L’Appel du Sol/Chapitre 13
CHAPITRE XIII
AU CANTONNEMENT
La relève avait eu lieu un peu après deux heures du matin. La compagnie sortait des boyaux qui formaient un labyrinthe, une véritable cité souterraine dont les rues se croisaient, se ramifiaient à l’infini. Les chasseurs allaient aussi vite que le leur permettait la glaise qui retenait les pieds au sol : ils avaient hâte de quitter la tranchée maudite, une hâte telle que la peur s’emparait d’eux, comme une réaction contre un mois de soumission héroïque une peur irraisonnée, terrible. Ils dormaient pourtant à moitié, l’esprit alourdi comme le corps par la carapace de boue qui les couvrait Ils allaient dans la nuit, que troublaient à peine le bruit de leurs pas dans l’eau, des jurons étouffés, les vibrations des objets d’équipement ou des baïonnettes se heurtant.
On déboucha sur une chaussée au moment où la nuit s’évanouissait : une large route que bordaient des troncs d’arbres abattus par les obus. Les arbres décapités n’étaient plus que des poteaux larges et de hauteur différente qui supportaient les innombrables fils télégraphiques reliant entre eux tous les états-majors. La triste chaussée était pavée. Les chasseurs faisaient claquer leurs souliers sur ce sol immobile, qui ne s’enfonçait point sous les pas. Ils éprouvaient une inexprimable sensation de sécurité. Mais leurs yeux se perdaient à l’horizon tout plat, sans la moindre élévation, parmi ces éternels champs de betteraves ou de blé. Ils s’étonnaient de ne pas rencontrer les cimes de leurs paysages. Cela les troublait, les rendait muets, leur donnait l’impression d’être des épaves perdues, ballottées sur une mer qu’ils ne connaissaient point.
La colonne avançait pesamment. Angielli plaisantait les troupes qu’on croisait : des fantassins se rendant aux tranchées. Il insultait les artilleurs qui conduisaient leurs pièces, les conducteurs des voitures de ravitaillement ou des échelons de munitions. C’était un défilé sans fin.
On rencontrait des uniformes de toutes les couleurs, de toutes les coupes : les races des cinq continents semblaient s’être donné rendez-vous sur la chaussée flamande. C’étaient les canonniers avec leurs batteries légères ou lourdes, les sections d’auto-canons, des dragons escortant des prisonniers lamentables, des tirailleurs marocains, des marins, un régiment d’Hindous. Des carabiniers et des lanciers belges, aidés de nos territoriaux, réparaient la route défoncée : le gland de leur bonnet de police, s’agitant à chacun de leur mouvement, leur donnait, malgré le décor, l’air des guerriers d’un opéra-comique de 1830. Un long convoi d’ambulances ramenait à l’arrière des blessés.
Le bataillon traversa un village. Il y avait encore des civils. Vaissette contemplait avec ravissement ces êtres qui ne portaient point de tenue militaire. Des femmes regardaient passer les chasseurs, s’étonnant de leurs bérets.
— Ce sont des soldats des colonies, expliqua l’une.
— Ce sont des marins, rectifia l’autre.
— Ils ont retiré le pompon rouge, qui se voyait trop.
Les mulets du train de combat défilant placidement, l’oreille basse, les longs poils collés par la terre, eurent un grand succès de curiosité.
On s’arrêta pour quelques instants à la sortie du bourg. Vaissette entra dans un estaminet. On ne pouvait rien distinguer dans la pièce enfumée et noire. Elle contenait une trentaine de personnes qui avaient quitté leurs villages où tombaient nuit et jour les obus, et qui s’obstinaient à vivre là, dans le voisinage de leur maison démolie : toute une humanité inconsciente des événements, affamée et misérable, et riant encore, et se lutinant, et buvant comme à une kermesse interminable. Dans l’écurie, une fillette, qui avait perdu ses parents, toussait, étendue sur de la paille mouillée, et la toux colorait ses pommettes fiévreuses et faisait monter à ses pauvres lèvres décolorées un filet de sang.
Le bataillon pénétra dans Langebush. Le cantonnement n’était point à l’abri de la grosse artillerie allemande. La petite cité dressait vaillamment vers le ciel son clocher démoli et ses pans de murs effondrés. Peu de maisons étaient restées debout : leurs toitures s’étaient abîmées comme sous l’effort d’un cataclysme soudain et sous le travail des siècles. Il semblait qu’on traversât une ville morte comme Pompéi. La population ne se montrait pas. Il n’y avait que des décombres, des poutres brûlées et des pierres amoncelées.
