclatement.

Ce furent de dures journées pour Vaissette. Il était tout à fait isolé et comme dans une île déserte. Il était coupé d’avec le bataillon et le monde vivant, seul dans sa ligne avancée. On ne pouvait le ravitailler qu’à la nuit. Sans arrêt, ses chasseurs allongeaient l’excavation. Enfin, on put construire un boyau perpendiculaire qui la reliait aux autres tranchées. La nuit suivante fut consacrée à l’organisation du parapet et des abatis, puis, en avant, du réseau. Les sentinelles allemandes étaient à quelques mètres. Servajac, Angielli, le sergent Batisti et l’officier tapaient sur les piquets pour les ficher au sol. On les avait entourés, afin d’amortir les coups, de lambeaux de drap découpés dans les pèlerines et les vareuses des morts. Entre les piquets, on tendait le fil de fer. Et les chasseurs, que l’angoisse n’avait pas quittés dans cet ouvrage, tels des marins trop exposés sur la proue aux fureurs des lames, sentaient l’assurance leur revenir à mesure que le réseau étendait sa trahison tutélaire.

La vie reprit alors son cours monotone dans la nouvelle tranchée. On l’améliora. Puis on en creusa une seconde, à quelques mètres en arrière, où chacun eut son coin, son abri, sa maison. On donna des noms aux boyaux de plus en plus nombreux : il y eut le boyau de la Cannebière, en l’honneur d’Angielli ; le boyau d’Horace, baptisé par Vaissette ; le boyau Nicolaï, en souvenir du capitaine.

Le jour, on dormait. Les hommes jouaient aux cartes et fumaient longuement, sans mot dire. Ils fourbissaient leurs armes, ils écrivaient chez eux, ils sommeillaient. Les grandes distractions étaient un bombardement inoffensif ou le passage des avions. On suivait leurs évolutions en tâchant de reconnaître sous les ailes lumineuses la cocarde tricolore ou la croix noire : on faisait des paris quand les petits flocons de fumée légère, lancés par les canons, les encadraient. Vaissette faisait des rapports, des croquis, des situations, accumulait paperasses et notes pour le chef de bataillon et l’état-major.

La nuit ne manquait point d’apporter avec elle ses terreurs ; le jeune officier ne s’y habituait point, après plusieurs mois de campagne. La guerre, le devoir étaient devenus pour lui un chose infiniment plus simple, moins grande et plus dénuée de tout appareil philosophique que par le passé : ils consistaient uniquement à tenir, à tenir coûte que coûte, à tenir contre tout bombardement, à tenir contre toute attaque, à tenir en s’incrustant au sol, à tenir jusqu’à la mort ce pauvre fossé confié à sa garde. Ce n’était pas autre chose que cela.

Dès la tombée du crépuscule, cette idée fixe s’installait en son cerveau et le dominait jusqu’aux lueurs de l’aurore. Il épiait les bruits de la nuit. C’étaient les bruissements de l’herbe, de lointaines chansons, le va-et-vient des hommes de ravitaillement dans les boyaux, une brusque fusillade, une canonnade subite. Il n’osait pas dormir. Il était seul dans son poste, où l’eau pénétrait. Il ne pouvait tenir en place. Il parcourait la tranchée, allait voir les veilleurs derrière les créneaux, s’avançait dans un poste d’écoute qui s’enfonçait vers la ligne allemande. Il rassurait le guetteur, qui pensait à chaque minute entendre les pas d’une patrouille ennemie.

Puis, la pluie se mit à ruisseler des jours durant sans se lasser. Ce fut un intolérable et long ennui. L’eau transperçait tous les vêtements. On vivait dans l’humidité qui imprégnait la peau, les muscles. On était découragé, tant on se sentait impuissant contre l’hostilité des éléments. La boue monta au-dessus des chevilles. Par endroits, elle vous enlisait jusqu’aux genoux. La terre suintait : elle avait des sueurs de sang jaunâtre. On creusa des trous d’écoulement, des puisards. Inutile, la pluie continuait et l’eau montait dans la tranchée, s’insinuant dans les abris, gagnant de boyau en boyau toutes les lignes. Elle coulait d’une parallèle d’attaque, qui paraissait une source et, bientôt, un ruisseau charriant des sacs, des poutres, des cadavres décomposés que l’eau déterrait. Le brouillard, à présent, prolongeait la nuit. Il semblait que revînt l’automne et que se continuât sans interruption l’obscurité avec ses émotions. La pluie fine et la brume noyaient toute clarté. On ne voyait pas au delà du réseau. En même temps, les artilleries devenaient plus actives. Les gros obus passaient continuellement dans l’air, sans laisser une minute de tranquillité. Les ravitaillements se faisaient avec peine : on ne pouvait circuler dans les boyaux ; leur boue emprisonnait les pieds, vous collait les semelles, étreignait les cuisiniers qui arrivaient couverts d’une cuirasse de terre, ruisselants, apportant des soupes immangeables. Les heures semblaient des siècles, elles se succédaient pourtant. On grelottait. On était assis sur un marchepied de terre glaise, les pieds dans l’épais liquide du fossé. On s’abritait avec une couverture aussi mouillée que les vêtements. Que faire ? Quelques pas pour se distraire. Regarder le brouillard nocturne. C’est tout.

