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L’Ardente Flibustière/01

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 89p. 1-5).


i

Éducation



Le 20 mars 1708, il tombait, sur le port de Toulon une pluie froide, épaisse et maussade.

Il était huit heures du soir et les cloches des églises répandaient, sur la ville, leurs appels au Salut et à la prière, lorsqu’un adolescent, vêtu d’un costume goudronné, entra dans la salle basse du cabaret de la Fille-des-Îles. Il poussa un soupir de soulagement en baissant sa capuche et proféra deux vigoureux jurons.

Un homme âgé et glabre, reconnaissable entre mille à ce qu’il portait des boucles d’or aux oreilles, avec une dent de tigre qui oscillait sur ses bajoues ridées, remarqua alors à voix haute :

— Maudit soit le failli goret qui nous fait rentrer céans l’air et la pluie du dehors.

— Goret, toi-même, hé, bâtard de sarrazin ! dit l’arrivant avec tranquillité. Tu devrais pourtant être dans ton élément, lorsqu’il pleut, avec ta peau tannée comme du cuir d’éléphant.

Le vieux matelot grogna.

— Mon fi, si tu avais des fois envie de te faire trousser et fesser avec une godille, tu n’aurais qu’à continuer tes réflexions…

— Certes, je les continuerai. Tes griffes sont rognées et tu les portes en un lieu où elles ne courent pas risque de m’écorcher, même si tu te bats avec tes oreilles.

Tout le monde se mit à rire, et la Belle-aux-seins-rouges gloire de la prostitution toulonnaise, qui se vautrait, à ce moment, sur les genoux d’un bas-officier ivre, se mit à rire bruyamment.

La Belle-aux-seins-rouges était une femme jeune et de face ardente. Sa renommée allait loin sur la côte méditerranéenne, car elle portait bonheur à ses amants. Elle tenait son nom d’une large tache de sang — ce que les gens du commun nomment une « envie » — qui lui couvrait la moitié de la poitrine. Quand la Belle se moquait de quiconque, il devenait ridicule pour le reste de sa vie, à moins qu’il ne quittât Toulon ou pût tuer un des rieurs. Car la gaieté générale accompagnait toujours l’hilarité de la Belle-aux-seins-rouges. Le vieux aux griffes de tigre pendues aux oreilles se leva donc. Il tira posément sa ceinture, ramena sur son ventre le fourreau d’un large coutelas, et dit enfin au jeune homme qui le regardait tranquillement :

— Où veux-tu que je t’éventre, blanc-bec ? Ici ou dehors ?

— Ni là, ni là, riposta l’autre, et, si tu insistes, vieille carne de buffle, je t’ouvrirai la bidoche moi-même comme à une truie grasse.

Déjà le vieux sautait sur lui. Mais l’adolescent semblait rompu à toutes les ruses de guerre. Il fit un écart, leva l’escabeau où il était assis, et le jeta à la face de son adversaire.

— À la porte ! cria, devant le tumulte, la masse des buveurs de ce cabaret, où certes chacun aimait à se battre, mais pour son compte et sans être éclaboussé par les querelles d’autrui.

— Viens donc, sourit le jeune homme, que je te coupe tes pendants. Il paraît que cela porte bonheur.

Il sortit. L’autre suivit et le silence revint dans la vapeur de pipes qui flottait sur la tête des ivrognes de l’auberge.

Seule la fille-aux-seins-rouges demanda :

— Qui vient avec moi assister le beau gars contre le vieux magot.

Personne ne bougea.

— Crevez donc, tas de gobe-courges, dit alors la femme qui sortit seule.

Elle fut saisie par le brouillard et éternua. La nuit était compacte. Très loin, on voyait la lanterne qui se tient sous la statue de la Vierge du Port, à l’angle de la rue Coupe-Digue et de l’impasse de la Foux. La femme chercha les deux combattants qui semblaient disparus.

Enfin elle les entrevit, à dix pas, qui, le couteau levé, tournaient l’un autour de l’autre muettement.

— Le raisiné va prendre l’air, murmura-t-elle, en dissimulant ses seins, qui, en temps habituels, étaient toujours découverts. Il est vrai qu’il faisait froid…

Elle courut vers le lieu du combat.

— Hé, beau môme, dit-elle, prends garde que le vioque jette son couteau de loin.

— Salope ! dit l’homme aux pendants.

Et il fit un bond pour toucher son adversaire de côté,

Il eut réussi, dans sa vieille habitude des combats nocturnes, si la Belle ne l’avait fait dévier de sa route. Elle lui prit nerveusement le poignet armé.

— À toi, mon petit ami ! Ouvre-lui la panse et viens-t’en, car j’ai bien envie de coucher avec toi. Et vite…

Le jeune homme rit hautement.

— Tu n’as donc pas vu que je suis femme comme toi ?

— Maledieu, non. Mais ça ne me fait pas peur, je sais aimer les deux sexes, comme mon amant, le capitaine Rouquin.

La jeune femme au costume goudronné cria :

— Il est ici, le Rouquin ?

— Mais oui. Et le vieux, là, c’est son second.

— Alors, je lui fais grâce. Hé ! vieux, la paix, et conduis-moi au Rouquin. Je voudrais m’embarquer sur sa gabare,

— Tu arrives à temps, mais il te faudra à bord, d’autres façons que cela, dit l’autre. On part cette nuit, avant l’aube.

— Alors tout va bien. Je suis — confidences pour confidences — la maîtresse d’Adussias qui a été roué hier. Et je crois que je n’ai rien de plus pressé que de quitter la terre pour naviguer. Car le gibet m’attend…

— Mon petit drôle, ma petite drôlesse, tu parles comme un homme, conclut le second du Rouquin.

— Paravant, demanda la fille-aux-seins-rouges, donne-moi un moment, je suis chaude de toi, ma sœur pirate.

— Je te reverrai lorsque nous reviendrons à Toulon, dit l’autre. Souviens-toi que je suis Adussias, la demi-pendue…