La quatrième compagnie eut comme secteur de cantonnement deux fermes à l’entrée de Langebush. On s’organisa comme on put. Le bruit courait qu’on serait là pour huit jours, afin de se reposer, de mettre toutes choses au point dans le bataillon, et qu’on ne repartirait aux tranchées que pour donner l’assaut.
De Quéré vint chercher Vaissette. Les hommes s’étaient logés tant bien que mal dans les greniers et s’étaient jetés contre le sol recouvert d’une couche de paille, dormant immédiatement comme des brutes. Le capitaine n’avait pas perdu son temps. Il avait découvert, à cent mètres de la route, en plein champ, une ferme toute blanche avec des volets verts. Le soleil faisait étinceler sa façade, qui se cachait derrière des pommiers en fleurs. La fermière avait fait bien des façons pour recevoir chez elle ces hommes hirsutes et sales. Ses cuivres brillaient et toutes les pièces reluisaient de propreté. Elle avait une petite servante qui frottait le parquet à mesure que se déplaçait le capitaine, pour enlever la poussière et la marque des pas. Elle avait relégué dans une buanderie ses domestiques, hommes, femmes, enfants, pour ne pas salir son intérieur. Il avait fallu, pour qu’elle consentît à loger les trois officiers de la division, de Quéré, Richard et Vaissette, la promesse de stocks de café et de sucre, la bonne volonté visible des ordonnances qui juraient d’astiquer sans arrêt, le charme et les allures de grand seigneur du capitaine. Finalement la matrone s’était attendrie. Elle vivait avec ses valets et ses filles de ferme, dans la buanderie : le fourneau chauffait une immense bouilloire de café où, de temps en temps, on allait puiser un bol. Elle laissa la maison reluisante aux officiers. C’était un cantonnement idéal. On pourrait déjeuner et dîner à son aise dans la salle à manger où trônaient de vieux meubles flamands. On aurait chacun une chambre avec un lit et des draps blancs pour se coucher. Une telle perspective était de nature à vous attendrir.
Les officiers se mirent à table. Ces quelques jours devaient être une détente. L’idée de la mort, pourtant, ne les quittait pas. Le tonnerre continu de l’artillerie la rendait toujours présente, ainsi que l’annonce de la prochaine attaque : le terrain, autour de la maison, où montaient en graines les betteraves, où s’épanouissait le chiendent, était labouré par les obus, éventré par les trous des projectiles, transformé en mares, tout imprégné de sang. L’engourdissement de ces heures de tranquillité ne pouvait empêcher de revivre les souffrances passées, de craindre l’effort prochain, vague encore, mais qu’on redoutait déjà comme une condamnation : sa menace oppressait, pesait sur tous les gestes et toutes les pensées.
— Mais vous êtes ici comme des seigneurs, fit une voix. Et dire qu’à l’arrière on vous plaint !
C’était Lucien Fabre qui rejoignait sa compagnie. Son émotion était profonde, comme celle de ses camarades. Il apportait avec lui une bouffée de printemps et de jeunesse, un peu de l’air du dehors. Chacun parlait en même temps. Lucien savait par les lettres de Vaissette tout ce qui se passait au bataillon. Néanmoins tout l’étonnait, lui semblait nouveau. Seul, le bruit du canon lui rappelait sa campagne, lui faisait bondir le cœur d’un désir d’action.
— Et que dit-on, là-bas ? lui demandait Vaissette.
Là-bas, c’était l’intérieur, par delà la zone des armées, dans cette région mystérieuse où l’on ne se battait pas ! Lucien comprenait bien le sentiment de ces guerriers : c’était celui des marins isolés du monde sur le navire. Tout se rapportait aux choses du bord. Et l’on ne parlait de la terre que comme d’une côte lointaine, dont vous séparaient les espaces de l’Océan et les longs mois de traversée.
— Vous arrivez au bon moment, dit le capitaine de Quéré. Nous allons enfin prendre une offensive décisive. Ce sera dur.
— Ce ne sera jamais plus dur que l’assaut de Laumont, affirma Lucien.
Ses camarades ne lui répondirent pas ; mais ils restaient soucieux. Le capitaine étendit le bras vers la ligne de défense. Il répéta :
— Ce sera dur.