La nuit est passée ; le jour est presque aussi obscur, et tout aussi terne, et tout aussi humide, et tout aussi froid, et tout aussi long.

Il y a, à l’arrière, des maisons où les parquets de bois sont cirés, des tapis et des cheminées, et des lits avec des draps. Il y a des jardins dont le soleil chauffe les arbres en fleurs…

Sous le ruissellement continu, les plus bavards se sont tus. La tranchée a le silence des cimetières sous la pluie. Les hommes courbent la tête docilement sous le bombardement et sous l’averse, les pieds gelés, le dos rond. Ils n’ont point de murmure. On dirait qu’ils se sont faits à cette vie. Ils ne pensent à personne, à rien. Ils subissent sans s’étonner la chute torrentielle de l’eau comme le déroulement des événements qui les dépassent. Ils n’ont plus de volonté. Ils n’ont plus de désir. Ils n’ont plus l’enthousiasme et la foi inconsciente des premiers temps. Mais ils n’ont pas de regrets d’être là, ni l’espoir de revenir chez eux. Ils se courbent sous le joug, comme une paire de bœufs domestiques. Ils ne réfléchissent point. Ils acceptent cette existence. Ils n’en demandent pas le changement.

— Je vous dis que la patrie a fait ce miracle, affirme le capitaine de Quéré. Elles les a façonnés aux exigences de cette guerre.

Vaissette, au fond, est du même avis.

Le capitaine ajoute :

— Ils se sont résignés. Ils ont acquis la résignation que nous enseigne le catholicisme.

Vaissette confirme :

— Ils se sont résignés. Je constate la chose sans en tirer d’autre déduction.

De Quéré en conclut :

— Le christianisme est l’expression la plus haute de la pensée et la règle de vie la plus pratique en toute occurrence.

Et Vaissette — que ferait-on autre chose dans la tranchée ? — se met à disserter :

— Lucrèce et sa philosophie hautaine nous ont donné le secret de la vie. Les hommes sont des animaux qui se résignent. Ils acceptent ce que veut l’univers, ce que veulent ceux qui les dirigent. Et nous ne sommes pas différents de cette humanité passive. Vous donnez comme motif de notre résignation la doctrine qui veut l’humilité, et l’adoration des incompréhensibles volontés célestes. Je donne comme mobile de la mienne ma soumission aux lois mystérieuses du destin et de la raison. Il y aurait de la sottise à se révolter, de la lâcheté à se plaindre. Ma doctrine est celle des stoïciens, de Zénon, de Caton et Lucrèce, la vôtre est celle de Bossuet, de Fénelon et de Pascal. Le résultat pratique est le même, car l’âme humaine ne varie pas. Cherchez à nos attitudes une explication naturelle ou au contraire une cause divine, elles aboutissent à la même fin : notre passivité. Ces extrêmes se rencontrent. L’humanité s’est divisée en deux partis : ceux qui croient et ceux qui doutent, mais sa conduite n’a pas été différente. Expliquez le monde comme vous le voudrez : nous pourrons nous perdre en spéculations. Je ne sais plus qu’une chose : nos hommes et nous tenons dans la tranchée.

Le vent avait soufflé si fort, cette nuit-là, qu’il avait balayé, comme des feuilles mortes dans une allée, les brumes et tous les nuages du ciel. Les étoiles resplendirent. Au matin, le soleil se leva.

La veille, deux compagnies du 36e bataillon avaient donné l’assaut contre un ouvrage ennemi, démoli par nos pièces, et dont le saillant, armé de mitrailleuses, menaçait nos lignes. Des morts étaient étendus entre les tranchées. Par-dessus le parapet, entre les créneaux, on les voyait couchés, et les rayons roses de l’aurore baignaient leurs uniformes sanglants. On ne tirait plus. C’était un spectacle d’une tristesse infinie que celui de ces cadavres arrosés de lumière par les premiers feux du jour.

— Voilà, songea Vaissette, la triste végétation de cette plaine.

Et l’explosion subite de la chaleur et de la clarté printanières ne parvenaient pas à lui rendre le cœur plus léger.

Mais soudain il y eut un bruissement d’ailes, des cris enivrés d’oiseaux. C’étaient des alouettes qui se levaient de derrière les cadavres et s’élançaient vers l’azur limpide. Le champ mortuaire nourrissait encore des oiseaux. Le cimetière restait malgré tout une prairie.

Et Vaissette considérait, l’âme soulagée, le vol des alouettes dans la lumière.