L’Ardente Flibustière/02

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 89p. 5-8).

ii

Embarquement


Adussias et le second du Rouquin, qui se nommait Griffe-Esgourde, s’en allaient le long de la mer en écoutant les bruits de la nuit.

Leur direction était marquée par trois phares, les lumières de l’île de Porquerolles qu’on voyait au loin, malgré la pluie et le feu de proue ou de poupe des treize galères qui bruissaient dans la rade. Car elles devaient appareiller dans trois jours pour le Levant et les équipes de forçats y travaillaient constamment.

Les deux voyageurs suivaient une falaise haute au-dessus de laquelle de hauts bastions se devinaient où veillaient des soldats. On percevait, par instants, leur : « Prenez garde à vous… »

— Nous sommes là, dans le retour de rocher, dit Griffe-Esgourde à voix basse.

La pluie avait cessé brusquement comme ils parvinrent dans une anse faite de murailles à demi-croulantes sur lesquelles la mer sonnait.

— C’est ici !

Ils s’arrêtèrent un moment, puis le vieux alluma un briquet fait dans une tabatière, et, se guidant de cette faible lueur que personne ne pouvait entrevoir, il descendit lentement la falaise.

Alors Adussias vit un fin vaisseau dont les formes étaient incertaines, mais le gréement chargé de toile.

Griffe-Esgourde siffla deux fois longuement, selon une bizarre modulation, puis trois fois sèchement. On répondit par le même signal à bord du bateau.

Les deux arrivants s’approchèrent encore.

La coque du navire se détachait sur la grisaille du ciel.

— La planche ? demanda le vieux.

— Elle est à tes pieds, répondit une voix.

Il chercha et trouva ce frêle pont.

— Aide-moi à la placer, dit-il à Adussias.

Et à l’homme du bateau, il cria :

— Amarre-là !

Trois minutes après ils prenaient pied sur la gabare du Rouquin, vaisseau à deux mâts pris aux Hollandais peu auparavant, et qui se trouvait baptisé désormais le Saint-Elme.

— Le capitaine est saoul, dit l’homme de quart.

— Donc, tout va bien, répliqua Griffe-Esgourde. Allons le voir !

Ils le trouvèrent dans ce qu’il nommait son Louvre. C’était le carrosse de poupe.

— Rouquin, dit le vieux aux griffes, sans préambule à un petit homme barbu et vêtu d’or qui dormait à demi sur un lit de pourpre devant une table où gisaient douze flacons vides, Rouquin, les barils sont vendus.

— Tu as l’argent ?

— Il est chez Cohen.

— Et la cochenille ?

— Vendue à du Galmier.

— L’Amiral. Bon, alors on peut rester ici huit jours. J’ai besoin d’aller voir des filles, et surtout la Belle-aux-seins-rouges.

— Pas du tout. On part tout à l’heure.

— Quoi ?…

— Ordre de Sa Majesté : Saturnien Puget, de Hyères, dit le Rouquin, doit être appréhendé au corps demain et pendu haut et court.

— Hein ? cria le capitaine dégrisé subitement.

— Ordre du Roi. Cela m’a été transmis par l’Amiral qui aime mieux te voir vivre…

— Je le pense, grogna le Rouquin. Il m’a payé trente mille livres, pour un million ou deux de perles ramassées aux Indes.

— Parfait. Donc, il faut quitter Toulon cette nuit.

— Oui. Mais que me ramènes-tu là ?

— Une belle recrue. La femme d’Adussias. Elle veut se faire pirate, car le même sort qu’à toi l’attend ici.

Le Rouquin se leva joyeusement :

— Va vite donner les ordres pour le départ. Je vais inscrire Adussias sur le livre de bord.

— Faut-il dire à l’équipage que c’est une femme ?

— Jamais de la vie.

— Alors tu me permettras d’en goûter ?

— À ton âge, ça fait mal de couvrir les drôlesses. Je te le permettrai une fois par mois…

Le Rouquin resta avec Adussias.

— Ma belle tu vas me faire voir combien tu es femme.

Elle se mit à rire.

— Capitaine, inscrivez-moi d’abord sur le rôle de l’équipage.

Il haussa les épaules :

— Tu crois à ça ici ? Bran pour ceux qui veulent qu’on tienne des paperasses. Il n’y a, sur ce bateau, que le chirurgien qui sache lire et écrire. Nous autres, pirates, nous avons d’autres tracas.

Ce disant, il était venu à la fille et en trois gestes lui avait fait jaillir des seins rigides.

— Par Satan, mon maître ! hurla joyeusement le Rouquin, tu es mieux que belle. Fais-en voir un peu plus.

Elle se dévêtait tranquillement, et, une fois nue, vint se placer devant le chef de pirates.

Lui la regarda avec extase.

— Vrai, tu es belle comme jamais je n’en vois… Et pourtant il y a dans le monde, peu de races sur lesquelles je ne me suis amusé. J’ai joui des filles sur toutes les terres où l’on se rend en bateau… J’ai eu des maîtresses de toutes les couleurs. Mais toi…

Il but un grand verre d’alcool.

— Bois aussi, Adussias. On va s’en donner jusque-là…

Et l’étreignant, il roula avec elle sur le lit.