— Ils sont si bien organisés ? demanda Lucien.
— C’est à croire qu’ils ont le génie de la méthode, déclara de Quéré. Cet esprit d’ordre était l’apanage des nations latines. Nous le tenions de la Grèce, qui l’avait apporté dans le domaine moral avec Phidias et Platon, et de Rome, qui l’avait apporté dans le domaine politique avec Cicéron et Auguste, avec ses orateurs et ses proconsuls, constructeurs de sociétés et de routes. Nous l’avons gardé jusqu’au triomphe de la Révolution : et nous savions en faire usage pour le bien de l’humanité. La Prusse a étudié à notre école, et elle a mis la puissance de l’organisation non pas au service de la beauté morale, mais au service de la force. Elle est formidable.
Le regard rêveur du capitaine s’illumina :
— La bataille sera terrible. Mais notre pays et son génie sont éternels, La grâce ne nous manquera pas. Nous vaincrons.
— La grâce ? interrogea Lucien.
Il voyait avec étonnement que Vaissette ne protestait pas.
— Nous avons beaucoup réfléchi sur cette guerre, dans les tranchées, répondit le capitaine, comme vous, sans doute, pendant votre convalescence. Et nous en sommes arrivés, Vaissette et moi, à la même conclusion. La voici : En apparence, c’est un hasard qui mène le cours des hostilités ; en réalité, c’est un miracle qui fait la longue soumission de nos hommes et leur élan à l’heure propice ; et c’est un miracle qui décide de la victoire. Moi, je crois que ce miracle est une grâce de Dieu. C’est la grâce des théologiens, celle de Molina comme celle des Provinciales. Il y a la grâce suffisante, donnée à tous les hommes et à tous les peuples : à notre peuple de l’accepter ! Il y a la grâce actuelle, une inspiration subite de Dieu, qui nous l’envoie à l’heure critique pour nous permettre d’accomplir sa volonté : cette grâce-là est son miracle en faveur de la terre française.
— Je ne crois pas, reprit Vaissette, à l’action divine dans l’histoire humaine. Le surnaturel n’existe pas pour moi. Je crois pourtant à un miracle des destins, à une grâce permanente que possède le sol. Je veux dire que ce qui nous semble miraculeux comme ces victoires de Denain ou de Valmy, par lesquelles fut sauvée la France, est au fond un phénomène normal, dont nous n’avons pas vu la raison. Cette raison c’est la volonté du sol de rester Français.
Il poursuivit :
— J’accepte sans surprise, ainsi qu’un stoïcien, tout ce qui arrive, et qui est permis par les destins. Ils veulent qu’il y ait des patries. Ils ont fait surgir des entrailles de notre terre, un jour le génie de Molière, un jour la colonnade du Louvre, un jour la foi de la bergère lorraine, un jour l’obscure soumission de nos hommes qui veulent bien mourir. La patrie se défend. Son instinct lui fait produire, suivant la nécessité, une génération de penseurs ou de soldats. Un miracle permanent s’accomplit, un miracle de la terre et du peuple. C’est une grâce de tous les temps qui se manifeste dans sa plénitude, aux époques de crise : qu’il provienne de nos montagnes et de nos fleuves, c’est-à-dire de ce sol et de ses destins, ou qu’il émane d’une puissance divine au-dessus de ce sol et au delà de ces destins, le miracle est le même. Le capitaine de Quéré vient de le dire : « La grâce ne nous manquera point. » Nous vaincrons !
Ainsi s’échangeaient entre ces hommes de graves propos. Ainsi s’affirmaient leur système, leur compréhension de la patrie et de ses exigences, leur acceptation du devoir, après de longs mois de lutte, au lendemain de tant de souffrances et à la veille de leur suprême mouvement de sacrifice et de foi.
— J’ai hâte de retrouver mes chasseurs, déclara Lucien.
Vaissette l’amena aux deux fermes où logeait la compagnie. Il avait justement commandé une revue d’armes et d’équipement : ingrate mais utile besogne de la vie de caserne. La propreté était difficile à obtenir. Il n’est pas de brosse qui vienne à bout du limon des tranchées et de l’eau noirâtre qui croupit dans les cours des maisons flamandes. Il y a de l’eau partout, sauf dans les puits que vident dès le matin les petites pompes des paysans. On était loin des uniformes brillants des premiers mois. Le fermier, excédé de loger toutes ces troupes, et ne comprenant pas encore pourquoi l’on se battait et pourquoi les obus tuaient son bétail et défonçaient son champ, avait démonté sa pompe et retiré la corde de son puits. Il se disputait avec Angielli, qui ne parlait de rien moins que de lui faire un mauvais coup.
L’arrivée de Lucien rétablit le calme. Les anciens se pressèrent autour de lui. Ils n’étaient pas nombreux. La venue des renforts successifs, le départ des blessés, l’évacuation des malades, les morts, tout cela avait complètement transformé la compagnie : tout au plus comptait-elle une vingtaine des chasseurs du début. Mais son esprit subsistait, ses habitudes et sa tradition.
Quelques hommes justement venaient du dépôt et avaient rejoint le cantonnement : des paysans du Dauphiné et des Pyrénées, qui n’étaient guère différents de Rousset ou de Diribarne, morts au champ d’honneur. Si bien que la présence des montagnards et celle d’Angielli, de Servajac, de Girard son ordonnance, donnaient à Lucien l’impression qu’il n’avait pas quitté le bataillon. Il trouvait peut-être ses chasseurs plus lents, plus soumis, plus lourds.
— Nous savions bien que vous seriez là pour le grand coup, lui dit le caporal Gros.
Cette confiance ainsi exprimée lui fut chère. Mais il eut de la tristesse à constater que ses chasseurs étaient uniquement possédés par la pensée de cette attaque, que tout annonçait.
Les uns s’étaient dispersés dans les cantonnements. Ils se promenaient, désœuvrés, en traînant leurs souliers, pénétraient à l’estaminet, achetaient ce tabac belge léger qui brûlait dans les pipes avec une odeur de paille et de mélasse. Ils tâchaient d’entrer en conversation avec deux ou trois femmes, imposantes maritornes blondes, dont ils ne comprenaient point le langage : et cela les faisait rire.
Les autres, plus tranquilles, fourbissaient leurs armes, réparaient les vareuses, écrivaient chez eux. Ils avaient pris l’habitude de rédiger des lettres et l’opération n’était plus laborieuse comme au début. Ils lisaient un journal qui les indignait. Ils portaient sur les civils de l’arrière de dures appréciations. Ceux-ci ne gagnent pas plus à être jugés d’après les journaux que les humbles héros patients des tranchées ne peuvent être compris au moyen des récits de nos pauvres quotidiens. La guerre a une autre tristesse et une autre grandeur.
— Et Marguerite ? demanda Vaissette à Lucien.
Tous deux rentraient lentement vers la maison blanche, qui se cachait sous les pommiers fleuris. Le soir descendait. Il était d’une douceur infinie.
Lucien Fabre avoua :
— La guerre me semble à présent beaucoup plus pénible.
Vaissette lui dit :
— Evidemment le drame est plus profond pour toi. Mais c’est le cas de presque tous nos hommes. Ils ont laissé là-bas leur foyer.
Le lieutenant Richard les avait rencontrés. Il revenait lui aussi de passer en revue sa compagnie. C’était un négociant de Toulon. Il n’avait guère d’idées morales ni politiques, mais c’était un homme excellent. Il possédait l’esprit d’un bourgeois de Louis-Philippe, qui a lu Voltaire et qui est naturellement conservateur ; mais, en France, il sommeille toujours un peu de la grande âme de Don Quichotte au fond intime de ces Sancho Pança. Il n’avait pas l’air bien guerrier avec sa vareuse comprimant un ventre arrondi, et on se le représentait bien mieux en pantoufles qu’en bottes : or, sa conduite, depuis son arrivée au feu, avait provoqué l’admiration du capitaine de Quéré lui-même.
Le lieutenant Richard affirma :
— C’est notre foyer que nous venons défendre. J’en ai le sentiment, bien que cela paraisse, au premier abord, paradoxal.
— Et pourquoi paradoxal ? demanda Vaissette.
— On pourrait croire, répondit Richard, qu’une victoire des Allemands ne troublerait nullement à Toulon l’ordre de mon ménage. Elle ne diminuerait pas la tendresse de ma femme, et ne changerait rien à l’économie de ma maison. En exposant ma vie, je risque au contraire de laisser détruire ce foyer. Et pourtant une voix intérieure me dit que je me bats pour le protéger.
— Vous avez raison, acquiesça Vaissette. La guerre est née pour la défense du foyer : le premier homme, qui a roulé une pierre au seuil de sa caverne, pour en interdire l’entrée aux animaux féroces ou à ses semblables, plus féroces encore, a créé la première forteresse et déclaré les premières hostilités. C’est ce même mouvement d’instinct et de raison qui pousse l’homme à défendre, après la caverne, sa maison, sa ville et sa patrie.
Lucien Fabre insista :
— Nous veillons au salut de ce qui constitue réellement notre foyer : non seulement les êtres qui le composent, mais encore l’air qu’on y respire, la langue qu’on y parle, sa paix domestique, l’histoire des ancêtres défunts, le beau paysage qui l’environne et jusqu’au bon pain de France qu’on y mange et au vin clair qu’on y boit.
Il comprenait à présent toutes ces choses parce qu’il avait aimé.
Vaissette eut ces derniers mots, où sa voix se faisait plus chaude, s’exaltait :
— Il n’y a donc qu’un conflit apparent entre l’intérêt de votre famille, qui est de vous garder auprès d’elle, et l’intérêt de la patrie, qui est de vous avoir sur la ligne de feu. Et même, s’il y avait eu un conflit, j’aurais aimé que cette guerre nous amenât à constater qu’il y a un devoir plus haut que notre tranquillité personnelle et que le bonheur de ceux que nous aimons. C’est ce qui est arrivé. Nous faisons partie d’une génération qui se sacrifie. Les époux passionnés sentent en eux une puissance plus violente que celle de leur amour. Les pères affrontent la mort en quittant leurs jeunes fils, pour le bien de leurs petits-neveux qu’ils ne connaîtront pas. Les vivants s’immolent pour ceux qui ne sont même point encore une espérance de vie. Jamais l’humanité n’a été aussi grande et n’a gravi de tels sommets.
Les deux officiers écoutaient Vaissette en rêvant. Lucien entendait sonner en lui le rire clair de Marguerite ; il se souvenait des plus tendres nuits passées et de l’épaule ronde et de la gorge heureuse de son amante. Richard se rappelait son ménage, sa femme courageuse et belle qu’il aimait, l’intimité des choses familières, les meubles qui depuis leur mariage avaient été les témoins du cours monotone et grave des heures, l’habitude sacrée de ses amours à la fois fraternelles et violentes.
Il avait envie de raconter à ces étrangers ses fiançailles, les luttes banales de sa vie, la disposition de son intérieur. Il se contenta de leur montrer le portrait de sa femme. Et toutes ces confidences échangées, et tous ces propos bavards avaient de la grandeur parce que ces hommes savaient que dans quelques jours, au soir de l’attaque, ils ne se retrouveraient plus ainsi tous trois ensemble : quelques-uns, tous peut-être, seraient tombés au champ du sacrifice et de l’honneur.
Ils étaient arrivés à la ferme où le capitaine de Quéré les attendait. Ils s’assirent sur un banc, sous les pommiers. L’air du soir était rempli de tristesse et de douceur.
— Nous disions, expliqua Vaissette, que l’on ne réalise vraiment le drame intérieur de la guerre que si on aime. Misérable humanité qui subit des devoirs plus impérieux que les devoirs de l’amour. La tragédie des événements de cette époque nous montre que les longs espoirs ne nous sont point permis. J’en reviens à mon cher Horace, qui disait à Sestius :
Vitæ summa brevis spem nos vetat inchoare longam.
La guerre nous fait voir l’humaine vérité de sa doctrine, que dominent de grandes idées : l’indifférence de la nature, la dignité de l’homme, le dédain de la mort. Nous savons maintenant la fragilité de nos bonheurs périssables, les caprices de la fortune ; et nous avons appris à voir venir notre fin prochaine avec une volonté tranquille et une intelligence souveraine.
— Nous avons vu désormais, conclut le capitaine de Quéré, les laideurs et les beautés de la guerre. Il a fallu le retour de cette barbarie sublime pour que nous sachions encore mourir pour une idée. Je ne suis pas prophète et je ne sais si des temps viendront où l’homme ne sera plus paresseux, brutal, cupide et violent, et où, par conséquent, la politesse des mœurs régnant avec la justice, les guerres n’existeront plus. J’ignore si des jours luiront où tous les peuples de ce globe, ayant pris conscience de leur misère infinie, consacreront leur labeur au seul progrès des arts et à l’harmonie entre les patries. En attendant, les saintes horreurs des batailles auront appris aux peuples les vertus du sacrifice, de l’enthousiasme et de la soumission.